Sutra du Lotus et obligations sociales Jacqueline I. Stone |
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in “A Buddhist Kaleidoscope” – Essays on the Lotus Sutra éd. Kosei Publishing CO, Tokyo 2003 |
Le XXe siècle a vu la montée en puissance du « bouddhisme socialement engagé». Averti grâce aux recherches modernes du caractère élaboré des institutions humaines, le bouddhisme socialement engagé redéfinit l’illusion et la souffrance non plus uniquement comme une affaire individuelle, mais comme procédant de la structure même des ces institutions. Ses adeptes considèrent souvent les efforts pour réformer les institutions sociales dans un sens plus égalitaire comme une composante indispensable de la pratique pour la délivrance bouddhique. Dans le Japon actuel, la résistance civile affichée par le Nihonzan Myohoji dans sa lutte antinucléaire et par les mouvements pour la paix et l’aide aux réfugiés parrainés par le Rissho Kosei-kai et la Soka Gakkai ‒ deux associations ONG* de l'ONU ‒ peut être parfaitement considérée comme une forme de bouddhisme socialement engagé lié au Sutra du Lotus. Ici aussi, la foi dans le Sutra du Lotus est associée aux grandes notions de la responsabilité sociale. Dans la tradition nichirenienne, on trouve toutefois un point de vue différent de la responsabilité sociale lié au Sutra du Lotus. Nichiren (1222-1282) compte parmi les fondateurs de ce qu’on appelle le « nouveau bouddhisme » de l'époque de Kamakura (1185-1333). Il est connu pour l’exclusivisme de sa doctrine qui plaide pour la foi dans le Sutra du Lotus et nie l'efficacité sotériologique * d'autres formes de bouddhisme. Pour lui, à l’époque corrompue de la fin du Dharma (mappo), adhérer au Sutra du Lotus et réciter son titre Namu Myoho Renge Kyo est la seule voie vers la délivrance. En outre, puisque du point de vue du Mahayana, le monde extérieur est non-duel, le pratiquant est sujet en même temps qu’objet, si bien que, selon Nichiren, la foi dans le Sutra du Lotus n’est pas seulement une question de salut personnel, mais aussi, en termes actuels, la « responsabilité sociale » de chacun. Cet essai cherche à clarifier la dimension sociale de l'enseignement de Nichiren. J’examinerai d'abord la vision du monde et les fondements doctrinaux à partir desquels Nichiren a défini la foi exclusive dans le Lotus comme seule position socialement responsable pour un bouddhiste. Je verrais ensuite comment un engagement exclusif envers le Sutra du Lotus s’assortit d’obligations individuelles dans une société médiévale japonaise de bushi (guerriers), dont viennent la plupart de ses disciples. Enfin, je ferai quelques observations sur la façon dont la tradition nichirénienne a utilisé la pratique spécifique de «réprimander l'État» en tant que devoir envers son pays. Vision du Monde et Fondements Doctrinaux Comme beaucoup de japonais de son époque, Nichiren partageait l'idée d'une unité indivisible entre le microcosme de l'individu et le macrocosme de l'univers. Au sein de cette unité, les rites humains et les actions morales étaient censés influer directement sur le monde extérieur. Cette prémisse sous-tend la croyance à la faute humaine et l'efficacité des rites ésotériques pour faire venir la pluie en temps opportun ou avoir de bonnes récoltes, éviter les catastrophes naturelles comme la sécheresse ou les inondations. Dans la puissante tradition tendai dont était issu Nichiren, l'unité entre la morale de l'individu et le monde était schématisée par le concept d’esho funi : "non-dualité de la rétribution dépendante [environnement] et de la rétribution primaire (karmique)". En d'autres termes, le karma (pensées, paroles, actions) se constitue de façon cumulative (simultanée et interconnectée), sous forme de cinq agrégats* physiques et mentaux qui forment les individus vivants ainsi que leur environnement extérieur, le monde dans lequel ils vivent. Ainsi le sujet vivant et son monde objectif sont fondamentalement indissociables ‒ une relation que Nichiren comparait au corps et son ombre. (réf-note) En outre, dans le Mahayana tous les phénomènes (dharmas) sont vus comme non-substantiels (vides d’existence en soi) et les dix mondes-états (depuis l'enfer jusqu’à la bodhéité) s’interpénètrent et sont interdépendants, chacun des dix mondes englobant tous les autres. Pour celui qui a atteint l'Éveil, le monde actuel est donc la Terre pure du Bouddha. Pour Nichiren, l'inhérence de la au monde réel n'était ni une vue de l’esprit ni une expérience contemplative ; quand une personne atteint l’Éveil son monde sensible est également transformé :
Ce passage souligne l’interdépendance de l’homme et de son environnement et s’inscrit en marge des autres courants contemporains de Nichiren, qui jouissaient d’une plus large audience. L’enseignement sur la non-dualité de ce monde et de la Terre pure du Bouddha, était résumé en des locutions comme ‘‘le monde Saha [monde d’endurance] est la terre de lumière toujours paisible’’ (shaba soku jakkodo) ou ‘‘la vérité profane incarne la réalité ultime’’ (nishin zokutai), locutions doctrinales caractéristiques des bouddhismes ésotériques tendai et shingon. De même, la croyance dans les pouvoirs apotropaïques* du Dharma pour assurer l'harmonie avec la nature et la prospérité dans le domaine social était une hypothèse commune qui cautionnait les rites ésotériques pour la protection de la nation (chingo kokka). La spécificité de Nichiren tenait à sa croyance en la ‘‘pratique unique’’ d’une seule phrase. La Terre de Bouddha idéale pouvait être réalisée dans ce monde, mais seulement