Interprétations du Sutra du Lotus Stephen F. Teiser et Jacqueline I. Stone |
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Jacqueline I. Stone est professeur de religions japonaises au Département des Religions de l’Université de Princeton. Ses recherches portent principalement sur le bouddhisme médiéval japonais et les traditions tendai et nichiren. Elle est l'auteur de Original Enlightenment and the Transformation of Medieval Japanese Buddhism qui a reçu le Prix de l'Académie Américaine des Religion pour l'excellence dans l'étude des religions (recherches historiques). | Stephen F. Teiser est professeur de ‘D. T. Suzuki’ dans les Études Bouddhistes de l’Université de Princeton. Ses recherches portent sur l’interaction entre le bouddhisme et les formes de religion en Chine. Son ouvrage sur l'art de l'au-delà : Reinventing the Wheel - Paintings of Rebirth in Medieval Buddhist Temples (Seattle : University of Washington Press, 2006) a été couronné par le Prix Stanislas Julien de l'Institut de France. | |||
[1] Interprétations du Sutra du Lotus |
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Le Sutra du Lotus a généré bien des discours sur et autour du bouddhisme. Récusant les « disciples immatures du Bouddha », ce sutra exalte l’engagement des bodhisattvas (ceux qui recherchent l’Éveil suprême) qui se soucient du salut de tous les êtres dits « sensitifs ». Le Sutra du Lotus déclare que les modèles antérieurs de la pratique sont préparatoires ou incomplets ou bien qu'ils ne sont efficaces que si l'on a conscience de leur nature provisoire. Il propose la doctrine des « moyens habiles » ou expédients salvifiques (upayakaugalya, ou upaya, hoben) selon laquelle tous les enseignements antérieurs sont des mesures provisoires utilisées par les bouddhas (êtres entièrement éveillés) en fonction des conditions individuelles de leurs disciples. Le Sutra du Lotus raconte que des bouddhas d’autres mondes viennent assister au sermon du Bouddha historique Shakyamuni, démontrant ainsi sa valeur ; et le texte va jusqu’à affirmer que tous les bouddhas enseignent le Lotus en tant que message ultime. Shakyamuni met en garde contre les ennemis qui essayeront de dénigrer le Lotus et exhorte ses adeptes à garder ce Sutra en le psalmodiant, en récitant ses enseignements et en se servant du texte-même comme d’un modèle de pratique religieuse. Ces affirmations ‒ parmi d’autres ‒ s’ajoutant aux forces religieuses et sociales propres à l’histoire du bouddhisme, ont produit une vaste gamme d’interprétations et l’on peut dire sans exagération que le Sutra du Lotus a été le texte sacré le plus important de l’Asie du Sud-Est. Le but de ce livre, premier d’une série sur les grandes œuvres de la littérature bouddhiste, est de présenter le Sutra du Lotus aux lecteurs non-initiés et de montrer la façon dont certaines questions majeures ont été comprises au cours de la foisonnante histoire du bouddhisme. Texte d’introduction, ce livre renvoie à de nouvelles lectures parmi les études les plus importantes en anglais. Notons également que, bien que rédigé en Inde, ce sutra a exercé son influence la plus forte en Chine et au Japon. Par conséquent, ce livre se concentre ‒ pour une large part ‒ sur l'Asie orientale. Dans le contexte de l’Inde où le texte original fut compilé – peu après le début de notre ère, sans doute – le Lotus proposait non seulement une nouvelle forme de bouddhisme mais une théorie très élaborée sur la façon de relier ses innovations aux formes religieuses passées et futures. De nombreuses idées du Lotus sont en phase avec les enseignements d’autres courants mahayanistes qui se voulaient supérieurs et plus complets que les doctrines bouddhistes antérieures. Cette allégation hautement significative s’exprime expressément dans l’appellation générique de « Mahayana » ou « Grand Véhicule » que se sont attribuée nombre de ces courants. Dans bien des contextes, ce terme implique une dépréciation d’autres bouddhismes, ainsi le « Hinayana » qui signifie « Petit Véhicule » au sens de « Véhicule inférieur ». Pour le Mahayana, la pratique religieuse du bodhisattva relevait d’un paradigme supérieur. Plutôt que de rechercher la cessation de la renaissance (nirvana signifie littéralement « extinction » ou « dissolution »), but que le Bouddha avait assigné aux premiers disciples, le bodhisattva se fixe un objectif plus vaste : demeurer délibérément dans le monde des souffrances afin de mener tous les êtres à la délivrance. Selon certains mahayanistes, ce dessein élevé dépassait la cessation de la souffrance et l’ignorance personnelle : c'était un engagement désintéressé à long terme pour le salut des autres. Les disciples mahayanistes estimaient que c’était là un retour au modèle de vie religieuse instauré par le Bouddha historique qui s’était sacrifié en d’innombrables incarnations au profit des autres créatures. (La diversité des nouveaux courants se proclamant du « Grand Véhicule » sera évoquée plus bas dans ce chapitre dans la section « Le Sutra du Lotus et les mouvements mahayanistes»). Parmi les nombreux sutras du Mahayana datant des premiers siècles de notre ère, peu ont suscité autant de questionnements que le Sutra du Lotus. Dans une certaine mesure, la diversité des interprétations est due au texte lui-même. Ainsi, le Lotus abonde en images et paraboles qui permettent des lectures multiples. Une autre caractéristique étonnante du Sutra du Lotus est son autoréférence ou sa circularité. De nombreux passages de ce sutra justifient les raisons de croire à ce texte en se référant au texte-même. Le personnage principal de ce sutra, le Bouddha Shakyamuni, affirme que seuls les êtres parfaitement Éveillés comme lui peuvent comprendre le Sutra du Lotus et, immédiatement après, il se met à prêcher à des auditeurs non-bouddhas assemblés autour de lui. Par moments, Shakyamuni présente ce sutra comme un exposé final destiné à reléguer à une place secondaire tous les enseignements sur la vérité libératrice ; à d’autres moments, il affirme que tous les enseignements ne sont qu’une vérité relative. Il en découle que les véhicules salvifiques vraiment efficaces se constituent par le truchement de bouddhas dans des circonstances historiques spécifiques pour des auditeurs particuliers et que, par conséquent, la valeur réelle de toute méthode religieuse ne peut être jugée qu'en fonction du contexte. À un moment, le Bouddha explique que son entrée dans le nirvana final n’est qu’un stratagème pédagogique pour stimuler l’aspiration à la délivrance de ses disciples mais qu’en fait il est toujours présent, enseignant et guidant les hommes, bien que les non-éveillés de le voient pas. Ceux qui entendent le Bouddha – tout comme le lecteur actuel du Sutra – ne peuvent que rester perplexes devant cette déclaration, troublés par la nouveauté de cet enseignement et incertains quant à la manière de l’aborder et le légitimer par rapport aux autres doctrines bouddhiques. Outre ces ambiguïtés inhérentes au Sutra, d’autres facteurs contextuels participent à la polyphonie et l’extrême diversité de ses interprétations dans toutes les cultures bouddhistes de l'Asie du Sud-Est. Il convient de souligner que l'interprétation du Sutra Lotus était largement asiatique alors que dans la sphère culturelle indienne, il semble que ce sutra a suscité relativement peu de débats, analyses, productions littéraires ou recherches artistiques. De même, après sa traduction en tibétain, au début du neuvième siècle, tâche exigeant une étude approfondie du texte, le Sutra du Lotus n’a pas bouleversé de façon conséquente la région himalayenne. En Chine, tout au contraire, le Sutra du Lotus s’épanouit sur le sol culturel de la période médiévale (en gros du IIIe au XIVe siècle). La prédominance du Sutra du Lotus en Chine doit beaucoup à la sensibilité d’un traducteur exceptionnel venu d’Asie centrale, le moine Kumarajiva (en chinois Jiumoluoshi {344-413 ou 350-409}). Son style s’accordant parfaitement avec les goûts littéraires de son époque, il devint ainsi le principal référent de la langue canonique du bouddhisme du Sud-Est asiatique. Des facteurs philosophiques, culturels et institutionnels contribuèrent également à populariser le Sutra du Lotus. En effet, s’il n’y avait pas eu les commentaires de Zhiyi (538-597), qui a créé à partir de ce sutra un modèle pour la compréhension doctrinale et la pratique méditative des siècles suivants, on imagine mal comment le Sutra du Lotus aurait pu devenir en Chine un schéma conceptuel dominant. Les divinités, les symboles et nombre de principes philosophiques issus du Sutra du Lotus ont aussi contribué à la formation de la culture chinoise médiévale. C’est également sur la base de ce sutra que les textes et les courants bouddhistes chinois ont été répandus en Corée. Mais son influence la plus étendue et la plus durable se rencontre à l'extrémité orientale de l'Asie, au Japon. Son parrainage officiel ouvrait grande la voie à la propagation du bouddhisme : au IXe siècle le gouvernement japonais décréta que le Sutra du Lotus devait être récité dans les temples pour le bien-être de la famille impériale et celui du pays. C’était également le texte bouddhiste le plus lu et le plus récité par les adeptes lettrés laïcs. Les idées et les images empruntées au Sutra du Lotus ont non seulement influencé l’art et la littérature de l’élite culturelle mais se sont répandues à travers toutes les couches sociales par le truchement des sermons, contes édifiants, lectures et débats publics, manifestations rituelles, spectacles Nô et même des chansons populaires. Il serait à peine exagéré de dire que pour une grande majorité de Japonais le Sutra du Lotus était le vecteur principal d’accès au bouddhisme. Les pages suivantes brossent un tableau général de la façon dont le Sutra du Lotus a été interprété et surtout mis en pratique. Les premières sections portent sur la composition du Sutra, le milieu bouddhiste indien dans lequel il a été compilé et sa place dans les différents mouvements mahayanistes Les sections suivantes répertorient les proclamations essentielles et la traduction en chinois. Suit un résumé de la propagation du Lotus en Asie du Sud-Est avec un aperçu sur les activités et les mouvements spécifiquement lotusiens : commentaires sur le Sutra, récits miraculeux, écoles bouddhistes Tiantai (Tendai) et Nichiren basées toutes deux sur le Sutra du Lotus. La dernière section s’intéresse à la large diffusion des symboles, divinités, concepts et pratiques liés au Lotus dans la vie religieuse populaire. Les chapitres suivants explorent et approfondissent à partir de ce matériau les interprétations du Sutra du Lotus, plus particulièrement dans le Sud-Est asiatique. La littérature bouddhiste et la composition du Sutra du Lotus On ne sait rien des premiers auteurs du Sutra du Lotus, ni quand ils ont vécu, ni quelle langue ils parlaient. Cela n’a, cependant, rien d’exceptionnel : on connaît peu de choses sur les compilateurs de la plupart des sutras bouddhistes. Quelques discussions sur la dynamique de la composition et de la transmission dans le monde bouddhique peuvent nous aider à comprendre l’histoire du Lotus. Un sutra est un discours censé reproduire les paroles du Bouddha historique telles qu'elles ont été transmises par la communauté bouddhiste après sa mort. (Certains érudits la placent en 487 ou 486 avant notre ère alors que pour d’autres, elle aurait eu lieu en 368). L'étymologie du mot « sutra » a été rattachée diversement à « bien dit » ou « aphorisme » (d'où son sens de discours ou de paroles prononcées par le Bouddha) et « cordon » en référence à l’assemblage de textes « cousus » ensemble. Théoriquement, chaque sutra est composé de paroles prononcées par Shakyamuni, qui est toujours présenté comme l’énonciateur ou l'auteur du discours. Cependant, la communauté bouddhiste a également joué un rôle indéniable (bien qu’invisible en apparence) dans la compilation et la diffusion des sutras, puisque les disciples du Bouddha ‒ qui en furent les destinataires directs ‒ les ont mémorisés et transmis aux générations suivantes. Tous les sutras proclament, implicitement ou explicitement, l’origine orale de l’enseignement reçu, entendu directement de la bouche du Bouddha. Les mots « ainsi l’ai-je entendu », par lesquels commencent la plupart des sutras, sont destinés à garantir l'authenticité du discours prononcé par le disciple le plus proche du Bouddha, Ananda. Selon la tradition bouddhiste, peu de temps après la mort de Shakyamuni, les moines disciples se sont réunis dans la ville de Rajagriha pour s’accorder sur toutes les paroles prononcées par l’Éveillé dans ses sermons. Ananda récita chaque discours ou chaque enseignement donné par le Bouddha, alors qu'un autre disciple, Upali, relata toutes les règles de la vie monastique instituée par le Bouddha, ainsi que la situation à laquelle le Bouddha avait immédiatement réagi en formulant une règle particulière. Les sermons, désignés par le terme « sutra », ont été réunis en collections ou recueils (nikayas ou agama), alors que les règles plus tardives et les circonstances de leur promulgation ont constitué le code de vie monastique, appelé Vinaya dont la racine signifie « entraînement » ou « discipline ». (Plus tard, on ajouta un troisième recueil de textes, « l’Abhidharma » ou « enseignement supérieur », et cet ensemble de tous les enseignements bouddhistes (sutras, vinaya et abhidharma) fut appelé couramment Tripitaka, les « Trois Corbeilles». Ainsi donc les bouddhistes voient-ils la genèse et la composition des sutras comme une institution communautaire qui permet de préserver les paroles du Bouddha. Traditionnellement, la plupart des bouddhismes les acceptent comme telles, sans se poser la question de leur paternité, contrairement aux érudits modernes. Au lieu de s’interroger sur l'identité de l'auteur de ces textes, les bouddhistes se préoccupent davantage des méthodes pédagogiques et des réactions de l'auditoire : quand, où, pour qui et pourquoi Shakyamuni a-t-il prononcé tel sermon particulier ? La transmission de la Loi ‒ ou Enseignement du Bouddha (le Dharma) – a entraîné une expansion considérable du canon. Les lecteurs familiers de textes sacrés d'autres traditions religieuses sont souvent surpris par la variété et le nombre de textes bouddhiques qui ont vu le jour avant même le Sutra du Lotus. Des groupes locaux contrôlaient la transmission orale du canon et les premiers adeptes suivaient la règle attribuée au Bouddha, selon laquelle le Dharma devait être prêché dans la langue vernaculaire. Ces groupes de contrôle étaient composés principalement de moines et de moniales spécialisés dans la mémorisation de collections spécifiques de sutras. En entraînant la mémoire et en recevant une formation orale très différente de celle de leurs homologues dans le monde moderne, les gardiens du canon bouddhique ont certainement tout fait pour empêcher les altérations et prendre soin de l’exactitude dans la transmission du Dharma. Des procédures standardisées concourent à expliquer la grande cohérence et les superpositions dans les canons de différents groupes. D'un autre côté, dans la sphère culturelle indienne, les communautés monastiques (sanghas) étaient étonnamment décentralisées. Chaque sangha déterminait sa propre version du canon ainsi que ses relations avec les pratiquants laïcs. Les désaccords monastiques et les débats entre les bouddhistes et les maîtres d’autres religions sont abondamment décrits dans les sources anciennes, tout comme le sont les discussions entre les moines et les laïcs bouddhistes, allant des rois et des courtisans jusqu’aux marchands et agriculteurs. Ainsi, avant même l’apparition du Sutra du Lotus, le bouddhisme indien était composé d'une multitude de bouddhismes locaux, chacun défini par un sangha, avec ses adhérents laïcs, qui maintenait par voie orale et dans sa langue vernaculaire son propre canon bouddhique. Probablement vers le milieu du Ier siècle avant notre ère ‒ au moins trois siècles après le Bouddha – les communautés bouddhistes ont commencé à mettre leurs traditions orales par écrit (note). Les premières inscriptions du canon dans l’actuel Sri Lanka coïncident alors avec de profonds bouleversements dans les sanghas du royaume alors même que s’accentuent les pressions de l’État. Les larges écarts entre les versions orales et écrites étaient parfois surprenants et même lourds de conséquences sur les formes émergeantes du bouddhisme. On pouvait s’attendre à ce que le passage à l’écriture éloignerait le canon des patois locaux et donnerait le jour à une langue écrite davantage uniformisée mais moins accessible aux autochtones. C’est ce qui s’est produit en partie. Ainsi, au Sri Lanka le canon a été transcrit non pas dans le dialecte local (l’ancien sinhala) mais en pali, langue littéraire basée sur une forme indo-aryenne de l’Ouest. La littérature mahayana