Readings of the Lotus Sutra



  James A. Benn est professeur agrégé (associate professor) au Département d'Etudes Religieuses de l'Université McMaster, où il enseigne le bouddhisme et les religions chinoises. Il est l'auteur de Burning for the Buddha: Self-Immolation in Chinese Buddhism (Honolulu: University of Hawai‘i Press, 2007). Ses recherches actuelles portent sur l’aspect religieux et culturel de l'histoire du thé en Chine.
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Le Sutra du Lotus et l’Auto-Immolation


Depuis la fin du IVe siècle de notre ère et jusqu’à aujourd’hui - quoique plus sporadiquement - certains bouddhistes chinois se sont inspirés du Sutra du Lotus pour une pratique religieuse très particulière : en hommage au texte sacré, se brûler un doigt ou son corps entier. Les sources chinoises parlent généralement de l’ignition volontaire de son corps comme d’une « auto-crémation » (zifen ou shaoshen). C'est la manifestation d'une plus large gamme de pratiques bouddhistes qui impliquent le don corporel (par exemple, donner à manger son corps aux animaux ou humains affamés, se précipiter du haut des falaises ou des arbres ou encore se noyer), pratiques qualifiés d’« auto-immolation » (sheshen, wangshen, ou yishen). (note) L'exemple le plus connu d'auto-immolation bouddhiste ces derniers temps est celui du moine vietnamien Thích Quang Ðuc (1897–1963), dont l’auto-crémation publique en 1963, en plein centre de Saïgon, a été pérennisée dans une série de photos spectaculaires largement diffusées. (réf)

Nous savons que les bouddhistes chinois associaient la crémation du corps au Sutra du Lotus, ce rapport est souligné dans plusieurs textes encore existants, autres que le Lotus : biographies de moines et de nonnes, contes populaires sur les miracles associés au Sutra, épitaphes gravées dans la pierre en mémoire de ceux qui s’étaient immolés. Ces comptes rendus parlent d’hommes et de femmes qui psalmodiaient le Sutra en brûlant ou qui imitaient le bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes, Yakuo) qui, dans le Lotus s’immole héroïquement. Les sources chinoises font de fréquentes allusions à la manière dont Bhaishajyaraja ‒ connu sous son nom précédent de Sarvasattvapriyadarsana (Vision-de-Joie-pour-Tous-les Êtres) ‒ a préparé avec soin son corps avant de le brûler. Elles établissent également des parallèles entre leurs préoccupations et l'histoire de ce bodhisattva, soulignant sa dévotion pour le Sutra du Lotus et les reliques de son maître, la réponse miraculeuse de l'univers à son acte d’extrême abnégation et la joyeuse approbation de ceux qui en ont été les témoins. L’auto-immolation de Bhaishajyaraja était si bien connue qu’à partir du IVe siècle, beaucoup d’auteurs bouddhistes de l’Asie du Sud-Est considéraient le Sutra du Lotus comme le locus classicus d’auto-crémation.

Bien que cette pratique ait été critiquée lors de chaque occurrence par les autorités laïques et les moines bouddhistes, elle est restée une caractéristique constante de dévotion bouddhiste en Asie du Sud-Est jusqu'à une époque récente. Sacrifier un doigt ou brûler de l'encens sur sa peau (un autre acte symbolique d'auto-immolation) sont encore des pratiques courantes en Chine, à Taiwan et en Corée. La tradition de se faire une petite marque de brûlure sur le sommet de la tête lors de la cérémonie d'ordination de moines et de moniales chinois dérive de l'exemple de Bhaishajyaraja. (réf) Au Japon, ces pratiques, bien que pas complètement ignorées, sont peu courantes. Le Sutra du Lotus offrait non seulement un modèle d’auto-crémation, en montrant aux lecteurs comment et pourquoi elle pouvait être pratiquée, mais faisait également partie de la liturgie : ceux qui s’auto-immolaient psalmodiaient le chapitre sur la « Conduite originelle du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes) », qui faisait du Sutra une sorte d’énoncé performatif. Mais, si les auto-immolés s’inspiraient tous du Sutra, leurs biographies n’ont rien de stéréotypé ; au contraire, dans leur variété, elles explicitent certains aspects d'auto-immolation que le Sutra ne fait que suggérer, par exemple, le pouvoir de cet acte pour convertir les gens au bouddhisme et pour sauver les êtres.

Le récit dans le Sutra du Lotus

Pour comprendre cette pratique, il faut, comme les bouddhistes chinois, se référer au Sutra du Lotus et au récit du don de soi spectaculaire accompli par un grand bodhisattva du chapitre XXIII, « Conduite originelle du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes)». Ce chapitre commence par la question que le bodhisattva Naksatraraja-samkusumitabhijna (Splendeur-Royale-des-Constellations) adresse au Bouddha, le priant de lui expliquer « les pratiques difficiles et les pratiques ascétiques » (nanxing kuxing) du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes). Shakyamuni raconte alors que dans le passé, il y a de cela d’innombrables kalpas, vivait un bouddha appelé Candrasuryavimalaprabhasasri (Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire). Ce bouddha avec son vaste cortège de pratiquants avancés séjournait dans un monde beaucoup plus impressionnant que le nôtre. Il était entouré de 80 millions de bodhisattvas-mahasattvas, qui avaient tous une durée de vie de 42 mille kalpas. Le sol de son royaume était « parfaitement plat et orné d'arbres de matières précieuses, de bannières et de terrasses » ; il n'y avait ni femmes, ni enfers, ni démons affamés, ni asuras. En un mot, c'était une Terre pure, un lieu où renaissaient seulement ceux qui étaient destinés aux mondes-états favorables.

En ce temps-là, dans ce royaume de bouddha si différent du nôtre, Candrasuryavimala-prabhasasri (Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire) avait enseigné le Sutra du Lotus au bodhisattva Sarvasattvapriyadarshana (Vision-de-Joie-pour-tous-les-Êtres). Celui-ci en fut tellement impressionné qu'il rechercha de tout cœur la bodhéité, lui aussi par des pratiques ascétiques. Alors, pendant douze mille ans, il s’y adonna avec zèle (le Sutra ne dit pas exactement quelles étaient ces pratiques) et atteignit ainsi un niveau de méditation appelé samadhi* (recueillement) d'apparition de toutes les formes corporelles » (yiqie seshen sanmei). Son cœur fut « en grande liesse »; il n’attribua cependant pas ce résultat à sa pratique mais au fait d’avoir entendu le Sutra du Lotus. Il entra aussitôt en ce samadhi* et fit magiquement tomber des pluies de fleurs et d’encens. Mais, pour lui, ces offrandes étaient bien inférieures au don de son corps. Le Sutra du Lotus décrit ensuite ses préparatifs dont on retrouvera l’écho à travers les récits ultérieurs d'auto-crémation en Chine :

« Il absorba alors divers parfums : santal (candana), oliban (kunduruka), thurifère (turuska), benjoin (prkka), aloès, myrrhe ; il but aussi des huiles de fleurs odorantes telles que le gardénia, ce durant mille deux cents années pleines ; il s'enduisit le corps d'huiles odorantes (campaka). Devant l'Éveillé Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire, il s'enveloppa le corps dans un précieux vêtement divin, s'oignit d'huiles odorantes et, sa résolution renforcée par ses pouvoirs miraculeux, fit de lui-même brûler son corps » (Hurvitz, 270 ; Robert, ch. XXII, p. 345).