par la foi exclusive dans le Sutra du Lotus. Comme d'autres figures marquantes dans les nouveaux mouvements bouddhistes de Kamakura, Nichiren a pris l'avènement de l'ère mappo comme une obligation d'abandonner des positions bouddhistes traditionnelles qui permettaient une pluralité de pratiques selon les différentes capacités et les inclinaisons des individus, et de leur opposer une philosophie du ‘‘choix exclusif’’ d'une pratique unique, universellement valable, ainsi investie du statut d’absolu. Le premier à aller dans ce sens avait été Honen (1133-1212), fondateur de l’école japonaise Jodo (Terre Pure), qui enseignait qu’à l’époque « mauvaise » de la fin du Dharma les hommes et les femmes ne pouvaient plus atteindre le salut par leurs propres efforts, mais devaient se fier à la puissante compassion du vœu originel du Bouddha Amida de la Terre Pure de l'Ouest et répéter le nembutsu, l’invocation du nom d'Amida. Nichiren s'est opposée à l’extrémisme du ‘‘pouvoir de l’autre’’ (tariki) prêché par Honen et à la localisation du salut dans un ‘‘ailleurs’’ après la mort, mais il enseignait, lui-aussi, la pratique unique et universellement réalisable : la foi dans le Sutra du Lotus et la récitation de daimoku. Nichiren a fait sienne l’interprétation tendai du Lotus comme enseignement suprême et final de Shakyamuni, seul à promettre la bodhéité à tous. Selon lui, le titre du Sutra englobait tous les enseignements bouddhiques et la graine de bodhéité, réservée par le Bouddha à l’ère mappo quand les gens en auraient le plus besoin. Les contemporains tendai de Nichiren s’accordaient pour déclarer le Sutra du Lotus exhaustif et englobant les enseignements antérieurs, mais généralement pour eux, cela signifiait que toute pratique, telle que psalmodier le nom d’Amida ou en appeler au bodhisattva Kannon, pouvait être considérée comme une pratique du Sutra du Lotus. Nichiren dénonce cette interprétation comme une confusion entre l’essentiel et le provisoire et rejette tous les enseignements pré-lotusiens comme inadaptés à l’ère de mappo. Tout comme un médicament qui macère trop longtemps et devient toxique, ces autres enseignements et les pratiques attenantes étaient, selon lui, non seulement sotériologiquement* inutiles mais carrément nuisibles. Pour Nichiren, rejeter délibérément le Lotus ou l’ignorer en faveur d’un autre sutra équivalait à ‘‘calomnier le Dharma’’ et entrainait le pratiquant dans un monde de renaissance inférieur. Il a donc enseigné que l'on doit non seulement adhérer au Sutra du Lotus, mais le faire connaître aux autres et dénoncer la foi en des doctrines provisoires. Cette action est connue sous le terme de ‘‘shakubuku’’ la ‘‘méthode dure’’ de propager le Dharma en infirmant activement ‘‘les vues erronées’’. Nichiren a vu shakubuku comme une action de compassion qui permettait aux autres d’établir un lien avec le Sutra du Lotus, de les sauver du malheur dans ce monde et procurer une renaissance dans un monde-état bénéfique. Dans les faits, sa critique des autres formes de bouddhisme a valu à Nichiren et à ses disciples la colère des autorités religieuses et gouvernementales ; lui-même a été exilé deux fois et faillit être décapité, tandis que certains de ses disciples ont été emprisonnés ou ont vu leurs terres confisquées. Mais Nichiren a entrevu dans cette opposition l'occasion de purifier ses propres ‘‘calomnies’’ contre le Dharma commises dans des vies passées. Et les déclarations du Sutra du Lotus selon lesquelles, lors d’une époque mauvaise après le parinirvana du Bouddha, ses adeptes seraient confrontés à l'hostilité et la vindicte du pouvoir, le confirmèrent du bien-fondé de sa position. En conséquence, lui-même et ses disciples en sont venus à valoriser les persécutions subies pour la sauvegarde du Dharma (honan) comme une preuve de la foi et de la garantie de la future bodhéité. Ce côté transcendant et sotériologique du shakubuku était en même temps inextricablement lié aux notions de responsabilité envers la société et le pays. Nous avons vu que pour Nichiren la foi dans le Lotus était le seul chemin par lequel le monde actuel pouvait être transfiguré en Terre de Bouddha. A contrario, il considérait les catastrophes naturelles et les bouleversements politiques de son époque comme directement attribuables au refus de ses contemporains de reconnaître la vérité unique du Lotus et de n’adhérer qu’à lui seul. Au cours de sa vie religieuse, il interpréta tout événement marquant dans cette optique : la défaite du clan Taira par Minamoto en 1185 et l’accroissement du pouvoir des bushis, aboutissant à la mise en place d’un gouvernement militaire, le bakufu de Kamakura ; défaite de l'ancien empereur Go-Toba dans sa tentative de renverser le bakufu de Kamakura lors de l'insurrection de Jokyu de 1221 ; les tentatives d'invasion mongole lancées contre le Japon en 1274 et 1281, tout cela découlaient, pour lui, du rejet du Sutra du Lotus en faveur d’enseignements provisoires. Dans son célèbre Rissho Ankoku ron (Traité Sur l'Etablissement de l'Enseignement Correct pour la Paix dans le Pays), qu’il remit en 1260 au régent shogunal retiré, Hojo Tokiyori, en tant qu'admonition, Nichiren impute les catastrophes récentes ‒ tremblements de terre, épidémies et famines ‒ à la généralisation de l'enseignement du nembutsu exclusif de Honen, qui avait exhorté les gens à "rejeter, refermer, ignorer et abandonner" tous les enseignements autres que les sutras de la Terre Pure, sous prétexte qu’ils étaient trop profonds pour la capacité limitée des êtres des Derniers jours du Dharma.