nouvellement créée était probablement rédigée en différents prakrits (anciens dialectes indiens) puis progressivement sanskritisée, souvent dans une variante du sanskrit classique que les érudits appellent sanskrit bouddhiste hybride. Les textes écrits étaient faciles à transporter sur de longues distances et facilitaient le consensus sur une version qu’adoptaient des groupes fort éloignés. Tout en poursuivant ces tentatives visant à consolider la parole du Bouddha par l'inscription (sur des feuilles de palmier ou l'écorce d’arbres, en fonction de l’endroit), ces productions littéraires ont maintenu la convention d’être des enseignements entendus, à l'origine, directement de la bouche du Bouddha. C'est pourquoi, même sous forme écrite, les sutras gardent la phrase d'ouverture « Ainsi l’ai-je entendu » qui ancre le texte dans un temps et un lieu donné, ainsi que dans le contexte existentiel du Bouddha Shakyamuni s'adressant à un disciple. Cela s’applique à toute la littérature mahayana, y compris le Sutra du Lotus. La décentralisation des communautés monastiques et l’accroissement de la littérature bouddhiste tout au long de sa transmission jettent quelque lumière sur l’abondance de questions qui entourent la compilation du Sutra du Lotus. Il est fort possible que, dans les premiers stades de son existence, le Lotus se présentait en différentes versions et qu’il ait évolué en longueur, comme semble le prouver l’ajout de plusieurs derniers chapitres. En tous cas, l’histoire précoce de ce texte restera à jamais obscure, puisque les premiers manuscrits sanskrits du texte, découverts à Khotan en Asie centrale (actuelle province du Xinjiang en Chine), ne datent pas d'avant les VIe - VIIIe siècles. Et même ceux-là ne sont que des fragments de l'ensemble du Sutra de Lotus, différents des manuscrits découverts à Gilgit (dans le Pakistan actuel) copiés plus tardivement, ainsi que des manuscrits plus complets du Népal datant du XIe au XIXe siècle. Un écart de plusieurs siècles sépare donc la composition du Sutra du Lotus des premiers manuscrits sanskrits (VIe siècle de notre ère). Pour combler cette lacune et afin de formuler des hypothèses sur les premières étapes du Lotus, les érudits modernes s’appuient généralement sur deux types de preuve, en plus des manuscrits sanskrits. (note) Une approche possible consiste à raisonner par analogie avec ce que l’on sait sur d'autres sources anciennes en sanskrit. Une étude minutieuse du degré de sanskritisation des textes et l’analyse des passages versifiés de la littérature bouddhiste ont permis aux érudits de proposer des dates pour différentes parties et les différentes versions du Lotus. Des expressions comme « prédicateurs du Dharma » (dharmabanaka) appartiendraient seulement aux strates plus tardives du Lotus et d'autres textes du Mahayana, tandis que des concepts tels que la vénération du texte du Sutra du Lotus caractériseraient des strates plus récentes. Le second type de preuve utilisé pour imaginer les formes précoces du Sutra du Lotus est fourni par les traductions du sanskrit en d'autres langues. Les versions chinoises existent dès le IIIe siècle de notre ère (voir la section suivante) et une traduction tibétaine a été faite au cours du IXe siècle. Compte tenu de tous ces facteurs ‒ la prolifération de versions d'un texte unique, le fossé qui sépare les originaux du moment de leur compilation, leur nature fragmentaire et allusive, ainsi que la ferveur des interprétations basées sur la foi dans les groupes bouddhistes modernes ‒ l'histoire du Sutra du Lotus sera probablement toujours un domaine controversé. À contre-courant de l’opinion générale, quoique nullement unanime, les difficultés d’interprétation des étapes de la composition du Sutra du Lotus sont assez constantes depuis au moins 1934, quand Fuse Kôgaku publia, en japonais, une analyse critique détaillée des différentes versions alors connues du texte. (réf.) Depuis, les méthodes et les matériaux se sont multipliés, mais la plupart des spécialistes conviennent encore que le Sutra du Lotus ancien a été composé en trois étapes principales. (Les numéros de chapitre utilisés ici suivent le système de numérotation de la traduction en chinois par Kumarajiva au début du Ve siècle et mis en forme finale vers le VIe siècle.) Généralement, tout le monde s’accorde sur les séquences de composition mais le consensus est moindre quant à la période précise de chaque étape. D’abord furent composés les chapitres de II à IX. Pendant cette étape, le Sutra du Lotus est axé sur les doctrines des moyens salvifiques (hoben) et du Véhicule unique. Ces thèmes sont exposés au chapitre II et développés par une série de paraboles et d’annonciations de la bodhéité future des disciples dans les chapitres III à IX. La deuxième étape, souvent datée approximativement de l’an 100 de notre ère, y ajoute une nouvelle introduction (chapitre I) et une nouvelle conclusion (chapitre XXII) formant ainsi un ensemble cohérent. Cette étape voit également l’addition d'une série de chapitres (X à XXI, à l’exclusion du XII) qui expliquent la carrière spirituelle du bodhisattva, les différentes façons de vénérer le Sutra du Lotus et la nature omniprésente et atemporelle du Bouddha. La troisième étape, que l’on situe vers 150 de notre ère, comprend les chapitres XIII à XXVIII ainsi que le chapitre XII du texte actuel. Les chapitres XXII à XXVIII contiennent les biographies de divers bodhisattvas et les formes de dévotion envers eux. Le chapitre XII explique que même ceux qui semblent exclus de l'Éveil suprême – Devadatta, le célèbre méchant cousin de Shakyamuni et une femelle naga (être non-humain, dragon ou espèce apparentée aux serpents) – peuvent atteindre la bodhéité (note). Le Sutra du Lotus et la vision bouddhiste du monde en Inde Malgré les revendications appuyées d’un statut unique pour le Sutra du Lotus, on y trouve de nombreux éléments comparables aux formes antérieures du bouddhisme indien. (note) Les concepts de temps et d'espace, fondamentaux pour la compréhension de la pratique et de nombreux comportements propres aux institutions bouddhistes, n'étaient pas nouveaux. Afin d’amener son auditoire à adhérer à ses innovations, le Sutra du Lotus a formulé ses arguments en des termes qui étaient déjà bien connus. Il n’est pas possible ici d’entamer une discussion sur le bouddhisme indien antérieur au Lotus et d’autres textes du Mahayana, mais il convient toutefois de noter certaines constantes parmi les plus importantes. Le Sutra du Lotus conserve généralement la division de la société bouddhiste indienne en « quatre congrégations » : moines, moniales, laïcs et laïques. Le texte perpétue également la vision du monde des bouddhismes indiens antérieurs. (note) De ce point de vue, l’existence ordinaire est marquée par la souffrance inévitable et tous les êtres subissent une série potentiellement illimitée de renaissances. L’existence, telle qu’on peut l’appréhender, est comprise comme un processus cyclique où l’on passe continuellement d'une vie à l'autre, sans la moindre échappatoire tant qu’on n’a pas atteint la totale délivrance. Samsara, le cycle de naissances et de morts, signifie « transition », « flux » et, par extension, courant des renaissances successives. L’on subit des renaissances continuelles dans les circonstances bonnes ou mauvaises, selon ses actes (karma). Indépendamment des circonstances, toutefois, l’existence samsarique est marquée par le changement perpétuel ou l’impermanence (anitya), par les souffrances et les frustrations (duhkha*) ainsi que par l'absence d'un soi fixe (anatman). Ces trois caractéristiques s’appliquent à tous les phénomènes conditionnés. Même les plaisirs d'une bonne renaissance sont, en fin de compte, fugaces, et donc, dans la vision du monde bouddhiste, il faut finalement renoncer à tous les attachements et chercher la cessation complète des renaissances. La fin du samsara et l’entrée dans un état non-conditionné est appelée nirvana, littéralement « extinction » et généralement compris comme l'éradication des illusions et de la souffrance. En termes de psychologie moderne, on pourrait dire que l'ego primaire, impermanent, fait d’un égoïsme producteur de samsara est finalement dissous lorsqu’on parvient au nirvana. L'atteinte du nirvana entraîne la disparition de tout ce qui est douloureux ou impermanent ; elle est souvent comparée à l'extinction d'un incendie par manque de combustible. Selon la scolastique plus tardive, au cours d’une vie, le nirvana peut être « avec reliquat » parce que les effets des actes antérieurs n'ont pas été épuisés. Dans le cas contraire, à sa mort, une personne est censée atteindre le « nirvana sans reliquat », et son cycle de renaissances prend fin. Le bouddhisme a élaboré non seulement une cartographie générale du monde samsarique mais un jugement de valeur sur ses différentes régions et leurs habitants qui, à un moment donné, sont déclarés meilleurs que d’autres sur le plan moral. Les résidents des régions-mondes les plus élevées mènent une vie plus agréable car ils ont accumulé des bonnes actions dans leurs vies précédentes. Dans cette conception, le monde actuel est composé de quatre continents entourant une montagne centrale, le Mont Sumeru. Les êtres animés occupent une hiérarchie verticale finement graduée. La pensée bouddhiste primitive reconnaît cinq niveaux d'existence, et au moment où le Sutra du Lotus a été composé, plusieurs textes parlent de « six destinées » (sadgati) ou « six voies d'existence ». Au sommet, on trouve les dieux qui résident dans les cieux, sur le Mont Sumeru ou au-dessus. La conception du royaume céleste et de ses habitants a été empruntée par la mythologie bouddhiste à la religion primitive de l’Inde. Tout au long de l'histoire du bouddhisme, la fluidité de sa cosmologie a permis d'assimiler toutes sortes de démons et de divinités de traditions locales. Quels que soient leur origine ou leur rang hiérarchique, les dieux mènent une existence très longue et agréable, mais sont aussi soumis à l'impermanence et, une fois leur réserve de mérites épuisée, ils renaissent invariablement dans un monde inférieur. En-dessous des dieux se trouvent les humains et les asuras, une classe de demi-dieux ou titans qui parfois affrontent les dieux au-dessus d'eux. Les asuras sont plus puissants que les humains, mais leur monde est marqué par des luttes continuelles. Les trois destinées inférieures comprennent les mondes des animaux, des esprits faméliques (pretas) et de l’enfer. Les êtres y renaissent en rétribution de leurs mauvaises actions dans leurs vies précédentes. La loi de causalité ‒ l’idée que tout acte (karma) est suivi d’un résultat ‒ détermine non seulement le monde où aura lieu la renaissance mais elle est le fondement même de la culture bouddhique. En principe, les êtres de tous ces mondes peuvent atteindre le nirvana en temps voulu mais, dans l’opinion générale, cet objectif pouvait être atteint seulement à partir du monde-état des hommes qui, lui-même, était la conséquence de nombreuses vies passées en bonnes actions et accumulation de mérites. Selon le bouddhisme ancien, Shakyamuni lui-même n'a pu atteindre son niveau spirituel élevé qu'à la suite d'un auto-perfectionnement au cours de centaines de vies de compassion et de dévouement. Les vies antérieures du Bouddha, telles que l’illustrent les peintures et les récits appelés jatakas (récits de naissances antérieures) suggèrent que la Voie de la bodhéité requiert un travail sur soi durant une succession de vies. Celui-en-passe-de-devenir-bouddha était considéré autrefois comme un « bodhisattva », un être visant l’Éveil suprême. Les disciples du Bouddha qui, grâce à la maîtrise de ses enseignements ou à une rencontre directe avec le Bouddha, s’étaient libérés ou étaient parvenus au nirvana, étaient appelés arhats (« dignes d’offrande » ou «saints »). On estimait que ces personnes avaient mis fin à toute renaissance. Peu satisfaits du but de l’arhat, les adeptes du Mahayana résolurent de suivre la voie du bodhisattva, un parcours héroïque exigeant de nombreuses vies de pratique, comme cela avait été était le cas pour Shakyamuni lui-même. Certains mahayanistes faisaient valoir que l'objectif du nirvana, dans les formes antérieures, reposait sur une quête égoïste de libération purement personnelle et donc philosophiquement erronée. Il existe, cependant, des preuves provenant de sources du bouddhisme ancien, selon lesquelles, même avant les critiques mahayanistes, les bouddhistes avaient élaboré un large éventail d’interprétations du nirvana qui impliquait une réalisation d’un soi élargi, voire exprimé en termes communautaires. (note) Les premiers bouddhistes pensaient que le nirvana du Bouddha historique était différent de la mort des humains ordinaires : ayant pénétré la nature de l'existence, Shakyamuni avait été libéré de la souffrance et n’avait plus à subir de renaissances futures. Cela ne signifiait pas nécessairement qu’il était devenu absent pour les croyants ; la présence post-mortem du Bouddha est explicitement attestée par la vénération de ses reliques. Dans les anciens récits de la mort du Bouddha, Shakyamuni précise comment il fallait traiter ses restes physiques après sa mort : ils devaient être oints, incinérés, partagés entre tous les royaumes de la terre et conservés dans des stupas (reliquaires naturels ou édifiés). Il s’ensuivait logiquement que le Bouddha – ou le principe de l'arhats – continue à être présent dans les reliques du Bouddha. De telles dispositions dans le bouddhisme précoce suggèrent également que la notion de nirvana pouvait entraîner l’ouverture sur une communauté bouddhiste plus large plutôt qu'un repli sur soi dans une quête purement personnelle. Comme nous le verrons plus bas, sous la rubrique «Le Bouddha Primordial», une réinterprétation du nirvana du Bouddha est aussi au cœur du Sutra du Lotus, aussi importe-il de ne pas oublier que ces questionnements n'étaient pas sans précédent. Le Sutra du Lotus et les courants du Mahayana Contrairement à l'idée qui pourrait se dégager des polémiques lotusiennes, le bouddhisme mahayana en Inde recouvre plusieurs opinions sur les idéaux bouddhistes. Certains groupes, comme nous le verrons plus loin, ont continué à soutenir l’idéal de l'arhat en tant que norme pour la majorité des pratiquants. Le Lotus représente cependant un courant plus tardif au sein même du Mahayana, il affirme que le seul modèle est le bodhisattva plutôt que de l'arhat. D'une part, la notion de bodhisattva était incluse dans le bouddhisme dès le tout début, ce terme désignait alors les précédentes incarnations de Shakyamuni et des bouddhas des âges antérieurs lorsqu’ils cherchaient encore à atteindre l'Éveil suprême. D’autre part, les auteurs de certains textes mahayana, dont le Sutra du Lotus, jettent un doute sur la voie de l'arhat et exaltent l’état de bodhisattva comme la voie que tout le monde devrait suivre. Comme d’autres sutras, le Lotus divise les modèles de pratique préexistants en deux groupes ou « véhicules », chacun défini par son idéal. L'un, le véhicule du shravaka (« celui qui écoute la voix », «auditeur» ou «disciple»), aspire à l'état d’arhat et au nirvana final en écoutant un bouddha prêcher le Dharma ou en recevant son enseignement de quelque manière que ce soit. L'autre véhicule est celui du pratyekabuddha (« bouddha pour soi »), qui arrive au même but grâce à ses propres efforts, sans l'aide d'un maître. En raison de leurs propres engagements religieux ou d’une attitude critique envers la littérature bouddhiste, certains interprètes actuels prennent les revendications du Sutra du Lotus au pied de la lettre et voient dans le Mahayana indien une notion uniforme. En particulier là où le Sutra du Lotus, ainsi que certains autres textes mahayana, décrivent les arhats de façon négative ou inférieure, tout en proclamant que la voie du bodhisattva est offerte à tous, certains commentateurs ont tendance à accepter aveuglément ces affirmations, comme si un texte aussi polémique pouvait commenter objectivement différentes sortes de pratiques. Alors que le Lotus, loin d’être une description objective du monde de ses fidèles, s’attache à convaincre et à donner des recommandations. Des études récentes jettent un doute sur l'affirmation que le bouddhisme ancien était fondé sur une quête étroite de libération uniquement personnelle et que le bouddhisme mahayana, quant à lui, ouvre une voie d'accès égalitaire pour l'ensemble de la communauté laïque. C’était peut-être la façon dont les partisans du Sutra du Lotus voyaient le monde, mais la tâche herméneutique principale est de dégager ce que le texte tentait réellement d'accomplir en revendiquant la supériorité de la voie du bodhisattva. Depuis les années 1970, le Mahayana indien est devenu un des domaines les plus passionnants de l'étude du bouddhisme ; les résultats de ces recherches ont des répercussions importantes sur la manière d’aborder le Sutra du Lotus. (note) L'étude du bouddhisme mahayana a eu fortement tendance à considérer que les textes du bouddhisme ancien étaient des tentatives de proclamations rhétoriques d'auteurs issus d’un milieu social particulier. Vus sous cet angle, les termes comme « Mahayana » fonctionnent plus comme des slogans puissants mais amplement indéterminés plutôt que comme des définitions communément acceptées. En utilisant le terme Mahayana (« Grand véhicule »), différents auteurs mahayanistes lui donnent des significations fort divergentes. La force persuasive du terme, cependant, occulte les désaccords au profit de l'impression générale que les mahayanistes défendent une cause commune, tout au moins dans leur dénigrement des adeptes du Hinayana. Certains travaux récents concluent que cette véhémence, ajoutée à l'absence de preuves incontestées, signifie que, dans leur contexte indien, les mouvements mahayans étaient marginaux par rapport au bouddhisme antérieur, au moins jusqu'au VIe siècle de notre ère ; avant cela, les partisans de l'idéal de bodhisattva se situent géographiquement en périphérie de la culture urbaine indienne et perpétuent une tradition de moines de la forêt considérés comme des dissidents par rapport à la majorité des sanghas des villes et des villages. Toutefois, la riche littérature religieuse, transmise en Chine au IIe siècle de notre ère, offre un tableau différent. Bien que certains sutras mahayana semblent avoir été composés par les ascètes de la forêt, d'autres laissent entrevoir un environnement plus urbain. L'étude minutieuse d’autres textes du Mahayana entraîne une autre conséquence importante : la découverte de la polysémie de ce concept. Prenons l’exemple de la littérature exaltant la perfection de la sagesse (prajnaparamita) et le discernement de la non-dualité. Ces textes prônent une approche dialectique pour parvenir à la sagesse transcendante. Le bodhisattva est exhorté à considérer tous les éléments constitutifs de la réalité (dharmas) comme non-substantiels, vides (shunya) d’une quelconque substance (svabhava) permanente mais qui, en même temps, existent provisoirement ; tous ces éléments sont interconnectés et dépendants les uns des autres. Au sujet de l’ensemble du corpus sur la prajnaparamita qui incluent les stances primitives, des textes plus tardifs comme le Sutra du Diamant et le Sutra du Cœur ainsi que des créations encore plus récentes, Edward Conze écrit :