Ainsi, le bodhisattva s’était enduit de parfum, avait bu de l’huile parfumée et avait enveloppé son corps oint dans un tissu imbibé d'huile. Ces détails semblent provenir de descriptions des préparations similaires qui ont été faites lors de la crémation de Shakyamuni et pourraient refléter la préoccupation pratique de rendre le corps humain (notoirement difficile à réduire en cendres) plus facilement inflammable. (réf) Le bodhisattva fit ensuit un vœu (indiquant probablement son intention et désignant les bénéficiaires de son don) et mit le feu à son corps. La clarté de ce brasier illumina entièrement d’innombrables autres systèmes de mondes. Les bouddhas de ces royaumes, impressionnés par son auto-crémation, la comparèrent avantageusement à d'autres types d’offrandes :

« C'est bien, c'est fort bien, fils de bien ! Voilà un zèle authentique, voilà ce qui constitue l'authentique offrande de Loi à faire à un Éveillé. Même si l'on prenait fleurs, encens, guirlandes, fumigations, poudres, onguents, soieries célestes, bannières, dais, santal parfumé de la Rive Cis-Marine et l'on faisait offrande d'une telle variété d'objets, cela ne saurait l'égaler ; quand bien même ce serait le don d'un royaume, d'une ville, de femme et enfants, cela non plus ne saurait l'égaler. Fils de bien, cela constitue le don primordial, le plus vénérable, le plus éminent des dons, car on y fait offrande de Loi à l'Ainsi-Venu » (Hurvitz, 271 ; Robert, ch. XXII, p. 345).

Dans ce passage, le don de la « richesse intérieure » (ici, le corps) est dit surpasser de loin les plus extravagantes offrandes de richesse extérieure, même de sa femme et de ses enfants ‒ allusion à une histoire bien connue d'une des vies antérieures de Shakyamuni. (réf.) L'admiration des bouddhas devant l'offrande du corps, tel que le décrit ce passage, cautionnait les imitateurs chinois de Bhaishajyaraja, qui y ont vu une approbation sans équivoque de l'auto-immolation.

Le corps du bodhisattva brûla douze cents ans avant d’être entièrement consumé. Parce qu'il avait fait une si grande offrande, il renaquit immédiatement dans la Terre Pure du Bouddha Candrasuryavimala-prabhasasri (Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire). Ce ne fut pas une naissance ordinaire mais une « naissance par métamorphose » : il s’est matérialisé assis, les jambes en lotus, dans la maison du roi Vimaladatta (Pure-Vertu). Il se présenta en stances, expliquant comment il en est venu à renaître ici :

« Sache-le à présent, grand roi :
c'est en déambulant en tel lieu
que j'obtins, en temps voulu,
le recueillement d'apparition de toutes les formes corporelles ;
je m'appliquai à pratiquer le grand zèle
et renonçai à ce corps aimé
[pour en faire offrande au Vénéré du monde
dans la quête de l'insurpassable sagesse] » (Hurvitz, 271 ; Robert, ch. XXIII, p. 346). (note)

Ces lignes nous apprennent trois choses importantes sur l’auto-immolation du bodhisattva. Tout d'abord, c’est à la suite de la réalisation du samadhi* qu’il a fait son offrande, ce qui suggère peut-être que son immolation était une pratique avancée, accessible seulement en raison de son très haut degré de compétence dans la méditation et des pouvoirs surnaturels connexes. Deuxièmement, son auto-immolation était avant tout une pratique de l'une des paramitas (perfections) de la voie du bodhisattva, celle de virya (force d'âme) et non la paramita de dana (don), comme on pouvait s’y attendre d’après d’autres récits bouddhistes sur le don corporel. Le mode héroïque, énergique de virya contraste quelque peu avec l'humilité requise pour le don désintéressé. L'association de l'auto-immolation avec le virya aussi bien qu’avec le dana peut expliquer pourquoi les auto-immolés chinois présentent souvent un spectacle de l'effort intense nécessaire pour l'auto-crémation publique. Troisièmement, c'est une offrande au Bouddha, faite par le bodhisattva dans l'espoir d’atteindre l'Éveil parfait et complet sans supérieur (anuttara samyaksambodhi) de bouddha. Ce dernier aspect est important pour comprendre le but final de l'auto-immolation et pourquoi on peut dire qu’elle profite aux autres : en devenant rapidement bouddha, l’auto-immolé se pourvoirait rapidement de la capacité de sauver les êtres grâce aux pouvoirs salvifiques d'un bouddha.

S’étant expliqué en vers, le bodhisattva annonce à son nouveau père, Vimaladata (Pure-Vertu) qu’il a l’intention de continuer à faire des offrandes au bouddha Chandravimala-surya prabhasashri (Vertu-de Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire). Mais lorsque le bodhisattva Sarvasattva-priyadarshana (Vision-de-Joie-pour-tous-les-Êtres) se présente devant le bouddha Chandravimala-suryaprabhasashri, celui-ci l’informe qu'il est sur le point de disparaître complètement et d’entrer cette nuit-même dans le parinirvana. Il laisse à Sarvasattva-priyadarshana son enseignement, les bodhisattvasde son escorte, les systèmes mondiaux qui constituaient son royaume et enfin ses précieuses reliques corporelles (shariras), lui enjoignant de les vénérer. À la dernière veille de la nuit il entre dans le nirvana.

Le bodhisattva incinère le bouddha décédé et recueille ses reliques qu'il place dans quatre-vingt-quatre-mille reliquaires (stupas). Il fait, selon l’usage, les offrandes appropriées pour vénérer les reliques, il orne les stupas d'une flèche, sur laquelle pendent dais et bannières et une multitude de clochettes précieuses. Mais, là encore, il a la pensée de faire une offrande supplémentaire. Il parle aux bodhisattvas, aux grands disciples ainsi qu'aux devas, nagas, yakshas, et à l'ensemble de la vaste multitude :

« ‘‘Prêtez-moi toute votre attention ; je vais à présent faire offrande aux reliques de l'Éveillé Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire-et-Lunaire’’ Ayant ainsi parlé, il fit brûler devant les quatre-vingt-quatre mille pagodes son bras orné par cent mérites, ce durant soixante-douze mille ans, pour en faire offrande. Il permit aux innombrables multitudes en quête de l'état d'auditeur et à d'incommensurables quantités incalculables d'hommes de déployer la pensée d'Éveil complet et parfait sans supérieur et les mena tous à obtenir le Recueillement d'apparition de toutes les formes corporelles. Alors les êtres d'Éveil, les dieux, hommes, titans et autres, qui le voyaient privé de bras, se désolèrent et s'apitoyèrent; […] À ce moment, l'être d'Éveil Vision-de-Joie-pour-tous-les-Êtres, au sein de la vaste multitude, prêta ce serment: ‘‘J'y perdrai les deux bras, mais j'obtiendrai à coup sûr un corps d'Éveillé de couleur d'or; si ceci est réel et non pas vain, que mes deux bras se reconstituent comme avant.’’ Quand il eut fait ce serment, ils se reconstituèrent spontanément, ce qui fut possible par l'effet de la richesse des mérites et de la sagesse de cet être d'Éveil. […] Le monde tricosmique trembla de six façons […] Et l'ensemble des dieux et des hommes obtinrent ce qui était sans précédent » (Hurvitz, 272-273 ; Robert, ch. XXIII, p. 347-348).

A partir de là, le chapitre Conduite originelle du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi des Remèdes), revient à la trame narrative. Shakyamuni révèle au bodhisattva Nakchatra-raja-samkusumita-bhijana (Splendeur-Royale-des-Constellations) que le bodhisattva Sarvasattva-priyadarshana (Vision-de-Joie-pour-tous-les-Êtres), qui avait accompli de si extraordinaires offrandes dans le passé, n’est autre que l’actuel Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes). Le Bouddha loue les pratiques de ce bodhisattva et fait ensuite une recommandation aux pratiquants ordinaires :

« Le don de renoncement à son corps, il l'a fait d'innombrables milliers de millions de myriades, de milliards de fois. Nakchatra-raja-samkusumita-bhijana (Splendeur-Royale-des-Constellations), s'il se trouve quelqu'un qui, ayant déployé sa pensée et désireux d'obtenir l'Éveil complet et parfait sans supérieur (anuttara samyaksambodhi), est capable de se brûler un doigt ou un orteil pour en faire offrande au stupa, il surpassera celui qui aura fait offrande d'objets aussi précieux qu'un royaume ou une ville, ou bien de femme et enfants, voire des royaumes, des monts, des forêts, des fleuves et lacs du monde tricosmique » (Hurvitz, 273 ; Robert, ch. XXIII, p. 348).