Au cours des années, la position de Nichiren sur la dévotion exclusive au Sutra du Lotus s’est affermie devenant plus élaborée et plus ciblée. Le Zen, les mouvements du renouveau vinaya et les traditions ésotériques du Shingon et du Tendai rejoignirent le Nembutsu comme objets de critique. En somme, Nichiren partageait avec ses contemporains l'idée que l'action humaine, en particulier l’action rituelle, affecte le cosmos. Il a également fait siens les éléments largement répandus de la pensée bouddhiste, en particulier au sein de l'école Tendai, pour qui la Terre pure était inhérente au monde actuel. Seule le différenciait sa position exclusive. Selon lui, c’est uniquement le Sutra du Lotus qui mène vers l'Éveil, à l'ère du Dharma Final, et il ne suffit pas d’y adhérer personnellement, il faut aussi l’enseigner aux autres. Parce que le sujet et son environnement sont inséparables (funi), le fait que des individus acceptent ou rejettent le Sutra du Lotus a des conséquences publiques. Ainsi le shakubuku et l’abandon des enseignements provisoires étaient à la fois une responsabilité religieuse et sociale. Le Sutra du Lotus et la piété filiale Examinons maintenant comment cette dimension sociale de l'enseignement de Nichiren a affecté la compréhension par sa communauté des obligations du pratiquant face aux relations sociales, plus précisément, des obligations de la piété filiale et de la loyauté. Le Lotus étant pour Nichiren le seul vrai enseignement, toutes les valeurs religieuses et séculières devaient y être intégrées. Dans son traité majeur, le Kaimoku sho (Pour ouvrir les yeux), Nichiren écrit que la foi dans le Sutra du Lotus représente la forme la plus élevée de la piété filiale :
L’idée que le bouddhisme incarne une forme supérieure de la piété filiale, parce que ses prémisses s'étendent au-delà de cette vie, n'était pas nouvelle. Elle représentait une tentative de la part des moines bouddhistes pour défendre leur célibat et leurs institutions de renoncement au monde dans les sociétés indiennes ou du Sud-Est asiatiques, où les devoirs de caste et de la perpétuation de la lignée ancestrale étaient considérés comme les principales obligations sociales. D'où l'apparition de sutras abordant ce thème, tels que le Mo-ye Jing, (Astasahasrika Prajnaparamita Sutra) qui dit qu’après avoir atteint l’Éveil, Shakyamuni s’est rendu au Ciel Trayastrimsha pour prêcher le Dharma à sa mère ; ou bien le Xindi Guan Jing (Shinjikan-gyo, Sutra de la Contemplation de la disposition de l’Esprit), souvent cité par Nichiren, qui déclare :
Le point de vue de Nichiren se distingue en ce qu’il associe la piété filiale à la foi exclusive dans le Sutra du Lotus, car c’est le seul vrai moyen pour exprimer sa reconnaissance qui est la promesse de bodhéité universelle. Cela soulève la question de ce qui se passe si l’adhésion exclusive d’un pratiquant au Sutra du Lotus ‒ définition nichirénienne de la véritable piété filiale ‒ entre en conflit avec les souhaits des parents auxquels les enfants, selon la convention sociale, doivent obéir. Nichiren est très explicite sur ce point :
Cette déclaration, caractéristique du dévouement exclusif de Nichiren au Sutra du Lotus, oblige à la résistance à l'autorité sociale conventionnelle pour un motif religieux. De son vivant, cette position devait avoir pas mal de répercussions sur les personnes au sein de sa communauté et, durant des siècles après sa mort, pour toute l'institution nichirénienne. En nous appuyant sur lettres de Nichiren, penchons-nous sur deux cas individuels parmi ses premiers disciples pris dans un conflit entre leur foi dans le Sutra du Lotus et la loyauté soit envers les parents soit envers l’autorité hiérarchique immédiate.(réf.) Ikegami Emon-non-tayu-non-sakan Munenaka était un guerrier dans la province de Musashi. Son frère cadet (que la tradition de Nichiren appelle Munenaga) et lui faisaient partie des premiers convertis de Nichiren. On sait peu de choses à son sujet. Sa famille aurait été directement vassale (gokenin) du clan Hojo, qui gouvernait le bakufu de Kamakura comme régents du shogun. Une tradition rapporte aussi que Munenaka aurait servi au Département des Travaux Publics du bakufu (saji bugyo). Le père de Munenaka (toujours selon la tradition, nommé Yasumitsu) était le supérieur laïc du moine éminent Ryokan-bo Ninsho (1217-1303), disciple du moine ritsu Eison (1201-1290) et chef de file d’un courant de renouveau de l’école Shingon-Vinaya, en droite ligne des préceptes hérités du temple Saidai-ji d’ Eison. Ninsho était très apprécié des fonctionnaires du bakufu pour ses pouvoirs de guérisseur et spécialiste des rituels ésotériques. Mais Nichiren estimait que Ninsho et ses disciples lui était hostiles et le blâma pour ses machinations lors de son exil à Sado, de 1271 à 1274, et pour les persécutions de ses disciples à Kamakura. Inévitablement, des dissensions se sont installées entre le père et les fils à cause de leurs différents engagements religieux. Vers 1275 ou 1276, le père de Munenaka le renia en raison de son refus persistant d'abandonner son allégeance à Nichiren. A l’époque, dans les familles de guerriers, l’autorité du père était pratiquement absolue et son droit de déshériter ses enfants était reconnu par la loi. Etre déshérité avait de graves conséquences sociales et économiques. Nichiren, qui vivait alors en réclusion sur le Mont Minobu dans la province de Kai, écrivit aux deux frères et leurs épouses en leur disant comment aborder la situation. Premièrement, il affirme sans ambiguïté que les exigences vis-à-vis du Sutra du Lotus doivent transcender les revendications des parents :
Deuxièmement, Nichiren exhorte les frères à regarder le conflit avec leur père en termes sotériologiques plus profonds comme une manifestation spécifique de la lutte entre l'illusion et l'aspiration à la bodhéité. Il leur dit que leur cas n'est pas isolé mais fait partie d'un schéma cosmique plus large, dans lequel tous ceux qui adhèrent au Lotus peuvent s'attendre à rencontrer de grands obstacles dans leurs efforts pour s'échapper au samsara et parvenir à l’Éveil :
