L’instant de la mort dans la pensée de Nichiren par Jacqueline I. Stone 2003 In Watanabe Hoyo Sensei koki i kinen ronbunshu ; Hokke bukkyo bunkashi ronso. |
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En 1278, alors que Nichiren vivait au Mont Minobu, son disciple Nanjo Tokimitsu lui fit part de la mort de sa nièce, une jeune femme dont nous savons seulement qu’elle était la fille du nyudo* Ishikawa no Hyoe. Elle était morte suite à une maladie tout en récitant daimoku, et Nichiren loua cette mort exemplaire. C’était aussi pour lui l’occasion de souligner la grande différence entre sa compréhension du bouddhisme et celle de la majorité de ses contemporains. Il s’en explique dans sa réponse :
Il est admis que la tradition bouddhiste du Tendai, dont est issu Nichiren, vénérait le Sutra du Lotus comme suprême parmi tous les enseignements du Bouddha et que Nichiren prônait une dévotion exclusive à ce sutra, estimant que seul celui-ci pouvait conduire à la délivrance dans la période qui était la sienne, celle des Derniers jours du Dharma (mappo). Il s’appuyait tant sur les preuves scripturaires que sur la classification doctrinale du Tiantai pour affirmer que les « moyens appopriés» (hoben) des enseignements de l’école Jodo (Terre Pure) et d’autres doctrines basées sur les sutras provisoires étaient devenus inopérants depuis la prédication du Sutra du Lotus. Cependant, comme l'indique le passage ci-dessus, l’affirmation de Nichiren de l’exclusivisme du Lotus ne se réduisait pas à une question de classement doctrinal mais impliquait des positions décisives sur la pratique religieuse du peuple et les espoirs pour la vie future. Les enseignements de l’école Jodo promettaient universellement — aux aristocrates, aux guerriers et à l’humble peuple — une bonne mort, censée libérer le pratiquant des souffrances de la renaissance samsarique et le conduire à la naissance dans la Terre Pure. Il était communément admis que ceux qui, sur leur lit de mort, psalmodiaient le nembutsu, le nom du Bouddha Amida (Amitabha), pouvaient atteindre « la pleine-conscience » (smriti*) du dernier instant (rinju shonen) et renaîtraient dans la Terre de la béatitude parfaite (Sukhavati, Gokuraku) située à l’ouest de l’univers. Les représentations dans l’art japonais médiéval des raigo (littéralement « approche accueillante ») d’Amida et de ses assistants, les bodhisattvas Kannon (Avalokiteshvara) et Seishi (Mahasthamaprapta) avec leur saint cortège escortant le mourant vers la Terre Pure, contribuaient à donner une certaine idée de ce qui se passait à l’approche de la mort. Il était supposé qu’une fois parvenu à la Terre Pure d'Amida, on ne retombait plus dans le cycle des renaissances samsariques mais était assuré de la future bodhéité. En remettant en question l'efficacité de l'enseignement de l’école Jodo, Nichiren allait contre l'opinion dominante et devait trouver des arguments pour prouver que cette croyance était erronée. Cet essai examinera brièvement la critique que fait Nichiren de la validité du Nembutsu et d’autres enseignements provisoires pour l’atteinte de la pleine-conscience au moment de la mort ; puis on verra quel enseignement il a donné à ses propres disciples sur cette question et on abordera rapidement l'élaboration et la formalisation des pratiques pour les mourants au sein de la tradition nichirénienne au début des temps modernes.De nos jours, on considère généralement la manière dont une personne décède comme le résultat de processus physiologiques contingents. Il est rare qu’on l’envisage comme un reflet de la qualité morale ou spirituelle de la vie du défunt. Pour nous, ce qui compte c’est comment une personne a vécu et non pas comment elle meurt. C'est un des fossés qui sépare notre compréhension actuelle de la conscience religieuse prémoderne. Pour les hommes du Japon médiéval, comme, plus généralement, pour les cultures bouddhistes pré-modernes, la façon dont on mourait était un miroir des vertus qu’une personne avait accumulées de son vivant et aussi une indication de son destin post-mortem. Le moine tendai Genshin (942-1017), dans son célèbre traité Ojojoshu (L'Essentiel pour naître dans la Terre Pure) avait introduit dans le monde bouddhiste japonais des « pratiques de chevet du mourant » et l'idée du salut sur le lit de mort. Il avait esquissé une sorte de physiologie morale selon laquelle le processus létal différait selon les mérites de la personne mourante.
Mourir paisiblement en récitant le nembutsu ou un mantra d’autres bouddhas ou bodhisattvas, était considéré comme le signe que l'on était assuré d’atteindre la naissance dans une Terre Pure (ojo). L’Ojoden médiéval est un recueil de récits hagiographiques de personnes ayant obtenu de renaître dans la Terre Pure du Bouddha Amida, avec presque toujours une description de la mort idéale et les signes de bon augure qui l'accompagnent. A l’approche de leur ojo, les hommes et les femmes de ces histoires connaissent d’avance le moment de leur décès, prennent un bain, mettent des vêtements propres et meurent sereinement, dans un état de méditation ou en psalmodiant le nembutsu. Souvent, leurs corps ne se décomposent pas pendant plusieurs jours mais émettent des effluves agréables. A l’inverse, mourir en délirant ou dans la douleur était considéré comme une chute en enfer ou dans d’autres mondes maléfiques de la transmigration. L'aspect de la dépouille donnait lieu à une interprétation similaire. Un teint clair et la souplesse des membres du défunt étaient interprétés comme des signes de vertus accumulées annonçant une bonne renaissance ou l’atteinte de la Terre Pure, tandis que la peau sombre et une rigor mortis prononcée étaient des indices inquiétants. Les premiers textes médiévaux sur l’enseignement des « rites du chevet » (rinju gyogisho) montrent une grande attention aux manifestations physiques des mourants, indices de l’atteinte ou non de la naissance dans la Terre Pure ou bien de la chute dans les « mondes mauvais ». Les sources canoniques d’interprétation des signes corporels au moment de la mort sont abondamment annotées. Par exemple, le sutra ésotérique chinois Shouhu guojierzhu