Dans ce discours ‒ souvent cité ou sous-entendu par des auteurs bouddhistes chinois ‒ Shakyamuni affirme que brûler son corps n'est pas réservé aux bodhisattvas avancés mais peut être pratiqué par tous ceux qui souhaitent atteindre la bodhéité. Toutefois, de la manière typique du Sutra du Lotus, cette affirmation de la puissance de l'auto-crémation est immédiatement contredite par la déclaration que le mérite accumulé par celui qui mémorise ne serait-ce qu’un verset du Sutra dépasse celui acquis par celui qui se dépouille d’un univers plein de joyaux. Le but de cette nouvelle déclaration n’est probablement pas de dévaloriser l’auto-immolation mais de réitérer l'incroyable puissance du Sutra du Lotus, qui ne saurait être éclipsé par quelque autre texte ou pratique, même si c’est décrit par le Sutra. Le chapitre Conduite originelle du bodhisattva Bhaishajyaraja (Roi-des-Remèdes) se termine classiquement par des hymnes de louange des pouvoirs miraculeux du Sutra du Lotus. Et Shakyamuni confie ce chapitre à la garde du bodhisattva Nakchatra-raja-samkusumita-bhijana (Splendeur-Royale-des-Constellations).

Comment lire ce récit ?

La littérature exégétique chinoise sur le Sutra du Lotus a beau être abondante, elle n’aide pas toujours à comprendre comment les pratiquants interprétaient l’auto-immolation de Bhaishajyaraja. (note) La plupart du temps, les commentateurs bouddhistes n’expliquent pas les sutras en examinant les mots et les expressions, pas plus qu’ils ne résument les enseignements ou les récits : ils découpent le texte selon un schéma structurel prédéterminé, créant ainsi un nouveau texte ‒ sorte d’extension du précédent ‒ qui reprend l’idée générale avec de nombreux sous-paragraphes. (note) Ces commentateurs cherchent à révéler la structure profonde et la complexité d’un sutra pour rendre accessible l'enseignement du Bouddha. Ils sont donc généralement moins intéressés par la signification d’épisodes particuliers comme l’auto-immolation de Bhaishajyaraja. C’est pourquoi nous devons faire appel à d'autres sources, telles que les biographies des auto-immolés chinois, afin de comprendre la façon dont ce chapitre du Sutra du Lotus a été lu et compris.

Tout en concentrant leur attention sur la structure, les commentateurs n'ont pas complètement négligé l’exégèse de l’auto-immolation de Bhaishajyaraja. Ils ont parfois essayé de l’intégrer dans un schéma doctrinal cohérent, comme, par exemple, Daosheng (360–434) dans le premier commentaire chinois existant sur le Sutra du Lotus. Daosheng, qui collaborait avec le traducteur Kumarajiva (Jiumoluoshi [344–413 ou 350–409]), avait une vision très élaborée de la doctrine mahayana en général et du Sutra en particulier. Il utilise la dualité principe/phénomène li (nature sous-jacente de la réalité perçue par un Éveillé) et shi (monde transitoire non-substantiel vécu par les êtres ordinaires), pour commenter l’auto-immolation du bodhisattva. (réf.) Il fait valoir que la validité et l'efficacité d'un don corporel dépendent de l'état d'esprit du pratiquant. Pour lui, si le pratiquant est en mesure de percevoir la vraie nature du don corporel du point de vue d’un Éveillé (li selon sa définition), cet état d'esprit serait bon pour que son corps brûle indéfiniment. A l'inverse, une attitude entachée des préoccupations de ce monde ‒ gloire et réputation, par exemple ‒ serait incapable de générer un don du corps véritable, c'est-à-dire désintéressé. D’autres auteurs ultérieurs se sont également exprimés sur le thème de l'attitude avec laquelle l’auto-immolation a été ou devrait être entreprise. Sur le plan bouddhique, au-delà de l’acte, c’est l’intention qui détermine la nature de l'effet karmique. Ainsi, ceux qui se sont immolés sans tendre vers le but le plus élevé auront à en subir les conséquences douloureuses dans leurs prochaines renaissances.

L'histoire de l’auto-crémation de Bhaishajyaraja n'est pas simplement édifiante ou bouleversante, elle pouvait également être une occasion d’Éveil pour ceux qui l'entendaient. On dit que Zhiyi (538–597) ‒ une figure bouddhiste des plus influentes du VIe siècle, reconnu plus tard comme patriarche du Tiantai ‒ avait atteint l’Éveil à la lecture de ce chapitre du Sutra du Lotus. (réf.) Dans un commentaire qui lui est attribué, il est dit au sujet de ce chapitre sur Bhaishajyaraja : « ce texte explique comment Sarvasattva-priyadarshana (Vision-de-joie-pour-Tout-Etre) a spontanément ignoré son corps puis brûlé ses deux bras, parce que, pour lui, sa vie avait moins d’importance que le Dharma ; il abandonna sa vie afin que la Voie [c'est-à-dire le bouddhisme] prospère». (réf.) Il dit aussi que le bodhisattva illustre une manière de monter dans le «Grand véhicule» par la pratique des austérités (kuxing) ‒ en d'autres termes, qu'il représente un chemin particulier d'accès corporel (somatique, dirions-nous) à la bodhéité. (réf.)

Kuiji (632–682), un disciple du célèbre pèlerin-traducteur bouddhiste Xuanzang (600 ‒ 664), voit aussi Bhaishajyaraja comme le représentant d’un bouddhisme ascétique : « C’est par sa pratique des austérités qu’il propage le véritable Dharma». (réf.) Jizang (549–623), un autre penseur bouddhiste important, met l'accent sur les multiples effets de l'auto-immolation en disant que le bodhisattva donne sa vie pour « rembourser sa dette à l’égard de la bonté [du Bouddha] et lui rendre hommage, propageant ainsi le Sutra et en créant des mérites pour l'homme, enseignant et convertissant d'innombrables êtres humains. » (réf.) Ainsi, les commentateurs soulignent la nature altruiste du sacrifice du corps.

Plus tard, le patriarche tiantai Zhanlan (711–782) tente de donner une explication plus élaborée de l’auto-immolation du bodhisattva dans le sens de la non-dualité du corps et des flammes. (réf.) Dans son commentaire, il reprend un problème épineux pour les moines bouddhistes chinois ‒ à savoir que le Vinaya (le corpus des textes régissant le comportement monastique) interdit aux moines de se suicider, alors que Bhaishajyaraja est loué pour cette action par les bouddhas. (réf.) Je reviendrai dans la section « Pratiques apocryphes et leur importance » sur ce point crucial et les façons dont il a été parfois résolu.

Biographies d’auto-immolés et la pratique du Sutra du Lotus

Pour se faire une image plus claire de la façon dont l'histoire de Bhaishajyaraja a été lue, il faut se pencher sur les récits des bouddhistes chinois qui se sont donné la mort par auto-crémation. En brûlant leurs corps de la manière décrite dans le Sutra du Lotus, ces moines et ces moniales endossaient le rôle dévotionnel du bodhisattva. Certains allaient jusqu’à imiter son utilisation d'huile et d'encens et l'enveloppement du corps dans un tissu imprégné d'huile avant l’auto-crémation ; d’autres s’immolaient devant un stupa ou devant un large public. La preuve de l’efficacité de leur geste se manifestait si ce n'est par le « tremblement de six façons de l’ensemble du monde », du moins par des lueurs et des signes dans le ciel, par des arbres miraculeux poussant dans les cellules des pratiquants ou sur le lieu de leur crémation, par des rêves et des présages et, peut-être le plus important, par la production de reliques après leur auto-crémation.

