|
|
|
||
Jacqueline I. Stone est professeur de religions japonaises au Département des Religions de l’Université de Princeton. Elle est l'auteur de Original Enlightenment and the Transformation of Medieval Japanese Buddhism (Honolulu: University of Hawai‘i Press, 1999) qui a reçu le Prix de l'Académie Américaine des Religion pour l'excellence dans l'étude des religions (recherches historiques). Ses travaux actuels portent sur le bouddhisme et identité nationale au Japon prémoderne et moderne et l'histoire de la tradition bouddhiste Nichiren. Autres articles de Jaqueline I. Stone sur ce site :
|
||
[8] Faire de ce monde une Terre de Bouddha |
||
Dans ce chapitre, j’examinerai la manière dont le Sutra du Lotus s’achemina vers une doctrine d’une Terre de Bouddha inséparable de ce monde ainsi qu’à l’interprétation qu’en donnèrent ses principaux propagateurs. Cette approche éclaire à la fois certaines lectures surprenantes inspirées par ce sutra et les processus herméneutiques par lesquels les textes bouddhiques, en général, supportent de continuelles réinterprétations, selon les contextes culturels et les circonstances historiques. Eternité de la présence du Bouddha selon le Sutra du Lotus La cosmologie bouddhiste part du principe que Gautama Shakyamuni est notre maitre dans le monde Saha du cycle actuel ; il est le Bouddha qui apparut ici et enseigna le Dharma pour la délivrance de tous. Le Sutra du Lotus affirme cette conception dans la section versifiée du chapitre III, Parabole, lorsque Shakyamuni dit :
Le Sutra du Lotus va bien au-delà de cette vue traditionnelle en proclamant que le Bouddha Shakyamuni est toujours là, « demeurant dans ce monde présent ». Cette remarquable déclaration s’inscrit dans la révélation révolutionnaire du chapitre XVI, Durée de la Vie de l’Ainsi Venu (désormais, Durée de la Vie), qui décrit l’Éveil originel du Bouddha dans le passé inconcevablement éloigné. Shakyamuni révèle que, contrairement à ce que tout le monde pense, il n’a pas atteint la bodhéité suprême pour la première fois dans cette vie mais il y a d’incalculables, inconcevables kalpas :
Dans cette perspective, les événements majeurs de la biographie du Bouddha – son renoncement au monde, son Éveil sous l’arbre bodhi et son entrée dans le parinirvana – furent seulement des « moyens appopriés* », destinés à susciter chez les êtres vivants un esprit de recherche pour les enseignements du Bouddha. Dans la section versifiée du même chapitre il dit :
Dans le contexte dans lequel le Sutra du Lotus fut rédigé, cette nouvelle image d’un Bouddha Éveillé depuis le passé atemporel et enseignant constamment, à la fois dans ce monde et dans d’autres, est une des nombreuses innovations dans la pensée mahayana comme celle d’apratisthita nirvana (nirvana "non fixé", celui où on ne demeure ni dans le samsara ni dans le nirvana) ou bien de Dharmakaya (Corps du Dharma*) : le Bouddha omniprésent qui, contrairement aux doctrines du principal courant bouddhiste indien, n’est pas décrit comme parti dans un nirvana final, mais comme encore accessible aux pratiquants et, en un sens, entrant avec eux en dialogue. La révélation de Shakyamuni que sa bodhéité est atemporelle transforme le modèle classique d’un Éveillé qui apparaît, enseigne et disparaît en un bodhisattva du Mahayana qui choisit de ne pas entrer dans le nirvana pour demeurer activement dans le monde samsarique pour le salut des êtres. Dans le même temps, en proclamant cette nouvelle figure d’un Bouddha demeurant constamment en ce monde, le chapitre Durée de la Vie introduit la notion d’une Terre de Bouddha immanente au monde ici-bas, tout en étant radicalement différente de l’expérience ordinaire que nous en avons, car libérée du déclin, du péril et de la souffrance. Comme il est dit dans les stances :
Certains commentateurs ont interprété la "terre pure" dans ce passage comme un royaume idéal hors de notre monde, quand d’autres l’ont compris comme immanente au monde actuel, bien que non ressentie par ceux dont la perception est faussée. (réf.) Dans le Sutra du Lotus même, l’idée d’une Terre de bouddha immanente n’est pas développée de façon doctrinale ‒ pas plus que cette Terre n’est liée aux notions d’une société bouddhiste idéale. Toutefois, la suite du Sutra montre à quel point cette notion fonde l’enseignement d’une Terre de bouddha possible en ce monde.Terre de bouddha et non-dualité générale L’idée que le monde ici-bas et la Terre Pure ne sont pas fondamentalement deux mondes distincts mais deux faces d’une non-dualité est un thème récurrent du Mahayana : un esprit obscurci voit un monde de souffrances alors qu’une personne éveillée voit une Terre de Bouddha. (note) Un point de vue proche est celui de Terres Pures spécifiques – celle d’Amitabha (Amida) et celles d’autres bouddhas – qui ne seraient pas seulement des mondes supérieurs où renaissent les adeptes mais des terres accessibles à des contemplatifs accomplis. (réf.) En Asie du Sud-Est, cette façon de penser, bien qu’aucunement limitée au Sutra du Lotus, en vint à être considérée comme spécifiquement lotusienne du fait de son développement dans la tradition chinoise du Tiantai, pour qui ce sutra est le texte sacré central. Comme il a été noté au chapitre 1 de ce volume, un des problèmes qui se posa aux exégètes bouddhistes chinois du Moyen Age, et ce à travers les différentes écoles et lignées, fut comment conceptualiser la relation entre le mental ou principe (li) et les phénomènes concrets observables de ce monde (shi). Le grand-patriarche du Tiantai, Zhiyi (538-597), en fit une exégèse très élaborée. S’appuyant sur les notions mahayana de vacuité et de non-dualité, Zhiyi pensa que tous les phénomènes, étant dépourvus de substance indépendante, s’interpénètrent à tout instant et s’incluent les uns les autres sans perdre leur identité individuelle. Ce concept est exprimé succinctement dans le fameux énoncé : "Il n’y a pas une seule couleur, une seule odeur qui ne soient la voie du milieu". (note) Zhiyi fit de ce concept l’objet d’une méditation élaborée et l’exprima par un modèle monumental et complexe, appelé « les trois mille mondes en un instant » (yinian sanqian, ichinen sanzen), selon lequel l’esprit et la totalité du cosmos sont en mutuelle interdépendance. Dans ce modèle, le bien et le mal, l’éveil et l’illusion, le sujet et l’objet ainsi que tous les niveaux d’existence sensitive, depuis les êtres en état d’enfer, les esprits faméliques, les animaux jusqu’aux bodhisattvas et aux bouddhas, aussi bien que leurs « terres » (environnements correspondants), sont inhérents à la conscience, à chaque instant-pensée. (réf.) Le schéma de Zhiyi intégrait l’inséparabilité, ou non-dualité, des êtres vivants sensitifs et de leur environnement non-sensitif. (note) Le concept de l’inséparabilité de la personne et de son environnement [esho-funi], ou du sujet vivant et de son monde objectif, fut ultérieurement développé par Zhanlan (711-782), sixième grand-patriarche tiantai, en tant que "non-dualité de la rétribution originelle et de la rétribution dépendante (karmique)", l’une des "dix non-dualités" [jippu-nimon] élaborées dans son Hokke Gengi Shakusen, commentaire de l’analyse du Sutra du Lotus par Zhiyi. (réf.) Il avance l’idée que les effets cumulés des actes d’un sujet trouvent leur expression en tant que "rétribution originelle" ‒ les composantes physiques et mentales d’une personne ou d’un être vivant ‒ et simultanément en tant qu’environnement de ce sujet qu’il appelle "rétribution dépendante" ; la personne et son environnement devant être finalement considérés non-duels. La Terre refléterait donc l’état de vie des êtres vivants. Le monde de ceux qui sont en enfer est infernal, tandis que le monde de ceux qui sont Éveillés est, par définition, la Terre de Bouddha. Commentant le principe de Zhiyi à partir de cette perspective, Zhanlan écrit :