tuoluoni jing (Sutra des dharanis pour la protection du souverain d’un pays) énumère quinze signes de la chute en enfer : le mourant crie sa peine à haute voix, s’étouffe de ses larmes, urine ou défèque dans l’inconscience, refuse d’ouvrir les yeux, a mauvaise haleine, tourne la face vers le bas, etc. ; huit signes que le mourant tombe dans le monde des esprits faméliques (preta, gaki) : le mourant est brûlant de fièvre ou bien souffre de faim ou de soif, etc.; et sept signes présageant une descente dans le monde-état des animaux : déformation des mains et des pieds, écume à la bouche, transpiration de tout le corps. Ce passage a attiré l'attention de divers auteurs de rituels du chevet comme les maîtres shingon Jichihan (実範 c. 1089-1144) et Kakuban (1095-1143) ainsi que le troisième et dernier patriarche de la lignée Chinzei* de l’école Jodo, Nen'a Ryochu (1199-1287). (note) Nichiren n’a pas échappé à la croyance de ses contemporains selon laquelle la manière de mourir et la condition du corps révèlent quelque chose sur l'état spirituel du mourant. Il connaissait bien la littérature canonique sur le sujet et s’y réfère dans les lettres à ses disciples. Ainsi, il écrit à Myoho-ama :
Ou bien il écrit à Sennchi-ama en adaptant son enseignement à sa condition de femme :
On voit que Nichiren n’écarte pas l'hypothèse qu'une bonne mort reflète les mérites spirituels et la renaissance dans un monde-état favorable. Ce qu'il rejette c’est la croyance généralisée que l’invocation du nom d'Amida était le moyen le plus efficace pour réussir une bonne mort. En son temps, le nembutsu psalmodié était devenu la pratique la plus courante au chevet des mourants pour atteindre la pleine-conscience lors du dernier souffle. (bibliographie) Dans sa critique de l'enseignement de l’école Jodo, Nichiren ne s’enferme pas dans une argumentation doctrinale, mais réfute incontinent la revendication centrale de cette tradition, selon laquelle la dévotion à Amida et la psalmodie du nembutsu garantiraient une bonne mort conduisant à la délivrance du samsara. Il va même jusqu’à prétendre le contraire et retourne démonstrativement la promesse jodo contre elle-même affirmant que les gens qui mettent leur espoir dans le Nembutsu ont des morts néfastes. On trouve des polémiques sur ce thème assez tôt dans ses écrits. Par exemple, en 1264, en transmettant au moine Joen-bo de la province d'Awa sa critique des enseignements de l’école Jodo, Nichiren écrit :
De même, Nichiren dénonce que, parmi les disciples de Honen (1133-1212), fondateur de l’école Jodoshu*:
Pour Nichiren, ce n'était pas dû à la faillite morale personnelle ou au manque de sincérité religieuse de la part des fidèles de la Jodo shu mais en raison d’une déficience inhérente aux enseignements de cette école. L’adhésion aux enseignements jodo revenait, selon lui, à dénigrer le Dharma (hobo), parce que cela exigeait qu'on néglige l’« enseignement véritable » (c.-à-d., le Sutra du Lotus) au profit d’enseignements provisoires. Les premières œuvres de Nichiren se réfèrent à l'argument des enseignants jodo contemporains qui affirmaient que le Sutra du Lotus était trop profond pour la capacité limitée des hommes bornés de l'ère mappo. De ce fait, il était préférable selon eux : « de mettre, pour le moment, de côté le Sutra du Lotus et de pratiquer le nembutsu, mieux adapté aux personnes ignorantes de l'ère de la fin du Dharma, atteignant ainsi la naissance dans la Terre Pure d’Amida où la pratique du Sutra du Lotus devenait possible.» (biblio) Alors que pour Nichiren, le Sutra du Lotus était pour tous la « voie directe » pour atteindre la bodhéité. Précisément parce que les gens de mappo avaient des capacités limitées, seul le Sutra du Lotus, l'enseignement suprême du Bouddha, avait le pouvoir de les sauver. Ecarter le Sutra du Lotus pour des enseignements inférieurs, c’était dénigrer le Vrai Dharma, une offense qui, selon le Sutra lui-même, entraînait d'innombrables kalpas de renaissances successives dans l'enfer avici. Il écrit :
La conviction de Nichiren que l’adhésion aux enseignements jodo (Nembutsu muken) mène à l'enfer sans rémission était attestée à ses yeux, non seulement par les textes, en tant que preuves scripturaires, mais aussi par la preuve de décès de mauvais augure des pratiquants jodo. La notion qu'une mauvaise mort pourrait refléter une faille dans la doctrine enseignée ou vécue par la personne concernée n'est pas propre à Nichiren mais apparaît dans d'autres écrits de l'époque. Par exemple, Jien (1155-1225), l’éminent prélat tendai, exprime un doute sur la légitimité des enseignements par Honen du Nembutsu exclusif, en critiquant la façon dont il est mort : « Les personnes étaient rassemblées là [à Otani* ], répétant qu'il avait atteint la Terre Pure, mais c’est loin d’être certain. On ne pouvait rien noter de particulier sur son lit de mort, comme c'était déjà le cas pour Zoga Shonin* et d’autres. » (réf.) De même, le traité sur la poésie Nomori no kagami attribué à Minamoto no Arifusa, critique la mort d’Ippen (1239-1289), fondateur de l’école Jishu :
En affirmant que les personnes qui suivaient les enseignements jodo connaissaient une mauvaise mort, Nichiren devait faire face à une opinion largement contraire. Qu’est-ce qui expliquait cette ignorance ambiante ? Dans une lettre à une adepte, la nonne Myoho-ama, Nichiren aborde le sujet de la pleine-conscience des derniers instants et suggère que les mauvaises morts étaient souvent dissimulées par la famille ou les disciples des défunts à cause d’un malencontreux sentiment de loyauté ou par souci des apparences, acte qui ne faisait qu’augmenter la souffrance de la personne décédée :
Ainsi, du point de vue de Nichiren, la compassion pour les personnes concernées, ainsi que le souci d’établir la différence entre la vérité et l'erreur dans les enseignements bouddhistes, autorisent à rendre public les décès de mauvais augure. Il en appelle donc aux moines éminents qu'il avait connus pendant son séjour à Kiyosumidera dans la province d'Awa :