L'hommage rendu par le bodhisattva aux reliques du Bouddha dans le Sutra du Lotus a ainsi été une source d’inspiration pour générer d'autres reliques dans notre monde. Il peut être intéressant de se rapporter à un récit biographique ‒ un document assez rare parvenu jusqu’à nous ‒ celui d’une femme qui s’est immolée dans la Chine médiévale. Ce texte, daté du VIIe siècle, raconte qu’au début du règne de Zhenquan (627–649), à Jingzhou (note), vivaient deux sœurs religieuses (bhiksunis). Toutes deux récitaient le Sutra du Lotus et avaient une répugnance pour leur condition physique. Toutes deux souhaitaient abandonner leur corps. Admirant la pratique des austérités, elles réduisirent leur alimentation et leurs vêtements. Elles ont consommé de l'encens et de l'huile et ont progressivement exclu de leur régime toutes les céréales. Finalement elles ne consommèrent plus du tout de graines et n’absorbaient que de l’encens et du miel. Elles étaient très robustes et leur détermination spirituelle était claire et puissante. Elles annoncèrent publiquement aux religieux et laïcs que, tel jour, elles brûleraient leur corps. Le huitième jour du deuxième mois de la troisième année de la période du règne de Zhenquan (8 mars 629), elles ont placé deux sièges élevés sur la route principale de Jingzhou. Puis elles ont enveloppé leurs corps d’une toile imprégnée de cire jusqu'au sommet de sorte que seuls leur visage et leurs yeux étaient visibles. La foule autour d’elles s’était massée comme des montagnes, les chants et les louanges les entouraient telles des nuées. Elles ont récité le Sutra du Lotus jusqu’au passage où le bodhisattva allume le feu. La sœur aînée a d'abord appliqué une mèche enflammée sur la tête de sa sœur, puis elle a demandé à la cadette d’en faire autant pour elle. Dans le calme de la nuit les deux torches se mirent à flamber simultanément. Le feu est descendu jusqu’à leurs yeux et le son de leur récitation est devenu plus fort. Les flammes ont atteint progressivement leur nez et leur bouche et la récitation prit fin. C’était juste au lever du jour. Elles étaient toujours assises là ensemble, intactes. Puis, d’un seul coup, les deux s’embrasèrent en même temps, leurs os furent brisés et broyés. Mais les deux langues sont restées entières. La foule assemblée soupira d’admiration et éleva pour elles une pagode. (réf.)

Ce récit s’étend longuement sur la préparation de l'auto-crémation et tient à situer l’action dans le temps et l'espace. L’événement public est rendu avec une grande force spectaculaire. A part la mention de leur "profonde répugnance" pour leur corps (sans doute reflet des connotations négatives dans le bouddhisme chinois médiéval d'une renaissance en tant que femme), il n’y a rien dans ce compte rendu qui dénote une vision de l’auto-crémation particulière au sexe. La préparation des sœurs, avec l’exclusion des céréales, étaient commune aux hommes et aux femmes. Le fait qu’elles aient imité Bhaishajyaraja, héros masculin, ne semble pas avoir posé de problème ni aux spectateurs ni à celui qui a consigné leur exploit. Par ailleurs, que le Sutra du Lotus contienne également la fameuse histoire de la fille-dragon dont le corps se virilise juste avant l’Éveil, n’est pas non plus anodin. (Hurvitz, 183–85 ; Robert, ch. XII, p. 241). (note) Le message sur la nature ultime non-substantielle du sexe a peut-être incité les femmes à adopter des pratiques aussi extrêmes que l’auto-immolation. Les sœurs se sont brûlées en public, tout comme l’ont fait les moines, et les spectateurs ont assisté aux mêmes signes miraculeux que pour leurs homologues masculins. Leur auto-crémation a été commémorée par une pagode (un stupa), tout comme les reliques des moines.

Le récit dit expressément que les langues ne brûlent pas. Ce miracle très spécifique est un bon exemple de la combinaison créative d’éléments tirés du chapitre sur Bhaishajyaraja et des croyances exprimées dans d'autres parties du Sutra. On trouve dans les sources biographiques de la Chine médiévale une vingtaine de cas où la langue ne pourrit pas ou reste intacte, rose et humide, après la crémation du corps. (réf.) D'où vient donc cette croyance à l'indestructibilité de la langue ? Dans le chapitre X du Sutra du Lotus Maître du Dharma, nous voyons que

« ceux qui lisent, récitent, expliquent ou recopient [obtiendront des récompenses pour le corps] : des plus subtiles formes et voix / mais aussi odeurs, saveurs, sensations tactiles ». (Robert, ch. X, p. 215)

Plus loin dans le Sutra, le Bouddha, parle au bodhisattva Satatasamitabhiyukta (Zèle-Constant) de mille-deux-cents mérites pour la langue :

« Qui plus est, Zèle-Constant, si un fils, ou une fille de bien, accepte et garde ce texte canonique, s'il le lit, le récite, l'explique ou le copie, il obtiendra mille deux cents mérites pour la langue : l'agréable comme le répugnant, le beau comme le laid, ainsi que les matières amères et astringentes, se transformeront tous sur son organe lingual en saveur supérieure, comparable à l'ambroisie céleste, il n'y aura rien qui ne sera embelli. S'il doit, de sa langue, faire un discours parmi une vaste foule, il émettra une voix profonde et sublime qui pourra pénétrer les cœurs et provoquer chez tous liesse et plaisir. » (Hurvitz, 250 ; Robert, ch. XIX, p. 320).

Le texte continue en citant tous les devas*, nagas, yakshas*, garudas*, bhiksus*, bhiksunis*, rois et ainsi de suite qui viendront écouter le prédicateur. Il est vrai que la préservation de la langue après la mort n'est pas explicitement mentionnée, mais le Sutra promet des changements bien précis dans la puissance de cet organe particulier. Ce passage, ainsi que d'autres du Sutra du Lotus, fournit de toute évidence à l’imaginaire médiéval des bouddhistes l'idée qu’un organe des sens pouvait devenir au sens propre incorruptible si l’on psalmodie le Sutra.

Non seulement les sages mais des hommes et des femmes ordinaires avaient la capacité de produire la relique miraculeuse de la langue indestructible, et ce prodige signifie, selon moi, que pratiquement n'importe qui pouvait être un Maître du Dharma pour peu qu’il soit suffisamment déterminé. C’est le pouvoir de ce sutra qui a encouragé certains à aller au-delà de la simple prédication et à endosser le rôle de bodhisattva par l’auto-crémation. Les biographies d’auto-immolés offrent des exemples intéressants de fusion entre différents épisodes du Sutra aboutissant à un mode unique de dévotion corporelle.