En réfléchissant sur le caractère inné de la Terre de Bouddha, Zhanlan avança la proposition selon laquelle même les être non-sensitifs tels que les pierres et les arbres possèdent la nature de bouddha (bussho, buddhadhatu). (note) Il apportait ainsi sa contribution à l’effort des penseurs bouddhistes chinois pour étendre la potentialité de la bodhéité à un univers aussi large que possible. De façon plus spécifique, sa doctrine peut être comprise comme un développement de l’enseignement de Zhiyi, à savoir que les êtres vivants et leur environnement objectif, dans tous les mondes-états, depuis l’état d’enfer jusqu’à l’état de bodhisattva et l’état de bouddha, sont inhérents à chaque instant-pensée. Zhanlan écrit :
Bien que la bodhéité des êtres non-sensitifs ait été énoncée plus tôt par le lettré Jizang (549-623) de l’école Sanlun zhong [école des Trois traités] et par d’autres, Zhanlan demeure le plus fréquemment associé à cette doctrine. A l’opposé de la position de l’école Huayan [Kegon*] et autres écoles rivales, qui généralement réservaient la potentialité de l’Éveil aux êtres sensitifs, Zhanlan soutint que les êtres non-sensitifs sont dotés de la nature d’ainsité [nyonyo, tathata] et par conséquent de la bodhéité potentielle, proclamant ainsi la supériorité de l’inclusivité tiantai. Zhanlan joua un rôle déterminant dans l’édification de l’identité de l’école Tiantai, si bien que les notions de bodhéité potentielle de l’environnement non-sensitif se trouvèrent fortement liées au Sutra du Lotus et au Tiantai. Les érudits tiantai de la Chine médiévale élaborèrent des doctrines sophistiquées de la non-dualité du sujet vivant et du monde objectif où il réside [esho funi], soulignant que la condition de l’environnement est un reflet du degré d’illusion ou d’Éveil des êtres vivants : lorsqu’un pratiquant atteint l’Éveil, son environnement devient la Terre de Bouddha. Cette façon de voir le monde restait largement à un niveau de spéculation théorique ; la bodhéité n’était pas véritablement envisagée comme un but que la majorité des pratiquants était supposée atteindre dans cette vie. Pour autant, ces idées de principe contribuaient à valoriser le présent, le monde phénoménal, et à envisager le monde non pas comme un lieu de souffrances dont on devait se libérer, mais comme inséparable du principe ultime de l’univers. Plus tard, les commentateurs japonais ont lu le Sutra du Lotus également en termes de réalité non-duelle, à savoir que ce monde est inséparable de la Terre de Bouddha, mais ils orientèrent la conclusion de cette interprétation en de nouvelles directions. Comme nous l’avons noté dans le chapitre 1 de ce volume, le bouddhisme tendai au Japon se différencia de son parent tiantai continental par l’assimilation du bouddhisme ésotérique. Le bouddha cosmique des enseignements ésotériques ‒ Mahavairocana en sanskrit ou Dainichi en japonais – est considéré non pas comme une personne, historique ou mythique, mais comme le monde du Dharma ou l’univers lui-même : toutes les formes sont son corps, tous les sons sont sa parole, toutes les pensées sont son esprit. Autrement dit, les six éléments ‒ terre, eau, feu, vent, espace, esprit ‒ créent le corps-esprit du bouddha cosmique et celui du pratiquant ; il n’y a donc aucune différence ontologique entre eux. Cette identité inhérente du corps, de la parole et de l’esprit du pratiquant avec ceux du bouddha cosmique pouvait, disait-on, se manifester en représentation des "trois mystères" – l’emploi des mudras ou gestes symboliques codifiés la récitation de mantras (incantations) et les exercices de visualisation – "réalisant la bodhéité dès ce corps" (sokushin jobutsu). Dans les enseignements ésotériques tendai (taimitsu), le bouddha cosmique est Shakyamuni, Éveillé atemporel du chapitre Durée de la vie et sa Terre – qui est l’univers entier ‒ est conçue en termes mandaliques, comme un présent perpétuel, une actualisation de la Grande-assemblée du Sutra du Lotus. (note) Sous l’influence de l’ésotérisme tendai, durant la période médiévale japonaise (approximativement du XIIème au XVIème s.), le Sutra du Lotus en vint à être lu sous l’angle de l’"Éveil primordial" (hongaku), compris comme le profond message de l’enseignement essentiel (honmon) des quatorze derniers chapitres du Sutra. (réf.) Selon cette doctrine (hongaku), la bodhéité n’est pas considérée comme l’aboutissement d’une pratique mais plutôt comme l’état de toute chose, en tant qu’ainsité, bien que les esprits plongés dans l’illusion n’en soient pas conscients. Ainsi la pratique est redéfinie non pas comme un moyen pour atteindre un but mais comme le véhicule qui permet la prise de conscience (l’Éveil) de cette bodhéité qui, en somme, est inhérente. De ce point de vue, ce monde est, bien sûr, la Terre de Bouddha. Cette idée est parfois exprimée métaphoriquement par la phrase :
Au Moyen Âge, dans certains courants monastiques du Tendai, des initiations secrètes concrétisèrent parfois rituellement cette métaphore. C’est le cas, par exemple, du « précepte d’initiation » (kai kanjo), une transmission du sens secret des préceptes pratiquée par la lignée Tendai Kurodani. Dans cette cérémonie initiatique, maitre et disciple partagent le même siège avec un statut égal, comme les deux bouddhas Shakyamuni et Taho (Prabhutaratna), assis ensemble tels que les décrit le Sutra du Lotus au chapitre Apparition de la Tour aux Trésors. Une description antérieure du rite précise qu’à la différence de la cérémonie ordinaire du transfert des préceptes, cette initiation n’est pas une transmission linéaire depuis le Bouddha à une succession de patriarches. En effet, selon l’enseignement stipulant que l’« Assemblée sur le Pic Sacré du Vautour est solennellement présente et n’a pas encore été dispersée », maitre et disciple se manifestent sous la forme de deux bouddhas dans la Tour-aux-Trésors, et l’instant mythique de l’exposé du Sutra du Lotus se manifeste dans le présent. (réf.) Ce rite particulier n’est qu’un exemple parmi d’autres d’une interprétation de la Terre du Bouddha Shakyamuni, l’Éveillé primordial du Sutra du Lotus, éternellement présent ; c’est une réalité mandalique accessible par une pratique rituelle, par la méditation ou par la foi. Etablir la Terre de bouddha dans la nature, la géographie et la nation Que la Terre du Bouddha immanent soit comprise comme une potentialité à atteindre dans le futur ou bien comme une réalité originellement inhérente s’accomplissant par une pratique, ces diverses interprétations, au-delà de toutes autres notions, posent la question de l’universalité de la non-dualité : quand un individu atteint la bodhéité, son environnement l’atteint également. Par ailleurs, dans le Japon pré-moderne, le Sutra du Lotus était transmis dans un contexte plus concret, en rapport avec des lieux particuliers. De même que les notions de non-dualité, ces interprétations n’étaient pas limitées au Sutra du Lotus. Bodhéité et le monde de la nature Une des façons de définir la Terre du Bouddha immanent telle que suggérée dans le Sutra du Lotus