Dans l’esprit de Nichiren, il était tout simplement impossible que quelqu'un coupable de graves calomnies envers le Dharma et du maintien d’enseignements provisoires au détriment du Sutra du Lotus puisse avoir une bonne mort. Nous le voyons, par exemple, dans sa préoccupation pour le sort de son ancien maître Dozen-bo, qui n'avait jamais tout à fait abandonné entièrement le Nembutsu :
On sait que Nichiren a écrit son célèbre Hoon sho (Traité sur la dette de reconnaissance) en mémoire de son maître défunt et l'a envoyé à ses anciens condisciples de Kiyosumidera, les moines Joken-bo et Gijo-bo. Il leur demandait de lire ce texte en offrande sur la tombe de Dozen-bo. Il a rejeté d’un ton plus critique les comptes rendus sur les soi-disant reliques trouvées parmi les cendres après la crémation du maître Zen Lanxi Daolong (1213-1278) du temple Kencho-ji à Kamakura, qu’il considérait comme son adversaire. Il affirmait tout à fait impossible que le corps d'une personne qui avait détourné les gens du Sutra du Lotus, en leur enseignant « une transmission en dehors des sutras », aurait pu produire des reliques. (biblio) La conviction que les coupables d'avoir diffamé le Dharma ne peuvent connaître une belle mort conduit Nichiren à s’interroger non seulement sur le décès de ses contemporains religieux mais aussi, à l'occasion, de réinterpréter les récits hagiographiques de maîtres éminents du passé. Nous en trouvons deux exemples dans ses Ecrits. Le premier est celui de Shandao (613-681), maître du Jìngtuzong (Jodo). Parmi les enseignements chinois sur la Terre Pure, Nichiren s’en prend particulièrement à ceux de Shandao en raison de l’affirmation que «pas une seule personne sur mille» ne peut atteindre la délivrance par des pratiques non spécifiquement dirigées vers la Terre Pure, et aussi, probablement, en raison de son immense influence sur Honen. On sait qu’en établissant une école indépendante de la Terre Pure au Japon (Jodo shu), Honen accorde à Shandao une place prépondérante dans sa lignée et considère même le patriarche chinois comme une manifestation du Bouddha Amida. La critique de Nichiren sur la mort de Shandao apparaît dans deux de ses goshos. Le premier, le Nenbutsu mugen jikoku sho (Le nembutsu mène à l'enfer sans rémission), écrit en 1255, dit que Shandao devint fou après avoir diffamé le Dharma :
Un récit très similaire apparaît dans le Shimoyama goshosoku (Lettre à Shimoyama), que Nichiren écrit quelque vingt ans plus tard, en 1277. Là encore, il affirme que c’est en raison de ses calomnies contre le Sutra du Lotus que :
Ces deux narrations montrent bien que l’idée que se faisait Nichiren de la mort de Shandao et du principe de causalité qui la sous-tendait est restée constante tout au long de sa vie. Le compte rendu du suicide religieux (jigai ojo) est consigné dans le Jingtu wangsheng zhuan (Récits de ceux qui ont obtenu la naissance dans la Terre Pure), de Jiezhu, compilé en 1064, et dans un certain nombre d'hagiographies subséquentes de l’ère Song*. (note) Comme l'a souligné Nogami Shunjo, ces récits postdatent Shandao de plusieurs siècles et reflètent peut-être l'ambiance de dévotion à la Terre Pure de l’ère Song plus que les faits biographiques de Shandao. (réf.) Mais tous louent, cependant, l’acte de Shandao comme l’expression héroïque de sa détermination à atteindre la Terre Pure. Nichiren est le premier à la considérer comme un suicide raté, découlant de l'aliénation mentale et qui entraîne une mort lente et douloureuse. En analysant la version du Shimoyama goshosoku, Takagi Yutaka note que certaines biographies chinoises, notamment celles du Xu Gaoseng zhuan et du Xinxiu wangsheng zhuan, datent la mort de Shandao du 3 au 14, alors que d'autres, tels le Diwang niandailu la situent du 3 au 27 ; Takagi Yutaka en déduit donc que Nichiren peut avoir vu dans ces décalages allant jusqu’à deux semaines une mort longue et misérable, reflétant le châtiment karmique d’avoir calomnié le Dharma dont il accusait Shandao. (réf-note) Notons en passant qu’en parlant de la mort de Shandao, Nichiren fait également quelques remarques caustiques en critiquant la pratique de jigai ojo ou suicide religieux loué par certains ascètes jodo.
Ou bien :
Nichiren, qui croyait que l'on devait, si nécessaire, donner sans hésitation sa vie pour le Sutra du Lotus, n’admirait nullement le suicide religieux pour une renaissance dans la Terre Pure. (note)
La biographie que Nichiren cite ici est le compte rendu sur Shanwuwei* dans Song gaoseng zhuan (Biographies des moines éminents de l’ère des Song), achevé en 988 par Zanning (919 - 1001). C’était, bien évidement, longtemps après le décès de Shanwuwei en 735. Dans ce contexte, le passage que relève Nichiren décrit l’apparence du corps de Shanwuwei non pas au moment de sa mort mais telle qu’était, plus de deux cents ans plus tard, sa momie vénérée comme sainte relique capable d’exaucer les prières. En fait, un passage juste avant celui auquel se réfère Nichiren décrit la mort de Shanwuwei comme idéale, dans la même position que le Bouddha : « Couché sur le côté droit, les deux pieds l’un sur l’autre, il est mort tranquillement... Etant imprégné de sagesse et de méditation, son corps ne se décomposa pas. » (réf.) En sortant la description de la momie de Shanwuwei de son contexte, Nichiren donne l’impression que sa mort était particulièrement horrible. Il serait trop facile de rejeter ces interprétations de la mort de Shandao et de Shanwuwei comme falsification de sources, mais la lecture qu’en fait Nichiren reflète probablement une démarche herméneutique plus complexe, quelque chose de l’ordre du kanjin*. (biblio) Dans les deux cas, il insiste sur le fait qu'il suit les biographies traditionnelles, qui s’écartaient pourtant considérablement de ses interprétations, comme il doit l’avoir parfaitement compris. Etant donné sa dévotion exclusive au Sutra du Lotus et son opposition implacable à la «diffamation du Dharma», était-il, peut-être, convaincu qu'au-delà d’une lecture littérale des sources son point de vue était, en fin de compte, plus réel qu’une interprétation superficielle puisque qu’un ennemi du Sutra du Lotus ne pouvait simplement pas connaître une bonne mort. Dans une lettre à sa disciple Myoho-ama, il lui exprime ainsi sa sympathie au sujet de la mort de son mari :