La doctrine de la perfection de la sagesse était probablement enseignée de manière dialectique : le destinataire est encouragé à admettre deux positions apparemment contradictoires, ce qui fait ainsi apparaître une troisième position qui transcende ou annihile l'opposition. Mais tous les sutras mahayana ne mettent pas pour autant l’accent sur la perfection de la sagesse. Un lecteur attentif du Sutra du Lotus notera que, bien que le texte se réfère parfois (dans des conditions stéréotypées) aux six paramitas (perfections) et à la perfection de la sagesse, toute discussion manifeste sur la vacuité des dharmas reste minimale. (note) On pourrait dire que la doctrine de la perfection de la sagesse est simplement évoquée dans le Sutra du Lotus, mais il est certain que l'accent sur la conjonction des opposés et la négation dialectique ne sont pas centraux dans l'argumentaire du Lotus. Il en est de même pour d'autres concepts, comme la non-dualité ou la conjonction sagesse/compassion contenus dans d'autres textes mahayana : dans le Sutra du Lotus, ils ne sont ni exclus, ni franchement thématisés. Une nouvelle approche exégétique attire l'attention sur la voie de la libération qui diffère de celle du Sutra du Lotus. Des travaux récents ont porté sur les premiers sutras mahayana comme l’Ugrapariprccha (Questions d’Urga), le Pratyutpanna Buddha Sammukhavasthita Samadhi Sutra (Sutra de la méditation qui mène à la contemplation des bouddhas), Rastrapalapariprccha-sutra (Questions de Rastrapala) et d’autres.(note) Le premier de ces textes contient, par exemple, un certain nombre de points en contradiction avec ce qui est dit dans le Sutra du Lotus. Il ne dénigre pas le parcours de l'auditeur-shravaka qui s’engage sur la voie du nirvana après avoir entendu parler un bouddha, ni n’utilise le terme de Hinayana. Il ne présente pas le chemin du bodhisattva comme une possibilité ouverte à tous et, bien que les bouddhas apparaissent comme des êtres surnaturels, magnifiques, ils ne sont pas décrits comme toujours présents, à l’instar de ce que fait le Sutra du Lotus pour Shakyamuni. La version la plus ancienne d’Ugrapariprccha ne mentionne pas les stupas, ni ne prescrit la dévotion au texte lui-même. Il n'y a aucune mention des Terres Pures en tant qu’espaces spéciaux purifiés et contrôlés par les bouddhas ‒ caractéristiques de certains sutras mahayana ‒ pas plus que d'actions salvifiques des bodhisattvas, de personnes adorant les bodhisattvas. De plus, l'Ugrapariprccha insiste sur le fait que la meilleure façon d’atteindre la voie du bodhisattva, c’est de devenir moine :
Ainsi, certaines courants du Mahayana le considéraient-ils comme un parcours difficile, destiné à une petite élite capable de se consacrer à la pratique dans le renoncement, à l’écart de la société laïque. Des études récentes commencent également à s’intéresser aux origines des sutras mahayana et à leur légitimité de paroles du Bouddha, ce qui ouvre la perspective de lectures nouvelles du Sutra du Lotus. Une recherche s’est montrée systématiquement circonspecte à propos de la revendication de transmission orale dans la littérature mahayana. (note) Comme la plupart des sutras bouddhiques, le Lotus commence par les mots «Ainsi l’ai-je entendu », annonçant que c'est un texte basé sur la transmission orale exacte des paroles de Shakyamuni (habituellement par son disciple Ananda) aux générations ultérieures. Pourtant, en dépit de cette ouverture classique, les sutras mahayana – comme d’autres textes bouddhistes compilés bien après la mort du Bouddha – soulignent leur distance depuis l'enseignement originel plutôt que de la dissimuler. Certains chercheurs estiment que les auteurs mahayana savaient probablement qu’Ananda, le narrateur sans nom, et donc partiellement caché, ou encore l’auteur de seconde main de tous les sutras, ne pouvait pas avoir entendu directement de la bouche du Bouddha historique le Dharma nouvellement révélé que les textes du Mahayana attribuent à Shakyamuni. Néanmoins, les auteurs mahayana maintiennent la convention que leurs sutras transmettent fidèlement les sermons du Bouddha, entendus par Ananda et consignés, sous une forme faisant autorité, par l'ensemble de la communauté bouddhiste après la mort du Bouddha historique. Dans une certaine mesure, le doute moderne sur l'origine des sutras n'est pas nouveau, car la façon dont on justifiait l'autorité scripturaire a toujours constitué une partie importante de ce qu'on a appelé l’herméneutique bouddhiste, une théorie systématique sur l’interprétation des textes. (réf.) En mettant l'accent sur des questions comme l'autorité d’un texte et les procédés littéraires qui autorisent les affirmations des sutras, les spécialistes de ce domaine ont élaboré de nouvelles façons de comprendre comment les textes bouddhiques, le Lotus inclus, combinent la poétique, la politique et la philosophie dans des créations littéraires complexes. Un autre groupe d'études met l'accent sur les liens possibles entre les origines des sutras mahayana et les visualisations complexes réalisées par certains pratiquants du Mahayana. Dans ces méditations, on construit, suivant un ensemble de procédés, une image mentale détaillée d'un bouddha, d’un bodhisattva ou d’une Grande-assemblée. La maîtrise de ces méditations était censée assurer l’Éveil futur ou la renaissance dans une Terre de Bouddha. Certains chercheurs estiment que les sutras mahayana, qui décrivent les bouddhas avec leur cortège, peuvent avoir pris naissance dans des visions méditatives des adeptes tandis qu’ils avaient le sentiment d’être en présence d’un bouddha et d’écouter son enseignement. (réf.) Cette approche permet de voir par quel biais le Lotus et autres sutras mahayana présentent les paroles du Bouddha telles que révélées au cours de pratiques méditatives. Vu sous cet angle, les auteurs des sutras mahayana ont, en effet, reçu la prédication directement du Bouddha. Les principales déclarations du Sutra du Lotus Comme nous l'avons vu, le Sutra du Lotus, l'un de nombreux textes sacrés qui, bien que prônant la voie du bodhisattva et prétendant être «Mahayana », diffère néanmoins des autres de manière significative. Examinons certaines positions propres au Sutra du Lotus. Véhicule unique et moyens appropriés Nous avons vu que de nombreux textes du bouddhisme indien indiquent que leur tradition comprend « trois véhicules » ou modes de délivrance de la souffrance. En premier lieu, celui de l'auditeur-shravaka ou disciple du Bouddha qui, en écoutant et en mettant en pratique ses enseignements, est capable d'éradiquer les désirs-attachements et d'atteindre la délivrance de l'arhat ; à la fin de sa vie, il est censé entrer dans le nirvana final. Font partie de cette catégorie les disciples immédiats de Shakyamuni ainsi que la plupart des moines bouddhistes de la tradition indienne plus tardive qui se définissaient eux-mêmes comme adeptes de la voie du shravaka. Le deuxième véhicule est celui des pratyekabuddhas, les « bouddha solitaires » ‒ ceux qui, sans l'aide d'un maître, découvrent que tout ce qui est n’existe qu’à travers les causes et les conditions, et que rien n'existe indépendamment. Les pratyekabuddhas sont généralement présentés comme des reclus qui ne transmettent pas l'enseignement aux autres. Le troisième est le véhicule du bodhisattva qui aboutit à l'Éveil parfait. Ceux qui ont, respectivement, perfectionné ces trois voies ‒ arhats, pratyekabuddhas et bodhisattvas ‒ partageraient la vision d’une même vérité, exprimée en termes de production conditionnée, autrement dit la doctrine des Quatre nobles vérités. Néanmoins, la différenciation en trois véhicules situe explicitement le Bouddha au-dessus des autres. À la différence de l'arhat, le Bouddha parvient à l’Éveil sans l’aide d’un maître et, contrairement au pratyekabuddha, il transmet le Dharma pour le bien de tous. (note) La caractéristique principale du Mahayana est la place accordée à la voie du bodhisattva. Elle n’est plus réservée au Bouddha historique Shakyamuni ou aux bouddhas du passé et du futur dans leur quête de l'Éveil suprême ; le sens du terme « bodhisattva » a été étendu pour s’appliquer à une voie qui englobe les autres. La promotion de la voie du bodhisattva, en tant que vocation personnelle, provoqua un conflit entre les moines du Mahayana et ceux de la tradition bouddhiste dominante. Quel pouvait être le statut monacal dans la recherche d’un nirvana personnel que le Bouddha lui-même aurait désigné comme but ultime de la pratique ? Un grand nombre de sutras mahayana abordent cette question de diverses façons. Pour certains, le nirvana personnel de l'arhat reste un objectif légitime, peut-être à peine aussi méritoire ou glorifié que la bodhéité à laquelle aspire un bodhisattva. D’autres sont franchement hostiles et condamnent les deux véhicules – appelés Hinayana – comme des impasses spirituelles. (note) Alors que le Sutra du Lotus tente de concilier les formes antérieures du bouddhisme avec le Mahayana en affirmant que la triple division en shravakas, pratyekabuddhas et bodhisattvas n’est pour le Bouddha qu’un «moyen habile» (upayakausalya ou upaya, fangbian, hoben) ; en réalité, il n’y a « qu’un seul véhicule de bouddha. » Selon le Lotus, le Bouddha a enseigné ces trois véhicules distincts par stratégie pédagogique, en fonction des capacités de compréhension de son auditoire, mais les trois sont destinés à aboutir au Véhicule unique du Bouddha et ne sont donc que des ébauches d'un plan unificateur. Cela a ouvert la voie à des lectures du Sutra radicalement divergentes. Examinons quelques-unes des controverses les plus tenaces portant sur la relation entre le Véhicule unique et les stratégies salvifiques tout au long de l'histoire interprétative du Sutra Lotus. La question souvent débattue par les commentateurs chinois était de savoir si le Véhicule du Bouddha était identique ou différent du véhicule du bodhisattva. Ce sujet est parfois appelé le débat sur les « trois ou quatre chariots ». Dans le chapitre III du Sutra du Lotus, « Parabole », imaginant un stratagème pour attirer ses enfants hors d’une maison en feu où ils sont complètement absorbés par leurs jeux, un père leur promet trois chariots ‒ tirés par un mouton, un cervidé et un bœuf ‒ qu'ils ont toujours désirés. Ayant réussi à les faire sortir et mis en sécurité, il leur donne non pas les trois chariots promis mais un magnifique chariot tiré par un grand bœuf blanc qui dépasse de loin leurs attentes. Est-ce que ce chariot tiré par le bœuf blanc est le même que l’un de ceux promis au départ ? Ce qui est en jeu dans la lecture de cette allégorie est la question de savoir si le Mahayana est le véritable enseignement final, les deux autres véhicules étant provisoires, ou bien si le Mahayana lui-même, comme les deux véhicules hinayanas, n’est qu’un expédient stratégique, menant vers une vérité transcendante située au-delà ? L’examen du Sutra du Lotus permet les deux interprétations. (réf.) Certains chercheurs réconcilient les deux points de vue en soutenant que le discours sur les trois véhicules dans le Sutra du Lotus opère sur deux niveaux. D’un point de vue relatif ou conventionnel, il rend indéniable la supériorité du Mahayana sur les deux véhicules. Par exemple, au chapitre IV, dans la parabole de l'homme riche et du fils pauvre, afin d'aider son fils rétif à mûrir et gagner une confiance en soi suffisante pour assumer sa vraie place, le père lui affecte la tâche transitoire de balayer des détritus, référence claire au statut inférieur, provisoire des deux véhicules. Du point de vue de la vérité absolue, cependant, les trois véhicules, y compris celui du bodhisattva, peuvent être compris comme des hoben (moyens appopriés), conduisant à un véhicule qui les transcende mais n'a aucune existence indépendante en dehors d'eux. En d'autres termes, aucune doctrine ou pratique (moyen approprié) ne peut exprimer pleinement ce que le Bouddha a compris par Véhicule unique, car celui-ci est au-delà des mots ou des concepts ; mais pour cette raison, il ne peut être enseigné autrement que par le biais de stratagèmes. Dans ce sens, le Véhicule unique est compris en termes de vacuité et de non-dualité des vérités conventionnelle et ultime : le Véhicule unique n'est pas une voie distincte, mais le but final qui sous-tend les trois. (réf.) Le fait que le Véhicule unique ne soit jamais explicitement défini pose également la question de savoir si le Sutra du Lotus peut prétendre avoir un véritable contenu philosophique. Cette interrogation a aussi une longue histoire, mais ici, nous n’aborderons que quelques opinions récentes. Certains y répondent tout à fait négativement. Par exemple :
Pour certains commentateurs, cette lecture du Sutra comme d’un texte vacant est renforcée par son caractère autoréférentiel, tel un acteur dans un discours à sa propre gloire. Par exemple, dans le chapitre I, lorsque le Bouddha émet de la touffe blanche entre les sourcils une lumière qui illumine dix-huit mille mondes, que la terre tremble et qu’il tombe une pluie de fleurs, le bodhisattva Manjushri interprète ces présages comme annonçant que le Bouddha va prêcher le Sutra du Lotus que tous les bouddhas à travers le temps et l’espace considèrent comme leur enseignement ultime. En d’autres termes, le Sutra du Lotus décrit les signes avant-coureurs de son propre exposé. Dans le chapitre XI, un magnifique stupa orné de joyaux où est assis le Bouddha Prabhutaratna (Taho) jaillit de terre. Ce dernier avait fait le vœu d’apparaître partout où le Sutra du Lotus serait prêché afin de porter témoignage de sa vérité, ce sutra étant précisément celui qui le décrit. Cela conforte tout à fait l’idée d’un sutra d’autoglorification. À l’inverse, les érudits qui abordent le Sutra du Lotuscomme un texte littéraire voient l’absence de contenu doctrinal explicite dans le Véhicule unique et son caractère autoréférentiel comme une technique rhétorique caractéristique qui le différencie et lui donne sens. Vu sous cet angle, le Sutra du Lotus est un message où, compte tenu de la vacuité des phénomènes, on ne peut pas dissocier la fin des moyens et où la bodhéité est inséparable des pratiques pour y parvenir. A ce propos Taigen Dan Leighton écrit :
Un argument similaire a été avancé par William R. LaFleur dans son analyse des paraboles du Sutra :
En cela le Lotus est univoque :