Une autre chronique montre à quel point les miracles associés à l’auto-crémation ont pu devenir extravagants. Sengming (env. 502–519) fit ériger un temple à Maitreya, le Bouddha du futur, et y installa une effigie du bodhisattva devant laquelle il récitait régulièrement le Sutra du Lotus. Lorsqu’il psalmodiait ainsi, il entendait chaque fois un claquement de doigts d’approbation et une voix qui disait : « Excellent ! Excellent ! » Il écrivit à plusieurs reprises à l'empereur Wu de la dynastie Liang (règne 502–549), pour lui demander la permission de brûler son corps. L’empereur était un généreux protecteur du bouddhisme, qui avait parrainé de grandioses cérémonies avec la participation de milliers de membres du clergé, et qui, par deux fois, avait exigé de ses courtisans qu’ils fassent des dons très importants au bénéfice de la communauté des moines, en échange de quoi il consentirait à quitter le monastère et revenir aux affaires de l’Etat. L’empereur Wu finit par approuver la requête de Sengming qui s’immola par le feu sur un rocher devant son temple de Maitreya. Son auto-crémation fut suivie d'une remarquable série de miracles sur le lieu du sacrifice : guérisons, fleurs s’épanouissant spontanément, statue qui se mit à bouger :

« Son corps fut entièrement réduit en cendres et il n’en restait qu’un ongle. Lorsque le brasier s’éteignit, le terrain entourant le rocher se transforma en un étang de quatre ou cinq chi (mètres) de rayon. Deux ou trois jours plus tard, des fleurs s’ouvrirent lumineuses et luxuriantes, sans égales en beauté. Ceux qui buvaient l’eau de cet étang recouvraient la santé. Alors les gens ont recueilli ses cendres avec lesquelles ils dessinèrent son image. Ils ont également sculpté une petite image en bois. Ils on brûlé l’ongle encore une fois, en ont recueilli les cendres et fait une pâte. Lorsqu’on étala cette pâte sur la statue celle-ci se mit en mouvement et s'éloigna. Partout où elle allait des fleurs s’épanouissaient, aussi grandes que des jujubierset des calleryanas, et il y en avait plus de cent mille. » (réf.)

De toute évidence, les miracles associés à l’auto-crémation de Sengming (relique de l’ongle, apparition de fleurs, eau magique et figures mobiles) ne correspondent à aucun épisode du Sutra du Lotus. Ils viennent du vaste monde de l'imaginaire chinois médiéval où le Sutra du Lotus n’était qu’un élément parmi d’autres, d’origine bouddhiste ou autochtone. Le mérite de l'immolation de Sengming fut partagé avec d'autres sous la forme de l'eau magique de l'étang plus tangible ; son aptitude à guérir évoque le bodhisattva Bhaishajyaraja. Ainsi, on observe des extrapolations à partir du Sutra du Lotus et des mises en pratique de thèmes et d’idées qui sont seulement évoqués dans le texte sacré.

Attaché à la biographie de Sengming, on trouve un autre compte rendu d'une image produite par l’auto-crémation. (réf.) Un laïc psalmodiait le Sutra du Lotus et aspirait à suivre l'exemple de Bhaishajyaraja. Après qu’il se fût immolé, la terre se boursoufla, prenant la forme d'un corps humain. En creusant, son père déterra une statue grandeur nature en or. Quand il voulut la redresser, la statue disparut brusquement.

Avec l’image d’un bodhisattva révélant sa vraie nature sous la forme d'une statue en or, ce conte miraculeux combine le vœu de Bhaishajyaraja (« j'obtiendrai à coup sûr un corps d'Éveillé de couleur d'or ») et le thème des bodhisattvas Surgis-de-Terre du chapitre éponyme du Sutra du Lotus. Ces bodhisattvas au corps couleur d’or qui demeuraient dans les tréfonds de notre monde apparurent lorsque la terre se fendit pendant le sermon du Bouddha. Cette brève histoire d'auto-crémation laisse deviner comment l’imagination médiévale chinoise associait le texte à la pratique.

Un dernier exemple nous indique comment ces bouddhistes traitaient la douleur associée à l’auto-crémation. Tanyou (mort en 666) était un fervent de la récitation du Sutra du Lotus, mais il ne commença à le psalmodier qu’après avoir érigé un autel qu’il avait purifié et décoré de bannières. (réf.) Il fit le vœu de s’immoler devant une statue de bouddha qui passait pour être l’œuvre du grand roi indien Ashoka (règne 268–232 avant notre ère) en personne et qui s’était miraculeusement retrouvée en Chine. (réf.) Tanyou s’enveloppa dans une toile imprégnée de cire et mit le feu à ses mains et au sommet de sa tête. Il regarda fixement la statue et fit le vœu de voir Chandravimalasuryaprabhasashri (Vertu-de-Pure-Clarté-Solaire et Lunaire), auquel Bhaishajyaraja avait fait don de son corps. Lorsqu’on lui demandait comment il se sentait, il répondait que son esprit était comme un diamant et qu'il ne ressentait aucune douleur. Alors que les flammes se propageaient et le consumaient, on l’entendait encore prêcher. La biographie de Tanyou révèle les préoccupations qui venaient souvent au premier plan dans la pratique de l'auto-immolation : dévotion et vénération du texte comme parole et objet (ce qu’on appelle le culte du livre), les attaches avec l'Inde comme patrie du bouddhisme (ici l'image d’Ashoka) et la pieuse imitation des héros renonçants de la littérature mahayana (l’accent mis sur la technique de l'auto-crémation et l'absence de douleur). Les biographies des auto-immolés chinois montrent une très grande variété de façons dont l'histoire de Bhaishajyaraja pouvait être imitée et interprétée. Il est évident que de nombreux bouddhistes ont pris le Sutra du Lotus au mot, ont adopté les « actes difficiles » de Bhaishajyaraja comme un chemin valable vers l'Éveil parfait, et considéré que leurs actions pouvaient libérer les autres du samsara.

Analyses scripturaires et commentaires

L'offrande de son corps en guise de pratique méritoire n'est pas un thème réservé au Sutra du Lotus. Il apparaît tout au long de la littérature bouddhique et, en particulier, dans les Jatakas (récits de renaissances), récits sur les actes des vies antérieures du Bouddha, disséminés dans les sutras mahayana (réf.) Dans ces textes, l’auto-immolation est généralement présentée comme une manière de développer la perfection du don (danaparamita), considérée comme fondamentale dans la voie du bodhisattva vers l’Éveil. Voici, par exemple, ce que dit le Traité de la Grande Perfection de la Sagesse (Dazhidulun), un texte mahayana des plus influents dans la Chine médiévale, attribué au grand penseur indien Nagarjuna* (env. 150–250) et traduit par Kumarajiva* :

« Que faut-il entendre par l'accomplissement de la perfection du don qui relève du corps résultant du karma et des liens ? Avant même d’acquérir le Corps du Dharma* et avant même de détruire les entraves, le bodhisattva peut donner sans réserve tous ses biens les plus précieux : sa tête, ses yeux, sa moelle, sa peau, son royaume, sa richesse, sa femme, ses enfants et tous ses biens intérieurs et extérieurs. Alors que son esprit reste impassible. » (réf.)

Ces dons sont supposés possibles pour quelqu’un qui est sur la voie du bodhisattva mais qui subit encore les entraves du karma. Ce passage suggère que, même s'il n'a pas encore atteint l'Éveil et les pouvoirs d'un bouddha (ici, acquisition d'un corps différent), le bodhisattva est néanmoins capable de faire des offrandes extraordinaires. Il est intéressant de noter que pour pouvoir donner « ses biens les plus précieux », il faut tout d’abord les posséder. Le statut de bodhisattva n'est donc pas caractérisé uniquement par la simplicité et l'austérité, mais aussi par la richesse et la fécondité. L’accent est mis ici sur l'état mental, l’impassibilité du bodhisattva qui correspond à l’attitude en laquelle Daosheng, entre autres, voyait une caractéristique de l'auto-immolation authentique. Les biographies d’auto-immolés relatent aussi souvent le calme et la sérénité de leurs héros pendant qu’ils font l’offrande de leur corps.

