Readings of the Lotus Sutra




  Jan Nattier est professeure d'études bouddhistes à l'International Research Institute for Advanced bouddhologie, Soka University, Tokyo. Elle est l'auteur de Once upon a Future Time: Studies in a Buddhist Prophecy of Decline (Berkeley: Asian Humanities Press, 1991), prix Gustav O. Arlt ; A Few Good Men: The Bodhisattva Path according to “The Inquiry of Ugra (Ugraparipṛccha)” (Honolulu: University of Hawai‘i Press, 2003); et A Guide to the Earliest Chinese Buddhist Translations (Tokyo: The International Research Institute for Advanced Buddhology, Soka University, 2008).

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Genre et Hiérarchie dans le Sutra du Lotus


Comme pour presque tous les sutras du Mahayana, l’origine du Sutra du Lotus est incertaine. Comme ce sont des compilations par un ou plusieurs auteurs inconnus (les chercheurs s’accordent aujourd’hui à dire qu’il s’agit d’un « calque » avec des couches de différentes provenance), on ignore le moment et le lieu de sa composition. (réf.) Il n’est donc pas possible de reconstituer fidèlement son arrière-plan culturel. La première datation fiable nous vient de Chine où la première traduction du texte a été réalisée à la fin du IIIe siècle de notre ère ; ce qui permet juste de déduire qu'une ou plusieurs versions du sutra circulaient en Inde avant cette date. Quant au lieu où le livre a été écrit, nous avons encore moins de repères : on trouve quelques preuves indiquant que le texte a été consigné à un moment donné en un des dialectes du Nord-Ouest de l'Inde mais cela n’implique nullement que le texte a été composé à l'origine dans cette région. Tout ce que nous pouvons dire avec quelque certitude est que le Lotus a été rédigé quelque part dans ce que nous pourrions appeler « la Grande Inde », une région qui, dans les premiers siècles de notre ère, s'étendait de l'Afghanistan actuel du Nord jusqu’au Sri Lanka du Sud.

Compte tenu de ce manque d'informations historiques, la meilleure façon de comprendre ce qui distingue le Sutra du Lotus est de le restituer dans le contexte de ses « antécédents », c'est-à-dire, de le lire à la lumière des écrits bouddhiques produits à une date antérieure dans cette Inde élargie. Comme tout arbre généalogique, celui-ci comprend les proches parents ainsi que la parentèle lointaine et rien ne laisse supposer que les auteurs du Lotus connaissaient quoi que ce soit qui ressemblerait à un canon bouddhique d’aujourd'hui.

Néanmoins, si nous voulons comprendre comment les questions de genre et de hiérarchie ont été comprises par les auteurs du Lotus, notre meilleure chance de réussite est de commencer par ses antécédents « familiaux », c'est-à-dire en examinant comment ces problèmes ont été traités dans les textes bouddhiques plus anciens. Après quoi nous pourrons revenir au Lotus pour voir ce qui était véritablement novateur dans son message, le dégageant de ce que ses auteurs ont simplement hérité de l'époque antérieure.

Hiérarchie dans le bouddhisme ancien

Les bouddhistes orientaux actuels (il y a un nombre croissant de bouddhistes dans les régions urbanisées d'Asie) présentent souvent le bouddhisme comme une tradition égalitaire, décrivant le Bouddha comme un réformateur social, qui a critiqué la division de la société en castes et qui a formé une communauté religieuse «sans-castes» où l'objectif du nirvana était ouvert à tous. (note)

Que l'entrée dans la communauté religieuse du Bouddha fût ouverte à tous s’appuie sur des données fiables : d’après une tradition ancienne, lorsqu’après la mort du Bouddha, le Sangha se réunit pour consigner ses enseignements, le moine chargé de réciter les règles de conduite monastique (vinayas) était Upali, un homme qui, avant son ordination, avait été barbier, métier assez bas sur l'échelle sociale indienne. Le Bouddha aurait également enseigné qu'un véritable brahmane n'est pas celui qui est né dans une famille brahmane mais celui dont les actes méritent cette appellation. (note)

D’un autre côté, la notion de caste transparaît dans certains contextes. Ainsi, par exemple, la naissance dans une famille de caste supérieure serait le résultat de bonnes actions dans les vies antérieures et, inversement, la naissance dans une caste inférieure révélerait un passé karmique plus contestable. Dans les récits de la vie des bouddhas qui ont précédé Shakyamuni dans un passé incommensurablement lointain et les passages sur l'avènement du futur Bouddha Maitreya, on note également la conscience de caste : des textes bouddhiques les décrivant systématiquement comme issus d'une des deux castes supérieures - celle des dirigeants (ksatriyas, parfois traduits par « guerriers ») ou celle des prêtres (brahmanes).

Dans les premiers textes bouddhiques, on discerne un autre système hiérarchique, celui-ci étant fondé sur l'ancienneté. Le respect des aînés était considéré comme faisant partie de l'ordre naturel des choses, bien que l’on trouve dans les sources bouddhiques quelques légères variations sur ce thème. Dans le cas des moines et moniales ordonnés, les niveaux d'ancienneté reposaient non pas sur l'âge biologique mais sur leurs dates respectives d'ordination. Ainsi, un homme de quarante ans, moine depuis vingt ans, était considéré comme plus âgé et, par conséquent, hiérarchiquement plus élevé qu’un homme de soixante ans récemment ordonné.

La pratique largement répandue dans l'Inde ancienne de quitter la maison pour devenir un religieux renonçant a contribué à l’établissement d’une autre échelle hiérarchique. Ces renonçants ‒ que l’on nommait moines mendiants, bhiksus (bhiksunis pour les femmes) s’il s’agissait de disciples du Bouddha ‒ étaient considérés comme supérieurs aux fidèles laïcs et dignes d’expressions formelles de respect, comme des offrandes de nourriture et autres dons. Des exceptions existaient, bien sûr ; par exemple si un renonçant avait enfreint les normes socialement acceptées de comportement (comme se livrer à une activité sexuelle). Dans de tels cas, il ou elle perdait le respect des laïcs et n’était plus digne de recevoir des aumônes.

Au sein de la communauté bouddhiste, on trouve aussi ce qu'on appelle une hiérarchie spirituelle, basée sur les niveaux d'avancement sur le chemin vers le nirvana. Une liste traditionnelle, largement utilisée, commence avec le statut d'une personne ordinaire non-éveillée et se poursuit par quatre niveaux d'êtres nobles (arya): ceux qui sont entrés dans le courant (srotaapannas) et qui pourront atteindre le nirvana après sept vies de plus; ceux qui renaissent une seule fois (sakridagamin ) avant d'atteindre le nirvana dans cette vie ; les « non-retour » (anagamin) qui ne doivent plus renaître dans ce monde mais seront réincarnés dans un Royaume céleste où il ou elle remplira les conditions finales du nirvana ; et les dignes d’offrandes (arhats), qui ont atteint le nirvana dans cette vie et ne connaîtront plus de renaissance. Cependant, même hautement estimés, ces quatre niveaux de développement spirituel étaient tous éclipsés par l'état de bouddha qui, sans l'aide d'un maître pleinement éveillé, a découvert la Voie par lui-même et qui a ensuite transmis ses connaissances à ses disciples.