Il ressort de cette approche strictement littéraire du Sutra du Lotus que le Véhicule unique n'a pas de forme indépendante et qu'il ne peut être isolé des expédients, procédés ou dispositifs opportuns divers. Ce genre d'interprétation est lié à une autre controverse qui découle également du fait que le Véhicule unique n'est jamais explicitement défini dans le Sutra du Lotus : faut-il lire ce sutra de façon inclusive ou exclusive ? Du point de vue inclusif, puisque le Véhicule unique englobe tout, toutes les pratiques et les formulations doctrinales peuvent être vues comme des moyens habiles qui, bien que différents, mènent tous finalement à la même réalisation. Dans ce cas, toute pratique religieuse correctement interprétée devient la pratique du Véhicule unique. D'un point de vue exclusif ou hiérarchique, le Véhicule unique est assimilé à un enseignement spécifique, de la sorte investi d’un statut d’absolu, au-dessus des autres enseignements et s’opposant à eux, reléguant ces derniers dans une catégorie provisoire inférieure. La lecture inclusive du Sutra du Lotus séduit ceux qui cherchent à concilier la grande diversité des pratiques et des enseignements bouddhistes. D'autres, par ailleurs, lisent le Lotus, selon la formulation de Carl Bielefeldt :
Les tenants d’une lecture exclusive du Sutra du Lotus ont parfois lié leurs interprétations aux théories bouddhistes du déclin. D’ailleurs, le Sutra parle à plusieurs reprises d’« un âge mauvais après le parinirvana de l’Ainsi-Venu » et plusieurs passages rattachent la pratique du bodhisattva spécifiquement à la propagation du Lotus à une époque peu propice, tâche présentée comme extrêmement noble mais pleine de dangers et d'oppositions. Le concept des trois étapes de déclin dans la transmission du bouddhisme à travers les âges, allant du Dharma correct au Dharma Formel puis au Dharma Final, s'est développé en Chine mais était inconnu des auteurs du Sutra du Lotus. (note) Néanmoins, en Asie du Sud-Est, les références que fait le Sutra du Lotus à une époque mauvaise sont assimilées à l'âge de la « fin du Dharma » ou des «Derniers jours du Dharma » (mofa, mappo), époque censée commencer longtemps après la disparition du Bouddha, lorsque la réceptivité humaine à son enseignement se détériore et la délivrance devient plus difficile à réaliser. Bielefeldt estime que les lectures du Véhicule unique sous l’angle d’un appel à une vérité supérieure allant au-delà de toutes les expressions précédentes peuvent avoir inspiré les fameuses assertions de quelques enseignants bouddhistes de l'époque de Kamakura (1185–1333), qui affirment qu'il n’existe qu’une seule pratique qui soit spécialement adaptée à cette période troublée. (réf.) Un exemple frappant en est Nichiren (1222–1282), qui propagea un message de dévotion exclusive à l’égard du Sutra du Lotus. Pour les contemporains de Nichiren, le Sutra du Lotus était comme un grand océan où se rejoignent tous les cours d'eau : une fois que l'on a compris que les diverses formes de la pratique bouddhiste sont comme les cours d'eau absorbés par la grande mer du Lotus, il devient parfaitement licite de garder plusieurs sutras ou de se livrer à des pratiques fondées sur eux, selon ses penchants. Nichiren réfutait la métaphore des cours d'eau et de l’océan. Pour lui, une fois que les fleuves s'étaient jetés dans la mer, ils avaient le même goût salé et perdaient leur nom d'origine ; de même, une fois que les autres pratiques avaient fusionné dans l'océan du Sutra du Lotus, elles ne possédaient plus de statut indépendant et il n'y avait aucune raison de les conserver. (réf.) Dans cette controverse, les deux antagonistes admettaient que le Sutra du Lotus englobe toutes les vérités et dirige tous les êtres vers l'état de bouddha. Mais les uns considéraient que l’enseignement d'un Véhicule unique autorisait un éventail de pratiques, pour les autres il prescrivait la dévotion envers le Sutra du Lotus seul. Cette controverse sur l’inclusivité ou l’exclusivité du Véhicule unique du Sutra du Lotus perdure jusqu'à ce jour, non seulement dans les communautés lotusiennes, mais également entre les chercheurs et les religieux désireux de promouvoir l'harmonie interconfessionnelle. Le Véhicule unique du Lotus est-il en mesure de fournir une clé pour résoudre les conflits religieux qui continuent à diviser l'humanité ? L’idée a été émise que la notion d’expédients opportuns pourrait s'appliquer non seulement aux diverses formes de bouddhisme, mais aussi pour le pluralisme religieux au sens large. L’approche selon laquelle tous les enseignements expriment chacun certains aspects de la même vérité indicible pourrait servir à concilier les messages disparates de différentes traditions religieuses. Envers et contre cette optique, cependant, d'autres maintiennent que, loin de rendre la tolérance incontournable, l'enseignement du Véhicule unique prône une stratégie de conversion à une seule Voie qui, au nom de l'unité et de la coopération, englobe sans discernement tous les autres chemins au sein de son propre cadre de référence. (réf.) Bodhéité universelleLa doctrine du Véhicule unique a pour corollaire celle de la bodhéité finale pour tous. D’après le Sutra :
Ce point est illustré par les annonciations de bodhéité octroyées par le Bouddha à ses disciples shravakas à mesure qu’ils comprenaient que le but d’un nirvana personnel n’était qu’un stratagème opportun et non pas un but final. Le chapitre XII, Devadatta a été abondamment commenté et interprété comme une extension de la promesse de bodhéité aux personnes qui avaient des obstacles bien particuliers pour parvenir à la délivrance. (note) Même si le chapitre parle d’une vie précédente de Devadatta sans faire état de son identité de cousin jaloux du Bouddha, Devadatta était perçu par les premiers adeptes comme l'archétype bouddhiste d'un « homme mauvais ». Devadatta aurait incité son ami, le prince Ajatashatru, à tuer son père, le roi Bimbisara, qui protégeait le Bouddha, et à usurper son trône. Devadatta aurait également fomenté une dissension au sein du sangha et aurait même tenté de tuer le Bouddha. Dans le Sutra du Lotus, avec l'enseignement d'un Véhicule unique et la promesse de l'état de bouddha pour tout le monde, ce chapitre fut largement compris comme une illustration du fait que même les personnes dites maléfiques possèdent un potentiel d’Éveil. Le même chapitre décrit l’Éveil instantané de la fille du naga, le Roi-dragon Sagara, grâce au pouvoir du Sutra du Lotus. Certains commentateurs, notamment Saicho (766 ou 767 – 822), fondateur de l’école japonaise Tendai, insiste sur l’immédiateté de cette réalisation et en déduit que la bodhéité ne nécessite pas forcement trois incalculables kalpas de pratique, comme cela était couramment admis. D’après lui, le Sutra du Lotus offre une « Voie directe » (jikido) vers l’Éveil, grâce à quoi certaines personnes peuvent atteindre la bodhéité dès ce corps (sokushin jobutsu). (réf.) L’histoire de la fille du Roi-Dragon a été également interprétée comme l’affirmation de la bodhéité pour les femmes. Compte tenu de la hiérarchie traditionnelle homme/femme, la bodhéité devait être atteinte dans un corps masculin. Le Lotus raconte donc comment la princesse-dragon se transforme en mâle à l'instant précédant son Éveil, transformation dont la portée est analysée dans le chapitre de Jan Nattier de ce volume. Les lecteurs modernes qui cherchent à s’appuyer sur le Mahayana pour ce qui est de l’égalité des sexes, sont troublés par cet épisode. Mais le bouddhisme traditionnel n’entendait pas la notion d’égalité comme de nos jours. De plus, tous les exégètes et adeptes du Sutra du Lotus n’interprètent pas le texte dans le sens d’une transformation obligatoire de la femme en homme. (note) La promesse lotusienne de la bodhéité universelle a été également étendue au monde végétal. Le théâtre Nô et d’autres formes de la littérature japonaise médiévale interprètent le chapitre V, « Parabole des herbes médicinales » comme un enseignement sur la potentialité de la bodhéité des herbes et des arbres (somoku jobutsu), question abordée par Jacqueline Stone dans un chapitre ultérieur de cet ouvrage. Selon cette doctrine, l’Éveil parfait peut être atteint non seulement par les êtres dits « sensitifs » mais aussi par les êtres du monde végétal. En réalité, tel n’est pas l’objet de cette parabole illustrant le fait que, tout comme une seule pluie nourrit toute la diversité d’arbres et de plantes, le Dharma unique du Bouddha profite à tous, en fonction de leurs capacités. Néanmoins, au Japon, le message de ce chapitre de la bodhéité universelle a été étendu aux êtres non-sensitifs. Le Sutra du Lotus n’utilise nulle part le terme technique abstrait de « nature de bouddha » pour désigner la potentialité innée de bodhéité, qui apparaît plus tard dans la littérature mahayaniste, dont l’exemple le plus connu se trouve dans le Mahaparinirvanasutra : « tous les êtres sensitifs possèdent la nature de bouddha ». (réf.) Cette notion a également été largement reprise par les écoles chinoises plus tardives. Les premiers exégètes chinois, dans leur classement systématique des textes bouddhistes, rangèrent le Sutra du Lotus en-dessous du Mahaparinirvanasutra parce que ce terme n’y apparaît pas. Mais, vers le VIe siècle, les commentateurs de nombreuses écoles font remarquer que le Sutra du Lotus enseigne de fait le principe de la nature de bouddha universelle. Un de leurs arguments fait état de l'exemple du bodhisattva Sadapaributha (Sans-Mépris, Fukyo) qui apparaît dans le chapitre XX du Sutra du Lotus, dont la pratique consiste à s'incliner devant tous ceux qu’il rencontre, en les saluant comme de futurs bouddhas. Pour les exégètes, le bodhisattva les vénérait de la sorte parce qu’ils possédaient potentiellement l'état de bouddha. (note) À partir de la mise en lumière de cette démonstration, on se mit à largement considérer que le Sutra du Lotus enseignait l’universalité de la nature de bouddha. Le Bouddha PrimordialAprès l’enseignement du Véhicule unique du Bouddha et l’octroi des annonciations de la bodhéité à tous ses disciples majeurs, les chapitres XI à XXII décrivent ce qu’il est convenu d’appeler l’Assemblée dans les Airs. Au chapitre XI, la Tour-aux-Trésors du bouddha Prabhutaratna (Maints-Trésors, Taho) jaillit de la terre et s’élève dans les Airs ; de l’intérieur de la Tour, Taho témoigne de la véracité du Sutra du Lotus et Shakyamuni accepte de s’asseoir à ses côtés ; usant de ses pouvoirs supranaturels, il élève toute l’Assemblée dans les Airs, jusqu’au niveau des deux bouddhas. On note qu'ici, Shakyamuni est présenté autrement qu’une figure historique et spirituellement plus avancé. Avant d’ouvrir la Tour-aux-Trésors, Shakyamuni avait « rappelé ses émanations » ; les bouddhas personnifiant ses manifestations se rassemblent depuis les dix directions et sont si nombreux qu’il doit magiquement leur faire de la place dans deux cents myriades de millions de nayutas (cent milliards) de mondes dans chacune des huit directions. Cet épisode contraste fortement avec les notions indiennes antérieures où un seul bouddha apparaissait dans un monde donné, à un moment donné ; ce qui indique que Shakyamuni est la source d'innombrables bouddhas. Le chapitre XV est marqué par un autre défi aux conceptions classiques du Bouddha : des foules incalculables de bodhisattvas de noble apparence surgissent de terre, et Shakyamuni les présente comme ses disciples directs qu’il a convertis et enseignés depuis qu'il a lui-même atteint la bodhéité. L’expression « durée de vie » du titre du chapitre « Durée de vie de l’Ainsi-Venu » désigne la vie du Bouddha Shakyamuni depuis son atteinte atemporelle de l’Éveil. Il dit dans ce chapitre que, depuis cette époque inconcevable, il est ici dans ce monde et aussi dans d'autres, à prêcher le Dharma et à convertir les êtres vivants. Sa naissance, son renoncement au monde, sa pratique, son Éveil et son entrée dans le nirvana ne sont que des moyens salvifiques par lesquels il enseigne et libère les hommes. En d’autres termes, le Bouddha applique à sa propre biographie la stratégie opportune exposée plus haut dans le Sutra. La révélation de l’Éveil originel du Bouddha Shakyamuni à une époque inconcevable permet au Mahayana de le redéfinir : il n'est plus un bouddha entré dans le nirvana sans reliquat, mais un bodhisattva pleinement réalisé, constamment en activité dans le monde, par amour des êtres sensitifs. La littérature métatextuelle contemporaine utilise parfois le terme de « Bouddha éternel » pour désigner le Shakyamuni du chapitre XVI. Bien que le terme soit facile à comprendre, il tronque une histoire longue et complexe de l'interprétation. Les exégètes chinois étaient en désaccord sur la question de savoir si la durée de vie de ce Bouddha était finie ou infinie, ou bien s'il était un Bouddha au sens 1) de Dharmakaya (Corps du Dharma*) essence universelle de la réalité dans sa «globalité», 2) de sambhogakaya (Corps de Rétribution* ou Corps de Gloire dû à de nombreuses vies de travail spirituel et visible uniquement par ceux dont les capacités étaient aiguisées, 3) de nirmanakaya (Corps de Manifestation*, la personne en chair et en os qui apparaît dans le monde afin d'enseigner les hommes). Au moyen d'une synthèse dynamique, Zhiyi, que les générations ultérieures considèrent comme le fondateur de l'école Tiantai, a interprété le Bouddha Primordial du Sutra du Lotus comme les « Trois Corps en un ». Selon Zhiyi, Dharmakaya (Corps du Dharma*) est la vérité qui est réalisée, sambhogakaya (Corps de Rétribution*) est la sagesse qui réalise et nirmanakaya(Corps de Manifestation*) est l’expression compatissante de cette sagesse, le Bouddha humain qui a vécu et enseigné dans ce monde. Les interprétations de la notion de Bouddha Primordial du Sutra du Lotus ont connu bon nombre de développements au Japon, en particulier dans les traditions Tendai et Nichiren. (note) cf. Entre Durée et Eternité Traductions du Sutra du Lotus Pour comprendre la place de la traduction chinoise du Sutra du Lotus de Kumarajiva, datant du début du Ve siècle, il est nécessaire d’en savoir un peu plus sur l'histoire et les problèmes généraux de traduction de la littérature bouddhiste indienne en chinois et en d’autres langues. Tout d’abord, la traduction du sanskrit en tibétain et en mongol, et de langues indiennes en chinois, puis en ouïgour et en tangoute a suivi la propagation géographique du bouddhisme hors du territoire indien. Se conformant aux instructions du Bouddha pour qui le Dharma devait être compréhensible dans la langue locale, les adeptes du Mahayana ont créé et transmis des textes sous de nouvelles formes. L'émergence du Mahayana, avec un grand nombre de mouvements réformistes disparates, coïncide à peu près avec l'expansion des échanges le long de l'ancienne route de la soie. Les distances à parcourir étaient grandes et le terrain difficile. Se déplaçant, pour la plupart d'ouest en est, l’art bouddhique, les textes et la piété bouddhiste étaient assujettis au même processus que l'échange interculturel des biens matériels. Parti de l’Inde, le Sutra du Lotus a suivi le mouvement vers l'est des idées bouddhiques. Si on essaie d'imaginer comment les sutras pouvaient être transportés et traduits à travers ces vastes étendues du monde prémoderne, la notion commune de nation ou de pays peut être tout aussi bien traîtresse qu’utile. Les mots «Inde » et « Chine » désignaient les deux pôles entre lesquels le Sutra du Lotus a d'abord été transmis, mais il faut garder à l'esprit que les réalités recouvertes par ces deux termes n’étaient nullement celles de maintenant. Dans les premiers siècles de notre ère, le sous-continent indien était gouverné simultanément par une pléthore de petits empires, et les sanghas bouddhistes et les grands centres culturels dépendaient du mécénat non pas de dirigeants nationaux, mais des monarques de ces petites empires ou de ces cités-États. Pour toute cette époque, au lieu de parler de l’Inde, de la Chine et du Tibet, il serait plus judicieux de se référer à des unités comme le Kushan, le Vakatakan, le Gupta, le Pallava et ainsi de suite. De même, pendant des siècles, la Chine était un empire relativement peu étendu et souvent fragmenté, avec des ethnies non-Han du Nord occupant fréquemment le trône impérial chinois. Sur le plan linguistique, les appellations telles qu’indien ou chinois peuvent aussi induire en erreur si l’on méconnaît le processus de traduction qui transposait simplement un texte de source indienne (comme le Sutra du Lotus écrit dans une forme de prakrit ou en sanskrit) vers le chinois classique. Les traductions du Lotus et d’autres sutras en chinois n’ont jamais été faites par une seule personne maîtrisant parfaitement le sanskrit et le chinois mais plutôt par un comité dans lequel personne n'avait une compréhension approfondie à la fois des textes source et cible. (Une des rares personnes