était son association étroite avec le monde de la nature, idée fréquemment exprimée par la doctrine de « l’atteinte de la bodhéité des herbes et des arbres » (somoku jobutsu). Tant dans les cercles shingon que tendai, l’affirmation qu’herbes et arbres pouvaient atteindre la bodhéité fut d’abord présentée comme l’expression d’une position plus large, universelle, selon laquelle tous les êtres vivants possèdent la nature de bouddha. Kukai (774-835), créateur de l’école japonaise du Shingon, argua que les plantes et les arbres, bien que non-sensitifs, sont composés des mêmes cinq éléments que le Corps du Bouddha cosmique et ne peuvent par conséquent être distingués du Corps du Dharma, le principe ultime. Saicho (766 ou 767-822), qui fonda l’école japonaise du Tendai, soutint également que les herbes et les arbres pouvaient atteindre la bodhéité, s’opposant en cela à l’école Hosso (Faxiang ) qui restreignait la potentialité de la bodhéité aux êtres sensitifs de capacité particulièrement développée. Cette assertion, à l’instar de celle de Zhanlan, commença comme une tentative visant à étendre les implications de l’inclusivisme mahayana et eut, à l’origine, peu à voir avec ce que nous appellerions "nature", au-delà et en opposition avec les concepts de "culture" et de "civilisation". Mais là où Zhanlan et les autres exégètes chinois avaient soutenu que les êtres non-sensitifs manifestaient leur bodhéité seulement en réponse à celle des êtres vivants, au Japon cette doctrine se focalisa de façon accrue sur la vie des plantes et le monde de la nature. Les commentateurs tendai japonais, après Saicho, insistèrent sur le fait que les herbes et les arbres, par leur propre volonté, peuvent aspirer à la bodhéité, s’engager dans une pratique et parvenir à l’Éveil. « Herbes, arbres et la terre elle-même : tout deviendra bouddha », écrivit le penseur tendai Annen (841-?), dans une phrase fréquemment citée dans les sources exégétiques. (réf.) Annen n’a jamais explicité clairement ce que signifiait cette affirmation, mais un texte ultérieur l’explique de cette façon :
Ici la réalisation de la bodhéité par les herbes et les arbres est comprise comme le cycle de leur vie naturelle : germination, fleuraison, maturation, flétrissement. C’est une des lectures possibles de l’Éveil originel selon laquelle, pour des yeux éveillés, l’apparition et le dépérissement de tout phénomène tel qu’il est ne représentent rien d’autre que la vraie face de la réalité. En dehors des cercles d’érudits bouddhistes, les poètes et les auteurs médiévaux entendirent l’atteinte de la bodhéité par les herbes et les arbres (somoku jobutsu) comme un enseignement important du Sutra du Lotus. L’esprit des plantes, des arbres ou des fleurs parvenant à la délivrance des souffrances samsariques et atteignant la bodhéité grâce au pouvoir du Sutra du Lotus fut un thème récurent du théâtre Nô. Ce genre de représentations fut souvent thématiquement lié au chapitre V du Sutra du Lotus, La parabole des simples, dans lequel les herbes et les arbres de différentes sortes poussent à des hauteurs variées en accord avec leurs capacités, tous étant abreuvés par la même pluie. A l’intérieur du Sutra même, cette parabole est utilisée comme une métaphore de l’unité essentielle qui sous-tend la multiplicité des enseignements du Bouddha. Dans le théâtre Nô cependant, elle fut prise au sens propre pour signifier que les végétaux peuvent accéder à la délivrance. (réf.) Selon un érudit, les appropriations littéraires de ce thème « établirent historiquement dans la conscience populaire du peuple japonais une proximité durable entre bouddhisme et nature » et contribuèrent à forger l’idée d’un « monde de la nature » comme étant une sphère d’une valeur religieuse insurpassée. (réf.) Le Sutra du Lotus et la géographie sacrée Le Sutra du Lotus fut également lié à l’établissement de lieux sacrés. Le terme « montagnes volantes » fut utilisé pour identifier certaines montagnes particulières au Japon – généralement d’importants lieux de pratique bouddhique – comme équivalentes, ou parfois même identiques à des montagnes sacrées sur le continent asiatique ; de telles montagnes étaient souvent littéralement décrites comme ayant volé jusqu’au Japon. (réf.) Hiei, Omine, Kasagi et d’autres lieux de pratique ascétique en montagne furent tous en un temps identifiés comme étant le Pic du Vautour où le Bouddha Shakyamuni, éternellement présent, est dit prêcher sans discontinuer le Sutra du Lotus. (réf.) Dans les textes médiévaux tendai relatant les transmissions orales, le Mont Hiei, tout particulièrement, en tant que site du monastère principal tendai, Enryaku-ji, fut souvent mis sur le même plan que les lieux mémoriaux, comme le Pic du Vautour en Inde ou que le Mont Tiantai, site des temples principaux de la tradition parente en Chine. On a fréquemment souligné que ces trois sites [Gridhrakuta, Tiantai, Hiei] se trouvent au nord-est de la capitale de leur pays respectifs et constituaient donc des centres de protection de la nation, susceptibles de bloquer les influences démoniaques supposées venir de cette direction néfaste. Citons un de ces textes :
L’identification du Mont Hiei avec le monde de l’Assemblée du Lotus non seulement transposait le monde du Sutra au Japon mais soulignait également l’autorité de ce centre bouddhiste majeur. Une autre forme de lieu sacré fut le mandala géographique dans lequel des paysages spécifiques furent identifiés aux Terres de bouddha et de bodhisattvas particuliers ; visiter de tels sites revenait donc à pénétrer dans la Terre de Bouddha. Les régions Yoshino et Kumano de la péninsule Kii au Japon, par exemple, fameuses pour leur pèlerinage et leur pratique ascétique en montagne, furent respectivement identifiées avec les mandalas du bouddhisme ésotérique du Monde du Diamant (Vajradhatu, Kongokai) et du Monde de la Matrice (Garbhadhatu, Taizokai). Le Sutra du Lotus fut également projeté de cette manière sur certaines topographies. Selon une tradition, par exemple, la Péninsule Kunisaki, à Kyushu, un autre site majeur de la pratique ascétique en montagne, avait vingt-huit temples représentant les vingt-huit chapitres du Sutra; ses huit vallées principales correspondaient aux huit rouleaux du sutra; enchâssant plus de 69.380 images du bouddha, une pour chaque caractère du Sutra. (note) Cette spatialisation du Lotus permettait en fait au pratiquant de "lire" le sutra avec son corps à travers l’action physique de parcourir la route du pèlerinage. Le Lotus en tant que sutra protecteur de la nation Dès le VIIIe siècle, bien avant la formation des itinéraires de pèlerinages médiévaux ou des arguments savants concernant la bodhéité des végétaux, le Sutra du Lotus fut lié à un autre site spécifique, le Japon lui-même. Cela débuta par l’adoption du Lotus comme "sutra protecteur de la nation" (chingo kokka kyo), un rôle qui ne lui fut jamais assigné de façon officielle en Asie du Sud-Est. Comme le suggère l’appellation, les sutras protecteurs de la nation étaient des textes sacrés récités de manière rituelle pour la protection du pays. Cette pratique était rarement liée de façon explicite à des concepts doctrinaux tels que la non-dualité de la personne et de l’environnement mais représentait plutôt une attente thaumaturgique de la force protectrice du rite bouddhiste pratiqué par des gens de tous rangs sociaux. Les deux sutras les plus largement employés à cette fin en Chine et en Corée furent le Sutra