Le pratiquant du Sutra du Lotus rencontrera des épreuves par Jacqueline I. Stone |
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International Lotus Sutra Seminar held May 27–June 1, 2013, near Tokyo by Rissho Kosei-kai on the theme “Buddhism, the Lotus Sutra, and human suffering: classical, modern, and contemporary approaches.” |
Parce que les souffrances de Nichiren correspondaient aux prédictions du Sutra du Lotus, elles légitimaient son action, l’identifiant comme une personne dont l'avènement avat été prédit par le Bouddha et qui serait dotée d'une destinée unique pour propager le Sutra de Lotus dans les âges mauvais ; de plus, cette personne établirait la vérité du Sutra du Lotus lui-même. Cet article reprend les grandes lignes d’un texte présenté au Séminaire International sur le Sutra du Lotus du 27 mai au 1er juin 2013 près de Tokyo par le Rissho Kosei-kai sur le thème «Le bouddhisme, le Sutra du Lotus et la souffrance humaine : approches classique, moderne et contemporaine." Au Japon, aucun nom n’est aussi étroitement associé au Sutra du Lotus que celui de Nichiren (1222-1282). Connu aujourd'hui comme le fondateur de l’école qui porte son nom, Nichiren a enseigné une doctrine de dévotion exclusive au Sutra du Lotus, exprimée dans la récitation son daimoku, ou son titre japonais : Namu Myoho Renge Kyo. Nichiren avait reçu une formation dans la tradition du bouddhisme tendai qui considère le Sutra du Lotus comme fondamental. Lui-même enseignait que le Bouddha destinait les enseignements de ce texte unique spécialement pour l'ère corrompue de son temps. Pour lui, les autres enseignements n’étaient plus efficaces. Au cours de sa carrière de prêcheur, la position « seul le Lotus » de Nichiren et ses critiques des autres formes bouddhistes a provoqué la colère des principaux prélats et des fonctionnaires du gouvernement. Sa vie fut menacée plus d’une fois. Il connut deux exils et des périodes de grand danger et de privations physiques. Qu’a donc à nous dire sur la nature de la souffrance ce Maitre bouddhiste qui a supporté tant d’épreuves à cause de ses convictions ? Quelques-uns des passages les plus émouvants des écrits existants de Nichiren sont des lettres de condoléances à ses adeptes laïcs, dans lesquelles, avant d'offrir toute sorte d'encouragement dans la foi, il reconnaît le chagrin profond et anéantissant qui suit la perte d'êtres chers. Pour une femme dont le mari était mort plus d'un an auparavant, il écrit :
Et, à une femme qui avait perdu son fils de seize ans :
De tels passages montrent que Nichiren était profondément conscient des souffrances de l'impermanence inhérente à la condition humaine. A ses disciples, il répétait qu'en récitant le daimoku du Sutra du Lotus, on pouvait « traverser l’océan des souffrances » (réf.), (vaisseau) établissant une liberté intérieure et la sérénité d'esprit indépendantes des circonstances favorables ou défavorables.
Pourtant, Nichiren n'a pas élaboré de théorie générale de la souffrance samsarique (note). Il n'a pas non plus abordé de façon approfondie les souffrances qui peuvent être atténuées par des moyens ordinaires, tels que le soin des malades ou l'alimentation de ceux qui ont faim, formes représentatives d'œuvres de charité mises en place par certains prêtres bouddhistes de son temps. Mais il a enseigné, écrit et réfléchi longuement sur les causes et l'importance de la souffrance liée spécifiquement au Sutra du Lotus. Cet essai explorera deux dimensions, étroitement liées, de la souffrance propres à sa pensée : la souffrance qui vient du rejet du Sutra du Lotus et la souffrance qui vient du fait de le garder - ce dernier étant une catégorie de souffrance qui, sans perdre sa qualité de souffrance, est aussi le bonheur. La faute la plus grave Pour Nichiren, la causalité karmique est une donnée irréfutable et la souffrance est la conséquence de mauvaises actions antérieures. Cependant, dans ses écrits il fait peu de cas des conséquences karmiques de fautes ordinaires comme le meurtre, le vol, le mensonge ou l’inconduite sexuelle. Au lieu de cela, il se concentre sur ce qu’il considère comme un mal d'une ampleur tout à fait différente : le dénigrement ou la calomnie du vrai Dharma (hiho shobo ou simplement hobo). Le terme «dénigrement du vrai Dharma» se trouve dans un certain nombre de sutras mahayana, où il signifie souvent dire du mal des Écritures du Grand Véhicule et était, à l’évidence, dirigé contre la critique faite par courant traditionnel bouddhiste affirmant que le Mahayana n'était pas l'enseignement du Bouddha. (réf.) Le Sutra du Lotus lui-même met en garde contre le terrible châtiment karmique de ceux qui se rendent coupables de cette offense ; le plus célèbre se trouvant dans la section versifié du chapitre Parabole, où le Bouddha dit :
Le passage se poursuit par de nombreux versets, détaillant comment ces malheureux calomniateurs, sortant enfin de l'enfer avīci, vont naître comme des chiens sauvages d'apparence pelée et efflanquée, ou comme des serpents monstrueux, «sourds, stupides et sans pattes». Enfin, en remontant vers le monde-état des hommes, ils seront misérables, difformes et affligés par la maladie, sans jamais entendre le Dharma pendant des kalpas aussi nombreux que les sables du Gange. Et même alors, dit le Bouddha, ce ne sera qu’une rétribution minime pour ceux qui dénigrent le Lotus, car le mal fait ne pourrait jamais être expié en entier, pas même au cours d'un kalpa (réf.). Nichiren, cependant, n'a pas utilisé le terme de « dénigrement du Dharma » seulement pour la critique ou calomnie du Sutra de Lotus mais a étendu la définition de cette offense pour inclure le fait de rabaisser le Lotus pour embrasser un enseignement provisoire quelle qu’en soit la raison ou motif. Il écrit dans le Kaitai sokushin jōbutsu gi (réf.) :