Le Traité de la Grande Perfection de la Sagesse [Daichido Ron*] continue par le célèbre récit du jataka du prince Vishvantara* (pali : Vessantara) qui sacrifie sa femme et de ses enfants ; puis c’est l’histoire du roi Sarvada qui perd son royaume à cause d’un usurpateur et offre sa vie à un pauvre brahmane pour que celui-ci reçoive la récompense promise par le nouveau roi ; ou encore le prince Candraprabha*, qui donna son sang et sa moelle afin de guérir un lépreux. (note) Le Traité de la Grande Perfection de la Sagesse raconte également avec force louanges l'histoire de Bhaishajyaraja à titre d'exemple des immenses bienfaits que procure l’adoration du Bouddha (buddhapuja) (réf.). Ainsi donc, le long récit dans le Sutra du Lotus du bodhisattva qui offre son corps en hommage (à un texte, à un bouddha ou à ses reliques) s'intègre totalement dans le schéma établi du comportement héroïque que l’on attend de tels êtres spirituellement avancés.

Le Sutra du Roi du Samadhi (Samadhiraja), un texte bien connu en Chine et en Asie du Sud-Est, contient également une description spectaculaire d'une offrande similaire. Mais ce sutra est rarement mentionné dans les récits chinois d'auto-immolation. Nous pouvons supposer que l'auto-crémation de Bhaishajyaraja dans le Sutra du Lotus eut un tel impact sur l’imaginaire chinois qu'il ne pouvait pas être surpassé par d’autres récits canoniques.

Comme dans le Sutra du Lotus, l’auto-crémation dans le Sutra du Roi du Samadhi parle d’un jeune bodhisattva qui offre son corps aux reliques. (note) Mais il y a plusieurs points importants qui les distinguent. Après que le bouddha Ghosadatta (Voix Vertueuse) est passé dans le nirvana, le roi Shrighosa avait érigé quatre-vingt-quatre mille dizaines de millions de stupas contenant ses reliques vénérées, avec des lampes innombrables, des musiques, des fleurs, des encens, et ainsi de suite. sanscritsanscrita, un bodhisattva-mahasattva, était alors un jeune bhiksu (moine). Voyant tous ces millions de lampes qui flambaient devant les stupas et la Grande-assemblée, des courtisans et des gens ordinaires qui se réunissaient dans la dévotion des dieux, il fit le vœu d’accomplir un acte de vénération devant les stupas-reliquaires. Cet acte, se dit-il, devra éblouir et réjouir tous les dieux, tous les hommes et les asuras. Il voulait que son offrande surpasse celle du roi Shrighosa et, ainsi, qu’il provoque l’émerveillement et la liesse du roi et de ses courtisans.

A la nuit tombée, Ksemadatta regarda la Grande-assemblée qui écoutait le Dharma devant les stupas. Il enveloppa son bras droit dans un tissu imprégné d'huile et le brûla en offrande au Bouddha. A ce moment, il souhaita atteindre l’Éveil complet et parfait sans supérieur, et ne pensant à rien d'autre, il ne bougea pas alors que son bras était en feu. La terre trembla avec force et les flammes de son bras jaillirent dans toutes les directions. Le bodhisattva Ksemadatta atteignit le «samadhi* dans leaquel l'identité fondamentale de tous les dharmas est rendue manifeste » et avec de belles paroles mélodieuses, prêcha le Dharma à l'Assemblée. Les devas et les apsaras (nymphes célestes) lui rendirent hommage et chantèrent ses louanges. Le roi Shrighosa qui, avec son harem, regardait la scène du haut de son pavillon comprit que Ksemadatta avait acquis par cet acte une grande puissance spirituelle. Il en fut si heureux qu’avec toutes ses épouses il se jeta du haut de la terrasse. Mais bien que précipités d’une hauteur de plusieurs milliers de coudées, le roi et son entourage furent protégés par toutes les divinités qui ne les laissèrent pas s’écraser au sol. Voyant l'état pitoyable du bras du bodhisattva, le roi et toute la foule versèrent des larmes. Quand Ksemadatta s’en étonna, le roi Shrighosa loua son geste en stances. Alors Ksemadatta leva son bras qui fut aussitôt entièrement restauré.

Il est intéressant de noter que le bodhisattva Ksemadatta est explicitement et à plusieurs reprises décrit dans le Sutra du Roi du Samadhi non pas comme un laïc mais comme un bhiksu, un moine ayant reçu l’ordination complète. Comme nous le verrons, il y avait en Chine de sérieuses divergences sur la question de savoir si les moines, tout particulièrement, étaient autorisés à s’immoler, étant donné que le Vinaya interdit l’automutilation. Il est alors surprenant qu'aucun des défenseurs de l’auto-immolation monastique n’ait mis en avant cet exemple scripturaire. Le texte souligne également que Ksemadatta ne ressentit aucune douleur, mais seulement de la joie et de l’euphorie, et que tous les participants ont éprouvé les mêmes émotions. Nous pouvons noter que le sutra souligne le bonheur de l’immolé et de son public, ce qui fait écho à l'ancien nom de Bhaishajyaraja : Sarvasattva-priyadarshana (Vision de Joie pour Tous les Êtres).

Comme nous l’avons vu, l’auto-immolation est une pratique souvent décrite avec enthousiasme dans la littérature mahayana. Le recueil de textes courts appelé Karunapundarika (Lotus de la Compassion) contient de nombreux récits de l'extrême violence avec laquelle le Bouddha avait traité son corps dans ses vies précédentes, la plupart d'entre eux s’appesantissant avec une attention méticuleuse sur les détails les plus crus. (réf.) Ces récits semblent avoir été très populaires en Chine, et des épisodes en sont fréquemment évoqués dans les biographies des auto-immolés. Ce passage, par exemple, d'un cycle d'histoires au sujet du roi Pradipapradyota, (Shakyamuni dans une vie antérieure), où le bodhisattva enveloppe son bras d’un chiffon huilé et y met le feu afin d'éclairer le chemin des cinq-cents marchands perdus en mer. Son bras brûle pendant sept jours. (réf.)

Une autre histoire, d'un recueil bien connu d'avadanas (légendes), raconte comment le disciple d'un brahmane trempe son turban dans l’huile et y met le feu pour servir de torche au Bouddha. (réf.) A la suite de quoi il devient le bouddha Dipamkara (Brûle-Lampe). Alors que cette torche brûlait, le jeune homme ne montrait aucun signe de douleur et continuait à lire les textes sacrés.

Les divagations autour de l’auto-immolation étaient courantes non seulement dans la Chine médiévale mais un peu partout dans le monde bouddhiste. La Lokapannatti (Connaissance du monde), un texte pali compilé en Birmanie au XIe et XIIe siècle, raconte une histoire à propos du roi Ashoka qui aurait enveloppé son corps dans un tissu imbibé d'huile avant de se brûler devant un stupa contenant les reliques de Shakyamuni. Il aurait brûlé pendant sept jours, mais sa puissance spirituelle était si grande que « les flammes n'ont nullement entamé son corps qui demeura froid comme s'il avait été frotté de santal». (note)

A l'évidence, l’auto-crémation devant les reliques, comme cela est raconté dans le Sutra du Lotus et le Sutra du Roi du Samadhi, était une figure métaphorique (un trope) tellement puissante qu'elle pouvait s'appliquer même à des personnages historiques comme le roi Ashoka et pas seulement aux bodhisattva-mahasattva des univers lointains. Le texte birman adopte les descriptions du Sutra du Lotus, tels que l'enveloppement du corps dans un tissu imbibé d'huile, mais permet de contourner le problème de la mort et de la renaissance en gardant le corps du roi froid et épargné par les flammes, même après sept jours de crémation.

Le Dasabodhisattuppattikatha (Histoires des naissances de dix bodhisattvas), un texte pali post-canonique d'inspiration mahayana, contient beaucoup d'histoires mettant en scène les thèmes classiques d’offrandes d’enfants, de la tête, des yeux, etc. Ainsi, dans une vie antérieure, le bouddha Ramaraja, à la vue du bouddha Kassapa (Kasyapa), se serait écrié :

« Un bouddha parfait est très rare
De quelle utilité est pour moi cette vie répugnante
On gagne à sacrifier sa vie pour le Bouddha. » (réf.)