de la Sagesse du Roi vertueux (Renwang jing, Ninno*) et le Sutra de la Lumière d’Or (Suvarnaprabhasa-sutra, Jinguangming jing Konkomyo kyo). Tous deux comportaient des passages en rapport avec la protection de la nation. Le Sutra de la Sagesse du Roi vertueux traite des compétences et des qualités d’une gouvernance vertueuse, tandis que le Sutra de la Lumière d’Or promet que les Quatre Rois du Ciel protègeront le pays où le Dharma est correctement respecté. Au Japon, ces deux sutras furent intégrés à des rites de cour pour la prospérité du pays et furent récités à cette fin dans le palais et les provinces dès les dernières années du VIIe siècle. (réf.) A la différence de ces sutras, cependant, le Sutra du Lotus n’avait pas de contenu spécifiquement relié aux thèmes de la protection de la nation ou de la gouvernance bouddhiste. Pourquoi alors fut-il adopté avec ce but ? Une des raisons est à chercher dans l’établissement de temples en province, et tout particulièrement de temples pour les moniales. En 741, l’empereur Shomu, bouddhiste fervent, ordonna la création d’un réseau de temples, avec un monastère pour hommes et un monastère pour femmes dans chaque province pour la prospérité du pays. Il a été activement secondé dans cette tâche par son épouse, l'impératrice Komyo. Ces monastères de province pour hommes étaient connus comme des « temples de la protection du pays par les quatre grands Rois célestes grâce au Sutra de la Lumière d’Or » alors que les monastères pour femmes étaient désignés comme « temples pour l’éradication des fautes grâce au Sutra du Lotus ». Les moines et les moniales de ces monastères devaient réciter tous les mois, respectivement, le Sutra de la Lumière d’Or et le Sutra du Lotus. (réf.) Jusque récemment, les érudits soutenaient que les nonnes étaient assignées à la récitation du Sutra du Lotus du fait de la relation entre leur statut de femmes et l’épisode de la fille du Roi-Dragon dont le changement de sexe est décrit dans le chapitre XII du Lotus, Devadatta (voir ch. 3 de ce volume). Les érudits envisageaient également les monastères de province pour moniales d’un point de vue correspondant au Japon médiéval tardif, avec des femmes devant porter un fardeau karmique particulièrement lourd, qu’elles avaient à éradiquer afin d’atteindre la délivrance. Cependant de récentes études ont montré qu’au Japon du VIIIe siècle le chapitre Devadatta et la fille du Roi-Dragon n’étaient pas bien connus. L’histoire de la fille du Roi-Dragon et de son changement de sexe commença à attirer l’attention seulement à partir du IXe siècle et la notion de l’état de femme en tant qu’obstacle à la délivrance avait encore beaucoup de chemin à faire. Une thèse avance que l’impératrice Komyo, qui joua un rôle prépondérant dans l’édification de temples de provinces pour nonnes, en eut l’idée en entendant parler d’un hall du Lotus pour la pratique du samadhi* lotusien (Fahua sanmei, Hokke zanmai) ‒ un rituel de méditation tiantai voué à l’éradication des entraves karmiques – érigé par décret impérial au monastère Anguosi pour les bhadanta (moines virtuoses) à Luoyang, capitale chinoise des Tang, pendant l’ère Kaiyuan (713-741). Si cette théorie est juste, alors les fautes que les nonnes des temples japonais de province devaient expier par leur récitation du Sutra du Lotus n’étaient pas « leurs fautes » personnelles en tant que femmes mais celles de la population dans son ensemble. (réf.) Dans tous les cas, au travers de la communauté des nonnes du système monastique provincial, le Lotus en vint à être associé au thème de la protection de la nation. Saicho, le fondateur du Tendai, joua aussi un rôle important en établissant le Lotus comme sutra protecteur de la nation. Au monastère qu’il fonda au Mont Hiei, Saicho institua deux courants d’étude : l’un basé sur le bouddhisme ésotérique et l’autre sur l’étude et la méditation s’appuyant sur le Sutra du Lotus et les enseignements traditionnels du Tiantai. Ceux qui suivaient ce dernier courant, stipulait-il, devaient être capables de réciter et d’enseigner les sutras du Lotus, de la Lumière d’Or (Konkomyo kyo) et de la Sagesse du Roi vertueux (Ninno*) pour la protection de la nation.
(réf.)
Sous l’influence de Saicho, au moins pour une part, le Sutra du Lotus fut bientôt formellement ajouté aux sutras de la Lumière d’Or et de la Sagesse du Roi vertueux, pour constituer une triade d’écritures sacrées pour la protection de la nation. Vers 877, un édit de la cour requerra que les maitres-enseignants de province soient instruits et capables de réciter l’ensemble des trois.
(réf.) |
||
Les sutras protecteurs de la nation étaient supposés étendre leur force protectrice à tous les pays où ils étaient révérés et récités. Mais le Sutra du Lotus en vint à être considéré particulièrement lié au Japon, une idée dont Saicho put être à l’origine. D’une certaine façon, Saicho considérait le Sutra du Lotus comme universel et englobant toute chose. En établissant le Tendai, comme une école indépendante, il chercha à inclure le rituel ésotérique, la méditation tendai, les préceptes, la pratique Zen et, en fait, la totalité du bouddhisme dans le cadre du Véhicule unique du Sutra du Lotus, qu’il considérait comme le seul véritable enseignement parfait. D’un autre côté, cependant, tout en soutenant le Sutra du Lotus et les enseignements tendai, il faisait valoir que le Lotus convenait particulièrement à son temps et son lieu.
Zhiyi et d’autres exégètes chinois ont attribué les différences parmi les enseignements bouddhistes sur le compte des adaptations par le Bouddha de son enseignement en fonction des diverses capacités de ses auditeurs. Saicho étendit cette notion de différence de réceptivité au pays dans son ensemble : le peuple japonais, affirmait-il, est par nature particulièrement apte à recevoir l’enseignement parfait, à savoir le Sutra du Lotus. Il écrivit :
La notion de relation particulière entre le Sutra du Lotus et un pays particulier peut, à première vue, sembler étrange étant donné l’assertion universaliste du Sutra selon laquelle « tout atteindra la voie de bouddha ». Cependant, les bouddhistes japonais furent de bonne heure fort conscients de la position excentrée de leur pays, petite île en marge du monde bouddhiste, loin du lieu d’apparition du bouddhisme en Inde et de l’époque du Bouddha historique, comme l’exprime de façon récurrente les termes ‘‘masse hendo’’ (une terre périphérique dans les derniers âges). Des revendications selon lesquelles des écritures sacrées, des êtres de grande vertu, ou des maitres révérés eurent de profonds liens karmiques avec le Japon sont relevées tout au long de discours bouddhistes japonais pré-modernes. Ces représentations prenant le Japon pour centre vont dans le sens d’une distanciation spatiale et temporelle de la source du bouddhisme, suggérant que la prospérité du Dharma persiste et que l’Éveil peut toujours être atteint ‒ même en la lointaine terre du Japon (ou à certaines périodes) et dans les derniers âges. (réf.) L’argument de Saicho en faveur d’une relation particulière entre le Sutra du Lotus et le Japon doit être compris sous cet angle. L’allégation de cette connexion servit non seulement à appuyer l’idée d’un affranchissement par rapport au Bouddha historique Shakyamuni à travers le temps et l’espace, mais dans les faits conféra au Japon un statut spécial en tant que lieu où le Sutra du Lotus, l’enseignement le plus profond du Bouddha, fleurirait.