Nichiren a redéfini ainsi la diffamation du Dharma très tôt dans sa carrière religieuse, en contrepoint à la proclamation du nembutsu exclusif (senju nenbutsu) par les adeptes de l’école indépendante de la Terre Pure fondée au Japon par Honen (1133–1212). Celui-ci et ses disciples, comme d'autres personnes à l'époque, croyaient vivre dans l'ère de la fin du Dharma (mappo ), une ère dégénérée après le parinirvana du Bouddha Shakyamuni, alors que ses enseignements sont déformés par une compréhension toujours plus imparfaite et que la délivrance devient de plus en plus difficile à réaliser. Honen enseignait qu'à l'ère des Derniers jours du Dharma, la capacité religieuse humaine avait diminué à tel point que la plupart des gens n'étaient plus capables d'atteindre la délivrance par les disciplines traditionnelles de l'observance des préceptes, de la méditation et de l'étude doctrinale. Ce n'est qu'en psalmodiant le nembutsu, le nom de Bouddha Amida, et en s'appuyant sur l'aide de ce Bouddha, que les gens en cet âge maléfique pourraient échapper au cycle misérable de la renaissance dans l’illusion et naître dans la Terre Pure d'Amida où leur éveil serait alors assuré. En promulguant le "nembutsu exclusif" de Honen, ses disciples étaient particulièrement critiques à l’égard de la dévotion au Sutra du Lotus, probablement parce que le Lotus était communément lu, récité et copié avec le but de naissance dans la Terre Pure d'Amida et a été largement vénéré comme le plus haut enseignement du Bouddha. Selon Nichiren, les disciples de Honen affirmaient que le Sutra du Lotus était trop profond pour les gens de cet âge corrompu. Tenter de le pratiquer, c’était comme si un petit garçon essayant de porter les chaussures de son grand-père ou une personne physiquement faible essayant d'utiliser un arc solide et une lourde armure. Ils insistaient, en outre, sur le fait que de telles déclarations ne constituaient pas un dénigrement du Sutra du Lotus, mais reflétaient simplement un constat réaliste des faiblesses humaines: ceux qui tentaient de pratiquer le Lotus étaient voués à l’échec et tomberaient après la mort dans les mondes-états maléfiques du samsara. Il était préférable de mettre de côté le Lotus dans cette vie, de réciter à la place le nembutsu et d'atteindre la naissance dans la Terre Pure d'Amida. Alors on pourrait atteindre l'éveil du Sutra du Lotus. C’est pour contrer de tels arguments que Nichiren a redéfini le «dénigrement du vrai Dharma», pour signifier non seulement «dire du mal du Sutra du Lotus», mais le mettre de côté au bénéfice d’enseignements inférieurs. (note) Pour Nichiren, l'accent mis par Honen sur les capacités limitées humaines ne tenait pas compte de ce qui distinguait les enseignements définitifs et provisoires. C’est dans le Sutra du Lotus même que Shakyamuni dit : « Pendant quarante ans, je n’ai pas encore révélé la vérité » et « Rejetant les moyens appopriés*, je vais maintenant ne plus prêcher que la Voie insurpassable » (réf.) Ces passages constituaient la base du traditionnel Tendaikyōhan, ou classification comparative des enseignements bouddhiques, selon laquelle le Bouddha avait d'abord exposé une série d'enseignements préparatoires incomplets, adaptés à la capacité de ses auditeurs, et seulement ensuite révélé la pleine vérité dans le Sutra du Lotus. Selon Nichiren, le nembutsu appartenait à une catégorie inférieure du Mahayana provisoire et ne représentait pas l'intention finale du Bouddha. Il l'a comparé à l'échafaudage érigé dans la construction d'un grand stupa : une fois que le stupa (le Sutra du Lotus) est achevé, l'échafaudage (le Nembutsu) doit être démantelé. (réf.) Il disait que c’est justement parce que le Sutra du Lotus est profond, qu’il pouvait sauver même les personnes ignorantes et mauvaises lors de l’âge corropmpu. Ce sont les mêmes arguments qui sous-tendent les critiques ultérieures de Nichiren, non seulement face au nembutsu exclusif, mais également à l’encotre du Zen, du Ritsu et des enseignements ésotériques (Shingon). Nous pouvons relever au moins trois raisons pour lesquelles Nichiren considérait le Sutra du Lotus comme supérieur à tous les autres. Tout d'abord, selon sa lecture, seul le Sutra du Lotus permet à tous les hommes de devenir bouddha. Les autres sutras mahayana enseignent la vacuité et l'interpénétration des dharmas, base ontologique sur laquelle tous peuvent, en principe, réaliser la bodhéité. Mais selon la classification tendai, cette base reste théorique ou incomplète dans le Mahayana provisoire qui nie la possibilité de devenir bouddha pour les adeptes des soi-disant véhicules hinayanas - shravakas et pratyekabuddhas, qui cherchent à échapper à la roue de la souffrance samsarique dans un nirvana personnel - ainsi que pour les hommes mauvais et les femmes. Seul le Sutra du Lotus expose pleinement la nature non-duelle où se réalise la bodhéité et étend cette possibilité à tous. Nichiren développe cette affirmation à l'aide des concepts tendai de la possession réciproque des dix mondes-états (jikkai gogu) et des trois mille mondes en un seul moment-pensée (ichinen sanzen). L'interdépendance parfaite et le lien mutuel entre le Bouddha et des êtres ordinaires que ces doctrines élucident était, pour lui, ce qui rendait le Sutra du Lotus «vrai» et le qualifiait de « Dharma Merveilleux » ( myoho)
(réf.)