L’expression « tout d'abord comprendre le moment de la mort» de ce passage a longtemps été prise comme exprimant un sentiment aigu de l’impermanence qui aurait poussé Nichiren à prononcer ses vœux dès le plus jeune âge et à chercher la vérité dans les enseignements bouddhiques. (biblio) Même si cela était effectivement le cas, vu le contexte de toute la lettre à Myoichi-ama et d’après les écrits de Nichiren dans leur ensemble, il semblerait que sa volonté de « tout d'abord comprendre le moment de la mort », soit due non seulement à une prise de conscience de son inéluctabilité et au désir de délivrance qui en découle, mais exprime également un intérêt plus direct pour la manière dont meurent les personnes, en tant qu’indice du pouvoir sotériologique des enseignements suivis. Cette préoccupation a même apparemment duré toute sa vie. D’après l'hagiographie médiévale, Nichiren Daishonin chugasan d’Enmyoin Nitcho (1441-1510), Nichiren aurait commencé à douter des enseignements de la Terre Pure dès ses premières années d’étude à Kamakura, lorsqu'il apprit que le maître jodo DoAmidabutsu, un disciple de Honen, avait hurlé de douleur en agonisant.(réf.) Alors que toute relation entre Nichiren et DoAmidabutsu est probablement une invention ultérieure, Takagi Yutaka suggère que, même avant l'élaboration de sa théorie de l'exclusivisme du Lotus, Nichiren, bien qu'encore très jeune, put avoir conçu une aversion pour les enseignements de la Terre Pure en voyant certains fervents du Nembutsu, qui lui étaient proches, mourir si mal. (réf.) S’il en était ainsi, il est possible que la manière dont se passait la mort d’un individu soit restée pour Nichiren, tout au long de sa vie, un sujet de réflexion sur l'efficacité de la religion pratiquée. Lui-même ne se considérait pas comme une exception. Peu avant sa mort il écrit :
2 - Le moment de la mort pour les adeptes du Sutra du Lotus Qu’enseigne donc Nichiren à ses disciples sur le moment de la mort et sur la manière d’y faire face ? Notons, en tout premier lieu, ses déclarations assurant ses disciples que leurs parents qui avaient maintenu jusqu’au bout leur foi dans le Sutra du Lotus étaient, sans aucun doute, morts dans un état de pleine-conscience* et avaient atteint le sommet de la Terre Pure du Pic du Vautour (ryozen jodo) ; nous en reparlerons plus loin. Ainsi, il écrit à une femme de la famille Nanjo :
Ou bien à Nanjo Tokmitsu :
Ou à Myoho-ama, dans la lettre déjà mentionnée :
Il a également assuré ses disciples que, grâce à leurs liens avec lui en tant que gyoja (pratiquant du Sutra du Lotus), ils seraient protégés pendant la période liminale incertaine de l'état intermédiaire (chuu) entre cette vie et la suivante. Il écrit à Nanjo Tokimitsu :
Ou bien à Myoshin-ama, au sujet de son défunt mari :
Nichiren loue également beaucoup la façon dont meurent ceux qui, parmi ses disciples, récitent à ce moment daimoku, comme la fille du nyudo* Ishikawa mentionnée au début de cet essai :
Cependant, nulle part dans ses écrits on ne trouve quelque indication qu'il considérait la récitation de daimoku au moment de la mort comme une exigence absolue pour le salut post-mortem, ou qu'il ait recommandé à tous quelque forme ritualisée particulière de pratique du chevet. C'est Genshin avec son Ojo yoshu (L'Essentiel pour renaître dans la Terre pure) qui a introduit dans les cercles bouddhistes japonais une pratique formalisée spécialement destinée aux heures importantes de la vie. S'appuyant sur des sources chinoises, Genshin recommandait d’isoler le mourant dans une salle spéciale ou un hall de pratique distinct afin de minimiser les attachements stimulés par la vue d’objets familiers. Là, on pouvait enchâsser une statue du Bouddha avec à la main un cordon de cinq couleurs dont l’autre extrémité serait tenue par le mourant, comme s’il était tiré vers la Terre Pure du Bouddha. Les participants devaient disperser des fleurs et brûler de l’encens, et se tenir loin de ceux qui avaient récemment consommé de l'alcool ou mangé de la viande, réduire les conversations futiles, psalmodier le nembutsu et faire tout leur possible pour aider le mourant à contempler le Bouddha. (réf.) Genshin avait formulé ses instructions en fonction de l’amidisme, mais au cours des siècles suivants, l’idée de base de ces instructions a été adaptée aux différentes écoles et introduite dans leurs divers corpus de pratiques et interprétations doctrinales. (biblio) A l’époque de Nichiren, le Sutra du Lotus avait longtemps été utilisé dans un certain nombre de rinju gyogi (pratiques au chevet du mourant) déjà formalisés. Par exemple, le moine Tanshu (1066-1120 ?), du temple Kofuku-ji, auteur d'un premier rinju gyogisho (enseignements des rites au chevet des mourants) écrits après Genshin, recommande, entre autres, que l’on commente au mourant certaines stances du Sutra du Lotus. (réf.) Se fondant sur le témoignage d'ojoden de la période Heian*, Takagi Yutaka a montré que le Sutra du Lotus, ses chapitres ou ses versets, ont souvent été utilisés comme pratiques du chevet, mais pas aussi souvent que le nembutsu. (réf.) Le Shuzenji-ketsu (Décisions doctrinales du temple Xiu-chan-si), un recueil médiéval de transmission orale du Tendai, attribué rétroactivement et à tort à Saicho (767-822), contient un article recommandant la récitation de daimoku en tant que «triple contemplation de l’unité» (isshin sangan) particulièrement adaptée au moment de la mort. (réf.) A cause de sa référence à daimoku, le passage du Shuzenji-ketsu traitant de la pratique du chevet a, sans doute, été transmis, même sous forme indépendante, comme œuvre de Nichiren. (réf.) Que le Shuzenji-ketsu ait précédé Nichiren, et dans ce cas, dans quelle mesure il peut avoir influencé sa pensée sur daimoku, sont des questions qui ont donné lieu à beaucoup de controverses. (biblio) Quoi qu'il en soit, il existait un grand nombre de précédents d’utilisation du Sutra du Lotus au moment de la mort ou de pratiques axées sur le Lotus. Mais à en juger par ses écrits authentifiés, Nichiren n'établit aucune forme spécifique de pratique ritualisée pour les mourants.