de l'époque prémoderne à être effectivement bilingue fut le pèlerin-traducteur Xuanzang (596–664), mais il n’a jamais traduit le Sutra du Lotus). Avec cette méthode de traduction, il est normal de trouver quelques erreurs et des différences dans l'accent de phrase. Un bon exemple de la dynamique de traduction est celle du Lotus effectuée en 286 par Dharmaraksha (Zhu Fahu [ca. 265–313 ou 239–316]), moine bouddhiste d'origine yuezhi, qui a grandi dans la ville frontière ouest de Dunhuang. Les premières descriptions de la méthode de Dharmaraksha expliquent comment il avait travaillé avec ses collaborateurs pour une traduction qui lui a pris trois semaines. Dharmaraksha tenait entre les mains le texte original et en faisait une traduction orale. Trois laïcs chinois notaient ses paroles, transposant son discours de la langue vernaculaire en chinois littéraire classique. Puis un moine indien et un laïc koutchéen rassemblaient les différentes versions du texte, après quoi d’autres personnes en faisaient la rédaction finale. (réf.) Il importe de tenir compte de ce mode de traduction en groupe à cause des profondes implications dans l'interprétation ultérieure du Sutra du Lotus tout au long de l'histoire du bouddhisme, et également dans notre interprétation de ces interprétations. Pour rendre un texte étranger en chinois écrit il ne peut être question d’une quelconque correspondance mot-à-mot entre le texte original et le résultat. La dissemblance entre le sanskrit et le chinois est notoire. La grammaire, la syntaxe, la formation des mots, la flexion et le genre des substantifs, les déclinaisons et les conjugaisons, l’emploi des articles, tout est radicalement diffèrent entre les deux langues, à l’égal de leurs systèmes d'écriture : le sanskrit consigne les syllabes, alors que l’écriture chinoise est logographique. Même si le groupe de traduction avait voulu s'assurer que chaque unité sémantique importante de l'original avait été reprise fidèlement dans la traduction, ils auraient eu bien du mal. Il n’y avait personne pour superviser l'ensemble du processus et le traducteur principal ne maîtrisait pas parfaitement la lecture et l’écriture dans les deux langues - source et cible. Il est vrai qu'au cours de ses plus de trente-cinq ans de travail en Chine centrale, le chinois parlé de Dharmaraksha s’est grandement amélioré, comme on le voit dans ses traductions plus tardives. (réf.) Mais même alors il traduisait en langue parlée bien différente du chinois littéraire, Dharmaraksha, comme la plupart des traducteurs étrangers de textes bouddhistes chinois, n’a pas consacré des décennies à l’étude du chinois littéraire pour pouvoir juger avec rectitude les textes chinois attachés à son nom. On pourrait rapprocher cela de quelqu’un parlant couramment l’italien sans avoir jamais étudié le latin, ce qui lui donnerait seulement un aperçu rapide et partiel des textes latins écrits dans une langue raffinée et allusive. Finalement, une grande partie de toute cette entreprise ‒ le travail des secrétaires chinois, des compilateurs et des rédacteurs de Dharmaraksha ‒ a été effectuée sans l’aval d'un spécialiste bilingue comprenant suffisamment la langue de la traduction achevée. Plutôt que le mot-à-mot, le choix du sens général et la réécriture littéraire du nouveau texte ont également été les stratégies adoptées par le traducteur le plus important du Lotus, Kumarajiva. (note) Né dans la cité-État de Kucha sur la route de la soie, enfant biculturel d’une princesse koutchéenne locale et d'un père indien, Kumarajiva entra très jeune dans le sangha et a passé sa jeunesse au Cachemire (nord de l'Inde et du Pakistan). Il étudia les textes sanskrits bouddhistes et non bouddhistes en pratiquant, comme il était de règle, l'apprentissage par la récitation. Il était particulièrement habile dans les diverses traditions du Mahayana, et lorsqu'en 401 il se rendit finalement dans la capitale chinoise (sous la pression de l'empereur de Chine), il se mit immédiatement à la traduction des sutras et des traités philosophiques. Installé dans une villa par son protecteur impérial, Kumarajiva poursuivit sa mission de traduction avec des centaines de moines sous ses ordres, employant les mêmes méthodes que celles décrites précédemment. Kumarajiva lisait souvent à haute voix le texte sanskrit tenu à la main, puis proposait une traduction en chinois vernaculaire. Sa traduction orale était alors notée, transcrite sous une forme semi-littéraire et semi-vernaculaire puis rédigée. Kumarajiva dirigeait son équipe, comparant ses ébauches de traduction aux versions des traducteurs antérieures qui avaient travaillé le même texte ; il croyait, cependant, que l'exactitude d’une traduction consistait à refléter au mieux le sens central d’un passage. Cette conception de la traduction a abouti à un Sutra du Lotus tout à fait différent des versions précédentes. (Il est vrai également que le texte source en sa possession était différent de celui utilisé par Dharmaraksha). Un des plus proches collaborateurs de Kumarajiva était Sengrui (355–439), un moine chinois de la région du Hebei. Une des interventions célèbres de Sengrui est rapportée dans des sources ultérieures :
L’anecdote est intéressante car elle montre comment se sont constituées les différentes versions chinoises. Le passage en question se trouve dans le chapitre VIII du Sutra du Lotus. Il fait l'éloge des merveilles dans une Terre pure qui sera honorée par un disciple du Bouddha Purna une fois que celui-ci aura atteint l'Éveil parfait. Sous le nom de Dharmaprabhasa, il va transformer son environnement en une Terre de Bouddha d’où seront absents les trois mondes-états inférieurs. La description par Dharmaraksha de la manière dont les humains et les devas interagiront dans cette Terre comporte dix-neuf mots chinois, qui pourraient être rendus littéralement comme suit :
Notre source indique que, parvenu à ce passage dans l'original et cherchant la manière de le rendre en chinois, Kumarajiva était irrité par la longueur de la traduction de son prédécesseur. Selon lui, le sens était conforme à l'original, mais il y avait trop de mots. Après la remarque de Kumarajiva sur le sens, son collaborateur chinois suggéra une façon nouvelle, plus économique et plus élégante de rendre l'original, avec seulement huit mots chinois (rendus littéralement par “Humans and gods will interact, and the two will gain sight of each other” en anglais et par « hommes et devas se rencontreront et pourront se voir les uns les autres » selon la traduction française de Jean-Noël Robert). Près de 120 ans séparent les travaux de Dharmaraksha et deKumarajiva et les originaux qu'ils ont traduits étaient très certainement différents, mais leurs approches théoriques de la traduction étaient également assez dissemblables. Kumarajiva croyait à l’importance du sens général de l'original et à la nécessité de l'exprimer dans un chinois fluide et compact. Il s'est beaucoup fié à la sensibilité littéraire de ses disciples chinois pour aboutir à une traduction peaufinée. Néanmoins, les deux traducteurs ont fini par produire des textes qui sont semblables en ce qu'ils combinent les caractéristiques de la langue parlée et de la langue littéraire. Par exemple, les deux ont fréquemment employé des mots dissyllabiques propres au chinois parlé à la différence du chinois écrit majoritairement monosyllabique. Les traducteurs ont également fait un grand usage des pronoms démonstratifs (ce, celui qui…), du verbe être et d’autres copules. Tout cela relève plus de la langue vernaculaire que du chinois littéraire. En plus des versions de Dharmaraksha et de Kumarajiva, il existe une traduction chinoise complète du Sutra du Lotus sous le titre de Sutra de la Fleur du Lotus du Dharma Merveilleux avec des Articles Ajoutés. Elle fut achevée en 601 ou 602 par Jnanagupta (Zhenajueduo [523–600]), un moine du Gandhara (Pakistan moderne) et par Dharmagupta (Damojiduo [mort en 619]) de l'Inde centrale. Ces deux traducteurs étaient embarrassés par les écarts entre les traductions du Sutra du Lotus qui existaient à leur époque. Ils ont comparé les versions chinoises et consulté divers manuscrits sanskrits conservés dans la capitale. Leur texte reproduit en grande partie la version de Kumarajiva, avec l'adjonction de passages absents de l’original. Le lecteur moderne aurait tort de croire que ces trois traductions chinoises du Sutra du Lotus sont les seules versions qui circulaient à l'époque prémoderne. Tout d’abord, d’autres traducteurs ou rédacteurs en Chine prétendaient avoir produit d'autres versions du Sutra du Lotus. Il est difficile d’établir exactement combien il y eut de versions distinctes. Beaucoup de textes traduits en chinois n’ont pas survécu. En outre, bien que les auteurs chinois eussent écrit à leurs propos des préfaces et des épilogues et que les moines bouddhistes chinois eussent établi des catalogues décrivant en détail le contenu des bibliothèques du monastère, ils sont souvent en désaccord sur les critères pour juger de ces textes. Au milieu du VIIe siècle, Huixiang (circa 639 — 706), un adepte du Sutra du Lotus du Shanxi, a compilé les Comptes Rendus de la Propagation du Sutra du Lotus. Le deuxième chapitre de cet ouvrage est consacré à la traduction du Sutra du Lotus. Parmi les quatorze traductions différentes (en totalité ou partie), il en estime dix comme authentiques et quatre comme illégitimes. En 730, avec une définition de l’authenticité textuelle plus rigoureuse que celle de Huixiang, le moine catalogueur Zhisheng (circa 669 – 740) crédite de légitimité seulement six traductions, dont trois avaient survécu à son époque et qui pouvaient raisonnablement figurer dans le canon officiel de textes bouddhistes qu'il avait créé. (note) Le Sutra du Lotus a également été traduit en plusieurs langues asiatiques autres que le chinois littéraire. Au début du IXe siècle, un groupe indo-tibétain a parachevé la version tibétaine à partir du sanskrit. Plus tard, au XVIIe siècle, cette dernière servit de source pour une traduction en mongol qui, à son tour, fut à l’origine d'une traduction en mandchou. Quant à la traduction chinoise de Kumarajiva elle est devenue la base pour d'autres traductions dans toute l'Asie du Sud-Est. Dès le VIe ou le VIIe siècle, le Sutra fit son apparition au Japon grâce à des pèlerins. Formés au chinois littéraire, beaucoup de japonais instruits purent lire le Sutra du Lotus dans le texte et l’ont commenté en utilisant l’écriture du chinois classique adaptée au japonais (kanbun) ; le texte était souvent (et est toujours) récité dans la prononciation sino-japonaise, avec l'ordre des mots chinois. Parallèlement, au fil des siècles, des versions du Sutra du Lotus ont été transcrites, en totalité ou en partie, en écriture japonaise. Ces productions étaient de plusieurs types. Certaines gardaient la prononciation sino-japonaise du Sutra utilisant le syllabaire phonétique japonais (kana) comme aide à la prononciation pour ceux qui étaient peu familiers avec les caractères chinois. D'autres traduisaient le texte avec une syntaxe japonaise ou bien avec des gloses rendant en japonais le sens du texte. (réf.) Le Sutra de Lotus chinois a également été traduit en ouïgour (vieux turc) vers le Xe siècle, peut-être à partir d’une traduction intermédiaire en sogdian. (réf.) Il fait aussi partie du canon bouddhique, traduit du chinois en tangoute sous la dynastie des Xia occidentaux (1038–1227). Plus récemment, le texte a été traduit en chinois courant, en vietnamien et en coréen. En 1852, le Sutra du Lotus est aussi le premier texte mahayana traduit dans son intégralité dans une langue occidentale, le français, par Eugène Burnouf, à partir de manuscrits sanskrits du XIIe siècle découverts au Népal. (Les traductions du Sutra du Lotus dans les langues européennes figurent en annexe). Alors que le Sutra du Lotus existait dans tellement de versions et dans autant de langues différentes, comment se fait-il que la plupart des érudits, moines et laïques, donnent leur préférence à la traduction en chinois de Kumarajiva ? Tout d'abord, indépendamment de ce sutra particulier, la langue adoptée par Kumarajiva et son équipe pour rendre les textes bouddhistes est devenue rapidement la nouvelle « langue religieuse » du bouddhisme chinois médiéval. Kumarajiva et ses collaborateurs ont traduit au total soixante-quatre œuvres en 384 rouleaux numérotés. Son travail de traduction, y compris celle du Sutra du Lotus, s’accordait au mieux avec les préférences littéraires des siècles ultérieurs. En second lieu, quelques siècles après Kumarajiva, les écoles philosophiques et religieuses centrées sur sa version du Sutra du Lotus connurent une grande extension en Chine, en Corée et au Japon. Ces traditions (dont nous parlerons plus bas dans ce chapitre) axées sur le texte du Lotus ont élaboré leurs propres interprétations et fait du texte un élément central de leurs programmes de pensée et de pratique. Troisièmement, nous devons prendre en considération l'influence des religions japonaises modernes vouées au Sutra du Lotus et dont le canon est également la version de Kumarajiva. Cette influence se fait nettement sentir parmi les savants, ainsi que dans toute l’aire du bouddhisme japonais. Seule la version du Lotus de Kumarajiva a été traduite en anglais, sept fois au moins dans son intégralité à ce jour. Par contre, en dépit de l'exhortation persistante de Kumarajiva lors de son travail de traduction, d'autres versions du Lotus restent peu étudiées. La seule traduction anglaise par Hendrik Kern du texte complet sanskrit date d’il y a plus de cent ans et d'importantes nouvelles découvertes des premiers fragments sanskrits, d'Asie centrale et d'ailleurs, attendent encore d’être incorporées dans une réédition critique. Mouvements axés sur le Sutra du Lotus En gros, on peut considérer que l'influence du Sutra du Lotus sur la culture religieuse de l'Asie du Sud-Est a évolué simultanément dans deux directions. D'une part, le Sutra du Lotus incite explicitement à sa propagation. Outre les commentaires sur l’enseignement et les récits illustrant les pouvoirs et les mérites, cet encouragement concerne également les efforts pour la constitution de mouvements religieux axés sur le Sutra du Lotus. Dans le bouddhisme chinois, un grand nombre de ces écoles (zong, shu) ont été créées après la disparition de leur premier patriarche ou bien de celui qu’elles considèrent comme leur fondateur ; de plus, en Chine, aussi bien qu’au Japon, la nature et la puissance de l'identité religieuse de ces écoles varient souvent considérablement. Dans certains cas, l’appartenance préférentielle à une école signifiait simplement que les moines consacraient leurs études à une tradition textuelle plutôt qu'à une autre. Alors que dans d'autres cas, les frontières de la distinction religieuse ayant été fixées plus exclusivement, les écoles soutenaient, économiquement et politiquement, des institutions monastiques distinctes. Que les critères d'affiliation religieuse aient été définis plus ou moins clairement, toujours est-il que les écoles axées sur le Sutra du Lotus ont pesé sur la position de ce sutra dans la culture environnante. Mais, comme il ressort de la suite de ce chapitre, alors même que des mouvements spécifiques de pratique et d'interprétation ont donné naissance à des écoles du Lotus, les idées, le symbolisme, l’étude des divinités et les pratiques tirés du texte, se sont développés parallèlement sans lien avec un quelconque mouvement et dans des contextes différents, se propageant dans le milieu culturel le plus vaste de l’Asie du Sud-Est. Les commentaires sur le Sutra du Lotus En Chine, l’exégèse de textes sacrés bouddhistes doit beaucoup à une longue tradition de commentaires des classiques confucéens et taoïstes, déjà bien établie au moment de leur arrivée. Les commentaires chinois sur les sutras bouddhistes ont été particulièrement nombreux au cours du Ve et jusqu’au Xe siècle, dépassant peut-être même la quantité de commentaires confucéens datant de cette période. (réf.) C'est dans ce contexte chinois d’interprétation ‒ et non pas en Inde, où il a été compilé ‒ que le Sutra du Lotus a d'abord attiré l’attention assidue des lettrés. (note) L'école chinoise bouddhiste Tiantai (ainsi nommée d'après le Mont Tiantai où vécut Zhiyi, son fondateur de fait) accorde au Sutra du Lotus une place centrale. Mais même après que le Tiantai fût bien établi, des maîtres bouddhistes chinois d'autres écoles écrivirent des commentaires sur le Lotus, devenu central lors des débats sur les principales questions doctrinales. (note) Dans les cercles savants bouddhistes coréens où, malgré l'influence considérable du Tiantai, les idées d'autres écoles bouddhistes prédominèrent finalement, les débats doctrinaux liés au Lotus étaient moins fréquents. Mais le Japon a produit un certain nombre d’exégèses sur ce