Et troisièmement, le Sutra du Lotus fonctionne comme la «semence» ou la source de la bodhéité. Ici, Nichiren se réfère à la description de Zhiyi (538-97) patriarche du Tiantai du processus par lequel le Bouddha a instruit ses disciples, en semant d'abord la semence de la bodhéité par un enseignement initial, en nourrissant sa croissance par des enseignements ultérieurs et, enfin, en leur permettant de récolter la moisson de l’Éveil. Pour Nichiren, seul le Sutra du Lotus sème les graines de la bodhéité. Aux époques précédentes, les hommes pouvaient parvenir à la libération grâce aux enseignements provisoires, tels que le Nembutsu ou le Zen, parce qu’ils avaient déjà reçu les graines de la bodhéité par des liens antérieurs avec le Sutra du Lotus (hon’i uzen). Mais eux qui étaient nés à l’époque des Derniers jours du Dharma n’avaient pas établi ce lien (honmi uzen) et donc ne pouvaient pas obtenir de bienfaits par le nembutsu ou par des enseignements provisoires, quel que soit le sérieux de leur pratique. Nichiren enseignait que lors des Derniers jours du Dharma, c’est précisément le daimoku, l’essence du Sutra du Lotus, qui agissait en tant que graine de bodhéité. Il écrit :
Cette conviction a nourri le prosélytisme assidu pour lequel Nichiren est si bien connu. En faisant connaitre aux autres la vérité unique du Lotus, il croyait que, même s'ils en disaient du mal ou le rejetaient, cela leur permettait de créer un lien avec le vrai Dharma qui les conduirait finalement à la bodhéité, que ce soit dans cette vie ou dans une vie ultérieure. Pour Nichiren, l'identification du Lotus comme «supérieur» ou «vrai» et tous les autres enseignements comme «inférieurs» ou «provisoires» ne représentait pas une évaluation historiquement et humainement contingente, mais était fondée sur un principe métaphysique enseigné par le Bouddha, comme c’est énoncé dans le kyohan (instructions) traditionnel tendai. Parce que le Lotus est l'enseignement vrai et parfait, englobant toutes les vertus du Bouddha lui-même, le mérite de le recevoir et garder dépasse toutes les fautes mondaines moindres et bloque le chemin vers la renaissance dans les mondes-états inférieurs. Il écrit :
Mais c’est pour la même raison que Nichiren affirme que rabaisser le Lotus au profit de quelque enseignement moindre équivaut à «calomnie le Dharma». Pour lui, ce n'était pas une faute ordinaire, comme prendre la vie ou la propriété d'un autre, pour laquelle la rétribution pourrait causer une souffrance pendant une ou plusieus vies, mais un acte infiniment plus terrible qui coupe la possibilité de bodhéité pour soi et pour les autres, et conduit à d’innombrables renaissances dans l'enfer avici. C'était encore pire que les cinq fortfaits, un acte si épouvantable qu'on ne pouvait transmettre sa gravité que par des comparaisons exagérées avec les crimes mondains les plus répréhensibles : dénigrer le Sutra du Lotus était pire que tuer tout le monde dans toutes les provinces de Chine et du Japon ou assassiner ses parents cent millions de fois :
Remontrances aux calomniateurs du Dharma Ce genre d’arguments n'étaient pas une simple rhétorique de la part de Nichiren, mais provenaient de sa compréhension de la souffrance collective qu'il voyait autour de lui. Il a commencé à attribuer la misère humaine au dénigrement du Dharma suite au grave tremblement de terre de l’ère Shoka (1256), qui a dévasté une grande partie de Kamakura, où il vivait. Ce tremblement de terre était la dernière d'une série de calamités récentes, dont la sécheresse, la famine et diverses épidémies.
Constatant que les rites religieux et les mesures de secours du gouvernement s'étaient avérés inefficaces, Nichiren a affirmé que les souffrances du pays provenaient du rejet du Sutra du Lotus au bénéfice d'enseignements inférieurs. Se référant au canon bouddhiste, il a trouvé un certain nombre de passages de sutra prédisant les diverses catastrophes qui se produiront dans le pays dont les dirigeants ne parviendraient pas à protéger le vrai Dharma, le laissant calomnier ou être négligé. Pour Nichiren, ces prophéties scripturaires reflétaient parfaitement la situation du Japon de son époque. Il écrit :
Dans une série d'essais, écrits entre 1258 et 1260, Nichiren attribue ces désastres et la souffrance qu'ils ont causée à la propagation de l'enseignement exclusif de nembutsu de Honen. Le plus connu est le Risshō ankoku ron (Sur l'établissement de l'enseignement correct pour la paix dans le pays), mémorandum adressé au bakufu, ou shogunat, en 1260. Nichiren y déclare que la faute de dénigrement du Dharma a non seulement des conséquences effrayantes pour l'auteur mais aussi des répercussions pour la société dans son ensemble. Parce que le Sutra du Lotus et les enseignements ésotériques ont été mis de côté au profit du Nembutsu, dit-il, les divinités protectrices, ne pouvant plus entendre le vrai Dharma qui les nourrissait, avaient abandonné le pays, permettant aux démons d'entrer et de faire des ravages. En fait, la diffusion de l'enseignement de Honen transformait tout le Japon en une nation de diffamateurs du Dharma. Nichiren interrogeait :
Et, à contrario, il affirmait que la propagation de la foi dans le Sutra du Lotus transformerait ce monde en une Terre de Bouddha. Nichiren faisait remarquer que les tempêtes violentes, les mauvaises récoltes, la famine, la maladie et les signes célestes de mauvais augure avaient déjà eu lieu, tout comme les sutras le prédisaient. Si la situation n'était pas promptement corrigée, alors, à en juger par ces prédictions scripturaires, on pouvait s’attendre à deux autres catastrophes : «révoltes intestines» et «invasion étrangère». Il avertissait que les deux se produiraient sûrement, si le nembutsu exclusif continuait à se répandre sans contrôle. Peu de temps après, une rébellion menée par le demi-frère du régent shogunal en 1271 et la menace mongole qui a abouti à deux tentatives d'invasion en 1274 et 1281, donnèrent apparemment raison à ses paroles. Le Risshō ankoku ron dirige ses critiques seulement contre l'enseignement exclusif du nembutsu de Honen, mais les travaux postérieurs de Nichiren étendent le même argument à l'école zen, nouvellement importée de Chine, ainsi qu’à l’école renouvelée Ritsu et les enseignements ésotériques. La redéfinition par Nichiren du dénigrement du Dharma comme signifiant non pas nécessairement des abus verbaux, mais le rejet du Sutra du Lotus au bénéfice d'un enseignement inférieur signifiait qu'on pouvait commettre cette offense sans intention malveillante, même dans l’ignorance, simplement en tombant sous l'influence d'un mauvais Maitre. Il affirmait être le seul à voir clairement que les calamités présentes avaient été provoquées par le fait que le peuple entier avait été trompé en abandonnant le Sutra du Lotus pour des enseignements provisoires et était donc destiné à «tomber comme une pluie dans l'enfer avici.» (réf.). Cette clairvoyance, croyait-il, lui conférait l'obligation morale de s'exprimer. Assister à la calomnie du Dharma et ne pas s’élever contre elle, c'était partager la même offense et recevoir le même châtiment karmique. Il écrit :