On considérait généralement que « dix nembutsu » étaient la quantité minimum à psalmodier sur son lit de mort, afin de parvenir à la naissance dans la Terre Pure. Cette convention était fondée, en partie, sur le célèbre dix-huitième vœu d'Amida, qui promet à tous ceux qui aspirent à ce but avec sincérité de renaître dans sa Terre Pure et en appellent à lui « ne serait-ce que dix fois. » (réf.) Elle se réfère aussi à un passage du Sutra de la Contemplation du Bouddha Amida, qui, en décrivant le plus bas des neuf niveaux de naissance dans la Terre Pure, dit que même une personne mauvaise, si elle rencontre un « bon ami bouddhiste » (zenchishiki) lui donnant à l’heure de la mort les instructions qu’il faut pour exprimer dix pensées d'Amida effacera alors à chaque pensée les péchés de huit milliards de kalpas et naitra dans sa Terre Pure. (réf.) Comme l'indique le passage ci-dessus, Nichiren ne substitue pas aux « dix nembutsu » un rite formel pour la pratique du chevet ; il ne prétend pas, par exemple, comme l'avait fait Genshin pour le nembutsu, que le daimoku récité au moment de la mort était plus efficace qu'à d'autres moments. (réf.) Il ne préconise pas non plus la pureté rituelle obligatoire au dernier moment. Par contre, il notifie que l'on doit maintenir la foi dans le Sutra du Lotus jusqu'à la fin de la vie. Etant donné que Nichiren tentait de contrecarrer la croyance largement répandue en l'efficacité du nembutsu pour se garantir la pleine-conscience au dernier instant et le salut par la naissance dans la Terre Pure, pourquoi, malgré l'existence de nombreux précédents, n’a-t-il pas proposé une forme quelconque de pratique du chevet fondée sur le Sutra du Lotus ? Comme aucune réponse explicite à cette question ne figure dans ses Ecrits, deux raisons possibles pourraient être suggérées, les deux étant étroitement liées à des éléments clés de sa pensée. A) Dernier instant et logique de la pratique unique µ Nous avons vu que pour Nichiren, tout comme pour ses contemporains, la façon de mourir (recueillement ou agonie) et l’apparence de la dépouille (paisible ou difforme) étaient des indications tant des pratiques spirituelles de l'individu que de son destin post-mortem. Pour Nichiren, cependant, les mauvaises morts reflétaient non pas tant les mauvaises actions ou violations de préceptes tels que le meurtre, le vol, le mensonge, etc. que la faute infiniment plus grave d'avoir diffamé le Sutra du Lotus. Comme le fait remarquer Okuno Hon'yo, Nichiren estimait que l’opposition entre la foi dans le Dharma et son dénigrement était ce qui permettait de déterminer la nature des derniers instants. (réf.) Cela concorde parfaitement avec l’idée plus générale de Nichiren sur la délivrance comme dépendant non de l'accumulation de mérites par les observances morales et une variété de pratiques, mais de la condition unique de l’adhésion au Sutra du Lotus. Comme il l’écrit :
Partisan d'une forme unique de pratique, Nichiren a conclu qu'il n’existe qu’une seule cause, le dévouement au Sutra du Lotus pour mener à l'Éveil. De même, il n’existe qu’un seul obstacle qui puisse l’empêcher. Il écrit :
Cela ne signifie pas que ceux qui se disaient ses disciples décédaient automatiquement d’une bonne mort, une foi solide étant une exigence absolue.
Les attitudes religieuses dominantes de la période médiévale ont investi les pensées des mourants d’un immense pouvoir pour influencer la vie future. Genshin lui-même avait écrit que le pouvoir de la dernière pensée l'emporte sur les actions d'une centaine d'années. (réf.) Au XIe siècle, commentant la « pratique du chevet » (rinju gyogi) de cette section du Ojo yoshu (L'Essentiel pour renaître dans la Terre pure) de Genshin, le moine Tanshu déclare :
Dans cette perspective, les pensées du chevet exercent un effet déterminant sur le destin post-mortem ; en contemplant le Bouddha au moment de la mort, même une personne mauvaise pourrait, en théorie, atteindre la naissance dans la Terre Pure, alors qu'une personne vertueuse, par une seule distraction au dernier moment, pourrait annihiler les efforts de toute une vie et retomber dans les mondes-états du samsara. La formalisation des pratiques du chevet visait à aider le mourant à concentrer correctement ses pensées au moment final, le plus important sur le plan du salut. Pourtant, tandis que les rinju gyogisho médiévaux présentent les dernières pensées comme seules déterminantes, la logique de la pratique formelle du chevet était en fait fondée sur la croyance selon laquelle un certain nombre de facteurs pouvaient potentiellement contribuer au salut ou à la bodhéité. La dernière pensée ne serait alors qu’un élément parmi d’autres (assez puissant toutefois pour se substituer aux mauvaises actions commises au cours de sa vie, dans le cas où la bodhéité dépendrait d'un seul facteur, comme la foi dans le Sutra du Lotus). Les arguments en faveur de la force spéciale de la pratique du chevet comportaient ainsi une brèche. Et en effet, d’éminents défenseurs des écoles d’une pratique unique qui apparurent dans la période Kamakura (1185-1333), comme Honen, Shinran et Nichiren, n’accordèrent pas d’importance aux rites formels du chevet. Honen, fondateur du mouvement du nembutsu exclusif, enseigne que le salut — naissance dans la Terre Pure — dépend finalement non pas de la vertu du pratiquant, mais du « pouvoir » (tariki) du vœu d'Amida. Etant donné que Honen considérait la psalmodie du nembutsu comme la pratique unique correspondant au vœu originel d'Amida, il a nié l'idée traditionnelle que la récitation du nembutsu au chevet du mourant possédait une efficacité particulière qu'elle n'avait pas en temps ordinaire. Il écrit :
Dans ses dernières années, Honen était donc particulièrement disposé à abandonner pas mal de conventions formelles des pratiques du chevet. (note) Une logique similaire peut être discernée dans la pensée de Nichiren. Aucune attitude ou pratique particulière ne sont nécessaires au dernier moment autre que celles qui consistent à cultiver, tout au long de la vie, la dévotion sans faille pour le Sutra du Lotus. Plusieurs passages de ses œuvres illustrent cela. Ainsi écrit-il au Seigneur Matsuno :