Il s'est enveloppé dans un linge imbibé d'huile et s’est brûlé devant Kassapa. Alors ce dernier fait une annonciation sur son futur état de bouddha et un bourgeon de lotus apparaît à l'endroit de son offrande. Shakyamuni, qui raconte cette histoire à son disciple Shariputta (Shariputra), explique :

« Ainsi, Shariputra, par l’offrande de sa vie et de ses membres, à l'avenir il sera le parfait bouddha du nom de Rama. Par le mérite de l’offrande de son corps, il sera haut de quatre-vingts coudées, par le sacrifice de sa vie, sa durée de vie sera de quatre-vingt-dix-mille ans. Par le mérite de la crémation de son corps au cours de la nuit, ce bouddha rayonnera en permanence nuit et jour partout dans le monde, surpassant la lumière de la lune et du soleil.» (réf.)

Cet exemple permet de comprendre quel rôle l’auto-crémation pouvait jouer dans la voie de l'Éveil. Comme le texte birman, le sutra sur les dix bodhisattvas reprend le détail du tissu imbibé d'huile et met l'accent sur l’esprit serein du bodhisattva en train de brûler. Il affirme qu’après son auto-crémation, il renaîtra dans le Ciel Tushita ‒ demeure dans laquelle un bodhisattva vit sa dernière renaissance avant de descendre sur terre et atteindre l'Éveil sous l'arbre bodhi. Les témoins de son auto-crémation sont récompensés par un lotus qui s'épanouit sur le lieu de son offrande ‒ un trope qui fait écho aux miracles des biographies chinoises, comme l'apparition de bon augure d’une langue, des reliques ou d’une statue. Enfin, le Bouddha énonce en détail les effets karmiques d’un bodhisattva auto-immolé : devenu bouddha, il sera très fort, vivra longtemps et possèdera un corps resplendissant.

Ces matériaux post–lotusiens (biographies, commentaires, sutras) montrent que les bouddhistes ont continué à réfléchir sur la nature des actions de Bhaishajyaraja et la manière dont elles pouvaient être comprises dans le cadre d'un processus de causalité conduisant à la bodhéité aussi sûrement que la méditation ou le renforcement de la sagesse. Il est clair que l’auto-immolation pouvait être interprétée (et l’est encore) comme un chemin légitime d'accès physique à l'Éveil parfait.

La place des pratiques apocryphes

Comme je l'ai indiqué à propos des commentaires chinois, les commentateurs bouddhistes du Sutra du Lotus furent obligés d'envisager comment le Sutra pouvait, en apparence, exiger l’offrande d’un doigt ou même du corps entier alors que les textes qui règlent la conduite des moines (vinayas) interdisent ces pratiques. (réf.) Certains auteurs bouddhistes affirmaient que l’interdiction faite aux moines et aux nonnes de brûler leur corps faisait partie de l’interdiction de tuer un être humain, le premier des quatre parajikas, transgressions entraînant la « défaite » (l’exclusion du sangha), qui composent les règles majeures du Vinaya. Une autre raison invoquée contre l’auto-crémation était que cela impliquait de tuer les différents parasites qui vivent sur ou dans le corps. Au sein de la tradition, ces objections trouvent leur pleine expression dans la longue diatribe que le pèlerin Yijing (635–713) envoya en Chine en guise de compte rendu sur les pratiques bouddhistes en Inde. (réf.) Pour lui, les auto-crémations étaient des manifestations d’un excès de zèle nullement habituel dans les textes bouddhistes. L'exhortation du Sutra du Lotus à offrir un doigt ou un orteil ne s’adresserait qu’à des laïcs. A son avis, le premier devoir du moine était de se conformer au Vinaya, qui interdit de tels actes. Même si Yijing acceptait apparemment que les laïcs brûlent leur corps, par ailleurs on ne manque pas de condamnations de la part d'auteurs bouddhistes et d’autorités séculières. Par exemple, l'éminent religieux Ming Zhuhong (1535– 1615) a écrit un article très critique sur la pratique de l’auto-crémation ; il déplace la discussion des préceptes et de l'autorité vers la question plus fondamentale de "bouddhologie". Il s’en prend à ceux qui tentent d'imiter un bodhisattva avancé commeBhaishajyaraja et attribue leur capacité à supporter temporairement la douleur de la crémation non pas à l'esprit impassible, éveillé, mais à l’action de Mara, l'ennemi juré de l'Éveil. (note) Un édit promulgué en 955 par l’empereur Shizong (règne : 954–959) condamne explicitement l’auto-crémation des moines et des laïcs en affirmant que le Vinaya fait autorité sur la question. (réf.) A n’en point douter, les pouvoirs laïcs de la Chine traditionnelle se sont opposés à l’auto-immolation pour d'autres motifs également, mais ils ont souvent préféré présenter leurs critiques en s’appuyant sur le bouddhisme plutôt que sur le droit séculier.

Malgré les désapprobations longues et virulentes de Yijing, la plupart des auto-crémations en Chine, tant avant qu'après lui, ont été le fait de moines. Comment se fait-il donc qu’elles aient trouvé tant de justifications ? Les chercheurs parlent généralement de documents de la tradition bouddhiste chinoise censés être la traduction des enseignements du Bouddha en langues indiennes. En réalité, ces textes ont été composés en dehors de l'Inde et étaient des sutras apocryphes. (réf.) Deux de ces sutras bien connus avaient fortement influencé la tradition bouddhiste chinoise : le Sutra du Filet de Brahma (Fan wang jing, j. Bommo) et le Sutra de la Marche Héroïque (Shoulengyan Jing, sk. Suramgama sutra). Tous deux recommandaient fortement l’auto-crémation. Les auteurs bouddhistes s’y référaient pour justifier non seulement l’offrande d’un doigt mais aussi la crémation d’autres parties du corps lors de l’ordination, comme c’en est encore la coutume aujourd’hui. Dans ces deux textes, brûler son corps est défini et accepté comme une pratique fondamentale pour les moines et les nonnes ordinaires et n’est pas limité aux bodhisattvas (laïcs) affirmés.

L’auto-crémation peut être considérée, dans plusieurs sens différents, comme une « pratique apocryphe » du bouddhisme chinois. Des traditions analogues existaient en Chine bien avant la traduction du Sutra du Lotus ou bien la rédaction du Sutra du Filet de Brahma et du Sutra de la Marche Héroïque. Ces traditions comprenaient la moxibustion (combustion de l’armoise sur la peau) à des fins médicinales mais aussi l’auto-crémation rituelle au cours des prières pour la pluie. Ainsi, les pratiques d’ignition du corps peuvent être considérées comme apocryphes dans la mesure où elles reflètent des techniques indigènes (non-bouddhistes). Mais, dans les deux sutras apocryphes, certains passages ont été inclus expressément afin d'approuver les auto-crémations qui s’étaient répandues à la fin du IVe siècle dans les milieux bouddhistes. Le Sutra du Filet de Brahma et le Sutra de la Marche Héroïque ont, à leur tour, influencé les pratiques de se brûler certaines parties du corps, y compris lors de l’ordination. On peut donc parler de pratiques apocryphes puisqu’elles ont été inspirées et justifiées par des textes apocryphes.

Tout comme certains sutras apocryphes ont été rédigés afin de valider les innovations doctrinales en Chine, les ajouts dans ces deux textes ont été faits pour justifier des pratiques qui étaient par moments sujettes à controverse à l’intérieur du bouddhisme, en même temps qu’objets de censure de la part de l’extérieur. Bien que, dans la tradition religieuse, les critiques de l’auto-immolation, comme celle de Zhuhong, n’aient jamais été entièrement supplantées par ces textes, la pratique de se brûler lors de l’ordination s’est imposée comme traditionnelle.