L'affirmation que les parents et les dirigeants peuvent fonctionner en tant qu’influences démoniaques qui entravent la pratique bouddhiste relativise radicalement les revendications sociales familiales et claniques. Troisièmement, après avoir montré le conflit des frères avec leur père comme faisant partie d’un drame cosmique plus large, Nichiren dépassionne l'opposition entre les deux parties par un récit où père et fils sont pris dans la même chaîne causale. Leur père s'oppose maintenant à leur foi dans le Lotus par illusion, alors qu'eux-mêmes sont soumis à un dilemme à cause de l'effet karmique de leur propre opposition illusionnée au Lotus dans les vies antérieures :
Dans ce passage, le pratiquant subit les effets du dénigrement du Dharma dans le passé, alors que son persécuteur le dénigre dans le présent. D’après Nichiren, cependant, celui qui a foi dans le Sutra du Lotus a la possibilité de se purifier de ses offenses au Dharma antérieures et, en réaffirmant son adhésion, quoi qu’il lui en coûte, sur le plan mondain, se libérer, soi-même et libérer son persécuteur. Ce point de vue déplace la responsabilité du père vers les fils, qui, sur le plan social, alors même qu’ils sont dans une relation de subordination et n’ont pas la moindre autorité. Enfin, Nichiren exhorte les frères à regarder toutes les vicissitudes de ce monde comme relatives :
Apparemment, le père de Munenaka a cédé et l’a rétabli dans ses droits mais ensuite il l’a déshérité de nouveau en 1277. Tout au long de cette épreuve familiale, Munenaka a toujours tenu bon. Il est probable qu'il avait quitté la maison de son père et qu'il se trouvait avec la famille maternelle.(réf.) La décision assez radicale du père de le déshériter était facilitée par la présence du frère cadet, qui pouvait peut-être se montrer plus conciliant alors que le frère aîné ne capitulait pas. Ce jeune frère, connu par son titre militaire Hyoe-non-sakan, aurait hésité pendant un certain temps, influencé peut-être par la conception plus classique de la loyauté due à un parent ou par l'occasion inespérée de supplanter Munenaka comme héritier. Cette fois, les remontrances de Nichiren s’dressèrent au frère cadet chancelant :
Nichiren se réfère au Sutra du Nirvana pour rappeler que :
Et il conclut :
Ainsi, Nichiren continue à suggérer, en établissant un parallèle avec Shakyamuni qui, contre la volonté paternelle, abandonna son rang de prince héritier pour atteindre l’Éveil, devenir Bouddha et conduire ses parents vers la bodhéité. L’histoire des frères se termine bien. Le cadet décida de suivre l’aîné et leur père a cédé face à leur volonté commune. Peu de temps après, il devint à son tour disciple de Nichiren. Ces goshos montrent comment son exclusivisme par rapport à la foi dans le Sutra du Lotus modifiait l’idée courante de l'éthique sociale de la piété filiale. La désobéissance aux parents par fidélité au Sutra peut être considérée comme un manquement seulement d’un point de vue conventionnel et social. Du point de vue de la causalité à travers le passé, le présent et le futur, cette résistance est redéfinie comme une forme plus authentique de loyauté et de responsabilité sociale. Comme l'a souligné l'historien Yutaka Takagi, l’enseignement de Nichiren transcende la morale de ce monde, mais, en même en la subordonnant à la foi dans le Sutra du Lotus. Sutra du Lotus et Loyauté Féodale Nichiren écrivit :
Dans la société des bushis à laquelle appartenaient la plupart de ses disciples, la relation entre un guerrier en service et son seigneur immédiat suivait une structure similaire à celle de la famille. Le point de vue de Nichiren d’un engagement exclusif envers le Sutra du Lotus au détriment des obligations de vassalité apparaît dans une série de lettres à Yorimoto Shijo Nakatsukasa Saburozaemon-no-jo (mort en 1296), également connu sous le nom de Shijo Kingo). Comme Ikegami Munenaka, Yorimoto était un adepte laïc dès les débuts de l'enseignement de Nichiren. Il était vassal du seigneur Ema Mitsutoki ‒ et plus tard de son fils Chikatoki ‒ de la branche Nagoe du clan dirigeant Hojo. Le lien entre Shijo Kingo et les Nagoe était très étroit, le père de Yorimoto avait également servit Mitsutoki, l’accompagnant même dans son exil dans la province d'Izu en 1246, quand Mitsutoki avait été soupçonné d'avoir fomenté une rébellion. A son tour, Mitsutoki avait protégé Yorimoto contre les persécutions des disciples de Nichiren après l'exil de celui-ci à Sado en 1271. D'après la quarantaine de lettres qui nous sont parvenues, Yorimoto aurait été particulièrement proche de Nichiren. Selon le témoignage même de Nichiren, alors qu’il allait être décapité en 1271 par les autorités du bakufu, Yorimoto l’accompagna jusqu'au lieu de l'exécution, avec la détermination de se faire seppuku et de le suivre dans la mort. (réf.) Il envoyait aussi des vivres et différents objets à Nichiren alors que celui-ci était en exil à Sado et a même trouvé le moyen de lui rendre visite. Yorimoto avait une certaine connaissance de la médecine et traita Nichiren au cours de la maladie qui le tourmentait dans ses dernières années. Nichiren a également donné des noms aux enfants de Yorimoto. Cependant, en tant que guerrier au service des Hojo qui avaient ordonné par deux fois l’exil de Nichiren, il était inévitable que les engagements religieux de Yorimoto entrent en conflit avec ses obligations sociales. Yorimoto fit au moins une tentative explicite mais n’a pas réussi à convaincre le seigneur Ema d'embrasser l'enseignement de Nichiren. Une lettre de 1274 de Nichiren lui rend hommage pour cet acte :
Il semblerait que Yorimoto, vif de tempérament, n’était pas trop enclin à la retenue. Que ce soit pour cela ou pour d'autres raisons, en 1276, des frictions se sont répétées entre lui et le chef du clan Nagoe. A en juger par les lettres de Nichiren, Yorimoto songeait même à quitter le service de son seigneur, conduite que Nichiren estimait déloyale envers l'homme dont le soutien matériel, avait malgré tout permis Yorimoto de s'acquitter de ses obligations sociales et religieuses.