L’idée selon laquelle le Japon jouissait d’une relation privilégiée avec le Sutra du Lotus fut réitérée par d’autres penseurs tendai, dont Annen et Genshin (942-1017). (réf.) De telles revendications servirent non seulement à promouvoir l’autorité de l’école Tendai, proclamant le Sutra du Lotus comme fondamental, mais aussi à conférer au Japon une place importante et même centrale dans l’univers bouddhiste. Le Sutra du Lotus, le Japon et Nichiren La figure la plus influente dans cette gamme d’interprétations associant le Sutra du Lotus avec la bodhéité du pays est incontestablement Nichiren (1222-1282). A l’origine, moine tendai, Nichiren est réputé pour avoir initié un de ces mouvements appelés de la "pratique unique" au Japon de Kamakura (1185-1333). La revendication de ces mouvements à savoir qu’une seule forme de pratique pouvait libérer de tout, fut fortement enracinée dans les idées du Tendai sur le Véhicule unique et dans le cas de Nichiren, fut explicitement rattachée au Sutra du Lotus. Nichiren a hérité de la position du Tendai qui considérait le Sutra du Lotus comme l’enseignement ultime du Bouddha, tout autre enseignement étant provisoire. Il maintint que seul le Sutra du Lotus mène à la délivrance à l’âge du Dharma final, dans lequel ses contemporains et lui-même estimaient vivre. Nichiren se fit également le défenseur de l’universelle récitation du daimoku (titre) du Sutra, sous la forme de Namu Myoho Renge Kyo, avec une pratique qui, sur le plan doctrinal, s’appuyait sur l’enseignement originel (honmon), soit les quatorze derniers chapitres, qu’il voyait comme spécialement destinés par le Bouddha à cette époque. (note) En fait, Nichiren réunit pratiquement toutes les associations préexistantes entre le Sutra du Lotus et la terre ou le pays et les intégra dans sa revendication de la validité exclusive du Sutra du Lotus au temps présent. Dès le début, la non-dualité des êtres vivants et de leur environnement fut un concept majeur pour Nichiren. Il le développa à la fois en conformité avec les enseignements tiantai/tendai traditionnels concernant l’interpénétration de l’esprit et de tout phénomène, ainsi que dans la perspective du bouddhisme ésotérique. Un passage de son premier traité, écrit à l’âge de 21 ans, dit notamment :
Dans ses premiers écrits, Nichiren a développé cette idée en opposition aux enseignements contemporains de la Terre Pure et contre leur philosophie d’«aspiration à la Terre pure en tirant un trait sur ce monde souillée» cherchant la renaissance après la mort dans le Royaume de l'Ouest du Bouddha Amida :
Nichiren a également développé l'idée que la Terre du Bouddha immanent est une réalité omniprésente qu'on peut pénétrer par la foi. Dans son Ecrit majeur, Le véritable objet de vénération (Kanjin honzon sho), il écrit :
Cette Terre pure de la demeure constante est le véritable monde décrit dans le Grand mandala conçu par Nichiren, un objet de vénération calligraphié (honzon) qui représente en caractères chinois et lettres sanskrites la Grande-assemblée du Pic du Vautour du Sutra du Lotus, où Shakyamuni, toujours présent prêche à ses auditeurs. Pour Nichiren, la foi dans le Sutra du Lotus abolit ainsi tout clivage spatio-temporel entre le Bouddha et ses disciples ; en adhérant à ce sutra et en récitant son daimoku, on peut entrer immédiatement dans l'Assemblée de Lotus et demeurer en la présence du Bouddha. De surcroit, Nichiren associa le Sutra du Lotus à la protection de la nation, les liant ostensiblement à l’enseignement de la pensée du Tendai sur la non-dualité de la personne et de l’environnement et les adaptant à son parti pris d’exclusivisme du Sutra du Lotus. Puisque la personne et son environnement sont non-duels, Nichiren estime que la vérité et l’efficience de la pratique religieuse d’une personne se mesurent à l’aune des conditions extérieures du pays et de la société auxquels elle appartient. Le Japon de son époque souffrait de nombreuses calamités : famine, tremblements de terre, épidémies ainsi que de la menace d’une invasion mongole. Nichiren vit ces désastres comme résultant de la diffamation largement répandue du Dharma, soit le rejet du Sutra du Lotus au profit de ce qu’il jugeait inférieur, les enseignements provisoires n’étant plus adaptés aux capacités des êtres humains de mappo. Nichiren développe ce thème dans son fameux Rissho Ankoku ron (Traité pour la pacification du pays par la propagation du Vrai Dharma), qu’il adressa au gouvernement en 1260. Il y réprimande le shogunat de Kamakura pour son soutien aux moines qui diffusent des enseignements qui, de son point de vue, ne sont plus efficaces. Pour lui, la réponse aux problèmes du pays était claire comme de l’eau de roche :
La conviction selon laquelle seul le Sutra du Lotus peut sauver le peuple justifie le choix de Nichiren de la pratique de shakubuku (shaku signifie, "plier", "couper" et buku, "assujettir", "soumettre"), méthode visant à enseigner le Dharma par la confrontation, en corrigeant les vues erronées ou attachements aux enseignements provisoires. Comme le remarque Ruben L. F. Habito au chapitre 7 de ce volume, la critique de Nichiren des autres formes de bouddhisme ‒ ainsi que des personnalités officielles du gouvernement qui les soutenaient ‒ provoqua la colère du shogunat et des chefs des religions influentes, de sorte que lui-même et sa communauté subirent des persécutions de façon répétée. De surcroit, Nichiren éprouvait le besoin de défier le gouvernement dès que celui-ci s’opposait au Sutra du Lotus. (réf.) Dans ce contexte, Nichiren se référait à la cosmologie bouddhiste traditionnelle et à l’idée du Bouddha Shakyamuni, maitre du monde Saha, afin d’insister sur le fait que l’autorité du Dharma, et du Sutra du Lotus en particulier, transcendait le pouvoir temporel :
Comme nous l’avons vu, en enseignant que l’établissement du vrai Dharma apporterait la paix, Nichiren unifia explicitement divers pans de la doctrine bouddhiste ayant trait à la non-dualité des êtres sensitifs et de leur environnement. Cela allant de pair avec les forces perceptibles du rituel bouddhiste au bénéfice du pays, le tout au service de son exclusivisme du Lotus. Une caractéristique frappante de cette approche fut sa façon de proclamer que l’immanence de la Terre de bouddha dans ce monde ne devait pas seulement être vécue subjectivement, à travers la foi ou la méditation de chaque pratiquant, mais avait également vocation à se concrétiser dans le monde extérieur :
Ceci semble indiquer la conviction de Nichiren selon laquelle la foi dans le Sutra du Lotus pourrait conduire à une ère d’harmonie avec la nature, à une gouvernance juste et, en somme, à transcender l’impermanence. Dans son enseignement, établir la Terre de Bouddha en ce monde devient un but concret de pratique ; travailler à sa réalisation est la responsabilité des adeptes du Lotus. Figure marginale, fréquemment persécutée, comptant peu de disciples de son vivant, Nichiren devait abandonner l’espoir que cet objectif fût rapidement atteint. Pour autant, il introduisit dans la tradition du Sutra du Lotus une interprétation que l’on pourrait qualifier de millénariste, une prophétie ou une vision d’un monde idéal, basée sur la propagation d’une adhésion exclusive au Sutra du Lotus, réalisable dans un temps futur. Comme nous l’avons noté, Nichiren hérita de Saicho et d’autres prédécesseurs de l’école Tendai l’idée d’une relation privilégiée du Japon avec le Sutra du Lotus.