Le Sutra du Filet de Brahma énumère des préceptes mahayana destinés aux bodhisattvas, c'est-à-dire des pratiquants ordinaires, moines et laïcs, qui aspirent à avancer sur le long chemin menant à l’état de bouddha. Voici le texte dans son intégralité :

« Si un fils de Bouddha doit pratiquer avec un esprit correct, il doit commencer par étudier son environnement, les textes sacrés et les préceptes du Mahayana, pour qu'il comprenne tout à fait leur sens et leur portée. Plus tard, il rencontrera des bodhisattvas qui sont novices dans cette étude et qui sont venus des cent ou mille lieues à la recherche des sutras et des préceptes du Mahayana. Conformément au Dharma, il devra leur expliquer toutes les pratiques ascétiques, telles que l'ignition volontaire du corps, l'ignition volontaire du bras ou l'ignition volontaire du doigt. Si on ne met pas le feu au corps, au bras ou au doigt comme offrande aux bouddhas, on n'est pas un bodhisattva renonçant. De plus, il faudrait sacrifier les pieds, les mains et la chair du corps en les offrant aux tigres affamés, aux loups et aux lions et à tous les esprits faméliques. Ensuite, chacun d’eux devra prêcher le vrai Dharma pour que la pensée de délivrance apparaisse dans leur esprit. Si on ne se comporte pas de cette manière, il s’agit d’un manquement mineur. » (réf.)

Bien qu'il soit un peu difficile de faire le lien entre le contenu du précepte et ce qui constitue exactement un « manquement mineur », il est clair que le précepte avait été rédigé pour préciser certains éléments de la voie somatique vers l’Éveil. Les auto-immolés et les moines qui ont défendu leurs actions par des écrits ont pu se référer à ce texte et prétendre qu’en tant que «bodhisattvas renonçants », ils se sont simplement conformés aux paroles du Bouddha : «mettant le feu au corps, mettant le feu au bras ou mettant le feu au doigt. »

Le Sutra de la Marche Héroïque est plus complexe mais le passage suivant apparaît dans une section du texte consacré aux règles monastiques. Le Bouddha explique le Vinaya à Ananda et l’interdiction de commettre des actes sexuels illicites, de voler, de mentir et de tuer. Au milieu de son discours sur l'interdiction du vol, on peut lire :

« Le Bouddha dit à Ananda : "Après mon passage en nirvana, s'il y a un bhiksu qui fait naître dans son esprit la décision de cultiver le samadhi* et s’il est capable de brûler son corps comme une torche ou de mettre le feu à un doigt, les mains jointes devant une image de l’Ainsi-Venu, ou même de brûler un bâton d'encens sur son corps, alors en un seul instant, il aura payé les dettes de ses existences antérieures depuis le passé sans commencement. Il échappera pour toujours aux renaissances dans ce monde et sera éternellement libéré de toutes ses créances. Même s'il n'a pas encore compris la Voie suprême de l'Éveil, cette personne a déjà dirigé son esprit sur le Dharma. Mais s’il n'a pas le désir secret sous-jacent de sacrifier son corps, même s'il a atteint l'inconditionné, il devra renaître à nouveau en tant qu’être humain afin de s’acquitter de ses dettes des vies antérieures".» (réf.)

Encore une fois, ce texte explicite la notion qu’un moine définitivement ordonné pouvait mettre le feu à son corps ou à un doigt, ou brûler sa peau avec de l'encens. Le Bouddha dit que cela élimine le karma accumulé précédemment et mène à rien moins qu’au plein Éveil (sans renaissance ni dettes karmiques). Si, toutefois, son esprit ne visait pas l'Éveil, il devait renaître afin d'éliminer tout son karma résiduel.

Brûler de l'encens sur le corps est un bel exemple de pratique apocryphe. Elle se justifie par un sutra inspiré de la rhétorique lotusienne et invite ses lecteurs à offrir « ne serait-ce qu’un doigt ou un orteil » et propose une étape de plus : « brûler un bâton d'encens sur son corps ». Le Sutra de la Marche Héroïque reprend les récompenses promises par le Sutra du Lotus, les rend plus précises et les applique aux moines sans la moindre ambiguïté.

Pour ce qui est de trancher la question de savoir si l’auto-immolation va ou non à l’encontre de l’interdiction de tuer, certains auteurs bouddhistes chinois affirment sans équivoque que l'attitude ou l'intention du bodhisattva l'emporte sur toute idée de suicide. Ainsi Daoshi (596–683), qui fait autorité sur le Vinaya, soutient que, puisque le bodhisattva veut quitter le samsara pour vénérer les bouddhas et qu’il a développé la compassion envers tous les êtres, il n'a aucune intention de nuire aux autres, et donc l’abandon de son corps ne génère que du mérite. Il n'y a, par conséquent, aucune offense des préceptes. (réf.) Le plaidoyer le plus argumenté et le plus raisonné de l’auto-immolation comme voie valable pour les moines et les laïcs est celui de Yanshou (904–975), un moine bien connu tant pour sa connaissance du Vinaya que pour sa maîtrise de la méditation. (note) Il considère le don du corps à la fois du point de vue du principe et des phénomènes et conclut que, pour juger de la validité d’un acte, le plus important réside dans l’esprit et dans l’intention du pratiquant.

Même si l’on considère le Sutra du Lotus comme une œuvre non-composite, l'auto-crémation de Bhaishajyaraja doit être considérée comme sui generis. Les cas analogues d’offrandes du corps que l’on trouve dans beaucoup de genres littéraires bouddhistes ont sans doute convaincu les adeptes chinois que c’était là une forme d’offrande tout à fait orthodoxe et qu’en outre, l'auto-immolation était une option ouverte au pratiquant ordinaire. Le grand problème restait de savoir si les moines et les nonnes faisaient partie de ces “pratiquants ordinaires” ou s'ils étaient liés par les déclarations faites par le Bouddha ailleurs dans le canon. Finalement, cette dichotomie ne pouvait être résolue que par la création de nouveaux textes qui autoriseraient explicitement les religieux à brûler leurs corps.

Le Sutra du Lotus a fourni une riche palette à l’imaginaire des auto-immolés, de leur public et de leur hagiographes. Les auto-immolés ont exprimé leur dévotion au texte et à ses fondamentaux par le passage à l’acte. Faisant écho à l’exubérance du Lotus avec ses énumérations de biens matériels, les biographes des offrants cherchent à illustrer leur ferveur par l’abondance de biens somptueux : bijoux, vêtements, bannières, drapeaux. La logique qui est à la base de ces dons, qui facilitent effectivement l’accession rapide à la bodhéité, provient, elle aussi, du Lotus. Mais alors que, dans ce sutra, l’auto-immolation n’est mentionnée que dans une petite partie, elle devient un élément essentiel du répertoire de l’auto-crémation médiévale car il lui procure la légitimité ainsi que la référence scripturaire.

Les biographies des auto-immolés prouvent de façon certaine que la dévotion envers le Sutra du Lotus était un aspect majeur de la croyance et du comportement des bouddhistes chinois, qui effaçait les discriminations apparentes entre la pratique des religieux et celle des laïcs. Des détails, comme la révélation d'un corps en or ou la langue miraculeusement intacte, n’avaient pas besoin d’être explicitement reliés au texte ; il suffisait de faire allusion au caractère parallèle de notre monde avec l'univers miraculeux du Sutra du Lotus. L'interaction complexe entre le Sutra et la pratique montre que l'auto-crémation était loin d'être une pratique extrême ou déviante, comme on aurait pu le croire, mais qu’il y avait là une logique et une esthétique qui pouvaient être appréciées par une communauté bouddhiste chinoise assez vaste.

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