La tension s’accrut, cependant, exacerbée par des rapports malveillants que faisaient au seigneur par des collègues de Yorimoto, avec qui il était en conflit pour des raisons inconnues. En été 1277, Ryuzo-bo, un moine tendai nouvellement arrivé du centre du Mont Hiei près de la capitale impériale, prêchait à Kamakura. Sanmi-bo, un moine érudit disciple de Nichiren, alla l’entendre prêcher et demanda à Yorimoto de l'accompagner. D’après ce qu’en dit Nichiren, après le sermon Sanmi-bo engagea un débat avec Ryuzo-bo et, devant tout le public, démolit avec mordant ses interprétations doctrinales. Mais on rapporta au seigneur Ema que Yorimoto et ses guerriers en armes avaient fait irruption et perturbé l’assemblée. En outre, le moine Ryuzo humilié bénéficiait du soutien de Ninsho-bo, pour qui Ema — comme le père de Ikegami Munenaka — éprouvait un profond respect. Irrité, le seigneur Ema (à ce stade, probablement le fils Chikatoki) écrivit à Yorimoto exigeant qu'en gage de fidélité il renonce à sa foi exclusive dans le Sutra du Lotuset à son allégeance à Nichiren. (note) Yorimoto fit porter cette lettre à Nichiren au Mont Minobu, par un proche qui a décrit les évènements et le refus Yorimoto de se conformer aux exigences de son seigneur. En réponse, Nichiren écrivit, comme s’il était Yorimoto, une défense élaborée, déclarant à Chikatoki sa loyauté mais dans un sens très différent que ce qu’exigeait le seigneur. Dans ce long document — la requête (chinjo) de Yorimoto — Nichiren en Yorimoto explique pourquoi la plus haute expression de la loyauté d'un guerrier à son seigneur n'est pas l'obéissance inconditionnelle, mais la foi dans le Sutra du Lotus :
Le texte compare ensuite d'un côté Ema Chikatoki et le roi Ajatashatru, qui a pris pour maître le dépravé Devadatta, ennemi du Bouddha, et de l'autre, Yorimoto et le ministre Jivaka, un bouddhiste dévot qui admonesta Ajatashatru :
Il poursuit en disant que tout comme Jivaka finit par convertir Ajatashatru au bouddhisme, lui-même sauvera peut-être Chikatoki. Prenant en considération le service de Yorimoto et de son père auprès de la famille Nagoe et les faveurs dont ils ont été comblés, Nichiren dit à Shijo Kingo (Yorimoto) :
Chikatoki resta sur ses positions et la situation s'est détériorée, Yorimoto étant de plus en plus en disgrâce. Peu de temps après, Chikatoki confisqua les domaines de Yorimoto, et d’autres vassaux du clan ont comploté contre sa vie. Mais Nichiren a continué à lui recommander de ne pas abandonner le service de Chikatoki. Dans le même temps, comme il l’avait déjà fait pour les frères Ikegami, il a exhorté Yorimoto à garder en esprit la relativité des réussites et des échecs de ce monde:
L'année suivante, Chikatoki tomba malade et fut obligé d'en appeler aux compétences médicales de Yorimoto. Celui-ci recouvrit rapidement les faveurs du seigneur et reçut de nouvelles terres. Les lettres de Nichiren à Ikegami Munenaka et à Shijo Yorimoto montrent sa redéfinition des obligations sociales de la piété filiale et de la loyauté à travers le prisme de la foi exclusive dans le Sutra du Lotus. Dans les deux cas, ses conseils relèvent de la même attitude. La loyauté envers le Lotus prévaut sur la fidélité aux parents et aux seigneurs ; lorsque les exigences de l'autorité de ce monde sont en contradiction avec les exigences de la foi du pratiquant, il — ou elle — doit défier l'ordre ancien et défendre la foi. De ce point de vue, Nichiren a ouvert une brèche pour la résistance à l'autorité sociale conventionnelle. Ce n'est pas un déni de loyauté profane ou de la piété filiale mais les obligations sociales, bien que ratifiées par l'engagement lotusien, sont revues dans une lumière différente. La foi exclusive de Nichiren dans le Lotus voit les obligations sociales d'une manière qui inverse la hiérarchie, accordant la priorité à la personne dans la position plus faible ou subordonnée dans la relation parent / enfant ou seigneur / vassal. Le même principe s'appliquerait, évidement dans d’autres obligations hiérarchiques socialement établies, tels que ceux du mari et de la femme. Nichiren écrit à une pratiquante :