Plus tard dans son existence, Nichiren associa particulièrement ce lien entre le Sutra du Lotus et le Japon à son affirmation selon laquelle seul le daimoku était efficace. Cette tendance est à mettre en parallèle avec sa perception aiguë de lui-même comme porteur d’un enseignement nouveau, celui approprié au temps du Dharma final, uniquement basé sur l’enseignement d’origine tout en étant distinct de façon significative des premiers enseignements tendai. Etudiant l’analogie de Saicho à propos du lever et du coucher du soleil, évoquée précédemment, il écrivit :
Et plus loin il ajoutait :
L’idée de Nichiren ‒ à l’instar de celle de Saicho avant lui ‒ sur la relation du Japon avec le Sutra du Lotus, serait à replacer dans des discours pré-modernes à propos de la place du Japon dans la cosmologie bouddhiste, discours récurrents chez les leaders bouddhistes pour faire valoir la supériorité de leurs pratiques, doctrines et institutions. Cependant, dans la période moderne, la vision nichirénienne d’un Japon source d’un nouveau Dharma du Bouddha fut récupérée à d’autres fins, qu’un homme du Moyen Age eût difficilement imaginées. Le Sutra du Lotus et le nationalisme japonais moderne Pendant les six siècles environ qui suivirent la mort de Nichiren, son projet d’établir la Terre de Bouddha en ce monde par la propagation du Sutra du Lotus resta un idéal abstrait pour ses disciples, avec un faible espoir d’assister à sa réalisation dans un proche avenir. Mais au début du XXe siècle, cette vision fut pour la première fois assimilée à un programme politique et social concret, étroitement associée aux desseins expansionnistes de l’ère nationaliste. La conception de Nichiren revêtit alors un caractère millénariste* en tant qu’idéal religieux susceptible de se matérialiser dans un futur prévisible. Dans le bouddhisme nichirénien moderne, l’accent sur l’action sociale concrète doit beaucoup au modernisme bouddhiste, une forte tendance des porte-paroles bouddhistes, tout à la fois asiatiques et occidentaux, qui rejetant la propension au détachement et aux rites pour les morts, cherchent davantage à réorienter la pratique du bouddhisme vers un engagement social. Les modernisateurs du bouddhisme japonais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, eurent cependant à faire face à des défis particuliers lorsque le bouddhisme se vit attaqué par le nouveau gouvernement Meiji (1868-1912), qui décréta l’État shinto oasis idéologique de la nation. Les dirigeants de la nation étaient déterminés à faire du pays un état moderne, capable de tenir tête aux puissances occidentales, et les responsables de toutes les écoles bouddhistes s’efforcèrent de remodeler leurs traditions pour les adapter aux buts de la modernisation et de la construction de la nation ainsi qu’aux tendances impérialistes du Japon de cette époque. (réf.) Durant la période impériale du Japon moderne (1895-1945), la majorité des institutions religieuses, bouddhistes ou autres, soutenaient l’expansion de l’empire en promouvant auprès de leurs fidèles le patriotisme et la loyauté envers l’empereur et en envoyant des aumôniers officiers parmi les troupes japonaises à l’étranger, ainsi que des missionnaires en territoires soumis. Dans ce sens, l’orientation nationaliste moderne du Sutra du Lotus, ou celle avancée par les interprètes du bouddhisme de Nichiren, n’était pas nouvelle. Toutefois, ils l’avaient héritée, en partie de leur tradition doctrinale, de l’enseignement par Nichiren de l’établissement de la Terre de Bouddha dans ce monde et de sa prophétie selon laquelle le vrai Dharma émergerait un jour à partir du Japon. A l’époque, ces aspects étaient interprétés à la lumière des visées nationalistes et en fin de compte encourageaient ses visées d’une ferveur millénariste. Ces interprétations du Sutra du Lotus et de Nichiren, formulées à cette époque, sont communément appelées "nichirénisme" (nichiren-shugi), signifiant non pas le bouddhisme traditionnel de Nichiren soutenu par les temples et les moines (bien que le nichirénisme fût soutenu par certains) mais une doctrine populaire se réclamant de Nichiren, visant à concilier la pratique bouddhiste laïque et les aspirations nationales modernes. (réf.) (Cet emploi du terme nichirénisme centré sur le Japon correspond au premier des trois courants évoqués dans le chapitre 7 de ce volume). Parmi les religieux, les théologiens et les principaux dirigeants laïcs qui contribuèrent à la formation du nichirénisme nationaliste, je me réfère ici seulement à l’un des plus influents, Tanaka Chigaku (1861-1939) qui, en fait, inventa le terme. (réf.) Tanaka abandonna sa formation de prêtre de la lignée Nichiren pour devenir un prosélyte laïc et, en 1881, fonda une société, réorganisée plus tard sous le nom de Kokuchakai, ou "Pilier de la Société de la Nation" (d’après les mots de Nichiren, "Je serai le pilier du Japon") afin de promouvoir son idéologie nichiréniste. Il gagna à cette occasion le soutien de personnalités officielles du gouvernement, d’officiers de l’armée, d’intellectuels en vue et de membres influents de la société civile. (note) Tanaka a peut-être été le premier adepte du Sutra du Lotus à exprimer une conception moderne d’une Terre de Bouddha "mondiale". Son traité de 1901, Restauration de notre école Nichiren (Shumon no ishin) établit un plan étonnant, avec un programme détaillé sur cinquante ans pour convertir le Japon, puis le monde au Sutra du Lotus et à l’enseignement de Nichiren. Certains aspects de la pensée de Tanaka dans ce traité nous frappent aujourd’hui par leur côté visionnaire, telle sa prédiction qu’en deux ou trois décades, les sympathisants nichiréniens domineraient les deux parlements et feraient du bouddhisme de Nichiren une religion nationale. (note.) De plus, La Restauration de notre école Nichiren nous montre comment Tanaka, jouant sur les tendances de l’époque, fut un fin novateur en méthodes prosélytes. Il recommandait de sortir des temples pour prêcher dans des lieux publics ; d’organiser des corps d’infirmières et des hôpitaux gratuits dirigés par l’école ; de publier un quotidien et des documents de propagande en japonais vernaculaire ; d’investir les capitaux de l’école pour faire du bouddhisme de Nichiren une force économique déterminante ; d’établir des colonies de disciples de Nichiren outremer comme bases de propagation. (réf.) La parole de Tanaka dans La Restauration de notre école illustre tout à la fois son nationalisme religieux et le militantisme croissant de ses interprétations de Nichiren :
A partir de la guerre russo-japonaise (1904-1905), dans la pensée de Tanaka, la fusion s’accrut entre le Sutra du Lotus et l’idée d’une essence nationale japonaise ou d’une forme de gouvernement, pilier idéologique du nationalisme Meiji.