Ici, le maintien de la foi et la récitation du daimoku du Sutra du Lotus jusqu'au dernier souffle sont présentés comme les seules exigences d'une bonne mort. Dans le gosho Shoji ichidaiji kechimyaku sho (Transmission du Dharma unique, vital et essentiel à travers vie et mort) on lit :
Bien que certains chercheurs remettent en question la paternité de ce gosho, les sentiments exprimés dans ce passage sont tout à fait en accord avec les Ecrits de Nichiren authentifiés : le destin après la mort est déterminé uniquement par la constance de la foi dans le Sutra du Lotus ou son dénigrement. Comme l’illustre l’expression « maintenant est le dernier instant » le seul facteur dont dépend l’Éveil (la dévotion au Sutra du Lotus) est l'attitude requise à chaque instant, sans différence entre le moment de la mort et la vie qui précède cet instant. Un autre passage révélateur à cet égard apparaît dans le Nyosetsu shugyo sho (La Pratique telle que le Bouddha l'enseigne), écrit en 1273, alors que Nichiren était en exil à Sado :
Nichiren souligne ici que poursuivre sa foi jusqu'au dernier moment, même face aux persécutions, est l'attitude juste conduisant à une mort d’Éveillé. C'est l'attitude exprimée dans le Sutra du Lotus par des déclarations, comme : Pour Nichiren, la volonté de défendre la foi dans le Sutra même au péril de sa vie — tout au cours de son existence jusqu'au moment de la mort — était la seule condition pour atteindre la bodhéité. Lorsque cet engagement avait été maintenu tout au long de la vie, aucune ritualisation particulière n’était nécessaire au moment de la mort. B) La Terre Pure du Pic du Vautour Une autre raison du refus de Nichiren d’officialiser une pratique du chevet pourrait être sa conception particulière de la destination post-mortem des adeptes du Lotus, le Pic Sacré de la Terre Pure (ryozen jodo). (note) Sur le plan théorique, sa conception de ce monde diffère de manière significative de la Terre Pure de la Béatitude Parfaite d’Amida telle que celle-ci était comprise par une majorité de ses contemporains. Les premiers écrits de Nichiren montrent son peu de souci quant à ce qui arrive aux pratiquants après la mort. Il soulignait trop fréquemment l'immanence de la Terre Pure dans le monde présent (doctrine qui lui était commune avec les enseignements ésotériques) pour ne pas critiquer la notion de l’école Jodo d’un salut dans un monde à part. Ainsi, il écrit :
Dans ses premiers écrits, Nichiren parle parfois des notions contemporaines de la Terre Pure comme d’un monde post-mortem postulé au-dessus et en opposition au monde présent, mais il affirme alors qu’on n’y parvient seulement grâce aux vertus, non pas grâce au nembutsu, et seulement par la foi dans le Lotus. Par exemple :
Peu de temps avant son exil à Sado, cependant, Nichiren commence à se référer dans ses lettres et ses autres écrits à la Terre Pure du Pic Sacré du Vautour. Ces références deviennent encore plus fréquentes au cours de la période Sado et surtout au cours de sa retraite au Mont Minobu. « Pic Sacré du Vautour » est la traduction de Kumurajiva de Grdhrakuta, le nom de la montagne de Rajagriha où le Sutra du Lotus est dit avoir été prêché. Ce site a longtemps été glorifié comme une « Terre pure » où se trouve l'éternel Shakyamuni. Divers sites sacrés au Japon, comme le Mont Hiei ou le sanctuaire de Kasuga, avaient parfois été identifiés avec le sommet de la Terre Pure du Pic Sacré du Vautour. (note) Au cours de sa vie, dans les lettres à ses disciples, Nichiren a exprimé diversement sa compréhension de la Terre Pure du Pic du Vautour : récompense pour avoir subi des persécutions pour la sauvegarde du Sutra Lotus ; monde de l’Éveil atteint par la foi et la pratique ; domaine où les morts et les vivants peuvent communiquer ; résidence de celui qui s’est consacré au Lotus. Le plus souvent, cependant, Nichiren a utilisé l’expression «Terre Pure du Pic du Vautour » pour le lieu où résident les pratiquants du Sutra du Lotus après la mort, un monde où ceux qui sont restés derrière eux peuvent les rejoindre dans la prochaine vie. Comme certains l'ont suggéré, Nichiren aurait commencé à prêcher à ses disciples à propos de cette Terre Pure en réponse à la possible imminence de la mort, soit à cause du danger accompagnant la menace mongole soit des condamnations infligées par les autorités à Nichiren et à sa communauté. (réf.) Contrairement à la majorité de pratiquants des périodes Heian* et Kamakura qui récitaient le Sutra du Lotus dans l'espoir de parvenir au Paradis de l’Ouest d’Amida, Nichiren avait sur ce point complètement rejeté l’amidisme et n'aurait pas été capable de représenter la vie future en ces termes. La «Terre Pure du Pic du Vautour » lui offrait une image alternative nécessaire, compatible avec son exclusivisme du Lotus et permettant de conceptualiser ce qui arrive aux croyants après la mort. Au cours de sa retraite au Mont Minobu, alors que lui-même vieillissait, Nichiren a de plus été également confronté à la nécessité de consoler des disciples qui avaient perdu des parents, des conjoints et des enfants ; la promesse de retrouvailles au sommet de la Terre Pure du Pic du Vautour apparaît alors fréquemment dans ses lettres. On peut en donner de nombreux exemples : Au sujet du décès de la mère de Shijo Kingo, il écrit ainsi à son disciple :
Et à Nanjo Tokimitsu à la mort de son père:
A Sennichi-ama au sujet de son mari décédé :
A la mère de Nanjo Shichiro Goro, mort à l'âge de seize ans :
Selon toute probabilité, beaucoup de disciples laïcs de Nichiren comprenaient le sommet du Pic du Vautour de la Terre Pure de façon très semblable à celle dont leurs contemporains voyaient la Terre Pure de la Béatitude d’Amida : un monde idéal où les fidèles vont après la mort pour être réunis avec ceux qui les ont précédés. C’était pour eux la confirmation convaincante d’un monde à l’opposé de celui de la souffrance et des frustrations du monde présent, notamment celles nées de la peur de la mort ou de la douleur d’être séparés de leurs proches. Mais du point de vue des écrits doctrinaux de Nichiren, il est clair que le sommet du Pic du Vautour de la Terre Pure n'est pas un analogue lotusien du Paradis de l’Ouest d'Amida. Cette Terre n'est pas postulée par opposition à ce monde-ci et il n’est pas nécessaire d’être mort pour y accéder, c’est la Terre Pure du Pic du Vautour (jo jakkodo), le monde où le Bouddha du Sutra du Lotus réside depuis toujours, comme Nichiren l’écrit dans le Kanjin honzon sho :