Enfin, il convient de noter ce qu'on appelle la hiérarchie des espèces, les enseignements bouddhiques considérant qu’il n'y a nulle garantie qu’un être humain dans cette vie reviendra nécessairement dans cet état dans la prochaine. Bien au contraire, le bouddhisme ancien dénombre cinq mondes-états ‒ monde céleste, celui des hommes, des animaux, des esprits faméliques (pretas) et l’enfer ‒ dans lesquels on se réincarnera selon la qualité de ses actes. (note) Alors qu’en Inde, les bouddhistes (ainsi que les non-bouddhistes) aspiraient généralement à une réincarnation dans le monde céleste, les textes bouddhiques affirment que c'est le monde des hommes qui est le plus souhaitable. La vie dans le monde des devas peut, certes, être extrêmement agréable, mais le but ultime de la vie (à l'exception des anagamins) est d'atteindre la délivrance du cycle des renaissances, qui n’est possible que sous forme humaine.

Le genre dans l’ancien bouddhisme

Tous ces systèmes hiérarchiques, tant dans la littérature bouddhique que plus largement dans la société indienne, s'appliquaient aux femmes et aux hommes. Mais une autre distinction hiérarchique omniprésente était, elle, fondée sur le sexe. Sur cette question les bouddhistes partageaient le point de vue en cours en Inde à l'époque, selon lequel les femmes étaient passionnés par nature, avec une plus forte libido (et d’autres désirs sensuels). Alors que les hommes, eux aussi soumis bien sûr aux désirs, étaient considérés comme plus facilement capables de freiner leurs passions et de s'engager dans une vie de renoncement. Les bouddhistes acceptaient également la croyance indienne généralisée que la naissance en tant que femme était inférieure à la naissance en tant qu’homme et qu'être une femme, tout comme l’appartenance à une basse caste, prouvait un passé karmique peu reluisant. En conséquence, on estimait que les femmes étaient moins susceptibles que les hommes de parvenir à un haut niveau de développement spirituel. (note)

Toutefois, les sources scripturaires anciennes montrent que les femmes et les hommes étaient admis à l'ordination monastique. Cette décision ‒ qui selon les anciennes sources canoniques était attribuée au Bouddha lui-même (réf.) ‒ rencontrait dans certains milieux une franche résistance. Un vieux récit sur la fondation de l'ordre des moniales (composé probablement autour d'un siècle après la mort du Bouddha) décrit le disciple le plus proche du Bouddha, son cousin Ananda, intercédant en faveur de Mahaprajapati, la mère adoptive du Bouddha, qui, avec un certain nombre de ses suivantes, voulait renoncer à la vie mondaine et devenir nonne. Ananda aurait été obligé de s’y prendre à plusieurs reprises pour plaider sa cause afin que le Bouddha se ravise et accepte d’instaurer un ordre pour les renonçantes, parallèle à celui des hommes. Le récit fait état de la grande réticence du Bouddha, car il aurait parlé de l’effet de la présence féminine sur la communauté monastique comme « de la moisissure sur un champ de riz », ou « de la rouille sur de la canne à sucre », ajoutant que permettre aux femmes de devenir religieuses raccourcirait de moitié la durée de vie de la religion bouddhiste. (réf.)

D’autres sources anciennes montrent clairement l'importance du genre sur la catégorisation hiérarchique chez les premiers bouddhistes. Comme nous l'avons vu, dans les communautés monastiques, le statut hiérarchique était déterminé par la date d'ordination. Mais qu’en était-il si une femme ordonnée depuis vingt ans devait communiquer avec un homme ordonné depuis un an seulement ? Quel système hiérarchique l’emportait sur l’autre ‒ l'ancienneté (selon laquelle la femme aurait la priorité) ou le genre (l'homme ayant un statut plus élevé) ? La solution a été clairement déterminée pour chaque cas, dès les débuts du bouddhisme. Dans le document encore existant sur les préceptes monastiques pour les hommes et les femmes, il y a un ensemble de règles supplémentaires pour les religieuses. Le conflit entre les systèmes d'ancienneté et de sexe renvoie directement à une liste de huit règles spéciales (gurudharma : cas difficiles) qui ne concernent que les religieuses. Dans le cas présent, une nonne, quel que soit son niveau d’ancienneté, est considérée comme inférieure au moine. La spécificité de ces huit règles diffère légèrement dans les vinayas des différentes écoles, mais dans tous les cas, ils subordonnent sans équivoque l’ordre des moniales à celui des moines. La première de ces règles pose d’emblée l’idée générale suivante : « Quand une religieuse, même si elle a été ordonnée il y a cent ans, rencontre un moine entré récemment dans l'ordre, elle doit se lever, le vénérer et lui obéir. » (réf.) D’autres règles de la liste statuent qu’il est interdit aux nonnes de critiquer les moines, même lorsque ces derniers sont effectivement en faute, et qu'elles doivent se présenter à l'instruction par les moines (jamais l'inverse) à des intervalles rapprochés.

Malgré cette preuve flagrante de la subordination des femmes sur le plan institutionnel, les anciens textes bouddhiques montrent aussi clairement que les femmes étaient considérées comme capables d'atteindre le but le plus élevé énoncé par le Bouddha, l'expérience du nirvana, censé mettre fin au processus de naissances/morts subi pendant des kalpas. Un ancien recueil canonique, le Therigatha (Versets des nonnes anciennes), contient des dizaines de témoignages de femmes qui auraient atteint ce but. (réf.) Ainsi, devenir un arhat (un être digne d’offrandes), titre donné à ceux qui avaient atteint le nirvana, était accessible aux femmes comme aux hommes. Certes, on estimait que c'était plus difficile pour les femmes et beaucoup moins d’arhats femmes que d’arhats hommes sont cités dans les textes bouddhiques. Néanmoins, l'idée que les femmes pouvaient atteindre le nirvana en tant que femmes, c'est-à-dire sans d'abord renaître en hommes, était une assertion remarquable pour l'époque. En somme, les anciennes sources dépeignent une communauté religieuse inclusive ‒ dans le sens qu’elle permettait aux femmes de devenir renonçantes comme leurs homologues masculins, qui admettait même que certaines femmes sont capables d’atteindre le but final ‒ mais une communauté qui peut difficilement être considérée égalitaire. De la sorte, à bien des égards, le traitement du genre était analogue à celui des castes : la naissance en tant que femme et la naissance dans une famille de caste inférieure étaient toutes deux considérées comme des signes apparents d’un karma négatif, mais avec un effort extraordinaire dans cette vie, même les femmes et les basses-castes pouvaient réussir en poursuivant le chemin jusqu'au bout.