L’ultime autorité morale n’est pas déterminée par des relations socialement déterminées mais par la foi dans le Sutra du Lotus. Après la mort de Nichiren, sa tradition devenant institutionnalisée, la Hokkeshu (comme on appelait alors le bouddhisme de Nichiren) était dans de nombreux cas la religion héréditaire de familles entières. « Réprimander l'Etat » Les conflits d’Ikegami Munenaka avec son père et de Shijo Yorimoto avec son seigneur sont représentatifs des premiers stades de la communauté nichirénienne, lorsque presque tous les adeptes étaient sincèrement convertis. Il était donc rare qu’un croyant fasse l’expérience d’un conflit avec les parents ou avec d’autres supérieurs socialement proches sur la question de la foi dans le Sutra du Lotus. Mais les possibilités de conflits étaient nombreuses dans la relation de la Hokkeshu elle-même — et de ses différentes lignées —, avec des personnes des hautes sphères de l'autorité politique. Nichiren avait nettement affirmé que la loyauté envers le Sutra du Lotus devait prévaloir sur la loyauté envers son souverain. Il écrivit :
Plus exactement, un engagement exclusif envers le Sutra du Lotus, quand le souverain s'y opposait, était, de son point de vue, la plus haute forme de loyauté envers le pays, car seule la foi dans le Lotus avait la capacité de transformer le monde actuel en Terre de Bouddha. Ainsi, la notion nichirénienne d'obligation du pratiquant envers son pays était mise en parallèle avec celle des obligations envers les parents et les seigneurs féodaux et a été institutionnalisée dans la pratique du kokka kangyo, littéralement « réprimander et éclairer l'Etat», une pratique propre à la tradition de Nichiren. La « réprimande de l'État » a été initiée par Nichiren lui-même, qui l’a répétée à trois reprises. La première fois ce fut en 1260, quand il a présenté son Rissho Ankoku Ron (Traité pour la pacification du pays ou Sur l'établissement de l'enseignement correct pour la paix dans le pay) à Hojo Tokiyori, prônant que d'autres enseignements — plus précisément ceux du nembutsu exclusif de Honen — soient relégués en faveur du Sutra du Lotus, afin d'endiguer les calamités qui ravageaient alors le pays. A la lumière de divers exemples scripturaires de catastrophes qui frappent un pays où le véritable Dharma est ignoré ou méprisé, Nichiren prédit que si ses conseils étaient négligés, deux nouvelles catastrophes ne manqueraient pas de se reproduire : des luttes intestines et des invasions étrangères. Une rébellion au sein du clan Hojo en 1272 et les tentatives d'invasion mongole en 1274 et 1281 semblaient confirmer ses paroles. Nichiren avait écrit par ailleurs que les souffrances auxquelles il avait assisté à la suite d'un séisme catastrophique en 1257 et celles causées par les épidémies en 1259 l’avaient incité à se pencher sur les textes bouddhiques pour trouver une explication de la cause et la solution à ces troubles. Comme nous l'avons vu, il a conclu que la cause résidait dans la «calomnie du Dharma» qu'il a interprétée comme le rejet du Sutra du Lotus. Parce que les gens avaient abandonné le véritable Dharma, les divinités protectrices avaient quitté le pays.