La « demeure atemporelle » en question est bien évidemment représentée dans le Sutra du Lotus par l’Assemblée dans les Airs (kokue no gishiki) où Shakyamuni prêche à la multitude depuis la Tour aux Trésors de Prabhutaratna-Taho. C'est le monde de l’Éveil que Nichiren représente sur son mandala calligraphié. La façon d'y entrer est d’adhérer aux cinq caractères Myo-Ho-Ren-Ge-Kyo avec une foi exclusive dans le Sutra du Lotus. Comme il l’écrit à une disciple à laquelle il a envoyé un tel mandala :
L’affirmation que la foi offre dès maintenant l’entrée dans « la demeure atemporelle de la Terre Pure » du Bouddha éternel, est au cœur de la pensée de Nichiren. Sur le plan individuel, elle est exprimée par sokushin jobutsu (réaliser la bodhéité dès ce corps). Sur le plan collectif, elle est rissho ankoku (établissement de la paix sur terre par l’adhésion au Vrai Dharma), la réalisation d'une société pacifique et harmonieuse grâce à la propagation de la foi dans le Sutra du Lotus. Et en ce qui concerne l'au-delà, c’est ryozen okei (la Terre Pure du Pic du Vautour). (biblio) Selon les enseignements de l’école Jodo, on doit tout d'abord naître dans la Terre de la Béatitude Parfaite d’Amida et seulement ensuite réaliser l'état de bouddha. Alors que dans l'enseignement de Nichiren on peut accéder à l’Éveil du Bouddha Originel par la foi, en adhérant au Sutra du Lotus et récitant daimoku. Alors, le Pic du Vautour n’est pas une destination post-mortem où on « va » pour réaliser la bodhéité mais la continuation, dans le monde de l’au-delà, de la bodhéité réalisée dans cette vie. Comme souvent dans des enseignements amidistes il existe une dichotomie entre « la haine de ce monde souillé » et « l’aspiration à la Terre Pure » qui est ontologiquement différente du monde ici-bas. Chez Nichiren, il n’existe pas, après la mort, de passage hors du samsara exigeant un contrôle rituel pour arriver en un monde distinct, « Éveillé ». Ce concept d’une destination post-mortem — non pas comme d’un domaine à part, mais comme la continuation de l’Éveil lotusien que l'on réalise dans cette vie — pourrait expliquer pourquoi Nichiren ne croyait pas nécessaire d'établir une pratique du chevet formalisée. Comme nous l’avons vu, Nichiren partage la croyance de ses contemporains que le moment de la mort représente le point culminant de la vie et que la façon de mourir de l'individu révèle quelque chose sur son statut spirituel et son destin post-mortem. Il a même élaboré un discours caractéristique de son époque sur la signification des signes corporels du mourant en tant que stratégie polémique pour contrer les affirmations des adhérents jodo pour qui la psalmodie du nembutsu mène à une mort libératrice. En faisant valoir la supériorité du Sutra du Lotus, cependant, Nichiren a rejeté tout contrôle rituel visant à échapper au samsara et atteindre la Terre Pure lors du dernier souffle. Ce manque d'intérêt pour la pratique officielle du chevet découlait de sa logique de la pratique unique : puisque la seule cause qui peut mener à la délivrance est uniquement la foi dans le Sutra du Lotus, ce qui compte c’est de garder cette dévotion jusqu'au dernier moment de la vie, que ce moment particulier soit ritualisé ou non. De même, puisque la Terre Pure telle que la conçoit Nichiren n'est pas atteinte après la mort mais réalisée déjà dans le monde actuel, tout rite particulier du chevet visant à atteindre la Terre Pure lui a sans doute paru peu important.3 - Rites funéraires après Nichiren : le mandalat rinju Il n’en demeure pas moins que pour le pratiquant du Lotus, l’invocation du titre du Sutra, Namu Myoho Renge Kyo, est l'expression paradigmatique de la foi ; Nichiren n'avait exigé aucune pratique formelle du chevet comme condition du salut, mais on peut comprendre que ses disciples souhaitaient néanmoins mourir en récitant daimoku. Nichiren lui-même l’aurait fait. En outre, que des formes rituelles ne soient pas nécessairement dictées par le contenu doctrinal et que Nichiren lui-même n'ait pas prescrit quelque pratique du chevet n’implique pas que ses disciples se soient désintéressés de cette pratique plus tard, surtout lorsqu'il s'est agi de s’aligner sur la culture religieuse environnante. Au début de la période moderne, alors que les temples bouddhistes ont été incorporés dans l'appareil administratif du bakufu Tokugawa et que l'inscription auprès d’un temple donné a été requise pour toutes les familles, les fêtes bouddhistes ont imprégné tous les niveaux sociaux et se sont de plus en plus standardisées malgré les divisions doctrinales. Un bon exemple de ce processus apparait dans les rites funéraires et mortuaires bouddhistes, qui, alors qu'ils étaient interprétés différemment selon les doctrines des écoles, étaient tout à fait semblables dans leur forme. L’assistance rituelle sur le lit de mort, comme les cérémonies des funérailles et des prières mémorielles, sont devenues l'un des services religieux standard fournis par les prêtres locaux à leurs paroissiens. C'est dans ce contexte que nous voyons émerger les rites de chevet dans l’école Nichiren. Notre article expose rapidement l'aspect distinctif du rite de la Nichiren Shu sur le lit de mort, à savoir, l'utilisation du honzon-mandala calligraphié de Nichiren. Nichiren serait mort avec une peinture calligraphique (moji honzon) enchâssée près de son lit. La première référence à ce fait apparaît dans une lettre de Nichidai (1294-1394) à son collègue, le moine Nichigo (1293-1353), plusieurs décennies après la mort de Nichiren. (réf.) Ce fait devient ensuite un élément courant dans les biographies ultérieures, telles que le Ganso kedoki de Gyogakuin Nitcho (1422-1500). (réf.) Le mandala