La hiérarchie dans les textes du Mahayana

Les auteurs de ces textes dits du Mahayana (Grand Véhicule) ont hérité de ces différents systèmes hiérarchiques à partir du bouddhisme ancien et, plus largement, de la culture indienne. Dans la plupart des cas, il y avait relativement peu de changements dans leur interprétation et leur utilisation. Les hommes ont toujours été considérés comme supérieurs aux femmes et les distinctions de caste (et bien sûr d’espèce) restaient inchangées. De même, tous les religieux ‒ pourvu qu'ils correspondent aux normes élevées de leur vocation ‒ étaient toujours perçus comme dignes de respect. Il y avait toutefois un domaine, celui des degrés de développement spirituel, où les penseurs mahayana ont introduit une hiérarchie qui leur était propre et qui était radicalement nouvelle. Tout en conservant le système quaternaire des degrés d'Éveil, depuis le srotaapanna (entré dans le courant) jusqu’à l’arhat, les auteurs mahayana introduisirent un objectif nouveau plus élevé. Comme le nom même de Mahayana l’évoque, ces penseurs voyaient une nouvelle destination spirituelle : la réalisation de l'Éveil parfait et complet, sans supérieur (anuttara samyaksambodhi) égal en tout à celui de Shakyamuni.

Partant de l'hypothèse que le bouddhisme ‒ comme toute chose conditionnée ‒ devait un jour disparaître, il fut couramment admis que les enseignements, pratiques et communautés religieuses fondés par Shakyamuni auraient une fin. (réf.) Par conséquent, il faudra qu'un individu particulièrement qualifié répète les réalisations de Shakyamuni en redécouvrant dans un avenir lointain les vérités fondamentales du bouddhisme quand elles seront depuis longtemps oubliées. On pensait que cette personne serait le futur Bouddha Maitreya, bodhisattva vivant pour l’instant dans le Ciel Tushita et attendant le bon moment pour naître dans ce monde, dans quelque cinq et demi milliards d'années. (réf.)

Mais la communauté bouddhiste de Maitreya, comme celle de Shakyamuni, aurait également une durée de vie limitée, d’où une préoccupation constante à propos de la nécessité pour les autres de suivre les traces de ces sages exemplaires. Mais, ceux qui se portaient volontaires pour cette mission, devaient s’engager dans une voie spirituelle particulièrement difficile. Ces personnes (les bodhisattvas) devaient non seulement atteindre le nirvana mais reprendre dans les moindres détails tout ce que Shakyamuni avait accompli dans sa vie historique et les vies précédentes. On pensait que le pratiquant pouvait devenir le genre de personne capable de redécouvrir de son propre chef, dans un avenir lointain, les vérités du bouddhisme seulement par l'accomplissement de toutes ces actions spectaculaires d'auto-immolation, à l’instar du bodhisattva, futur Shakyamuni, s’offrant à une tigresse affamée pour la nourrir, elle et ses petits. A l'origine, le Mahayana exigeait donc au sein de la communauté une vocation particulière, nécessitant d'innombrables vies supplémentaires pour accumuler les mérites et les connaissances requises pour devenir bouddha.

Dans les milieux où ce que nous pourrions appeler « l'option bodhisattva » était tenue pour légitime ‒ et il est clair que cela comprenait certaines communautés bouddhistes en Inde mais pas toutes ‒ ceux qui s’étaient portés volontaires pour cette voie extraordinairement ardue de l’Éveil bénéficiaient d’un respect particulier. Ainsi, avec l'avènement du Mahayana, trouve-t-on encore un autre système hiérarchique : la distinction entre le candidat à l’état d’ arhat (appelé shravaka, disciple-auditeur) et le bodhisattva qui aspire à l’Éveil complet. Comme pour le statut des femmes, la question s’est une fois posée pour l’intégration de ces divers systèmes hiérarchiques. Comment, par exemple, un moine ordonné depuis cinq ans, qui se considérait comme un bodhisattva, devait-il se comporter face au moine beaucoup plus ancien mais se trouvant sur la voie du shravaka ? Est-ce que la primauté de l'ancienneté impliquait que le jeune moine s'inclinât devant le plus ancien, ou bien est-ce que le statut magnifié du candidat à la bodhéité éclipsait la position du shravaka simple candidat à l’état d’arhat ?

A en juger par les commentaires des premiers textes mahayana, c'était un vrai problème dans ces monastères bouddhistes qui comprenaient des bodhisattvas novateurs, ainsi qu'une source de conflits potentiels. Dans l’Ugrapariprccha (Questionnement d'Ugra), par exemple, les bodhisattvassont conviés à ne pas dénigrer leurs homologues shravakas – un avertissement qui indique que certains bodhisattvas au moins connaissaient l’orgueil spirituel. (réf.) D’autres sutras mahayana avaient pris une position différente ; n'essayant plus de trouver un compromis, les auteurs du Kasyapaparivarta (Pour Kasyapa), par exemple, proclamaient que tous les bodhisattvas, dès le premier instant où ils avaient opté pour l’atteinte de la bodhéité, étaient supérieurs non seulement aux shravakas mais aussi aux arhats. (réf.) Ces différences d'attitude envers les pratiquants recherchant l’état d'arhat suggèrent que dans certaines collectivités, bodhisattvas et shravakas coexistaient pacifiquement, quoique parfois difficilement, mais que, par ailleurs, les bodhisattvas, n'étant plus tenus de maintenir l'harmonie au sein de la communauté monastique, commençaient à former des sanghas distincts.

L'introduction de la voie du bodhisattva, option inédite pour la pratique spirituelle, tout en offrant un nouvel objectif admirable pour certains, a nettement exacerbé les possibilités déjà existantes de conflits entre les différents systèmes hiérarchiques. Le Sutra du Lotus va offrir une réponse innovante et féconde à ce problème.

Le genre dans les textes du Mahayana

Relativement peu d’hommes, et encore moins les femmes, s'attendaient, semble-t-il, à atteindre le nirvana (c'est-à-dire l’état d’arhat) pendant la vie du Bouddha et au cours des siècles suivants ‒ lorsque la présence du Bouddha, source d'inspiration, n'était plus directement accessible. Quant l’espoir d'atteindre la délivrance dans la vie présente avait diminué encore davantage. Avec l'essor du Mahayana, cependant, l'équation changea radicalement. Parce qu'un bouddha avait été défini comme une personne qui a trouvé la voie vers l'Éveil dans un monde totalement ignorant du bouddhisme, seul l'objectif traditionnel d'arhat ‒ et non pas le nouvel idéal de la bodhéité ‒ était alors disponible. Pour ceux qui avaient choisi la vocation du bodhisattva, l'Éveil complet était automatiquement reporté dans un avenir lointain, quand les enseignements de Shakyamuni seraient oubliés et qu’un autre bouddha pourrait apparaître dans le monde pour les redécouvrir.