Le deuxième kokka kangyokokka kangyo de Nichiren a eu lieu juste avant son arrestation, le douzième jour du neuvième mois de 1271, alors qu'il était convoqué devant Hei (Taira) no Yoritsuna, chef adjoint du Bureau des affaires militaires (samurai dokoro*) pour répondre de sa critique des enseignements dispensés par des moines éminents.
La troisième admonestation eut lieu au printemps 1274, quand Nichiren a été libéré de son exil à l'île de Sado et revint à Kamakura. Il a de nouveau été convoqué par Hei noYoritsuna pour des conseils sur l'invasion mongole imminente. Sa réponse — abandonner la protection officielle de toutes les autres formes de bouddhisme et ne compter que sur le Sutra du Lotus— était une exigence qui le bakufu ne voulait ou ne pouvait pas mettre en œuvre. Suite à cette rencontre, Nichiren est parti en réclusion sur le Mont Minobu, citant le Lijing (Livre des Rites) selon lequel celui qui avait averti le souverain trois fois sans être écouté devrait se retirer. « Réprimander l'Etat » a été pour Nichiren, un acte de prosélytisme, de protestation contre les dénigrements du Dharma et une façon de s'acquitter de sa dette de loyauté envers le «pays» ou de la société dans son ensemble. Cette attitude reposait sur la prémisse que la bodhéité du Sutra du Lotus n'était pas purement subjective, mais devait transformer positivement la terre. Cette forme d'action s'est poursuivie — et s'est même institutionnalisée — par les disciples ultérieurs de Nichiren qui cherchaient à parachever ce qu'il avait initié : la création de la Terre de Bouddha au Japon grâce à la propagation de la foi dans le Sutra du Lotus.
La majorité des kokka kangyo, datent cependant de l’ère Muromachi (1333-1573), lors du gouvernement des Ashikaga. Plus de quarante moshijo existants ont été rédigés entre 1285 et 1596, et c'est aussi la plus importante concentration dans le temps. (réf.) Dans les lignées Hokkeshu de l'est du Japon, se rendre à Kyoto pour « admonester l'Etat » est devenu presque obligatoire pour tout moine occupant les fonctions d''abbé (kanzu ou betsuzu) du temple principal ; c’était pour lui la confirmation d’être un véritable héritier du Dharma de Nichiren, celui qui poursuivait l’œuvre du fondateur. Un respect particulier était dû à ceux qui, comme Nichiyo, avaient rencontré pour cela l'hostilité des autorités. Les shoguns Ashikaga étaient généralement tout à fait disposés à permettre aux moines Hokkeshu de prêcher et d'établir leurs temples à Kyoto. Cependant, en tant que dirigeants de facto du pays, ils veillaient constamment à concilier les factions rivales, y compris les puissants daimyos et les influents temples-complexes, qui étaient de grands propriétaires terriens et des forces politiques à part entière. Il aurait été impossible — à supposer que les Ashikaga étaient suffisamment sympathisants — d'approuver une forme exclusive de bouddhisme. C’est pourquoi la réitération des mémorandums était à certains moments interdite. Puisque Nichiren avait créé un précédent par trois avertissements, les moines Hokkeshu étaient déterminés à suivre son exemple, et se plaçant délibérément en conflit avec les autorités, ont été, de temps en temps, punis. « Réprimander l'État » pouvait également être une source de tension, non seulement à l'extérieur avec les fonctionnaires du gouvernement, mais également en interne, entre les factions radicales et conservatrices de la tradition Hokkeshu. (réf.) Dans le processus d’institutionnalisation de la Hokkeshu, les temples bien établis avaient jugé opportun de modifier l'exclusivisme strict de Nichiren pour pouvoir accueillir l'aristocratie les riches donateurs. Bien que les kokka kangyo fussent parfaitement orthodoxes, les abbés de ces temples craignaient souvent que des remontrances extrêmes ou répétées ne provoquent la colère des autorités et ainsi compromettent leurs avantages durement acquis. En conséquence, les adeptes les plus persévérants et les plus enthousiastes des kokka kangyo étaient surtout des moines qui avaient rompu avec la Hokkeshu établie pour fonder leur propre lignée. Genmyo Ajari Nichiju (1314-1392), qui a quitté la lignée Nakayama pour fonder sa propre école, critique le supérieur de Nakayama, en disant: « En fin de compte, il n’en appela jamais à l'empereur et n’a même pas adressé de remontrances à des fonctionnaires de l'est, si bien qu’il passa sa vie en vain», (réf.) ce qui confirme l’importance