enchâssé sur le lit de mort de Nichiren serait ce qu’on appelle le rinmetsu doji gohonzon, actuellement conservé au Myohon-ji à Kamakura. (réf.) C’est sur la base de cette tradition hagiographique qu’a pris naissance, au début des temps modernes, la coutume de fixer près du lit de mort le mandara rinju, une variante du honzon-mandala calligraphié par Nichiren et spécialement conçu pour ses adeptes mourants. Cette version du Daimandara qui daterait de la période Edo, comporte le nom du roi Enma*, le Seigneur de l'Au-delà qui juge les morts, et ses cinq assistants (godo myokan), qui président les cinq autres voies de transmigration. Matsumura Jugon, spécialiste de la question, voit l'inscription de ces caractères sur le mandala comme une tentative de se concilier des pouvoirs pour le bien-être de la personne décédée. (réf.) L'utilisation du mandala nichirenien sur le lit de mort est décrite dans les Chiyomigusa, instructions sur les rites du chevet pour les pratiquants de la Nichiren Shu attribué à Shinshoin Nichion (1572-1642), mais il se peut que ce texte soit plus tardif. (réf.) Le passage suivant, affirmant que le Daimoku du Sutra du Lotus est l'objet de vénération approprié au lit de mort, se réfère probablement au mandala rinju :
Dans les extraits suivants, les Chiyomigusa font explicitement référence à l'utilisation du mandara rinju :
D’après les recherches de Matsumura, l'expression ‘‘parvenir directement au lieu de la Voie’’ (jiki shi dojo) était souvent inscrite sur le mandara rinju . (réf.-note) Une référence similaire à l'utilisation du mandala de Nichiren au moment de la mort apparaît dans un recueil d'instructions pour le lit de mort par Kenjuin Nichikan (1665-1726) de la lignée de l'école Fuji du Taiseki-ji
Matsumura a également trouvé des références à l'utilisation du mandara rinju dans le journal d’Ankokuin Nichiko (1626-1698), par exemple, lorsque celui-ci inscrit, à la demande de ses parents, un honzon pour la fille de Yamaguchi Gon-non-tayu, morte en couches ajoutant les mots « orientation dans le monde au-delà ( indo no ku) » et aussi l'inscription d'une tablette tombale (ihai) et kyo-katabira (1677) ; ou bien lorsqu’il inscrit un honzon à la demande d'un certain Taniguchi tombé subitement malade. Ce dernier meurt « sans souffrir de sa maladie dans un état de pleine-conscience » (1688). Pour un certain Fujii Misa, qui meurt malgré le traitement médical qui s'est avéré impuissant, Nichiko inscrit un mandara rinju ajoutant le « nom du Dharma » que l'homme avait demandé peu de temps avant de s’éteindre, en 1694. (réf.) Dès l'époque médiévale, on trouve aussi quelques mentions qu'une copie du mandala de Nichiren était parfois enterrée avec la personne décédée. La première note sur cette pratique la condamne sévèrement. Ce blâme se trouve dans un document de la lignée Fuji, un recueil d'articles d’admonestations intitulé Fuji isseki monto zonchi no koto (Ce que les adeptes de l'école Fuji devraient savoir) qui serait écrit par Byakuren Nikko (1246-1333), mais probablement d'origine bien plus tardive. Un de ses articles porte sur la controverse au sein de la Hokkeshu* médiévale concernant l'utilisation des mandalas holographiques de Nichiren, et critique les adeptes d'autres lignées qui enroulent le mandala autour du cadavre des croyants avant leur inhumation. (réf.) Parmi les diverses lignées de la Hokkeshu*, l'école Fuji, très tôt, évitait l'utilisation d'images et considérait le daimandara (Dai-Gohonzon) de Nichiren comme le seul véritable objet de culte ; l'auteur du Fuji isseki monto zonchi no koto a manifestement jugé inapproprié le fait d’enterrer un mandala avec le cadavre. Mais cette pratique a, bien évidemment, continué dans d’autres lignées. Comme l'a souligné Matsumura, le journal d’Ankokuin Nichiko atteste qu’à une occasion au moins, en 1686, il avait inscrit un honzon pour le placer dans le cercueil de l'un de ses adeptes. (réf.) Cette pratique n’est pas sans rappeler quelques passages des écrits de Nichiren :
Ou bien :
On peut également supposer que certains adeptes ultérieurs de Nichiren ont pensé qu'une présence physique du mandala protégerait le défunt sur le chemin de l'existence future. L'enterrement du mandala avec le corps semble également être lié à l'utilisation répandue à la fin du Moyen Age et à l’époque moderne du kyo-katabira, « la robe du sutra », vêtement ou suaire enroulé autour du cadavre portant l’inscription — selon l’appartenance religieuse du défunt — d’un passages du sutra, d’une dharana, du nom d'Amida ou de quelque autre texte sacré. L’utilisation du kyo-katabira était censée assurer la délivrance du défunt des ses péchés, et lui assurer la protection dans l'au-delà, voire l’atteinte de la bodhéité. Dans la Nichiren Shu, le mandala complet était inscrit sur le kyo-katabira, ainsi que le nom de Dharma de la personne décédée, la date de la mort et aussi les noms du roi Enma et de ses cinq assistants. Comme nous l’avons vu, le daimandara de Nichiren représente en idéogrammes l'Assemblée sur le Pic du Vautour, le monde Éveillé du Bouddha Atemporel — le Monde dans lequel, selon le Sutra du Lotus, « on entre par la foi ». Selon l'enseignement de Nichiren, ce monde est accessible par le pratiquant dès le présent grâce à la foi dans le Sutra du Lotus ; par le maintien de cette foi jusqu'au dernier moment, on est assuré de la bodhéité dans la vie à venir. Etant donné cette importance accordée au mandala, la raison pour laquelle sa présence physique était souhaitable est évidente, non seulement pour la pratique ordinaire, mais aussi au moment de la mort. L’enchâsser près du mourant devait permettre aux pratiquants d’affronter la mort avec courage et un esprit préparé, alors que l’enterrer avec le corps ou l'inscrire sur le kyo-katabira était perçu comme un talisman dans la transition entre ce monde et l’autre. * * *
Sur le même sujet voir les goshos de Nichiren : Sur les cérémonies d'urabon, Minobu, 1279, à la grand-mère de Jibu-bo Nichii) Les extraits de goshos où Nichiren parle de la mort : gosho/lexique/l-mort.htm et de la réincarnation : gosho/lexique/l-reincarnation.htm. |