Dans les anciens textes mahayana existants, la voie du bodhisattva semble avoir été réservée aux hommes. (réf.) Dans une certaine mesure, c'est peut-être simplement un reflet du fait que le Bouddha historique Shakyamuni était un homme, et que ceux qui suivaient ses traces pour devenir bouddha devaient donc aussi être des mâles. On pourrait y voir aussi les particularités de la voie du bodhisattva qui exigeait des actes d'un héroïsme extrême : par exemple rester serein et sans colère alors qu’on était découpé en morceaux par un méchant roi ou s’arracher un œil à la demande d'un brahmane aveugle, tout ce que la société indienne du moment considérait comme typiquement masculin. (réf.) Peu à peu, cependant, apparaissent d’autres textes qui déclarent la voie ouverte aussi aux femmes (au moins pour les premiers stades). Encore que pour les pratiquantes aspirant à la bodhéité, surgissait un nouvel obstacle. L’état d’arhat pouvait, comme nous l'avons vu, être atteint par les hommes et les femmes, mais il était universellement admis que la bodhéité devait rester réservée exclusivement aux hommes. (note) Par conséquent, une femme qui s'engageait dans la voie du bodhisattva devait, en plus des actes de renoncement prévus pour tous les bodhisattvas, renoncer également à son identité féminine.

La hiérarchie dans le Sutra du Lotus

Dans ce contexte historique, il est clair que le Sutra du Lotus est, à bien des égards, un texte révolutionnaire. Le plus frappant est la substitution de ce qui avait été, dans les textes bouddhiques précédents, la distinction tranchée entre le statut du shravaka et celui du bodhisattva. Dans les textes mahayana antérieurs (et dans d’autres beaucoup plus tardifs également), tant le véhicule des shravakas que celui des bodhisattvas étaient considérés comme des chemins valables vers l'Éveil, même si la vocation du bodhisattva était considérée comme de loin la plus digne des deux. Mais, avec sa nouvelle doctrine du Véhicule unique (ekayana), le Lotus anéantit d'un seul trait cette dichotomie. Le shravaka n’est plus destiné à une expérience plus immédiate (quoique subalterne) sur le chemin de l'Éveil, et ce qu’il en soit conscient on non. De ceux qui croyaient avoir atteint l’état d’arhat, le Lotus dit simplement qu’ils sont dans l’erreur : ce qu’ils prenaient pour une expérience du nirvana n’était qu’une illusion, une halte de repos sur le chemin de la bodhéité parfaite.

Que les auteurs du Lotus aient considéré l’état d’arhat comme illusoire apparaît clairement dans la section du texte où des centaines de bouddhistes, y compris un certain nombre de ceux que les traditions antérieures considéraient comme arhats, reçoivent l’annonciation de leur futur bodhéité. Après avoir déclaré dans le chapitre II qu’

« il n'existe qu'un seul et unique véhicule, il n'y en a pas deux, il n'y en a pas trois » (Hurvitz, 35 ; Robert, p.80),

le Bouddha confère à Shariputra, bien connu dans l’ancienne communauté bouddhiste comme un des plus grands arhats, l’annonciation qu’il atteindra l’Éveil :

« Çâriputra, dans l'avenir, ayant passé un nombre incalculable, illimité, inconcevable d'éons, ayant rendu hommage à plusieurs milliers de myriades d'Éveillés, préservé la Loi correcte, totalement muni de la voie pratiquée par les êtres d'Éveil, tu obtiendras de devenir Éveillé et seras appelé l'Ainsi-Venu Éclat-Fleuri [Padmaprabha] », (Hutvitz 51, Robert, ch. III, p. 97)

Ainsi Shariputra ‒ considéré comme en ayant fini, en tant qu’arhat, avec le cycle samsarique des naissances/morts ‒ devra encore vivre des millions de vies au cours desquelles il servira «plusieurs milliers de myriades d'Éveillés» afin d’acquérir progressivement toutes les qualités d'un bouddha. Dans les sections suivantes du texte (en particulier, les chapitres VI à IX), le Bouddha confère des annonciations similaires pour un large éventail d'autres personnages connus comme arhats dans les textes bouddhiques antérieurs. Le Lotus élimine ainsi toute relation hiérarchique entre les bodhisattvas et les shravakas, mais il annihile de ce fait toutes les réalisations de ces derniers.

Parce qu’il mettait dans le même panier le véhicule des shravakas et celui des bodhisattvas, le Lotus a souvent été interprété ‒ ce qui ne saurait étonner ‒ comme un texte parfaitement égalitaire. Cependant, une lecture attentive montre que toutes les hiérarchies n’ont pas été éliminées. Bien qu’aucune discussion explicite sur le système de caste n’apparaisse dans le Sutra du Lotus, ceux en bas de l'échelle sociale indienne (que l’on désigne souvent sous le terme générique de «parias ») figurent parmi les personnes qu’un bodhisattva adepte du Lotus ne devrait pas fréquenter :

« Il ne fréquentera les hors-castes ni ceux qui élèvent porcs, moutons, volaille ou chiens, qui s'adonnent à la chasse, à la pêche ou aux activités illicites. Si de telles gens d'aventure viennent à lui, il leur exposera la Loi, mais sans se leurrer d'espérance » (Hurvitz, 192 ; Robert, ch. XIV, p. 250).

En incitant les bodhisattvas à éviter le contact avec les chandalas et autres parias, le Lotus indique sans équivoque que, pour ses auteurs, le statut social ‒ autrement dit, la place dans la hiérarchie indienne basée sur le système des castes ‒ était toujours pertinente.

Il semblerait qu’une relation asymétrique entre les laïcs et religieux fût toujours en vigueur ; en tout cas, tous ceux qui figurent dans la longue liste des destinataires de l’annonciation de leur future bodhéité dans les chapitres III à IX sont des moines et des nonnes. Encore que d'autres passages (très probablement composés à un autre moment ou dans un autre lieu) présentent un tableau différent. Dans le chapitre X, Maître du Dharma, le Bouddha affirme que laïcs et même les êtres non-humains peuvent obtenir une annonciation de la bodhéité, à l’écoute du Sutra du Lotus.

Après avoir décrit une « vaste multitude, les innombrables dieux, rois dragons (nagas), yakshas*, gandharvas*, asuras*, garudas*, kimnaras*, mahoragas*, humains et non-humains, ainsi que les bhiksus* et bhiksunis*, upasakas* et upasikas*», le Bouddha dit :

« Ces êtres de toutes espèces qui, face à l'Éveillé, entendent ne serait-ce qu'une stance ou un verset du Livre du lotus de la Loi sublime et qui, ne serait-ce qu'un instant, s'en réjouissent en conséquence, je leur donne à tous l'annonciation qu'ils obtiendront l'Éveil complet et parfait sans supérieur. » (Hurvitz, 159; Robert, ch. X, p. 211).

Nous reviendrons sur l'importance de ces passages, mais, pour l'instant, notons simplement qu'ils contiennent les graines d’un égalitarisme radical en ce qui concerne la réalisation ultime de la bodhéité qui avait été parfois ‒ mais pas toujours ‒ concrétisée par les membres des communautés tardives centrées sur le Lotus.