sutra. Le plus vieux commentaire est traditionnellement attribué au prince Shotoku (574–622), bien qu'il soit possible qu'il eût été composé en Corée ou en Chine ; un autre ancien commentaire a été écrit par Saicho, le fondateur de l'école Tendai au Japon (d’après le nom de l'école chinoise Tiantai). Même à l'heure actuelle, les commentaires constituent toujours un medium très prisé des interprètes modernes du Sutra. (note) Cf. La notion de commentaire de sutra peut suggérer, à première vue, un exercice plutôt sec où l’auteur explique ou glose sur un texte source. Dans le bouddhisme, cependant, comme dans d'autres religions, les commentaires représentent un véhicule important par lequel ‒ sous prétexte d’explication des écritures canoniques ‒ les penseurs diffusent leurs idées originales. À partir du VIIIe siècle environ, les commentaires particulièrement célèbres furent eux-mêmes annotés et interprétés ; ces commentaires additionnels servirent également à exprimer les idées personnelles de leurs auteurs, tout en s’appuyant sur l'autorité d'un texte certifié. Dans le cas du Sutra du Lotus, quelques commentaires, comme ceux de Zhiyi et leurs commentaires secondaires par le patriarche tiantai Zhanlan (711–782), sont devenus plus tard tellement incontournables que les générations ultérieures trouvent pratiquement impossible de discuter du Lotus en dehors des catégories et des cadres de référence que ces deux penseurs avaient établis. Le plus ancien commentaire chinois sur le Sutra du Lotus est celui de Daosheng (circa 355–434), disciple du grand Kumarajiva et célèbre lui-même par ses prises de position en faveur de la doctrine de l'Éveil soudain et par sa conviction que même l'icchantika (personne totalement dépourvue de mérites) possède la nature de bouddha et peut atteindre la bodhéité. (note) Zhiyi, dont les commentaires sur le Lotus ont servi de fondement doctrinal à l'école Tiantai, utilise les commentaires précédents pour développer, en contrepoint, sa propre lecture du Sutra (réf.). Zhiyi peut être crédité de deux commentaires du Sutra du Lotus : Sens caché de la fleur du Dharma (Fahua xuanyi, Hokke gengi), analyse du Sutra dans la terminologie de ses grands principes et Mots et phrases du Sutra du Lotus (Fahua Wenzhu, Hokke Mongu), un commentaire sur des passages spécifiques. Ces textes n’ont pas été rédigés personnellement par Zhiyi mais auraient été compilés par son disciple Guanding (561–632) à partir de notes prises par ce dernier lors des cours de Zhiyi sur le Sutra du Lotus. (note) Il existe également d’autres commentaires importants du Sutra du Lotus avec des interprétations différentes de celle de Zhiyi. (note). Les commentaires chinois du Sutra employaient souvent une technique appelée « division analytique » (fenke) ou analyse visant à la catégorisation du sens implicite d’un sutra donné et donc à révéler l’intention du Bouddha. (réf.) Parmi les exemples les plus connus de cette méthode on trouve la division que fait Zhiyi du Sutra du Lotus en deux parties. Selon lui, les quatorze premiers chapitres représentent l'enseignement « de la trace » (jimen, shakumon), le Bouddha Shakyamuni y étant considéré comme une « trace » ou manifestation, un personnage historique qui a vécu et enseigné dans ce monde, tandis que les quatorze chapitres suivants constituent l'enseignement « originel » (benmen, honmon), où Shakyamuni est le Bouddha primordial, Éveillé depuis un passé inconcevable. L'intention de la partie « trace » [enseignement provisoire théorique] est, selon la terminologie de Zhiyi, d’« ouvrir les trois (véhicules) pour révéler l’unique (kaisan ken ichi)». L'intention de la partie originelle [enseignement essentiel] est de révéler l’Éveil originel du Bouddha dans un passé incommensurablement lointain. Zhiyi procède ensuite au difficile repérage des dix points propres à l'enseignement de la trace et des dix autres distinctifs de l'enseignement définitif [dix principes mystiques, ju-myo]. Et c’est juste un exemple pour donner une petite idée des structures complexes d'interprétation que s’autorisait l'analyse conceptuelle. (note) Cette méthode analytique offrait aux exégètes de grandes possibilités d’innovation personnelle tout en conservant le cadre légitime d’un commentaire sur un texte faisant autorité. Elle a également permis d'aller au-delà de l'analyse d'un seul sutra et de produire des schémas détaillés de l'ensemble du système doctrinal de la sotériologie bouddhiste, faisant ainsi un grand pas dans le développement du bouddhisme chinois médiéval. Constitution de schémas structurés Les textes bouddhistes ont été introduits en Chine sans aucun plan et plus ou moins au hasard. A mesure que progressaient les traductions et les analyses, il apparut que non seulement les enseignements, mais même les objectifs proposés par divers écrits bouddhistes étaient parfois différents ou carrément contradictoires. Néanmoins, pour les exégètes chinois de l'époque prémoderne, tous les sutras représentaient les sermons du Bouddha. Une des grandes préoccupations des interprètes était d’établir un certain ordre dans tout cet ensemble de commentaires, trouver un principe qui harmoniserait les idées disparates, souvent incompatibles, dans toute la masse d’écrits bouddhiques. De telles tentatives conduisirent à la formation des schémas rivaux de « classification doctrinale » (panjiao ; littéralement, « schéma classificatoire des enseignements »), tentatives pour systématiser l'ensemble des doctrines bouddhiques de manière à faire ressortir l'unité sous-jacente des divers enseignements ainsi que la place de chaque sutra au sein de cette unité. Deux concepts se sont avérés déterminants dans cette démarche : 1) que l'enseignement du Bouddha progresse du peu profond à plus profond, ou de « provisoire » à «définitif» et 2) qu'il guide différents individus par différents moyens selon leurs capacités. La proclamation du Sutra du Lotus selon laquelle les Trois véhicules mènent au Véhicule unique du Bouddha a joué un rôle déterminant dans ces vastes projets classificatoires. (note) Les premiers systèmes de classification doctrinale adoptent volontiers la présomption d’une progression chronologique des enseignements par ordre croissant de profondeur. Les exégètes étaient en désaccord quant à définir si c’était le Sutra de la Guirlande des Fleurs (Avatamsaka), le Sutra du Nirvana ou le Sutra du Lotus qui représentait l'enseignement le plus élevé. Des penseurs ultérieurs, cependant, comme Zhiyi et Jizang (549– 623), rejetèrent la tentative d'établir une hiérarchie fixe parmi les sutras du Mahayana, faisant valoir que chaque texte jouait un rôle indispensable dans le projet sotériologique du Bouddha de guider vers l’Éveil suprême les êtres de différentes capacités. Les schémas de Zhiyi et Jizang attachaient moins d'importance à l’ordre dans lequel un enseignement donné avait été prêché qu’à la relation entre les doctrines exposées et l'intention qui les sous-tendait. Sur ce point en particulier la doctrine lotusienne d'un Véhicule unique joue un rôle capital. Selon Zhiyi, les sutras autres que le Lotus délivrent différents messages à différents publics, en fonction de leurs capacités. Le Sutra du Lotus, en revanche, est, par essence, complet, en ce qu'il réunit les différentes approches du Dharma au sein de l’unique intention sous-jacente du Bouddha. (note). Les érudits modernes estiment maintenant que même le canon bouddhique ancien a été compilé au cours du temps et que les sutras, mahayana en particulier, ont été rédigés par bon nombre de personnes qui travaillaient dans différentes parties de l'Inde, et peut-être de l'Asie centrale, largement séparées. Si bien que, d'un point de vue historique, les schémas classificatoires qui visaient à organiser le canon bouddhique en une séquence chronologique ne sont pas défendables. Néanmoins, ces tentatives pour systématiser l'ensemble des écrits bouddhiques et d'articuler les liens entre les doctrines séparées ainsi que leur place dans une vision sotériologique globale, en font une réalisation monumentale de savoir-faire érudit. Toutes ces entreprises classificatoires tournent autour de la doctrine lotusienne du Véhicule unique avec sa prémisse que la grande diversité des enseignements représente un moyen opportun qui permet de tout concilier dans une même intention salvifique. Pour le lecteur moderne, ces conceptualisations ont surtout une valeur historique puisqu'elles montrent comment le Lotus et d’autres sutras ont été interprétés dans le passé. Les récits miraculeux Un autre groupe d'écrits qui a contribué à diffuser la foi dans le Sutra du Lotus était constitué de contes didactiques illustrant les pouvoirs et les vertus du Sutra. Les récits à propos du Sutra du Lotus forment un sous-ensemble d'histoires appelés « miracles bouddhiques ». Bien que les chercheurs utilisent souvent ce terme, il est tout à fait impropre. Pour les occidentaux « miracle » implique une intervention divine qui suspend temporairement le cours naturel des choses. Les histoires dont il est question ici décrivent des événements qui, tout remarquables et saisissants qu’ils soient, sont néanmoins présentés comme des exemples d'une universelle ‒ et donc éminemment naturelle ‒ loi de causalité. Originaires de la Chine médiévale, les récits merveilleux bouddhistes s’inspirent de deux genres préexistants : les biographies et les récits de l’étrange. Daniel B. Stevenson en parle un peu plus loin dans son chapitre. (note) Ces récits narrent les effets merveilleux des pratiques bouddhiques de quelques personnages. Mélangeant avantages pratiques et transcendants, ces histoires parlent de la guérison de malades, de la pauvreté vaincue, de l'obtention d’une descendance, de la justice face aux fonctionnaires, de la protection contre les ennemis, de l’éradication des péchés, de l’acquisition de capacités méditatives ou d’autres pouvoirs, de la perception de signes extraordinaires, de la propagation du Dharma, de la renaissance dans une Terre pure après la mort, de la sauvegarde des parents et des proches des souffrances de l’enfer. On trouve aussi des récits de châtiments horribles encourus par ceux qui dénigrent ou s'opposent au Dharma. Un des principes fondamentaux commun à ces récits est celui de «mise en résonance» (ganying, la réponse compatissante et bienveillante), ou en termes modernes « réflexe pavlovien » qui reflète la pensée cosmologique chinoise antique sur l'unité entre les êtres humains, le ciel et la terre, unité qui permet de provoquer dans l’immensité du monde des réponses bénéfiques en retour d’une conduite morale et de l’observance de rites. (note) Sur ces anciennes idées de la relation fusionnelle entre les êtres humains et le cosmos sont venues se greffer les notions bouddhiques de causalité karmique et de la non-dualité des personnes et de leur environnement. Les récits de miracles racontent comment les pratiques bouddhistes (conditionnement) d’individus donnés ‒ moines, moniales, laïcs hommes et femmes ‒ provoquent des résultats merveilleux (réponse-reflexe). Les récits de ce type composés en Chine, en Corée et au Japon, soulignent souvent les mérites de la dévotion à un bodhisattva spécifiques ou à des textes sacrés, dont le Sutra du Lotus. Comme exemples de récits axés sur le Sutra du Lotus, on peut citer de Huixiang : Les Comptes Rendus de la Propagation du Sutra du Lotus, compilés au VIIème siècle et les contes miraculeux du XIe : Dainihonkoku Hokekyō kenki (Contes miraculeux du Japon tirés du Sutra du Lotus), ou simplement Hokke genki, écrits vers 1044 par le moine Chingen (1007–1044?). (réf.) Les deux recueils proviennent probablement de la tradition orale locale avec des adaptations et des remaniements plus tardifs. Ces histoires parlent de villageois ou de provinciaux que les lecteurs connaissent souvent de nom et qui participent aux pratiques décrites dans le Lotus, telles que copier, mémoriser et réciter le Sutra, le vénérer, lui faire des offrandes et l’enseigner à d'autres. Ainsi, ces histoires contribuent à l’assimilation de ce texte indien qu’est le Lotus, replaçant sa pratique et les avantages qui en découlent dans le contexte de la culture religieuse locale. On serait tenté de supposer que, contrairement aux commentaires du Sutra du Lotus hautement techniques et rédigés par des moines érudits, les récits de miracles étaient destinés à des gens ordinaires, alors que ce n’est pas tout à fait exact. Il est vrai que les récits miraculeux sont divertissants et que, lorsqu’ils sont transmis oralement ou servent de thème pour un sermon, ils sont accessibles aux différentes couches sociales. Cependant, nous savons qu'ils étaient aussi, ou peut-être même surtout, lus et diffusés parmi les élites cultivées. Zhiyi et la tradition du Tiantai Comme nous l’avons vu, la diffusion du Sutra du Lotus en Asie du Sud-Est s’est faite malgré les divisions religieuses. Le Lotus a été étudié par les moines de toutes les écoles et vénéré par les adeptes, les moines et les laïcs sans appartenance confessionnelle particulière. Il est, pour ainsi dire, le bien commun des bouddhistes du Sud-Est asiatique. Mais, en même temps, il finit par être particulièrement associé à deux écoles spécifiques du bouddhisme : le Tiantai, qui s'est répandu en Chine, en Corée et au Japon et l'école de Nichiren, qui a émergé au Japon au XIIIe siècle et a donné naissance à un certain nombre de mouvements, tant dans le passé qu’actuellement. Les pratiques de ces écoles ont subi l’influence de courants qui se référaient au Lotus de façon moins exclusive et contribuèrent, à leur tour, à leur formation. L'école chinoise Tiantai fait remonter ses origines au patriarche Zhiyi. Alors qu'il étudiait la méditation avec son maître Huisi (515–577), Zhiyi serait parvenu à l’Éveil en lisant un passage du chapitre XXIII du Sutra du Lotus : «Conduite originelle du bodhisattva Bhaichajyaraja (Yakuo*) ». (réf.) Zhiyi est connu pour sa profonde lecture exhaustive du Sutra du Lotus, à laquelle il a intégré la totalité des enseignements et de pratiques bouddhiques, aboutissant ainsi à l'idée que le monde phénoménal est une seule unité interdépendante. Bien que s’inspirant d’un certain nombre d’autres sources, Zhiyi cite comme texte fondamental de son système un passage de la traduction chinoise de Kumarajiva du Sutra du Lotus. Ce passage du chapitre II fait état des dix « ainsités » en tant que « véritable aspect des dharmas » ou réalité ultime que seuls peuvent comprendre pleinement les bouddhas. En abordant ce passage de trois façons différentes, Zhiyi en déduit le concept de Triple vérité (sandi, santai) : vérité de la vacuité (kong, ku), vérité de la temporalité, ou existence provisoire (ke) et vérité du milieu (zhong, chu). Ensuite il utilise cette structure tripartite pour expliquer la doctrine et la pratique méditative. (note) La vacuité signifie que tous les phénomènes qui se produisent à travers les causes et les conditions sont impermanents et n'ont pas existence propre ou indépendante. Dans cette perspective, toutes les catégories, les hiérarchies et les frontières n’ont aucune pertinence ; la vacuité traduit l’idée de l'égalité absolue et de la non-différentiation. Considérer que tous les phénomènes sont vides de substance indépendante est censé mener à la délivrance de tous les attachements, des désirs et des constructions intellectuelles. La compréhension de cette première vérité correspond à la sagesse des arhats et des bodhisattvas aux premiers stades de la pratique. Néanmoins, tout en étant dépourvus de permanence et de substance propre, les phénomènes existent provisoirement en tant qu'éléments de la réalité conventionnelle. La deuxième vérité rétablit les distinctions conceptuelles en qualité d'éléments d'expérience empirique et du sens commun mais sans pour autant leur attribuer une quelconque pseudo-essence ; cette vérité permet d’agir dans le monde sans être ligoté par des concepts et correspond donc à la sagesse du bodhisattva confirmé. Troisièmement, les phénomènes sont ni vides ni conventionnellement existants mais présentent simultanément les deux aspects. La conscience qui englobe les deux pôles de compréhension, sans nier les tensions entre eux, correspond à la sagesse du Bouddha. Zhiyi a organisé son système de pratique méditative autour de la contemplation des Trois vérités, une triple contemplation qui peut être développée soit d’une façon graduelle et séquentielle, soit à l'aide d'une méthode plus élaborée « parfaite et soudaine » qui fait entrevoir les Trois vérités simultanément, soit encore par une combinaison des deux approches. Zhiyi a également utilisé la Triple vérité pour sa classification des doctrines. Selon lui, bien que les divers sutras insistent sur telle ou telle de ces Trois véritéss, seul le Sutra du Lotus dispense l'enseignement « pur et parfait » de la Triple vérité dans son intégralité.