En même temps, parler était un acte de compassion envers tous ceux qui souffraient à la suite d'une erreur qu'ils ne reconnaissaient pas comme telle. Réprimander l’auteur d’une calomnie du Dharma était, potentiellement, une action pour sauver cette personne de la renaissance dans l'enfer avici. Nichiren l’exprime en ces mots :
Ainsi la diffusion de la foi dans le Sutra du Lotus était pour Nichiren inséparable de la dénonciation de la calomnie du Dharma. Cette conviction est à la base de son choix de shakubuku, une méthode d'enseignement du Dharma qui réfute directement l'attachement de l’autre à des enseignements provisoires, à la différence de shoju, méthode plus accommodante dirigeant progressivement les autres sans critiquer leurs points de vue actuels. Nichiren se voyait engagé dans une grande bataille pour le Dharma :
Nichiren voyait également cette propagation comme un choix fait en pleine connaissance des conséquences futures :
Les souffrances de l’Envoyé du Lotus La critique franche de Nichiren du Nembutsu et d'autres écoles bouddhistes a provoqué la colère des prélats influents et de leurs partisans qui ont fini par inciter les responsables du bakufu à prendre des mesures contre lui. Il a été arrêté deux fois et exilé, d'abord dans la péninsule d'Izu (1261-1263) puis, de nouveau, dans l'île de Sado (1271-1274). Il a été attaqué physiquement et une fois presque exécuté, et certains de ses disciples ont été emprisonnés, leurs terres étant confisqués, ou, dans quelques cas, ont été mis à mort. Le plus douloureux pour lui était que les autorités n'ont pas tenu compte de son message. Ces expériences l'ont amené à réfléchir sur une autre forme de souffrance : celle que l'on rencontre en gardant le Sutra du Lotus et en déclarant son efficacité unique pour l'époque actuelle. Au cours de ses épreuves, Nichiren a trouvé un sens sotériologique profond dans les difficultés suscitées par sa position de confrontation. Le reste de cet essai examinera sa pensée à cet égard. (réf.) Le Sutra du Lotus lui-même parle des grandes épreuves que ceux qui le gardent auront à subir dans un âge mauvais après le parinirvana du Bouddha. Il est écrit dans le chapitre Maitre du Dharma [X] :
Et dans le chapitre [XIII] Exhortation à la sauvegarde les bodhisattvas décrivent les épreuves qu’ils sont résolus à affronter afin de répandre le Sutra du Lotus dans l’avenir : des ignorants les agresseront par le sabre et le bâton pour les calomnier et les insulter, tandis que des moines éminents, vénérés par le monde, harcèleront, persécuteront et exileront les pratiquants du Lotus et inciteront les autorités à prendre des mesures contre eux :
Il est difficile de savoir si ces passages reflètent l'expérience réelle des rédacteurs du Sutra en tant que disciples du mouvement minoritaire mahayana, étant ostracisés par le courant traditionnel bouddhiste ou bien si c’est simplement l’expression hyperbolique d'une petite communauté marginale. Quoi qu'il en soit, le Sutra présente ces passages sous forme de prédictions, et Nichiren les lit comme annonçant à la fois le dénigrement du Sutra du Lotus répandu au Japon de son temps et l'hostilité qu'il a lui-même rencontrée à cause de ses remontrances. Environ un an après la présentation du Risshō ankoku ron, une foule a attaqué la demeure de Nichiren, et peu de temps après, il a été arrêté et exilé dans la péninsule d'Izu, où il est resté pendant presque deux ans. C'est vers cette époque qu'il commença à lire le Sutra du Lotus comme parlant directement de sa propre expérience. Dans une lettre à un disciple laïc, il écrit :
La coïncidence de la prédiction par le Sutra des attaques graves avec sa propre expérience de persécution a consolidé le sentiment de Nichiren qu'il était karmiquement destiné à proclamer la vérité du Sutra de Lotus, à son époque. Une autre lettre de la même période dit :
C’est là un des premiers emplois du terme pris dans le Sutra du Lotus : Hokekyō no gyōja, par lequel Nichiren s'est désigné lui-même ainsi que ses disciples. À ma connaissance, c'est une innovation de Nichiren et n'a pas de précédent dans l'histoire de la dévotion au Sutra du Lotus. Au Japon, les gens des périodes Heian (794-1185) et Kamakura (1185-1333) qui se consacraient en grande partie ou exclusivement à la récitation du Sutra du Lotus comme pratique personnelle étaient connus sous le nom de jikyōsha, littéralement «celui qui garde le sutra». Pour Nichiren, cependant, son expérience de la persécution le distinguait de cette catégorie de pratiquants :
Le gyoja du Sutra du Lotus est donc celui qui pratique le Lotus non seulement en ayant foi en lui et en le récitant, mais en vivant ses prédictions. Nichiren, après avoir été exilé pour la cause du Sutra, a écrit que, même lorsqu’il n’était pas en train de le réciter, il pratiquait le Sutra du Lotus à chaque moment du jour et de la nuit, en marchant, debout, assis ou allongé :
Nichiren a également décrit la pratique en ce sens comme shikidoku, lire le Sutra avec son corps. À la veille de son deuxième exil, il a écrit à son disciple Nichiro, qui avait également été arrêté et emprisonné, en le louant pour avoir lu le sutra non seulement en récitant ses paroles ou en saisissant mentalement et en intériorisant leur sens, mais avec tout son être, subissant cette épreuve pour le bien du Sutra :
« Lire le Sutra avec son corps » c’est la volonté de donner, si nécessaire, sa vie pour propager le Lotus et de supporter les difficultés qu'il prédit ; c’est ce qui définit la pratique du Hokekyō no gyoja. L’aspect somatique de la « lecture avec son corps » transparait également dans l'utilisation répandue du terme gyoja pour désigner les praticiens ascétiques. Dans ses écrits d’Izu, Nichiren a commencé à se référer aux héros bodhisattvas des sutras, comme le garçon des Montagnes de Neige (Sessen Doji), le Roi de la Médecine du Bodhisattva (Yakuo Bosatsu), le bodhisattva Sadaparudita (Jotai Bosatsu) qui, pour apprendre le Dharma, ont offert leur corps ou sacrifié leur chair ou bien qui ont arraché leur peau pour l’utiliser comme parchemin sur lequel inscrire les enseignements bouddhiques. D'une part, Nichiren voyait les actes de ces ascètes-virtuoses hors de portée des personnes ordinaires. Mais sa volonté de faire face aux épreuves pour le bien du Sutra du Lotus l'avait projeté dans leur compagnie exaltée. Il écrit :