Le genre dans le Sutra du Lotus

Continuité avec le passé

Les lecteurs du Sutra du Lotus qui connaissent d'autres sutras mahayana remarqueront plusieurs points que l'on retrouve également dans d'autres textes. Le Sutra s'ouvre par une longue liste de participants lors du sermon du Bouddha, dont un groupe de douze mille (dans certaines versions, douze cents) grands moines (bhiksus), tous des arhats (Hurvitz, 3 ; Robert, ch. I, p. 47). (note) Parmi ces bhiksus certains sont désignés nommément, vingt-et-un dans la version de Kumarajiva, (Jiumoluoshi 344 - 413, ou 350 - 409). Tous ceux-là sont bien connus depuis les textes anciens et cités selon la coutume dans les lignes d’ouverture des sutras mahayana. Tous sont des hommes. Après la mention de « deux mille disciples, apprentis et au-delà de l'étude » (Hurvitz, 3 ; Robert, ch. I, p. 47) vient un groupe de « quatre-vingt mille êtres d'Éveil, grands êtres, dont aucun ne régresserait plus de l'Éveil complet et parfait, sans supérieur ». Et, de nouveau dans un sous-groupe, tous sont nommés individuellement et, de nouveau, tous les noms sont masculins (Hurvitz, 3-4 ; Robert, ch. I, p.47‒48). (note) Il en est de même lorsque le Sutra énumère les représentants de divers cieux et les êtres non-humains comme les nagas, les kimnaras* et les garudas*. Malgré la grande diversité de l'auditoire, tous ceux qui sont mentionnés par leur nom sont des hommes.

Intercalée au milieu de ces listes ‒ au moins dans la version de Kumarajiva ‒ on trouve une brève mention de deux personnages féminins : Mahaprajapati, la mère adoptive de Shakyamuni et Yasodhara, qui fut son épouse et la mère de son fils Rahula. Les deux sont moniales (bhiksunis), mais sans d’autre précision. Dans la version plus ancienne du Sutra, toutefois (la traduction en chinois par Dharmaraksa [Zhu Fahu, env. 265 - 313 ou 239 - 316] vers la fin du IIIe siècle de notre ère), même la brève mention de ces deux femmes est absente. Nous pouvons donc en déduire que lorsque le Lotus fut composé la liste des membres de l'auditoire ne comprenait que des hommes.

Ceci est tout à fait représentatif de ce que l’on trouve dans les sutras mahayana ; on ne connaît pas de cas où un arhat femme ou un bodhisattvafemme ait été nommé dans une liste d’auditeurs. Cela n'implique pas, bien sûr, que les auteurs jugent impossible pour une femme d'être un arhat ou un bodhisattva, mais il est clair que le cadre de référence est celui de l'homme.

La même attitude traditionaliste se retrouve dans les derniers chapitres du Lotus (chapitres XXIII à XXVIII, dans la version de Kumarajiva). Dans ces textes ‒ qui initialement ont sans doute circulé comme sutras autonomes ‒ sont relatées en détails les capacités extraordinaires de puissants bodhisattvas. Une fois de plus, tous ces personnages sont de sexe masculin. (note)

Le rôle des figures féminines

En parcourant plus largement le Sutra, on constate que pratiquement tous les personnages qui jouent un rôle actif sont des hommes. On a du mal à trouver un acteur humain féminin nommé dans le texte ! (Le cas de la fille du Roi-Dragon, personnage non-humain et sans nom, sera analysé dans la section « Genre, espèce et ancienneté »). Il n’y a qu’une seule exception : après que des douzaines de personnes (tous des hommes) ont reçu l’annonciation de leur future bodhéité, Mahaprajapati et Yasodhara se lèvent à leur tour pour demander si elles peuvent recevoir l’annonciation. Le Bouddha accepte, prédit l’Éveil pour les deux et elles « se réjouirent grandement » (Hurvitz, 186-188 ; Robert, ch. XIII, p. 244-245). Il est intéressant de noter, toutefois, que ces deux femmes sont les dernières de cette très longue série à recevoir l’annonciation ; en effet, avant de recevoir la sienne, Yasodhara dit : « dans les annonciations qui ont été conférées, il n'y a que mon nom que le Vénéré du monde n'ait pas prononcé. » (Hurvitz, 187 ; Robert, ch. XIII, p.244).

Il y a bien un personnage féminin : Vimaladatta, la mère de deux garçons qui, dans une vie antérieure, avait demandé la permission de rendre visite au Bouddha, et qui apparaît dans un des derniers (et tardif) chapitres du Sutra ; on nous dit qu'elle est maintenant devenue un vénérable bodhisattva. (note) Sinon, tous les autres interlocuteurs ‒ depuis les différents disciples du Bouddha (Shariputra, Maudgalyayana, etc.), les grands bodhisattvas (Avalokiteshvara, Manjushri, etc.) jusqu’à Shakyamuni bien sûr ‒ sont des hommes. Il est donc difficile de ne pas conclure que, pour les auteurs du Lotus, l’idéal religieux était masculin. (note)

Le fait que ces références androcentriques ne sont pas fortuites, ou dues à quelque défaillance, est confirmé par les autres mentions de la femme dans le Sutra. Deux descriptions d'un Royaume idéal ‒ le monde futur de Purna, disciple de Shakyamuni, et celui du bouddha du passé Vertu-de Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire (Candrasaryavimalaprabhashri) d'autre part ‒ disent, en parlant des caractéristiques admirables de ces terres, qu’« il n'y aura point de femmes » et que « ce royaume n'avait ni femmes, ni enfers, ni démons affamés, ni animaux, ni titans, ni aucun des états difficiles » (Hurvitz, 146, 269 ; Robert, p. 198, p. 344). Et dans le chapitre XXIII il est dit :

« S'il s'agit d'une femme qui entende ce chapitre sur la conduite originelle de l'être d'Éveil Roi-des-Remèdes et qu'elle puisse le préserver, une fois qu'elle sera venue au terme de son corps de femme, elle n'en recevra plus jamais. » (Hurvitz, 275; Robert, ch. XXIII, p. 351).

Un autre passage exhorte le bodhisattva qui se rend pour prêcher dans une maison privée à ne pas à parler avec « les fillettes, les vierges ou les veuves » et « il n'approchera pas non plus ceux qui ont les cinq déficiences de virilité pour devenir leur intime » ‒ des conseils qui sont évidemment basés sur l'hypothèse que le prédicateur du Dharma est un homme (Hurvitz, 192 ; Robert, ch. XIV, p. 250) (note) Enfin, dans le dernier chapitre du Sutra, le bodhisattva Samantabhadra donne

« cette formule détentrice (j. darani), et parce qu'ils auront obtenu cette formule, aucun non-humain ne sera capable de les détruire, non plus qu'ils ne seront égarés ou troublés par les femmes. » (Hurvitz, 307 ; Robert, ch. XXVIII, p. 389)

En somme, le Lotus se fait l'écho des thèmes que l’on trouve dans de nombreux autres textes bouddhistes (surtout du Mahayana), à savoir : la renaissance en tant que femme est inférieure à la renaissance en tant qu’homme, le monde idéal est caractérisé par l'absence de femmes et les arhats paradigmatiques, ainsi que tous les grands bodhisattvas, sont des hommes. A cet égard, le Lotus apparaît comme un sutra mahayana type : on ne refuse pas peut-être aux femmes l'entrée sur le chemin du bodhisattva, mais c’est pour leur rappeler que, si elles veulent progresser dans leur pratique, elles doivent s'efforcer de renaître en tant qu’hommes. (réf.)