(note) Les « trois mille mondes dans un instant-pensée » peuvent être compris comme une tentative plus générale de la part des commentateurs bouddhistes chinois du Moyen âge pour préciser la relation entre les phénomènes concrets (shi) et le principe ou vérité ultime (li).
(note) Beaucoup de penseurs bouddhistes chinois identifiaient le principe avec un pur esprit originel indifférencié qui, observé à travers le filtre de la perception illusoire, produit les distinctions du monde phénoménal. Ce point de vue s’est principalement développé dans les traditions du Huayan (Kegon, Guirlande de fleurs, ainsi nommé d'après l’Avatamsaka Sutra auquel il se rattachait) et du Chan (Zen, littéralement « méditation »). Tandis que pour Zhiyi, les phénomènes ne proviennent pas d'un principe préalable pur et abstrait. « Principe » signifie que forme et esprit, sujet et objet, le bien et le mal, l'illusion et l’Éveil sont toujours non-duels et s’incluent mutuellement ; c’est justement cela le véritable aspect de la réalité. Cette définition par Zhiyi du principe implique une totale égalité sotériologique. Chaque instant-pensée des êtres sensitifs dans les neuf mondes-états des « illusionnés » (pas pleinement éveillés) ‒ c'est-à-dire le monde de l'enfer, des esprits faméliques, des animaux, des asuras, des humains, des devas, des shravakas, des pratyekabuddhas et des bodhisattvas ‒ comprend le monde-état de bouddha, et donc tous les êtres humains ont la capacité de parvenir à la bodhéité. Réciproquement, même le Bouddha conserve le potentiel des neuf mondes-états non-éveillés et donc est capable de ressentir de la compassion envers tous.
(note) Le Tendai au Japon L'école Tendai, l'équivalent japonais de la tradition chinoise tiantai, a été créé par le moine Saicho à son retour de Chine où il s’était rendu pour étudier le bouddhisme. Saicho a fondé le grand monastère tendai Enryaku-ji sur le Mont Hiei, au nord de la capitale Heian (aujourd'hui Kyoto). Après la mort de Saicho, Enryaku-ji devint le principal établissement religieux du Japon et le resta pendant plusieurs siècles. Comme Zhiyi avant lui, Saicho cherche à englober toutes les formes de la pratique bouddhiste dans le cadre du Véhicule unique du Sutra du Lotus.
(note) Cependant, des approches nouvelles du Sutra du Lotus au sein du Tendai japonais l’ont bientôt distingué de son homologue continental. Au sein de l'école Tendai, le Sutra du Lotus aussi bien que les catégories doctrinales traditionnelles du Tiantai/Tendai, ont été réinterprétés dans cette perspective. Cette évolution, connue sous le nom de la doctrine de l'Éveil originel ( hongaku), a dominé les études théoriques tendai environ du XIe jusqu’au XVIIe siècle. (réf) Du point de vue de l’Éveil originel, toutes les choses, juste comme elles sont, manifestent le véritable aspect ou la réalité des dharmas ; il n'y a pas de vérité supérieure, que ce soit au-dessus, derrière ou avant le monde phénoménal. L’Éveil n’est ni un objectif à atteindre ni un potentiel à réaliser mais le véritable statut de toute chose. Vues sous leur véritable jour, toutes les actions quotidiennes telles qu’elles sont ‒ manger, dormir, même les pensées erronées ‒ sont les expressions de l’Éveil originel. Les chercheurs modernes ont vivement débattu à propos des implications éthiques et sotériologiques de cette doctrine. Certains ont critiqué la théorie de l’Éveil originel en déclarant que c'était un discours autoritaire qui, prétendant que toutes les choses sont déjà éveillées, légitime dans les faits les inégalités sociales et sacralise le statu quo. D'autres l'ont vu comme un dangereux antinomisme qui nie la nécessité d'un développement moral et religieux : à quoi bon pratiquer si on est déjà Éveillé ? Dans son contexte médiéval, cependant, la théorie de l’Éveil originel ‒ et les hypothèses ésotériques qui le sous-tendent ‒ ne prônent pas un rejet des efforts religieux mais leur révision. Cette doctrine inverse l'ordre causal traditionnel entre pratique (cause) et Éveil (effet) ; la pratique n'est pas un moyen pour « atteindre » l’Éveil, mais le véhicule paradigmatique de son expression. De même, la nécessité d'un effort continu n'est pas abrogée mais reformulée ; on continue la pratique non pas pour progresser vers l’Éveil, qui serait l’objectif final, mais afin d'approfondir la vision (ou la foi) que l’Éveil est notre véritable condition. Alors que cette idée générale transcendait les frontières confessionnelles, les savants tendai ont conclu qu'elle représentait le message unique de « l'enseignement originel », c'est-à-dire des quatorze derniers chapitres du Sutra du Lotus, et c’est sous cet angle qu’ils ont réinterprété les doctrines et les textes classiques de leur tradition. Nichiren
Une autre tradition bouddhiste basée sur le Sutra du Lotus est celle de l'école Nichiren (Nichiren Shu), dont il existe actuellement plusieurs branches. Connue d’abord sous le nom de l’«École du Lotus » (Hokkeshu), elle prit plus tard le nom de son fondateur, Nichiren, pour la distinguer du Tendai. Elle fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler au Japon « les nouvelles écoles bouddhistes de l’ère Kamakura » (1185 – 1333).
(réf) Nichiren a également conçu, pour ses disciples, un mandala calligraphié, support de concentration au cours de la pratique. Alors que de nombreux mandalas bouddhiques sont des représentations artistiques du monde des déités bouddhistes, le « Grand mandala » de Nichiren (daimandara), ou « grand objet de vénération » (Gohonzon), utilise des caractères chinois et sanskrits pour représenter le monde du Sutra du Lotus. Les mots « Namu Myoho Renge Kyo » sont inscrits verticalement au centre et encadrés par les caractères chinois des noms des deux bouddhas Shakyamuni et Taho (Maints-Trésors, Prabhutaratna) tels qu'ils sont assis dans la Tour-aux-Trésors. Eux-mêmes sont entourés par les noms des représentants de la Grande-assemblée dans les Airs au-dessus du Pic du Vautour. L’ensemble de tous ces personnages avec l'inscription centrale de daimoku représente, dans la terminologie de Nichiren, l’actualisation des « trois mille mondes en un instant-pensée » ou plus précisément, l'inclusion mutuelle des dix mondes-états dans le monde-état de bouddha. Selon Nichiren, en récitant le titre avec foi dans le Sutra du Lotus, on peut réellement entrer dans l'Assemblée du mandala du Lotus et participer à la réalité éveillée qu'il représente.
(réf) Nichiren a hérité de la vénération tendai pour le Sutra du Lotus comme étant l’enseignement ultime du Bouddha, enseignement véritable (jitsu) alors que tous les autres enseignements sont «provisoires » (gon). Cette distinction est étroitement liée à sa conviction, partagée par beaucoup de ses contemporains, que le monde était entré dans l'âge obscur du Dharma Final, lorsque les enseignements du Bouddha sont déformés par une compréhension de plus en plus défectueuse et où l’Éveil devient difficile. Selon Nichiren, en cet âge « corrompu », seul le Sutra du Lotus est assez profond et puissant pour diriger tous les êtres vers la bodhéité ; les enseignements provisoires, bien qu'efficaces dans les temps anciens, n’ont plus aucune utilité. Par conséquent, il insiste sur la pratique du shakubuku (couper et freiner l'attachement), une méthode sévère de propagation qui implique de réprouver tout attachement aux enseignements provisoires. Nichiren pensait que son travail de diffusion de la foi dans le Lotus ouvrait la voie au bodhisattva Jogyo (Visistacaritra), celui qui menait les bodhisattvas Surgis-de-Terre dans le chapitre XV du Sutra du Lotus. Ces bodhisattvas sont les disciples originaux de Shakyamuni, formés par lui depuis son Éveil dans un passé incommensurable, auxquels, dans le chapitre XXI, il confie la pratique et la prédication du Sutra du Lotus après son nirvana. (Beaucoup de disciples ultérieurs de Nichiren ont vu en lui la manifestation du bodhisattva Jogyo). Nichiren estimait que l’adhésion au Sutra du Lotus permettrait non seulement aux individus de réaliser l'Éveil mais transformerait également le monde en une Terre idéale de buddha. Cet aspect très particulier de sa pensée sera discuté plus loin dans le chapitre de Jacqueline I. Stone de ce volume. Ainsi la lecture nichirénienne du Sutra du Lotus supprimait les connotations sinistres de l'âge du Dharma Final classiquement répandues, cette période devenant le moment où le Sutra du Lotus, l'enseignement le plus élevé du Bouddha, est destiné à se répandre ; du point de vue sotériologique, c’est le meilleur de tous les temps à vivre. (note) L'insistance de Nichiren sur la valeur exclusive du Sutra du Lotus à l'époque actuelle et ses critiques sévères des autres groupes bouddhistes et de leurs pratiques (ainsi que de représentants du gouvernement qui les soutiennent) provoqua des persécutions de la part des autorités. Le Sutra du Lotus prédit les graves obstacles que ses fidèles devront affronter au cours de « l’âge mauvais » suivant le nirvana du Bouddha. Au plan historique, ces passages du Sutra font peut-être allusion à l'opposition des institutions bouddhistes indiennes à l’égard de la communauté mahayana qui avait compilé ce sutra. Mais Nichiren les lit comme des prophéties et voit les persécutions qu’il rencontre à la fois comme la réalisation des paroles du Sutra et comme le bien-fondé de sa propre pratique. Nichiren écrit que rencontrer les oppositions prédites dans le Sutra du Lotus équivalait à «lire [le Sutra] avec son corps » (shikidoku), c'est-à-dire vivre le Sutra en actes et pas simplement le réciter avec la bouche ou le comprendre intellectuellement. Cette « lecture avec son corps » du Lotus, qu’explique plus loin Ruben Habito, représente une herméneutique circulaire dans laquelle les paroles du Sutra et la conduite du pratiquant sont en miroir et se valident réciproquement. Confronté à deux exils, à quelques attentats à sa vie, à l'emprisonnement, au bannissement et aux amendes infligées à ses disciples, Nichiren a développé ce qu'on pourrait appeler une « sotériologie de la persécution » dans laquelle les difficultés rencontrées en pratiquant le Sutra du Lotus servent à éliminer les fautes passées, à s'acquitter de sa dette envers le Bouddha et tous les êtres vivants, tout ceci menant à la réalisation de la bodhéité. (réf) Les mouvements modernes reliés au Sutra du Lotus Les traditions tendai aussi bien que nichiréniennes ‒ en fait, l'ensemble du bouddhisme japonais ‒ ont subi de profondes modifications entre le Moyen âge et le début des temps modernes (1603-1867). Sous le gouvernement des shoguns (chefs militaires) Tokugawa, préludant la période moderne du Japon dans le cadre d'une politique gouvernementale plus étendue en matière de contrôle social, les temples ont été répartis selon les écoles et toutes les familles furent contraintes de s’enregistrer auprès d’un temple bouddhiste local. Ainsi, les frontières entre les différentes écoles ont été institutionnalisées et, pour la première fois, la majorité des bouddhistes laïcs ont acquis une appartenance religieuse exclusive. En même temps, à cause du système héréditaire d'appartenance à un temple à caractère familial, les laïcs bouddhistes aux XVIIIe et XIXe siècles faisaient souvent partie d'associations, habituellement reliées au temple mais parfois dirigées indépendamment par des laïcs. Ces groupes organisaient des pèlerinages aux sites sacrés, aidaient les temples dans les célébrations des fêtes et des cérémonies et propageaient les pratiques dévotionnelles. Ils ont été particulièrement actifs dans les temples de Nichiren des zones urbaines, mais pas exclusivement. Aujourd'hui au Japon, les formes institutionnalisées de dévotion au Lotus perpétuent cet héritage prémoderne. Parmi les temples dits bouddhistes ou de tradition bouddhiste, ceux du Tendai et de Nichiren sont fort nombreux et les adeptes y adhèrent généralement par coutume familiale. Mais, depuis le XXe siècle, un certain nombre de mouvements laïcs fondés sur les enseignements du Sutra du Lotus ou de Nichiren ont éclipsé les temples traditionnels tendai et Nichiren car ils se considèrent plus représentatifs de la pratique centrée sur ce sutra. Ces nouveaux mouvements ont des antécédents dans les associations laïques du début des temps modernes. Actuellement, parmi les plus connus des groupes laïcs centrés sur le Lotus, on peut citer le Reiyukai, le Rissho Koseikai et la Soka Gakkai ; les deux derniers, en particulier, se prévalent chacune de plusieurs millions de membres et représentent les plus grandes de ce qu’on appelle les nouvelles religions du Japon. Ils ont aussi des filiales internationales, la Soka Gakkai étant de loin la plus représentée. Ces groupes ont en commun leur engagement pour la paix dans le monde et le mieux-être social ; les membres s'engagent dans diverses activités locales et internationales pour la paix, l'éducation, la lutte contre la faim, l’aide aux réfugiés, etc. Idéologiquement conservateurs, ces groupes œuvrent volontiers pour le bien social au sein de structures existantes. On peut noter toutefois un groupe plus radical, le Nipponzan Myohoji, un petit ordre monastique du bouddhisme Nichiren fondé en 1918, qui, depuis la période d'après-guerre, a épousé le mouvement antinucléaire et une éthique du pacifisme absolu, basé sur une fusion du Sutra du Lotus avec les enseignements de Nichiren et l'exemple de résistance non-violente de Mohandas Gandhi (1869–1946). Les moines et les nonnes du Nipponzan Myohoji adoptent une discipline ascétique stricte et se livrent également à des actes de désobéissance civile non violente comme des manifestations contre le nucléaire. (note) Les idéaux sociaux de ces groupes lotusiens actuels et leurs projets de protection de la société sont partagés par plusieurs religions contemporaines japonaises, tant nouvelles que traditionnelles ; ils ne sont pas l’apanage du bouddhisme, et encore moins du Lotus Sutra. Dans le cas des mouvements centrés sur le Lotus, cependant, le prosélytisme et l'action sociale sont souvent basés sur une interprétation moderne de Nichiren, pour qui la foi dans le Sutra du Lotus devait transformer ce monde en une Terre de Bouddha. (réf) Vaste propagation du Sutra du Lotus Outre les écoles spécifiques centrées sur le Lotus et les mouvements dont on vient de parler, la dévotion envers le Sutra du Lotus s’est également propagée de façon plus diffuse, se mêlant à la culture religieuse locale sans pour autant impliquer une identification idéologique. Réciproquement, les pratiques autochtones de l'Asie du Sud-Est ont influencé la compréhension et le développement de la culture lotusienne. Les formes les plus courantes de la pratique du Lotus comportent une dévotion ritualisée au texte. Dans le bouddhisme, comme dans bien d'autres traditions religieuses, les textes fondateurs n'étaient pas seulement étudiés pour leur contenu mais, étant censés incarner la vérité même, étaient vénérés comme des objets sacrés. En Inde, les mouvements mahayana en particulier sont souvent caractérisés par ce que les spécialistes actuels appellent le « culte du livre » ‒ vénération des textes des sutras ‒ qui s’est développé aux côtés du « culte du stupa », ou bien par des cérémonies de vénération des reliques du Bouddha contenues dans des reliquaire (stupas) ou des sanctuaires (caityas). (réf) Le Sutra du Lotus contient plusieurs passages justifiant le culte du livre, il assimile explicitement son texte physique avec la personne du Bouddha. Par exemple :