Les disciples ultérieurs de Nichiren ont adopté certaines pratiques ascétiques, notamment pour ceux qui s'entraînent comme guérisseurs et exorcistes (kitōshi). Mais les adeptes de Nichiren ont rarement - ou jamais - pris part aux pratiques d'automutilation ou d'auto-immolation que l’on trouve dans les ascèses d'autres traditions bouddhistes. Il faudrait plutôt parler de ceux qui sont prêts à donner leur vie pour le bien du Sutra du Lotus, en particulier ceux qui ont été persécutés par les autorités mondaines et qui ont été célébrées comme les grandes figures de l’école Nichiren (réf.) L’œuvre du bodhisattva Jogyo (Visistacaritra) De retour de son exil en 1264, Nichiren a parcouru les provinces du Kanto pour prêcher et encourager des disciples. En 1268, il revint à Kamakura. La même année, des messagers de Kubilai Khan étaient arrivés exigeant que le Japon se soumette à la suzeraineté mongole ; la même revendication fut répétée en 1269. Un sentiment de crise s’est emparé du pays pendant que le bakufu mobilisait ses défenses et que les temples et les sanctuaires principaux célébraient des rites pour la sécurité du pays. Nichiren et ses disciples étaient bouleversés par la réalisation apparemment imminente de la prophétie de «l'invasion étrangère» faite dans le Risshō ankoku ron. Nichiren répéta ses admonestations aux hauts fonctionnaires, ajoutant maintenant au Nembutsu le Zen et le mouvement Shingon-Ritsu renouvelé, parmi ses cibles polémiques. Ses critiques spécifiques du Shingon - par lequel il désignait à la fois le Shingon et les traditions ésotériques du Tendai - datent de ces évènements ou, peut-être, peu de temps après, à cause du parrainage du gouvernement des rites ésotériques pour la protection contre les Mongols. Et là encore, les attaques de Nichiren contre d'autres traditions bouddhiques lui ont valu des inimitiés. Lui-même et ses partisans ont, peut-être, été pris pour cible par des officiels, qui, cherchant à préparer le pays contre les attaques étrangères, ont cherché à neutraliser sur le front intérieur les éléments potentiellement perturbateurs. (réf.) À l'automne 1271, Nichiren fut de nouveau arrêté et envoyé en exil, cette fois-ci en un «bannissement lointain» à l'île de Sado, dans la mer du Japon. A Sado, Nichiren approfondit sa conviction que ses souffrances encourues pour le Sutra du Lotus étaient une preuve de sa mission de destinée karmique. Il mit en évidence que de même que sa rencontre avec «la haine et la jalousie» l'établissait à ses propres yeux comme le gyoja du Sutra, sa confrontation avec la persécution confirmait, à son tour, la vérité du Lotus. Il écrit :
La lecture du Sutra avec son corps devient alors ce que Ruben Habito appelle «herméneutique en boucle» où le Sutra et le pratiquant sont en miroir, se validant mutuellement et témoignant l’un de l’autre. Les prédictions du Sutra que ses adeptes rencontreront des épreuves ont légitimé l'action de Nichiren, et l'expérience de Nichiren de la persécution, en accomplissant ces prédictions, a légitimé le Sutra du Lotus (réf.) Non seulement la souffrance était valorisée par le Sutra du Lotus, celle était nécessaire pour que le Sutra du Lotus soit vrai. Pendant son exil à Sado, Nichiren a porté son attention de plus en plus sur l’"enseignement originel" (honmon), les derniers quatorze chapitres du Sutra du Lotus, qui révèlent que le Bouddha Shakyamuni a atteint l’Éveil depuis le passé inconcevablement lointain et depuis lors reste présent activement dans le monde. Comme d'autres penseurs tendai de son temps, Nichiren a associé la partie "enseignement originel" du Sutra du Lotus avec sa révélation de la présence constante du Bouddha et a considéré que la bodhéité n'est pas un objectif externe à atteindre dans un avenir lointain mais accessible dès maintenant, dans l'acte-même de la foi et de la pratique. Ses écrits de cette période affirment que toutes les pratiques que le Bouddha Atemporel Shakyamuni a accomplies pendant d'innombrables kalpas, les vertus et la sagesse qu'il a ainsi obtenues, sont intégralement contenues dans le daimoku, le titre du Sutra, et sont immédiatement accessibles à ceux qui le récitent. A cet égard, Nichiren a également commencé à identifier le sens aigu de sa mission personnelle en tant que gyoja du Sutra du Lotus avec la tâche de Visistacaritra (Jogyo), dirigeant d'une vaste foule de bodhisattvas, disciples de Shakyamuni, depuis un passé extrémement lointain - qui surgissent de terre dans le chapitre XV du Lotus. Dans le récit du Sutra, leur apparition est l'occasion pour Shakyamuni de révéler son Éveil originel dans le passé incommensurable, et c'est à eux qu'il confie la tâche de propagation dans l’âge corrompu après son parinirvana. A partir de là, Nichiren a commencé à parler du daimoku comme l'enseignement-même transmis par le Bouddha Shakyamuni à Visistacaritra (Jogyo) lors de la Cérémonie dans les Airs sur le Pic du Vautour, et de lui-même comme d’un précurseur ou d’un envoyé de ce bodhisattva. (réf.). L’identification de Nichiren avec la mission du bodhisattva Jogyo s'est développée en parallèle avec une conviction croissante que lui et ses disciples avaient été les disciples de Bouddha depuis le passé extrémement lointain et qu’ils avaient été présents à l'Assemblée de Lotus. Il écrit :
Parce que les souffrances de Nichiren s’accordaient aux prédictions du Sutra du Lotus, elles légitimaient son action ; elles l’identifiaient comme étant une personne dont l'avènement avait été prédit par le Bouddha, dotée d'une destinée unique pour répandre le Sutra de Lotus dans le dernier âge mauvais et même à établir la vérité du Sutra du Lotus lui-même. De ce point de vue, la souffrance est devenue le véhicule qui a confirmé à Nichiren le but transcendant de sa vie et ainsi elle est devenue précieuse et significative. En même temps, mêlé à cette interprétation particulière, il y en avait chez lui un autre courant, non moins significatif : celui de la souffrance rédemptrice. Deuxième partie