Exhortations générales pour les femmes

Nous avons vu que les personnages féminins sont extrêmement rares dans le Sutra du Lotus. Si, toutefois, nous nous tournons vers la théorie plutôt que vers la réalité des faits, nous trouvons que les déclarations sur les potentialités spirituelles des femmes abondent. Dans pratiquement tous les cas, les femmes sont associées aux hommes, comme dans l’expression "si des fils et des filles de foi sincère (kulaputra)". (note) Il y a de cela des douzaines d’exemples dont le plus typique se trouve dans le chapitre X :

« Si des fils et des filles de bien reçoivent, gardent, lisent, récitent, expliquent et recopient ne serait-ce qu'un verset du Livre du lotus de la Loi sublime et font aux volumes du texte canonique toutes sortes d'offrandes de fleurs, encens, colliers, poudres, onguents, fumigations, dais de soie, bannières, vêtements, musique, ou joignent les paumes en vénération, de telles gens seront regardés avec respect par l'ensemble des mondes, on leur fera offrande des offrandes dues à l'Ainsi-Venu » (Hurvitz, 160 ; Robert, ch. X, p. 212).

Une promesse aussi forte de mérites obtenus par les pratiquants est formulée au chapitre XVII, et là encore, les femmes sont explicitement incluses. En parlant au bodhisattva Maitreya, appelé ici Ajita (L’Invincible) le Bouddha déclare :

« Ô Invincible, s'il se trouve des êtres qui, à entendre que la longévité de l'Éveillé est à ce point immense, peuvent concevoir ne serait-ce qu'une seule pensée de foi et de compréhension, les mérites qu'ils en obtiendront seront au-delà de toute limite : […] Qu'un fils ou fille de bien, ayant de tels mérites, régresse de l'Éveil complet et parfait sans supérieur, cela n'a point lieu d'être » (Hurvitz, 229 ; Robert, ch. XVII, p. 295‒296).

Ce qu’il faut noter à propos de ces promesses de mérites, cependant, c’est qu'elles sont loin d’être réparties uniformément dans tout le Sutra. On les trouve concentrées uniquement dans les chapitres qui tiennent pour acquis l'existence d'un texte intitulé le Sutra du Lotus et qui traitent de la relation correcte du pratiquant avec ce texte. (note) Et c’est chaque fois une exhortation à le recevoir, le garder, le réciter et lui faire offrande. En un mot, ce sont des passages dans lesquels les femmes sont traitées non pas comme des héroïnes dont les réalisations spirituelles sont dignes d’être célébrées mais comme de potentielles utilisatrices, des croyantes recrutées pour devenir des adeptes du Lotus.

Le genre, l’espèce et l’ancienneté : histoire de la fille du Roi-Dragon

Il y a toutefois une exception où un personnage féminin, la fille sans nom du naga Roi-Dragon Sagara (une catégorie d’êtres habituellement identifiés aux dragons de la mythologie chinoise) est présentée comme un bodhisattva remarquablement accompli et admirable. Dans cette histoire, Manjushri répond aux questions sur les êtres de mérite qu’il a pu trouver dans le royaume des nagas, au fond de la mer, pour enseigner le Dharma. Il raconte que la fille du Roi-Dragon était là lorsqu’il a prêché le Sutra du Lotus et qu’elle fut capable d’atteindre la bodhéité bien qu’elle n’eût que huit ans. Comme on pouvait s’y attendre, cela provoque le scepticisme du bodhisattva Prajnakuta (Amas de Sagesse, Chishaku) qui se trouve parmi les auditeurs de Manjushri et, en moins de temps qu’il n'en faut pour le dire, la fille naga apparaît devant l’Assemblée. Elle est alors apostrophée par Shariputra, le disciple bien connu du Bouddha, qui l’interroge non pas sur son espèce (un naga* n’est, après-tout, qu’un non-humain), ni sur son âge mais sur son genre :

«Tu estimes obtenir la Voie insurpassable avant longtemps, c'est chose dure à croire. Pourquoi cela ? Le corps féminin est souillé, ce n'est point un vaisseau de Loi ; comment pourrait-il obtenir l'Éveil insurpassable ? La voie d'Éveillé est hors de toute proportion. […] Comment un corps de femme pourrait-il réaliser rapidement l'état d'Éveillé ? » (Hurvitz, 184 ; Robert, ch. XII, p. 241)

En réponse la fille naga offre une perle précieuse au Bouddha qui l’accepte aussitôt. Elle demande :

« Cela s'est-il passé rapidement ou non ? »

Prajnakuta (Amas de Sagesse) et Shariputra répondent que « cela avait été très rapide ». La fillette reprend :

« Regardez, grâce à vos pouvoirs divins, combien je réaliserai plus rapidement encore l'état d'Éveillé. » (Hurvitz, 184 ; Robert, ch. XII, p. 241)

C’est ce qu'elle fait, mais les détails de son accomplissement méritent qu’on s’y arrête :

« Toute l'Assemblée vit alors la fille du Roi-Dragon se transformer soudainement en homme, se munir des pratiques d'être d'Éveil, se diriger vers le monde Immaculé en direction du sud, prendre place sur une fleur de lotus de matière précieuse et réaliser l'Éveil égal et correct, avec les trente-deux marques et les quatre-vingts signes secondaires, exposant la Loi sublime à l'ensemble des êtres partout dans les dix directions » (Hurvitz, 184 ; Robert, ch. XII, p. 241)

Telle que présentée ici, la fille du Roi-Dragon atteint effectivement la bodhéité, mais pas en tant que femme (ni en tant que dragon). Elle se transforme en homme comme il était alors requis par les normes prévues pour la façon de parvenir à l’Éveil ; elle réalise toutes les pratiques d'un bodhisattva (bien qu’avec une extraordinaire rapidité) et parvient à l’Éveil complet et intégral. Même le terrain de son accomplissement reste conforme aux normes canoniques car au lieu de devenir bouddha en présence de l’assemblée, ce qui violerait le principe d’« un seul bouddha par système de mondes » largement en vigueur dans les textes du Mahayana et du pré-Mahayana, elle migre à une vitesse inconcevable dans un autre royaume, « le monde Vimala (Immaculé) en direction du sud ».

Cette histoire de la fille du Roi-Dragon transmet plusieurs messages : en premier lieu que l'âge, le sexe et l'espèce ne sont pas en soi des indicateurs du niveau spirituel d'un humain ou d'un non-humain ; en deuxième lieu, que certaines pratiques sont requises d'un bodhisattva avant qu’il atteigne la bodhéité, même si dans le présent récit, elles sont effectuées à une vitesse étonnement élevée ; et troisièmement, que si avancé spirituellement que puisse être un personnage féminin, il faut devenir un mâle avant la réalisation définitive de la bodhéité. Ainsi, l’histoire de la fille-dragon n’est pas une exception mais doit être comprise à la lumière des multiples histoires de transformations sexuelles instantanées de bodhisattvas féminins qui se trouvent dans d'autres sutras mahayana. (réf.)