La vénération du texte du Lotus est aussi au cœur de ce qu’on appelle les « cinq pratiques » d’après ce qui en est dit dans le Sutra : 1) adhérer au Sutra du Lotus (juji, traduit également par recevoir et garder; 2) le lire (doku); 3) le réciter (ju); 4) l'enseigner (gesetsu); 5) le transcrire (shosha). Adhérer au Sutra du Lotus implique généralement la foi et l'engagement envers le Sutra, exprimés par certaines formes de pratique. Ces procédés s’étendent souvent aux rites bouddhistes qui ne se limitent pas nécessairement à la dévotion au Lotus, comme, par exemple, la repentance, le jeûne et d’autres disciplines ascétiques ou bien la culture des états mentaux spécifiques (samadhi*), les rites de guérison, les rites pour le transfert des mérites et les rites pour une meilleure renaissance. L’évolution des cinq modes de pratique en Chine est analysée en détail plus loin, dans le chapitre de Daniel B. Stevenson. Dans toute l'Asie du Sud-Est, la dévotion envers le Sutra du Lotus est souvent centrée sur la récitation, la copie et la prédication du texte. Ces pratiques ont parfois été parrainées officiellement par la cour mais elles ont aussi été effectuées par les moines et les laïcs de tous les niveaux sociaux, en fonction de leurs capacités. Le mérite censé résulter de ces actes était dédié à un certain nombre d'objectifs, pragmatiques et sotériologique, dont la réalisation de l'Éveil, la renaissance dans la Terre pure du Bouddha ou un autre monde idéal, l’éradication des péchés, le salut des parents décédés ainsi que des bienfaits de ce monde tels que la paix et la stabilité dans le pays, la guérison, la longévité et la protection contre les préjudices. Ces pratiques étaient accomplies au bénéfice non seulement de celui qui les accomplissait mais aussi pour le bien des autres. De nombreux récits de miracles racontent comment, parce que la puissance du Sutra du Lotus s’incarnait dans le son, elle agissait non seulement sur le récitant, mais aussi sur ceux qui entendaient sa psalmodie. Ainsi, Les Contes Miraculeux Japonais du Sutra du Lotus, datant du onzième siècle, racontent comment l'ascète Eijitsu, un adepte du Lotus, « par la puissance miraculeuse de sa récitation subjugue le mal et guérit les douleurs des malades». (réf) D'autres histoires rapportent comment des hommes mauvais ont été libérés des tourments de l'enfer et comment les animaux renaquirent en tant qu’humains simplement parce qu’ils avaient entendu la récitation d'un passage du Sutra du Lotus. Le Sutra du Lotus loue ceux qui peuvent expliquer à quelqu’un ne serait-ce qu’une phrase du Sutra ; « expliquer » ou « interpréter » le Lotus sont considérés dans toute l'Asie du Sud-Est comme une pratique méritoire. Les cours sur le Sutra du Lotus ont lieu dans des temples, des sanctuaires et des résidences privées à des fins différentes, dont la consécration de nouveaux temples, de sculptures bouddhistes ou de transcriptions de sutras, ainsi que lors de cérémonies pour la longévité, la santé, la prospérité, le transfert de mérites aux défunts. Des interprétations du Lotus plus élaborées peuvent s’accompagner de spectacles, de processions, de chants solennels et de somptueuses offrandes d'encens, de fleurs, de bannières imposantes et autres objets sacrés, ainsi que de spectacles de musique et de danse. Au Japon, dans les milieux proches de la cour, des conférences séquentielles sur un chapitre donné du Sutra avaient lieu. Le jour du cours sur le chapitre XII, Devadatta, les moines et certains nobles organisaient un « ramassage de bois» avec des offrandes rituelles, reproduisant le service du Bouddha Shakyamuni auprès d’un ascète lors d’une vie antérieure, tel que c'est décrit dans ce chapitre. (réf) Les cours sur le Lotus permettaient ainsi de créer des mérites et étaient des occasions d’entraînement et d’instruction doctrinale. Les prédications sur le Sutra du Lotus alliaient des débats monastiques parrainés par la cour aux sermons sur la signification du Sutra pour un public non averti. Les images et les paraboles étaient particulièrement adaptées à la prédication populaire. Des sermons en langue vernaculaire, parfois illustrés par des peintures commentées par le prédicateur, rendaient son message largement accessible. La copie du Sutra du Lotus, l’une des cinq pratiques, a été largement adoptée en Chine, en Corée et au Japon. Des projets à grande échelle nécessitant des ressources considérables ont été parrainés par les monastères bouddhistes et les fonctionnaires du gouvernement. Le chapitre de Willa Jane Tanabe dans ce volume explique comment, au Japon, dès le début du VIIIe siècle, des scriptoria parrainés par l'État pour la reproduction des sutras ont été créés au Todai-ji et d'autres principaux temples bouddhistes. On y envoya les calligraphes les plus qualifiés pouvant aussi servir de correcteurs d'épreuves, des écrivains reconnus, des décorateurs et des polisseurs pour les caractères écrits en or. (réf) La copie du Sutra du Lotus se faisait aussi individuellement par des moines ou des laïcs fervents ou par des associations créées à cette fin. En tous cas, les croyants pouvaient faire des dons pour qu'une copie soit effectuée par un calligraphe professionnel ou tracer le sutra eux-mêmes à la main ; les copies étaient de valeurs inégales, des plus humbles aux plus ornementées. La copie n'était pas considérée comme un simple effort pragmatique pour accroître la disponibilité de ce texte, c’était un acte religieux destiné à générer de profonds mérites. Ainsi, la procédure de copie était parfois très ritualisée. Pinceaux, papier, tous les ustensiles de copie devaient être «purs», ou exempt d’associations souillées. Parfois les pinceaux étaient faits de fibres végétales et non de poils d’animaux – à qui on aurait peut-être ôté la vie – et, pour broyer la pierre à encre on utilisait l'eau de sources sacrées. Les copistes pouvaient se préparer à leur tâche en s’abstenant de viande, ou par toute autre restriction, pendant une certaine période. Certains, comme le célèbre pèlerin du Tendai Ennin, alternaient l’écriture du texte avec d'autres formes de dévotion corporelle, en se prosternant une ou même trois fois après l'écriture de chaque caractère. (réf) L'idée que « chaque caractère du Sutra du Lotus est un Bouddha vivant » a été parfois exprimée par le dessin de chaque caractère du texte sur un piédestal de lotus ou à l'intérieur d'un petit stupa, comme s'il était un bouddha assis. Au Japon, les copies du Sutra du Lotus et d'autres textes étaient parfois placées dans des cylindres en bronze ou en céramique et enterrées afin de les préserver à travers les ténèbres de l'âge du Dharma Final jusqu'à l'avènement de Maitreya, le prochain Bouddha. (réf) Comme d'autres pratiques axées sur un texte, la copie du Sutra du Lotus était censée procurer un immense mérite pour soi et pour les autres, en cette vie et celle à venir. C’est pourquoi le Sutra a été souvent copié en mémoire d’un défunt. Par exemple, un manuscrit du Lotus écrit dans le Nord-Ouest de la Chine à la fin du VIIe siècle contient la prière du donneur, une religieuse locale nommée Shanxin, pour le salut de sa défunte mère. Un fragment de douze pouces du texte (du chapitre XIII du Lotus) est parvenu jusqu’à nous avec l’épilogue suivant :
Ces quelques lignes qui ont survécu donnent à penser que, même dans le cadre des restrictions de son mode de vie ascétique, Shanxin vivait frugalement afin de collecter suffisamment d'argent pour payer le copiste, accumulant ainsi des mérites afin d'assurer le bien-être de sa mère dans l'au-delà, sa renaissance dans une Terre pure et la réalisation éventuelle de l’Éveil. Ce n'est probablement pas un hasard que le chapitre XIII du Lotus prédit la bodhéité à deux femmes proches de Shakyamuni, sa tante maternelle qui fut sa mère nourricière, Mahaprajapati, ainsi qu’à son épouse, Ysodhara. Le thème du chapitre que Shanxin a choisi pour la transcription a des liens étroits avec la personne à laquelle elle dédiait le bénéfice de cette copie : sa mère. Bien qu’en Asie du Sud-Est les pratiques centrées sur un texte ne soient pas restreintes au Sutra du Lotus, celui-ci occupe un statut spécial en tant que paradigme de ce type de pratique bouddhique. Le culte et l'imitation des saints cités dans le texte fut une autre voie, plus diffuse, par laquelle le Sutra du Lotus s'est propagé dans la culture religieuse courante. Un cas particulièrement intéressant est celui du bodhisattva Avalokiteshvara (Celui qui écoute les sons du monde).
(note)
Le chapitre XXV du Lotus, qui circulait également comme un texte indépendant, explique comment ce bodhisattva aidera tous les êtres vivants qui font appel à lui. Il sauvera, par exemple, les personnes menacées par le feu ou par la noyade dans une rivière ou dans des bateaux en train de chavirer ; les personnes recherchées par des meurtriers ou attaquées par des démons, les prisonniers en fuite, les commerçants harcelés par des voleurs. Il soulagera les êtres de la luxure, de la colère et de la folie et accordera des fils et des filles aux femmes désireuses de porter des enfants (Hurvitz, 287–289 ; Robert, p. 363-365). Afin de sauver les êtres vivants il se manifeste également sous les trente-trois formes différentes qui représentent tous les modes possibles de l'existence. Le bodhisattva Avalokiteshvara était bien connu dans les milieux bouddhistes de toute l'Asie et de nombreux sutras, autres que le Lotus, le dépeignent de diverses façons.
(réf) Les textes de l’école Jodo, par exemple, représentent parfois Avalokiteshvara sous la forme de la parèdre de droite du Bouddha Amitabha, qui descend pour guider les fidèles mourants vers la Terre pure. Dans l'iconographie bouddhique, Avalokiteshvara est parfois représenté avec onze têtes parce qu’il entend les suppliques des êtres venues de toutes les directions ; il a mille bras qui illustrent sa capacité à secourir les hommes de tous les tourments. Au Japon, il y a de nombreux pèlerinages consacrés à Avalokiteshvara, dont les itinéraires sont balisés par trente-trois stations, chacune représentant une des formes que peut prendre ce bodhisattva. Cette divinité a subi une mutation étonnante : de masculine, elle est devenue féminine. À partir du XIe siècle, des légendes de Chine centrale racontent comment Avalokiteshvara s’est incarné en une princesse nommée Miaoshan (littéralement, «merveilleuse bonté »), qui rejette le mariage arrangé pour elle et donne ses membres, ses yeux et enfin sa vie pour guérir son père malade. Le récit est riche en implications pour ce qui est de la notion bouddhiste de la piété filiale, car il contredit le modèle familial chinois classique selon lequel ce sont les fils qui ont la responsabilité du salut posthume de leur père alors que les filles sont mariées et, de ce fait, appartiennent à d’autres familles. Un autre élément intéressant est l’automutilation et le sacrifice de la fille. La décision de Miaoshan d'accepter de souffrir pour le bien de ses parents peut être interprétée comme une abnégation familiale, comme un renoncement à l’idéal classique de féminité et comme une manifestation de compassion équanime à l'égal d'un bodhisattva. Après le XIVe siècle en Chine, les sculptures et la peinture attestent également de la transformation d’Avalokiteshvara d’homme en femme. Une variante iconographique dépeint Avalokiteshvara comme un bodhisattva féminin, descendant des nuages avec un bébé mâle dans les bras. Sous cette forme, elle est censée assurer la naissance d’un fils aux femmes qui sollicitent sa protection. D’autres manifestations du culte d’Avalokiteshvara créent un centre de pèlerinage sur l'île Putuoshan (province du Zhejiang, Chine) supposée être son royaume. (note) Comme les saints d’autres traditions religieuses, les bodhisattvas représentés dans le Sutra du Lotus ont été vénérés à la fois comme agents de salut et comme modèles à imiter. Le chapitre XXIII décrit comment le bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes, Yakuo), connu dans une vie antérieure sous le nom de Sarvasattvapriyadarsana (Vision-de-Joie-pour-Tout-Être), fait le don suprême en brûlant son corps en offrande à un bouddha, dans un acte spectaculaire d'auto-crémation. Comme nous le verrons dans le chapitre de James Benn de ce volume, en Chine, l’exemple de ce bodhisattva est devenu un modèle controversé, mais néanmoins très respecté, de la pratique du suicide ascétique. De même qu’Avalokiteshvara, Bhaishajyaraja apparaît dans des textes autres que le Sutra du Lotus, comme, par exemple, celui qui aide à guérir de la maladie et de prolonger la vie. (réf) Les symboles tirés du Sutra du Lotus ont également été incorporés dans la religion locale en Asie du Sud-Est et ont acquis une vie propre dans le domaine des arts. Les paraboles, comme celle de la maison en feu ou celle du joyau caché dans le vêtement, étaient reprises dans la peinture et la poésie, dans les contes et les chansons populaires, s’intégrant ainsi au vocabulaire religieux commun. (note) L’imaginaire lotusien a également inspiré de nouvelles formes iconographiques, comme les Tours aux Trésors sur le modèle du stupa qui apparaît dans le chapitre XI. Des représentations des deux bouddhas, Shakyamuni et Maints-Trésors (Taho), assis côte à côte dans la Tour-aux-Trésors ont été reproduites à travers tout le Sud-Est asiatique et étaient utilisées comme mandalas, objets de culte et articles funéraires. (réf) Les idées du Lotus se sont également répandues au-delà de la dévotion spécifique pour le Sutra et ont influencé la culture religieuse au sens large. Ce processus est particulièrement évident au Japon, où le Sutra du Lotus est devenu le plus connu et le plus populaire des textes bouddhiques. Bien que d’autres sutras mahayana enseignent aussi que la bodhéité est accessible à tous, c'est le Lotus qui est le plus identifié avec la délivrance universelle, surtout avec le salut de ceux qui sont réputés difficiles à sauver, notamment les femmes considérées comme portant des fardeaux karmiques plus lourds que les hommes, et aussi les «hommes mauvais» comme les chasseurs et les guerriers dont les métiers héréditaires les contraignaient à violer les normes de l’éthique bouddhiste. (réf) Le Sutra du Lotus est également associé à des discours sur l’Éveil des herbes et des arbres (la bodhéité du monde non-sensitif), thème favori dans la poésie et le théâtre Nô. Beaucoup de poètes, parmi les plus reconnus du Japon médiéval, étaient des moines et des nonnes, et la question s'est même posée de savoir si la poésie était une activité convenable à ceux qui avaient renoncé au monde. La poésie ne serait-elle pas finalement une activité frivole qui entraîne l’auteur dans le domaine des sens et de la quête mondaine de la gloire littéraire ? Faisant barrage à cette critique, on invoquait l'argument des divers stratagèmes salvifiques menant tous les êtres au Véhicule unique. D’autant que les enseignements tendai sur la non-dualité de la réalité conventionnelle et de la vérité ultime permettaient de redéfinir la poésie, la littérature et les arts scéniques en tant que «chemins» ou «moyens» (michi) de la réalisation spirituelle. Partant de là, loin d'être une distraction mondaine, les arts (en fait, toutes les activités) peuvent, lorsqu’ils sont pratiqués avec l'attitude appropriée, devenir un véhicule par lequel se vit la vérité religieuse. C’est ainsi que dans un passage célèbre du roman du début du XIe siècle, le Dit du Genji, le protagoniste, le Prince Genji, compare la création de récits fictifs aux expédients salvifiques de l'enseignement du Bouddha dans le Sutra du Lotus. (note) L'influence d’une telle approche est encore constatée aujourd'hui dans l'orientation adoptée par les mouvements lotusiens pour lesquels la foi trouve son expression dans les activités de la vie quotidienne. Il est impossible, en un seul volume, de donner une image exhaustive de l'impact du Sutra du Lotus sur le monde bouddhiste de l'Asie du Sud-Est. Dans ce chapitre d'introduction et les textes qui suivent, nous avons cherché à aborder quelques thèmes majeurs de l'histoire de la perception du Sutra Lotus afin de fournir des repères, aux lecteurs intéressés, pour une étude plus approfondie. |
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