Cherchant une réponse à la question pourquoi lui-même et ses disciples ont dû subir de si rudes épreuves, Nichiren ne s’est pas contenté d’une seule explication, mais a adopté des perspectives multiples. D'une part, ses souffrances étaient nécessaires pour prouver la vérité du Sutra du Lotus et pour vérifier son propre statut de gyoja. D'autre part, elles étaient une façon d’expier les calomnies passées contre le Dharma. Souffrances et expiation Le deuxième exil de Nichiren, sur l'île de Sado, s'est avéré être une épreuve bien pire que son exil précédent à Izu, et au début il a terriblement souffert du froid, de la faim et de l'hostilité des gens du pays. Il s'inquiétait aussi pour ses disciples à Kamakura, dont plusieurs avaient été arrêtés en son absence. D'autres avaient disparu à la suite de son arrestation et de son bannissement. Certains d'entre eux attribuaient, non sans raison, la persécution à la position intransigeante de Nichiren. S'il avait été moins agressif et intraitable, les choses se seraient, peut-être, passées autrement. Sachant que la survie de sa communauté était en jeu, Nichiren fit un maximum pour encourager ses disciples par ses lettres. Ses écrits depuis Sado montrent également qu'il lutte avec ses propres doutes. S'il est effectivement un véritable gyoja du Sutra du Lotus, pourquoi a-t-il dû endurer de telles difficultés alors le Sutra du Lotus promet à ses adeptes "paix et sécurité dans cette e vie" ? (réf.) Pourquoi ses disciples et lui-même n'étaient-ils pas protégés par les divinités tutélaires bouddhistes qui ont juré dans le Sutra du Lotus de protéger ses pratiquants ? Et pourquoi leurs persécuteurs n'ont-ils pas reçu des rétributions karmiques évidentes ? Nichiren a détaillé son combat contre le doute dans plusieurs écrits, notamment dans son célèbre Kaimoku shō (Traité qui ouvre les yeux), achevé au cours du premier hiver de son exil sur Sado comme une sorte de testament à ses disciples, au cas où il mourrait. En général, écrivait-il, quand les gens sont méprisés et doivent affronter l’hostilité, c'est parce qu'ils ont trompé les autres ou leur ont fait du tort dans le passé, conformément à la loi ordinaire de la causalité karmique. Cependant, Nichiren a conclu que ses propres fautes passées devaient être d'une portée tout à fait différentes et que lui-même, dans les vies antérieures, devait avoir commis l'acte même de calomnier le Dharma et de s'y opposer avec acharnement. Il écrit :
Il dit que d'ordinaire la rétribution karmique pour de telles offenses tourmenterait une personne au cours d'innombrables vies. Mais grâce à ses efforts pour dénoncer le dénigrement du Dharma, cette rétribution était apparue dans le présent afin qu'elle puisse être éradiquée une fois pour toutes dans cette vie-ci :
De ce point de vue, les souffrances de Nichiren validaient non seulement sa mission, mais étaient également offertes comme un acte de repentance, pour expier ses propres fautes passés de dénigrement du Dharma. Attribuer sa souffrance actuelle à ses propres actions passées, c'est assumer la réparation ; on souffre non pas de façon absurde ou en tant que victime des autres, mais pour rembourser une dette contractée par ses propres actes antérieurs. A la fin de son exil à Sado, Nichiren commença à se présenter comme ayant délibérément encouru ses épreuves en acte d'expiation :
Banni et méprisé, Nichiren en est donc venu à se concevoir lui-même, plutôt que ses bourreaux, comme l'agent de ses tribulations. Dans la même veine, il a exprimé sa gratitude envers les éminents prélats et les fonctionnaires du gouvernement qui l'avaient persécuté, les appelant ses «meilleurs alliés» pour atteindre la bodhéité. (réf.) En interprétant ses souffrances comme une expiation de ses propres offenses passées contre le Dharma, Nichiren s'est identifié avec une autre figure du Sutra du Lotus : le bodhisattva Jofukyo (Sadaparibhuta), dont l'histoire est relatée au chapitre XX et qui, comme Nichiren, avait persévéré dans la diffusion du Dharma malgré toutes les oppositions. Ce bodhisattva (dit être Shakyamuni dans une vie antérieure) a été surnommé "Sans-Mépris" parce qu'il saluait tous ceux qu'il rencontrait, en disant :
Les gens se moquaient de lui, l’injuriaient, le frappaient avec des bâtons et lui lançaient des pierres. Mais à la suite de cette pratique, il a pu rencontrer le Sutra du Lotus et acquérir de grands pouvoirs surnaturels. Ceux qui s’étaient e moqué de lui souffrirent mille kalpas dans l'enfer avici, mais après avoir expié cette faute, ils furent de nouveau capables de rencontrer Jofukyo qui les conduisit à l’Éveil suprême. Nichiren a lu l'histoire de Sans-Mépris (Fukyo) d'une manière qui reflétait - ou peut-être même inspirait - sa compréhension de ses propres épreuves en tant que souffrance rédemptrice. Sans-Mépris (Fukyo), comme Nichiren lui-même, avait répandu par shakubuku un enseignement qui incarnait l'essence du Sutra du Lotus et a rencontré, en retour, beaucoup d'hostilité. Ceux qui avaient harcelé le bodhisattva sont tombés en enfer de nombreux kalpaspour avoir persécuté un pratiquant du Lotus. Dans le Sutra, l'expression «après avoir expié cette faute» se réfère sans équivoque aux gens qui s’étaient moqués de Sans-Mépris et l’avaient frappé et qui, après l'éradication du grave forfait de leur calomnie du Dharma, ont finalement réussi à le rencontrer et à atteindre l’Éveil suprême grâce au Sutra du Lotus. Mais Nichiren tourna délibérément la phrase de telle sorte que le sujet grammatical n’étaient plus ceux qui ont persécuté Sans-Mépris (Fukyo) mais Nichiren lui-même. Ce n’est donc pas sans raison que Sans-Mépris a été méprisé, vilipendé, lapidé et frappé à coups de bâton.
Nichiren interpréta ainsi le récit lotusien de Sans-Mépris (Fukyo) en termes qui renforçaient sa compréhension de son propre vécu de la persécution comme d’une forme d'expiation pour ses offenses passées contre le Dharma et comme une garantie de future bodhéité. « Liens salvifiques » d’après Nichiren Le chapitre Maitre du Dharma du Sutra du Lotus, en louant les mérites d’une personne qui prêche ce Sutra dans les temps à venir, met en scène Shakyamuni qui proclame qu'une telle personne est son gyoja envoyé par lui pour réaliser l'œuvre du Bouddha : « Sache-le: de telles personnes sont de grands bodhisattvas qui, ayant accompli l'Éveil complet et parfait sans supérieur, ont pris en pitié les êtres et ont fait vœu de naître parmi eux pour exposer largement et détailler le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux. […] Ces gens renoncent d'eux-mêmes à la rétribution de leurs actes purs ; après mon passage en parinirvana, ils renaîtront en un âge mauvais par pitié pour les êtres et exposeront largement ce sutra. » (réf.) Hiroshi Kanno, dans une analyse fine de ce passage, souligne tout l’aspect positif quand on choisit de considérer ses souffrances comme provenant non de ses mauvaises actions passées, mais d'un vœu formulé par compassion pour autrui. Ce passage, affirme Kanno, «peut jeter une lumière qui peut changer la vision du monde des personnes qui croulent vraiment sous le poids de la souffrance». Selon lui, le Sutra du Lotus vise à convertir ses adeptes de ''personnes à sauver'' en ceux qui travaillent activement ''pour sauver les autres''. (réf.) Nichiren se voyait certainement lui-même et ses disciples comme ceux qui sauvaient les autres, et il se référait à lui-même