Il est également à noter, que même cette histoire d'accomplissement spirituel rapide par un personnage féminin (malgré son message ambivalent sur l’incapacité des femmes à devenir bouddha sans être auparavant devenues hommes) est absente des autres versions recensées du Lotus qui circulaient en Inde. Bien qu'elle se trouve à la fin du IIIe siècle dans la traduction chinoise de Dharmaraksha, elle ne figurait pas dans la traduction de Kumarajiva au début du Ve siècle. Son inclusion dans la traduction anglaise de Hurvitz est due au fait que cette partie du texte a été ajoutée à la traduction de Kumarajiva (dans le chapitre XII) quelques décennies après la mort de Kumarajiva. (note)

« Les fils du Bouddha » : hiérarchie au sein de la famille

Une des caractéristiques plus connues du Sutra du Lotus est son utilisation généreuse des paraboles, c'est-à-dire d’histoires explicatives qui enseignent, par analogie, comment les principaux messages du Sutra doivent être entendus. Dans beaucoup de ces récits, le Bouddha est représenté comme un père. Sutra du Lotus (et dans d’autres textes sanskrits) l’épithète de Manjushri est kumarabhuta, jeune homme ou prince."> (note) Ainsi, dans l'histoire de la maison en feu, au chapitre III, le père amène ses fils insensés à s'échapper de l'incendie par la promesse de trois sortes de chariots merveilleux. Dans le chapitre IV, dans la parabole du fils pauvre, parfois connue en Occident sous le titre biblique du « fils prodigue », le père sage attend que son fils rebelle passe par diverses étapes d’humble servitude avant de lui révéler sa qualité d’héritier présomptif. (note) Et dans la parabole du médecin du chapitre XVI, le Bouddha est représenté comme un médecin dont les fils ont bu du poison en son absence et ont perdu l’esprit au point que beaucoup d'entre eux ne prennent même pas l’antidote qu’il leur recommande. L’étonnant dans ces histoires n’est pas seulement qu'elles portent sur la relation père-fils (et non mère-fille, mère-fils ou père-fille), mais aussi que les enfants sont chaque fois dépeints comme particulièrement stupides et immatures. Seul le père peut convaincre les garçons insouciants de quitter la maison en feu en les attirant par des jouets, rétablir le fils errant en tant qu’héritier légitime et prescrire l'antidote au poison bu par ses garçons. En un mot, l'association père-fils est interprétée de manière asymétrique, avec la sagesse appartenant au seul père.

Malgré cela, les auteurs du Lotus considèrent leur statut de « fils de Bouddha » comme la cause d’une grande joie. En entendant le Bouddha proclamer l'accessibilité de la bodhéité pour tous, même à ceux qui, comme les grands disciples de Shakyamuni, étaient censés avoir déjà atteint l’état d’arhat, Shariputra exulte (réf.) :

« Je sais aujourd'hui que je suis véritablement fils d'Éveillé : né de la bouche de l'Éveillé, né par transformation de la Loi, ayant part à la Loi d'Éveillé » (Hurvitz, 47 ; Robert, ch. III, p. 94).

Et, après avoir conté l'histoire du fils prodigue, un groupe de grands disciples du Bouddha (tous précédemment reconnus comme arhats) se compare au personnage de la parabole :

« Vénéré du monde, le richissime maître de maison, c'est l'Aînsi-Venu, et nous tous, nous ressemblons aux fils de l'Éveillé. L'Aînsi-Venu prêche toujours que nous sommes ses enfants. […] Nous sommes de longue date de vrais fils d'Éveillé et, pourtant, nous ne nous complaisions que dans les enseignements mineurs » (Hurvitz, 82-83 ; Robert ch. IV, p. 132-133).

Pourtant, ils affirment qu’avant même cette grande réalisation, ils enseignaient la voie de bodhisattva aux autres, sans jamais rêver pouvoir la suivre eux-mêmes :

« Bien qu'à l'intention
des enfants de l'Éveillé
nous prêchions la Loi d'êtres d'Éveil,
par laquelle ils rechercheraient la voie d'Éveillé,
à l'égard de cette Loi
nous étions à jamais sans aspiration » (Hurvitz, 89 ; Robert, ch. IV p. 140-141). (note)

Maintenant, cependant, ils se rendent compte qu'eux aussi sont sur la voie de bodhisattva :

« En ce jour, nous avons obtenu
ce qui était sans précédent ;
ce que nous n'espérions pas même,
aujourd'hui nous l'avons spontanément gagné » (Hurvitz, 90 ; Robert, ch. IV, p. 141)

L'idée que les bodhisattvas, et eux seuls, sont de vrais « fils du Bouddha » n’a cependant pas été introduite par les auteurs du Sutra du Lotus. Elle apparaît dans beaucoup d'autres textes mahayana, dont plusieurs sûrement antérieurs au Lotus. De même que le Lotus, ces textes réservent l'appellation de « fils du Bouddha » aux bodhisattvas ; mais il y a une différence notable dans son utilisation. Alors que dans le Lotus, cette appellation désigne un enfant qui est nettement inférieur à son père par la sagesse et sa réalisation spirituelle, d’autres textes mahayana utilisent l'idée de filiation pour faire valoir l'égalité partielle ou même totale des bodhisattvas avec le Bouddha lui-même. Il n'est pas rare du tout de trouver l'affirmation que même un bodhisattva débutant « qui a juste acquis la pensée de l'Éveil (bodhicitta) » devait être considéré comme ayant un statut égal à celui du Bouddha. (note) Ces textes vont parfois encore plus loin, proclamant que c’est aux bodhisattvas et pas aux bouddhas, qu’il faudrait accorder le plus haut rang. (note)

Ainsi, alors que les autres sutras mahayana utilisent l’appellation « fils du Bouddha » pour indiquer la ressemblance du bodhisattva (voire, dans certains cas, la supériorité) avec la figure du Bouddha qu'il tente d’imiter, dans le Lotus, le terme « fils » est plein d'images de dépendance. À la lumière de cette observation, il convient de noter que le texte (sanskrit et chinois) regorge de verbes transitifs et causatifs, verbes dépeignant le Bouddha comme agissant directement et pas simplement inspirant les autres sur la voie du bodhisattva.

Combler le fossé : dévotion au Lotus comme « acte de foi »

Il est difficile, à première vue, de concilier le message dominant du Lotus ‒ que tous les bouddhistes, qu'ils en soient conscients ou non, sont sur le chemin de l’Éveil ‒ et d’autre part l'image extrêmement forte du Bouddha en tant que père, présenté dans le texte. Le Sutra proclame que : « la sagesse des Éveillés est fort profonde, incommensurable », que « seul un Éveillé peut avec un autre Éveillé scruter jusqu'au bout l'aspect réel des entités », [chapitre II] que Shakyamuni est Éveillé depuis « d'innombrables, d'infinis milliers de millions, de myriades et de milliards d'éons », que le Bouddha se manifeste dans le monde afin d’enseigner, que « c'est pour l'amour des êtres et par la force de ses expédients » que le Bouddha parle de sa mort visant à persuader les êtres humains de prendre au sérieux son message [chapitre XVI]. Comment pouvons-nous comprendre des affirmations comme celle-ci ?