Tanaka développa même une herméneutique basée sur le nippono-centrisme le conduisant à considérer le Sutra du Lotus comme une révélation de la destinée de la nation. Par exemple il interprète le mot "ainsi" (nyoze), dans "Ainsi ai-je entendu " (nyoze gamon) dans le passage d’ouverture du sutra, comme l’essence nationale japonaise, et "ai-je entendu" comme la pratique du grand chemin de loyauté envers la nation. Pour lui, les « tambours célestes retentissent d'eux-mêmes » dès que le Bouddha confie au Japon la mission d’unification du monde. Le Roi-sage qui fait tourner la Roue du Dharma au chapitre XIV du Sutra symbolise pour lui la force militaire de l’empereur Meiji. La démonstration par le Bouddha de sa force surnaturelle est interprétée comme figurant les victoires militaires du Japon contre la Chine et la Russie. (réf.) La bodhéité de la terre, au sens de terre paisible, l’autorité juste et la manifestation des bienfaits du Sutra du Lotus dans toutes les sphères de l’activité humaine étaient prévues par Nichiren lui-même. Mais ni Nichiren, ni ses disciples médiévaux n’avait envisagé ce but comme lié à un quelconque régime spécifique ou à quelque forme de gouvernement. Pour ces premières figures, tout gouvernant – empereur ou shogun – qui soutint le Sutra du Lotus participait à sa réalisation. Pour Tanaka, cependant, la bodhéité de la terre devait être homologuée, adaptée et étendue à toute l’humanité par l’Etat impérial japonais moderne. Et la vision de Tanaka d’un monde uni sous l’égide du Sutra du Lotus, qui sous sa plume se confondait avec l’essence nationale japonaise, était conforme à son propre programme d’un Etat impérialiste, à savoir un monde uni sous la règle japonaise. Plus précisément, en identifiant le Sutra du Lotus avec l’essence nationale japonaise, Tanaka élevait la forme de gouvernement spécifique d’un pays au rang de vérité universelle. Une telle approche philosophique légitimait un soutien sans faille au système impérial, abolissant la distance critique maintenue par Nichiren et ses premiers disciples à l’égard des gouvernants qui n’avaient pas foi dans le Sutra du Lotus. Cela confondait également la propagation du Sutra du Lotus par shakubuku avec l’expansion de l’hégémonie japonaise et légitimait le principe d’une agression militaire sur le continent. Le nichirénisme en temps de guerre nous rappelle combien les religions furent utilisées pour légitimer des programmes particulièrement contestables, le bouddhisme ne faisant pas exception. Aussi repoussantes et abjectes que puissent nous sembler aujourd’hui ses vues, Tanaka joua, en tous cas, un rôle dans l’histoire de la perception du Sutra du Lotus, comme étant le premier à associer directement son enseignement de la Terre de Bouddha immanente à un programme sociopolitique spécifique. Son nichirénisme politique préfigure, peut-on dire, une ébauche moderne du Lotus, soit un "bouddhisme socialement engagé", quoique ce terme véhicule généralement l’idée d’un bouddhisme universel et non violent. Tanaka a peut-être été le premier dirigeant religieux dans l’histoire du bouddhisme nichirénien moderne à avoir envisagé une propagation mondiale du Sutra du Lotus, non pas comme un lointain idéal mais comme un but concret. Dans ce sens, son action peut avoir exercé, même indirectement, un impact considérable sur les mouvements contemporains du bouddhisme nichirénien laïc, y compris sur ceux qui rejettent de façon véhémente ces valeurs. Le Sutra du Lotus d’après-guerre Aujourd’hui les concepts d’une Terre de Bouddha universelle inspirés du Sutra du Lotus demeurent liés à des programmes concrets d’action sociale, comme évoqué au chapitre 7 de ce volume. Cependant, à partir de la défaite de 1945, ces programmes n’entendent plus soutenir des conquêtes de type militaire mais en appellent plutôt au désarmement nucléaire et à l’établissement d’une paix mondiale. L'objectif d'une société harmonieuse fondée sur des idéaux bouddhistes n'est naturellement pas limité aux adeptes du Sutra du Lotus mais est préconisé par de nombreux organismes religieux japonais, y compris les écoles bouddhistes traditionnelles et les nouveaux mouvements religieux, dont plusieurs soutiennent les Nations Unies en tant qu’organisations non gouvernementales (ONG) dans l’aide internationale et l’action sociale locale. Cependant, la paix mondiale comme but à atteindre par la pratique bouddhiste fut, dans le contexte japonais, plus manifestement mise en valeur par des mouvements associés au Sutra du Lotus et à Nichiren. Comme le nichirénisme des débuts de l’Etat moderne impérial, ces mouvements se construisirent à partir des doctrines de Nichiren : établir la paix dans le pays par la foi dans le Sutra du Lotus et réaliser ce monde de bouddha ; mais ils les transcrivirent à la lueur des idéaux pacifistes d’après-guerre. (réf.) Divers groupes liés au Lotus offrent des variations sur ce thème. A titre d’exemple, examinons rapidement deux mouvements bouddhistes laïcs qui réalisèrent leur expansion majeure durant les décennies d’après-guerre : la Soka Gakkai et le Rissho Koseikai, tous deux faisant partie de ce qu’il est convenu d’appeler "nouvelles religions" du Japon. Ces deux institutions ont un statut d’ONG aux Nations Unies et mobilisent également leurs membres pour des actions bénévoles au niveau social : le Koseikai s’est distingué dans la lutte contre la faim, tandis que la Soka Gakkai a déployé des efforts principalement dans l’"éducation pour la paix". Plus récemment, elle a crée « l’Institut Toda pour la Recherche Politique et la Paix Mondiale », promouvant la collaboration entre les experts sur les questions de la paix et les personnalités engagées dans la politique. En 1964, de façon fort controversée, la Soka Gakkai créa aussi un parti politique, le Komeito, ou Parti pour un Gouvernement Propre, afin de mettre en œuvre les idéaux bouddhistes en politique. (réf.) Malgré leur activisme, les deux groupes considèrent les activités sociales secondaires en regard de la transformation fondamentale du caractère – la "révolution humaine" selon les termes de la Soka Gakkai, ou bien la "réforme de l’esprit" pour le Rissho Koseikai – que rendrait possible la pratique du Sutra du Lotus, base de toute véritable paix. Tous deux considèrent que la guerre et autres maux sociaux s’enracinent dans l’avidité, l’arrogance et l’illusion des individus. Ce seront donc les efforts individuels en vue d’une transformation personnelle et d’un développement de l’harmonie dans les relations quotidiennes ‒ plutôt que les efforts politiques ou économiques ‒ qui établiront fondamentalement la paix mondiale. Pour citer Ikeda Daisaku (1928-), président de la Soka Gakkai Internationale:
En d’autres termes, l’établissement de la paix mondiale est conçu comme une part intégrante de la pratique individuelle de chaque membre. Selon l’éthique de ces mouvements laïcs, les actions et interactions les plus humbles de la vie quotidienne, menées consciencieusement avec un but plus élevé, deviennent des pratiques de bodhisattva, comme autant de causes karmiques, directement liées à la réalisation d’un monde meilleur : ce que les gouvernements et la diplomatie n’ont pu accomplir, de simples croyants sont en train de le faire. C'est en cela que réside le principal attrait de ces mouvements, donnant le sentiment accru de la valeur personnelle, la conviction de participer à une grande mission. Curieusement, malgré leurs éthiques comparables, ces deux groupes révèlent des approches radicalement différentes de ce que signifie la pratique du Sutra du Lotus. La Soka Gakkai est exclusiviste et soutient que seule la propagation des enseignements de Nichiren, tels qu’interprétés dans son propre courant, peut conduire à la paix mondiale. En dernière analyse, elle dénonce les souffrances endurées par le Japon fourvoyé par les dérives militaristes et même la défaite attribuée à son adhésion à d’autres religions erronées : cette conviction servant à justifier le prosélytisme agressif de l’organisation durant les décennies d’après-guerre. Le Rissho Koseikai, quant à lui, adopta une approche œcuménique. Son cofondateur et longtemps président Niwano Nikkyo (1906-1999) alla jusqu’à proclamer que le Sutra du Lotus n’était pas à proprement parler un titre, mais la vérité fondamentale – Dieu, Allah ou le Véhicule unique ‒ au cœur de toute grande religion. (réf.) . Niwano lui-même luta sans relâche pour le dialogue mondial interreligieux pour la paix. Les leçons populaires de Niwano sur le Sutra du Lotus démontrent avec force comment ce sutra fut associé au but de la paix mondiale dans les années d’après-guerre et dans la période contemporaine. « Le Sutra du Lotus tout entier incarne l’idée de paix », affirmait-il. (réf.) D’un point de vue herméneutique, Niwano interprète certains passages et paraboles du Sutra comme enseignant la façon dont la paix doit être recherchée. Par exemple, la mansuétude du Bouddha Shakyamuni envers son vindicatif cousin Devadatta pour ses faveurs dans une vie antérieure enseigne à chacun comment briser le cycle de l’hostilité en refusant d’entretenir la rancune. La parabole des herbes médicinales, qui reçoivent la même pluie mais poussent à différentes hauteurs selon leurs capacités, enseigne que les différences entre les nations doivent être respectées ; on ne peut attendre sans motif valable le développement de toutes les nations en favorisant le modèle industriel des pays développés. Dans la parabole de la cité magique, le long chemin escarpé représente « la longue histoire de la souffrance humaine causée par la guerre, la famine, la pauvreté, la violation des droits de l’homme, etc. » La cité magique elle-même symbolise la paix temporaire, la cessation physique des hostilités. Le lieu du trésor, réel but du périple, est « la réforme de l’esprit par la religion » qui doit sous-tendre la paix finale. Niwano explique les effets idéaux de « cette réforme de l’esprit » dans son interprétation du Chapitre XXI du Sutra du Lotus, Pouvoirs Surnaturels de l’Ainsi Venu, où sous l’action du Bouddha :
Et Niwano écrit :
Niwano interprète ici précisément le passage que Tanaka Chigaku, plus tôt dans le siècle, avait lu comme présageant l’unification du monde sous l’empire japonais. Peu d’exemples pourraient mieux illustrer combien, selon les circonstances, l’approche d’écritures sacrées peut varier et comment le même texte peut être utilisé pour appuyer des programmes radicalement différents. Nous avons vu quelques unes des manières dont ont été comprises les références du Sutra du Lotus à ce monde en tant que Terre du Bouddha Shakyamuni : aspect de la réalité non-duelle devant être discernée par la méditation ; ritualisation thaumaturgique de la protection de la nation ; valorisation de la nature et de la géographie sacrée ; revendications d’une relation particulière avec le Japon ; vision millénariste d’une société idéale ; série d’approches sociales et politiques modernes, depuis l’impérialisme militant jusqu’à la paix mondiale. Que faire avec tant de lectures d’un même texte si différentes, voire contradictoires? Comme noté au chapitre 1 de ce volume, certains érudits firent valoir que le Sutra du Lotus, manquant de propositions explicites, était comparable à un contenant vide que des lecteurs ont ensuite rempli de leurs propres interprétations. La richesse du Sutra du Lotus en images mythiques et la relative pauvreté en formulations doctrinales peuvent l’avoir laissé exceptionnellement ouvert à de multiples interprétations. Mais ceci n’épuise pas le sujet. L’interprétation du Sutra du Lotus ‒ comme de toute écriture sacrée – ne se constitue pas seulement dans la relation entre un texte et un lecteur, mais se forme à travers de multiples contextes interactifs et tout d’abord le contexte diachronique complexe d’une tradition donnée : disciples, pratiquants, érudits apportant les éléments de leur lecture enrichie d’interprétations précédentes. Par exemple, la compréhension par Nichiren d’une Terre de Bouddha immanente ne s’appuie pas seulement sur sa propre lecture du texte du Sutra du Lotus, mais est influencée par les doctrines du Tiantai /Tendai de la non-dualité sujet/environnement ainsi que par celle de la bodhéité des non-sensitifs. De façon semblable, certaines interprétations ultérieures furent influencées par l’enseignement de Nichiren ainsi que par sa prophétie d’une Terre idéale de bouddha dès ce monde. De telles strates d’interprétation ne s’accumulent pas nécessairement d’une façon linéaire. Certaines, comme le concept de Zhiyi des trois mille mondes en un seul instant - pensée, provenaient directement de l’interprétation du Sutra du Lotus, d’autres telles que les notions de protection de la nation surgirent indépendamment de ce sutra et lui furent assimilées après coup. Avec le temps, certains pans des acquis interprétatifs de la tradition se sont universalisés et ont été assimilés au point qu’on admit de façon "évidente" que c’était dans le Sutra. En fait, pour de nombreux adeptes, quand on parle de la Terre du « Sutra du Lotus », on se réfère non pas tant au titre de cette écriture sacrée mais aux idées et objectifs ayant peu de relation directe avec le texte mais qui lui furent plus tard intégrés. Parmi les nombreuses interprétations existantes du Sutra, quels éléments sont retenus, lesquels sont rejetés et comment tel élément particulier est-il compris à un moment donné, tout cela se trouve conditionné par le contexte du moment : circonstances historiques et politiques, investigations intellectuelles, évolutions sociales, espoirs et désirs des adeptes du Sutra. C’est pourquoi dans certaines circonstances on trouva évident que le Sutra du Lotus prédisait des conquêtes impériales japonaises, tandis qu’à d’autres qu’il renfermait l’annonce d’une paix mondiale. Certaines approches cessent d’être évidentes quand les préoccupations, aspirations, opinions dominantes, pertinentes en un temps, perdent leur influence, bien que la possibilité de leur réémergence demeure toujours possible. Une compréhension littérale de l’"atteinte de la bodhéité par les herbes et les arbres" (somoku jobutsu), par exemple, qui correspondait mieux aux sensibilités médiévales qu’à celles des temps modernes, est depuis longtemps tombée en désuétude ; pourtant, on pourrait imaginer son retour avec un revirement postmoderne au profit d’une éthique bouddhiste environnementale. Afin d’analyser les raisons pour lesquelles a été interprété de si nombreuses façons le monde immanent du Bouddha évoqué dans le Sutra du Lotus, il convient non seulement de se familiariser avec le texte du Sutra mais tout autant avec l’histoire de son interprétation ainsi qu’avec les circonstances qui ont accompagné ce processus à travers le temps. | ||