et à ses disciples comme étant les ''messagers de l'Ainsi-Venu'', citant précisément ce passage du Sutra. Mais, à en juger par ses écrits, il n'a jamais prétendu être un grand bodhisattva qui aurait volontairement rejeté « la rétribution de leurs actes purs » pour sauver les autres. Pourquoi, confronté à la nécessité d'expliquer ses souffrances à lui-même et à ses disciples, n'a-t-il pas profité d'une preuve si puissante, mais a plutôt choisi de représenter ses difficultés comme expiation de ses propres fautes antérieures contre le Dharma ? On pourrait trouver à cela plusieurs raisons. Tout d’abord, l’affirmation de Nichiren que ses persécutions actuelles étaient le résultat de son dénigrement passé du Sutra du Lotus lui a permis de se présenter lui-même comme un exemple de ce que l'attachement aux enseignements provisoires apporte une immense souffrance. Il parlait alors d'une période de sa jeunesse, avant son engagement pour le Sutra du Lotus, quand il avait lui-même psalmodié le nembutsu, comme l'avait fait son maître :
Deuxièmement, Nichiren aurait ressenti qu'une conscience de ses propres actes passés d’offense au Dharma était nécessaire pour soutenir une résolution face aux difficultés. Il écrit à deux disciples laïcs, les frères Ikegami, que le père menaçait de déshériter à cause de leur foi :
Nichiren a aussi appliqué ce principe occasionnellement à des difficultés personnelles qui ne prenaient pas la forme d'une persécution extérieure et n'étaient apparemment pas liées à la propagation du Sutra du Lotus. A un autre disciple, le moine laïc Ōta Jōmyō, qui souffrait de plaies cutanées douloureuses, il écrit : « Bien que n'étant pas dans le courant principal du Shingon, vous avez néanmoins servi un maître de cette école. Vous avez vécu de nombreuses années dans une maison dont la famille pratiquait une doctrine erronée, et mois après mois, votre esprit a été contaminé par les mauvais maîtres. […] Cependant, en raison de votre karma passé et de la bienveillance que vous témoigne le Bouddha dans cette vie, vous m'avez rencontré et avez décidé de réformer votre conduite. Par conséquent, de plus grandes souffrances vous seront épargnées à l'avenir mais, pour l'instant, sont apparues ces pustules. » (La Guérison des Maladies Karmiques, Minobu, 1275, à Ota Jomyo) (note) Généralement Nichiren n’attribuait pas toutes les souffrances personnelles de ses disciples aux offenses passées contre le Dharma, alors pourquoi l'a-t-il fait dans ce cas particulier n'est pas tout à fait clair. Peut-être, a-t-il estimé que ce genre d'interprétation de la maladie saurait le mieux encourager Ōta. Ou peut-être a-t-il vu là l'occasion de fustiger les défauts des enseignements ésotériques shingon - question qui préoccupait alors Nichiren. Selon son interprétation, non seulement les persécutions par les autres, mais même les souffrances ordinaires des adeptes, comme la maladie, trouvent leur place dans le cadre explicatif du pourquoi les pratiquants du Sutra du Lotus rencontrent la souffrance, contrairement à la promesse de «paix et sécurité dans cette vie ». L'argument de Nichiren est que la condamnation personnelle d'un acte répréhensible antérieur, et donc d'une dette à payer, permet d'affronter la souffrance en la considérant comme une occasion d'éradiquer totalement cette infraction. En outre, par le pouvoir de sa foi dans le Sutra du Lotus, on reçoit des rétributions karmiques beaucoup plus légères et sur une période beaucoup plus courte que ce qui serait autrement le cas. Troisièmement, en affirmant que ses souffrances actuelles étaient le résultat du dénigrement du Dharma dans le passé, Nichiren a pu expliquer le fait troublant que ses bourreaux n'ont reçu aucun signe évident de punition karmique. Selon lui, si un messager du Sutra du Lotus était injustement accusé d'un crime, même mineur, ses persécuteurs subiraient une rétribution karmique immédiate, si cet individu lui-même n'avait pas calomnié le vrai Dharma dans les vies antérieures. Mais comme lui-même avait commis cette offense dans les vies antérieures, Nichiren soutenait que ses ennemis étaient indemnes dans le présent alors que lui devait supporter leur hostilité, tout comme le bodhisattva Sans-Mépris a été attaqué «par le sabre et le bâton» parce qu'il avait calomnié le Sutra du Lotus autrefois. Quatrièmement, et c’est peut-être le plus important, en considérant ses souffrances présentes comme une expiation pour les calomnies passées du Dharma, Nichiren s'est placé au même niveau que les gens qu'il tentait de sauver et a identifié entre eux un lien karmique. Cela ressort clairement de son interprétation du bodhisattva Sans-Mépris comme faisant face à la violence à cause de la calomnie du Dharma dans des vies antérieures. Nichiren écrit:
Le chapitre Fukyo raconte qu’un pratiquant du Lotus qui a connu de grandes épreuves en propageant le Sutra dans le passé, alors que le chapitre Exhortation à la sauvegarde prédit les épreuves des pratiquants qui le répandront dans l'avenir. S’appyuant sur son interprétation de ces deux chapitres, Nichiren vit lui-même et ses adversaires comme liés par le Sutra du Lotus dans un vaste drame sotériologique de la transgression, de l'expiation et de la réalisation de la bodhéité. Ceux qui maltraitent un pratiquant du Sutra du Lotus devront subir une renaissance répétée dans l'enfer avici pendant d'innombrables kalpas. Mais parce qu'ils auront formé un «lien d’opposition» (gyakuen) au Sutra du Lotus en diffamant son adepte, après avoir expié ce forfait, ils finiront par rencontrer de nouveau le Sutra du Lotus et pourront devenir des bouddhas. Dans la même logique, le pratiquant qui subit ces persécutions doit faire face à cette épreuve précisément parce qu'il a calomnié le Sutra du Lotus dans le passé, tout comme ses bourreaux le font dans le présent. Mais à cause de ses efforts pour protéger le Lotus en s'opposant au dénigrement du Dharma dans le présent, ses propres offenses passées seront anéanties, et non seulement il atteindra lui-même la bodhéité à l'avenir, mais permettra aussi à ses persécuteurs de le faire. Le pratiquant du Lotus et ceux qui s'opposent à lui sont ainsi inséparablement rattachés au Sutra dans le même «lien salvifique», un réseau de causes et conditions qui, finalement, permettra à tous les deux de réaliser la bodhéité. L’expression «lien salvifique» fait référence aux écoles de la Terre Pure des périodes Heian (794-1185) et Kamakura (1185-1333) du Japon, où tous ceux qui plaçaient leur foi dans le Bouddha Amida étaient considérés comme karmiquement connectés à quelqu’un réputé avoir atteint la naissance dans la Terre Pure d'Amida et qui était censé aider à la réalisation du même objectif. (réf.). On trouve quelque chose d’approchant dans l'enseignement de Nichiren, dans son idée que tous ceux qui forment un lien avec le Sutra du Lotus sont karmiquement connectés et que s'ils gardent le Lotus ou s'y opposent, « ils finiront par devenir bouddhas ». (note) Le passage de «quelqu'un qui doit être sauvé» à «quelqu'un qui sauve les autres» - selon la terminologie d’Hiroshi Kanno - rétablit la dignité de l'individu impliqué ; il ou elle n'est plus la victime passive des événements mais assume activement l'adversité au profit des autres. Cela comporte, toutefois, le potentiel d'un faux sentiment de supériorité, et même d'arrogance spirituelle, se définissant comme «celui qui sauve les autres». Que ce soit délibérément ou non, en s'identifiant comme quelqu'un de coupable d’avoir calomnié le Dharma dans le passé, Nichiren a rejeté cette possibilité, se plaçant au même niveau que ceux qui s'opposaient à lui et se présentant comme partageant avec eux le même lien causal. C’est dans cette optique qu’il écrit :