«Si dans les landes désertes,
ils ont entassé de la terre pour faire des chapelles à l'Éveillé,
voire, dans leurs jeux d'enfants,
fait en sable des pagodes d'Éveillé,
de telles gens
ont tous désormais réalisé la voie d'Éveillé. » (Hurvitz, 36; Robert, ch. II, p. 83)

Si la grandeur du Bouddha est à ce point au-delà de l'être humain ordinaire, comment se fait-il que

« Ces êtres de toutes espèces qui, face à l'Éveillé, entendent ne serait-ce qu'une stance ou un verset du Livre du lotus de la Loi sublime et qui, ne serait-ce qu'un instant, s'en réjouissent en conséquence, je leur donne à tous l'annonciation qu'ils obtiendront l'Éveil complet et parfait sans supérieur » ? (Hurvitz, 159 ; Robert, ch. X, p. 211)

C'est le message du Lotus qui, peut-être, a le plus surpris en son temps et qui étonne encore de nombreux bouddhistes aujourd'hui. (réf.) A la place d’une pratique graduelle, étape par étape, pour le développement spirituel préconisée par l’ancien bouddhisme (et par la plupart des formes du Mahayana), le Lotus recommande l’acte de foi : finalement, ce qui est demandé aux pratiquants n'est pas l'accumulation graduelle de vertus ni un regard éclairé mais l'adhésion consciente au Sutra lui-même. Ici, enfin, est réalisée la possibilité d’étendre l'égalitarisme inhérent à l'idée d'un Véhicule unique, parce que tous ceux qui acceptent et vénèrent le message du Lotus sont certains d'atteindre la bodhéité. En affirmant cela, les auteurs du Lotus s’appuient sur l'idée de «non-régression» présente dans les textes du Mahayana antérieur et l’étendent dans un large geste de démocratisation. Il n’est plus question de garder la certitude de la bodhéité future pour les seuls bodhisattvas à un stade très avancé du progrès spirituel ; au contraire, tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants qui font ne serait-ce que le plus petit acte de dévotion basée sur l’adhésion au Lotus pourront désormais partager cet état merveilleux.

En mettant au centre de son message la foi et non pas les œuvres (comme préconisé par la théologie chrétienne), le Lotus s'écarte du modèle de progression graduelle qui a été apparemment universel dans le bouddhisme ancien et qui continue à caractériser la majorité des communautés bouddhistes aujourd'hui. (réf.) À la place d’un travail sur soi progressif, le Lotus propose un modèle d’Éveil soudain (ce que Karl Potter a appelé "leap philosophy", "philosophie du saut", (réf.) dans lequel le tournant définitif est la compréhension qu'il n'y a qu'un Véhicule unique et que nous sommes tous destinés à devenir bouddha. La bonne réponse est alors la joie, la gratitude et l’acceptation. Comme le Bouddha le dit à son auditoire à la fin du chapitre II Les moyens appropriés :

« Puisque dorénavant vous savez
comment les Éveillés, les instructeurs du monde,
se servent d'expédients accommodés aux dispositions,
vous ne serez plus égarés par le doute,
et concevrez en pensée une grande allégresse,
sachant vous-mêmes que vous deviendrez Éveillés ». (Hurvitz, 43-44 ; Robert, ch. II, p. 91)

Il n'y a plus de distinction entre jeunes et vieux, hommes et femmes, laïcs et moines, ou brahmanes et membres de castes inférieures, la promesse du Bouddha s’étend à tous.

Bien sûr, cette égalité pour tous ceux qui ont la foi laisse encore la place à une dernière relation hiérarchique : la distinction entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Et le Sutra est sans ambiguïté sur le statut de ceux qui rejettent l’idée du Véhicule unique. Dans le deuxième chapitre du Sutra, cinq mille membres de l'auditoire se lèvent, juste quand Shakyamuni s'apprête à délivrer son nouvel enseignement, et quittent l’Assemblée. Le narrateur les soumet alors à une critique sévère :

« Il s'agissait d'une troupe d'êtres aux racines de crime profondes et graves, d'outrecuidants qui prétendaient avoir acquis ce qu'ils n'avaient pas acquis, attesté ce qu'ils n'avaient pas attesté ; c'est parce qu'ils avaient de tels défauts qu'ils ne demeurèrent point. Le Vénéré du monde resta silencieux et ne les retint pas » (Hurvitz, 28 ; Robert, ch. II, p. 74).

Bien qu'il soit vraisemblable (du moins théoriquement) que ces personnes soient également destinées à devenir bouddha, il est également clair que ceux qui rejettent la doctrine du Lotus ne sont pas décrits avec compassion, mais stigmatisés comme outrecuidants et prétentieux :

« Çâriputra, il est tout aussi bien que de tels outrecuidants se soient retirés » (Hurvitz, 28 ; Robert, ch. II, p.75).

Ces passages font ressortir une contradiction inhérente au message lotusien qui apparemment inclut tous les êtres. D'une part, il y a la revendication universaliste que tout bouddhiste (et pas seulement une élite comme l’affirmaient les textes mahayana antérieurs) (note) est inclus dans le véhicule de bodhisattva et donc certain de devenir finalement bouddha. D’autre part, ceux qui rejettent ce nouveau message du Véhicule unique sont soumis à de sévères critiques. Si en plus de défendre une opinion différente, ils osent critiquer le Lotus et ses adeptes, le Sutra les menace d’une renaissance dans l'enfer le plus bas, suggérant même que, par ces actions, ces personnes peuvent détruire complètement leur propre potentiel de bodhéité. (Hurvitz, 71-72 ; Robert, ch. III, p. 120-125).

La virulence des critiques s’explique peut-être par le fait que l’étonnante doctrine du Lotus n’a pas été acceptée par tous les bouddhistes en Inde, et même, faut-il le souligner, par tous les bouddhistes mahayana. Mais pour ceux qui l’acceptaient, ce message ouvrait de vastes horizons spirituels inexplorés, permettant aux pratiquant ordinaires de se considérer comme de futurs bouddhas, tout en réduisant la puissance d'une longue liste de systèmes hiérarchiques qui avaient gardé hors de vue cette prodigieuse image de soi.

Ces hiérarchies de caste, de sexe etc., qui ont été tenues pour acquises dans la société indienne de l'époque, ne sont pas entièrement éliminées, bien sûr, par les auteurs du Sutra du Lotus. Ainsi, par exemple, comme l’indique clairement l'histoire de la fille du Roi-Dragon, on continuait à considérer nécessaire pour une femme de devenir un être humain mâle avant d'atteindre la bodhéité. Néanmoins, l'importance de ces hiérarchies était profondément affaiblie dès qu’on se plaçait dans le contexte de la certitude du croyant qu’il atteindrait dans l’avenir le but merveilleux. En effet, pour les auteurs du Lotus, la hiérarchie unique qui conserve pleinement son pouvoir est liée au message que délivre le Sutra : la distinction entre ceux qui acceptent la vision lotusienne d'une communauté de foi égalitaire, et les bouddhistes têtus et égarés – qu’ils soient shravakas ou bodhisattvas ‒ qui ne l’acceptent pas.

 

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