Nichiren ne prétendait pas qu'il pourrait prendre sur lui toutes les souffrances individuelles de tous les êtres, ce que, peut-être, seulement le Bouddha pourrait faire. Mais il se considérait lui-même comme participant à la souffrance qui résulte d'avoir rejeté le vrai Dharma et il a consacré sa vie à la tâche de libérer les autres des conséquences de cette erreur. Conclusion Cherchant une réponse à la question de savoir pourquoi lui-même et ses disciples ont dû subir des épreuves si difficiles, Nichiren n'a pas conclu à une seule explication, mais a adopté des perspectives multiples. D'une part, ses souffrances étaient nécessaires pour prouver la vérité du Sutra du Lotus et pour vérifier son propre statut de gyoja. D'autre part, c’était l'expiation pour les offenses passées contre Dharma, une rédemption rendue possible dans un délai considérablement réduit grâce à ses efforts pour défendre le Sutra. Nichiren a également formulé des explications multiples pour des questions connexes, telles que pourquoi lui et ses disciples n'étaient pas protégés par les divinités et pourquoi leurs ennemis n'avaient pas de rétribution karmique évidente. Par exemple, il a affirmé, comme il l'avait déjà fait dans le Rissho ankoku ron, que les divinités protectrices, n’entendant plus le vrai Dharma du Sutra du Lotus dont elles se nourrissaient, avaient abandonné le pays, ou bien que lorsque les gens accomplissent des actes mauvais au point de mériter la renaissance dans l'enfer avici, ils ne présentent pas nécessairement des signes de rétribution dans cette vie. (réf.). Quelques passages de ses écrits montrent une conviction profonde que, contrairement aux apparences, il était de fait protégé par les bouddhas :
Dans d'autres passages, cependant, il exprime la conviction qu’il ne cherche aucune garantie de protection, mais la volonté de poursuivre sa mission, quoi qu'il arrive.
Cette pluralité d’explications est due, peut-être, au fait qu'aucune d’elles ne rend compte convenablement de sa souffrance à chaque moment. Mais toutes, elles partagent, cependant, le refus absolu de Nichiren de considérer ses épreuves comme arbitraires ou sans signification, ou bien lui-même comme leur victime malheureuse. Que ce soit comme lot inévitable de sa mission sacrée ou comme un acte d'expiation, il les a activement assumées non seulement pour lui-même, mais également pour les autres. Cette attitude lui a permis de trouver le bonheur, le sens de sa vie et, parfois même, un sentiment aigu de privilège au milieu de l'adversité la plus dure. C’est ce qui l’a conduit à se décrire pendant le premier hiver froid de son exil à Sado , alors qu’il était affamé, isolé et en danger de mort, comme ''l'homme le plus fortuné du Japon d'aujourd'hui''» (Traité pour ouvrir les yeux, Sado, 1272 à Shijo Kingo) (réf.) L'exclusivisme lotusien de Nichiren reposait sur un ensemble de prémisses herméneutiques concernant les pouvoirs sotériologiques inhérents au Sutra du Lotus : la distinction entre enseignements ''vrais'' et ''provisoires'' comme étant fondée sur la réalité métaphysique ainsi que le fonctionnement de la causalité karmique à travers les vies passées, présentes et futures. Cet article a tenté, en tant que rétrospective historique, d'entrer dans ces prémisses afin de comprendre la vision de la souffrance de Nichiren - la sienne et celle des personnes autour de lui. Mais aujourd'hui, en dehors d’un petit contingent littéraliste parmi ses disciples, il y a beaucoup de gens, y compris certains pratiquants du Lotus, pour qui de tels arguments ne trouvent plus d’écho et rendent la vue de Nichiren de la souffrance difficile à traduire dans un langage contemporain. Son attribution de catastrophes majeures au rejet du Sutra du Lotus et à l’attachement à d'autres enseignements va à l'encontre de la sensibilité pluraliste moderne et est susceptible d'apparaître naïve et désagréable, voire dangereuse, à une époque où les conséquences brutales des conflits religieux sont nettement évidentes. Son sens aigu de mission personnelle apparaît aussi comme illusoire, et son attribution de ses propres persécutions aux calomnies passées du Dharma peut ressembler à une incitation potentiellement insidieuse à blâmer la victime. Vu de l'extérieur du cadre herméneutique de Nichiren, que reste-il de plus applicable à tirer de son attitude envers la souffrance ? Nichiren a longtemps été admiré, même en dehors de sa propre école, pour sa persévérance face à l'opposition et son défi de l'autorité mondaine. Mais son attitude traduit plus que le simple courage ou la persévérance. Les souffrances qu’il subissait n'étaient pas, selon lui, quelque chose de remédiable par la richesse, la technologie ou le pouvoir politique. En faisant face à des épreuves inévitables, il a montré une attitude qui dépense peu d'énergie dans la lutte contre elles, mais les assume sans détour, en les interprétant de façon à leur donner un sens dans le présent afin d'utiliser ces épreuves pour son propre développement et au bénéfice d'autrui. En termes du Mahayana, c'est précisément l'engagement d’un bodhisattva. Pour citer encore une fois l'analyse de Hiroshi Kanno sur le chapitre du Maitre du Dharma :
Cela décrit parfaitement la position adoptée par Nichiren. Ce faisant, il a également montré la valeur du renoncement à la fausse et finalement frustrante attente que le bonheur devrait signifier une absence de souffrance. Il enseigne à ses disciples :
Pour lui, la promesse du Sutra du Lotus de «paix et sécurité dans cette vie» signifiait non pas l’absence de difficultés, mais le bonheur à trouver même au milieu de la souffrance, grâce à l'engagement qu'il avait pris.
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