accordée aux kokka kangyo comme preuve de légitimité. Nichiju, fondateur de la lignée Myoman-ji ou Kempon Hokke basée à Kyoto , était un champion de nombreuxs kangyo et avait remis plusieurs mémorandums au kampaku (régent) Nijo Morotsugu, au kanrei (député du shogun) Shiba Yoshimasa et à d’autres fonctionnaires de Kyoto et de Kamakura. (réf.) En 1391, il a réprimandé par deux fois le shogun Ashikaga Yoshimitsu et a été sommé de ne plus récidiver. Sept ans plus tard, ses disciples Nichinin et Nichijitsu ont une fois de plus admonesté Yoshimitsu et, selon les archives de leur lignée, ont été arrêtés et torturés. Un autre exemple célèbre est celui de Kuonjo-in Nisshin (1407-1488), qui avait été exclu de sa propre lignée Nakayama pour son attitude puriste implacable et pour ses offenses à l’égard des principaux mécènes. Nisshin prêcha dans tout le pays, créa trente temples et admonesta les hauts fonctionnaires à huit reprises. Le défi de Nisshin contre la mise en garde du shogun Yoshinori qu’une seconde admonestation serait punie et son courage sous la torture en prison sont célébrés dans le texte de l'ère Edo Récit des actes vertueux de Nisshin. (réf.) Les actions de ces sermonneurs dévots reflètent leur conviction que selon l’enseignement de Nichiren il faut proclamer la vérité unique du Sutra du Lotus, même au risque de sa vie, et que les persécutions subies pour l'amour du Sutra démontrent la validité de la foi et est un gage de future bodhéité. Bien que parfois contestée par des branches plus modérées au sein de la Hokkeshu, leur position s'accordait avec exemple de Nichiren ; par conséquent, ils jouissent d'une popularité considérable parmi les disciples laïcs et ont été célébrées dans les hagiographies de leur tradition. Ils ont aussi gardé vivants les enseignements de Nichiren selon lesquels les raisons religieuses et morales transcendent les autorités mondaines, accordant à ceux qui «réprimandent l'Etat » un statut plus élevé que les fonctionnaires persécuteurs. Tout en affirmant la suprématie du Dharma, les kokka kangyo portaient également un jugement sur les actions concernant le pays et la société. Justifiées par la doctrine selon laquelle les catastrophes naturelles et les dysharmonies sociales étaient dues aux erreurs idéologiques des religions établies, ces exhortations de la part des prélats Hokkeshu prenaient de l’ampleur surtout lors de périodes de troubles sociaux. On en trouve un exemple chez un autre champion sermonneur, Shinnyo-en Nichiju (1406-1486), contemporain de Nisshin. Il a rédigé un traité intitulé Recueil sur le Dharma merveilleux et la gouvernance du Royaume (réf.) et affirme l'avoir présenté au shogun Yoshima en personne en 1465.(réf.) Son introduction (meyasu) explicite la relation inextricable que Shinnyo-en Nichiju et les autres moines de sa tradition entretiennent entre l’engagement exclusif pour le Sutra du Lotus, et leur disposition à donner leur vie pour sa propagation et la loyauté envers leur pays :
L’époque de Nichiju était celle d’une grande instabilité politique : de puissants daimyos menaçaient de plus en plus l’autorité des Ashikaga. En outre, des années précédentes, plusieurs provinces ont connu une sécheresse généralisée ainsi que des inondations, des tempêtes, provoquant de mauvaises récoltes et la famine qui en découlait. En 1461, une épidémie a fait croître le nombre de morts et l’exode des populations vers la capitale. Comme Nichiren, deux cents ans avant lui, Nichiju a vu le problème comme fondamentalement religieux et sa solution dans la conversion au Sutra du Lotus. Comme pour d'autres pratiquants des kokka kanngyo, à ses yeux, cela lui conférait le pouvoir — en fait l'obligation — d'admonester le souverain du pays. Conclusion
L’interprétation du Sutra du Lotus, comme celle qu’en faisait le bouddhisme tendai médiéval qui permettait une pluralité de pratiques, ne générait pas de conflits sociaux, puisque, dans les faits, toute forme de pratique pouvait, en théorie, être définie comme la pratique du Lotus. C'est le caractère exclusif de la foi de Nichiren dans le Lotus qui était potentiellement porteuse de l’opposition enfant-parent, vassal-seigneur et institution religieuse-autorité profane. Dans le même temps, alors que les interprétations plus inclusives du Lotus n’en avaient pas la possibilité, l’attitude nichirénienne établissait explicitement une source d'autorité morale qui transcendait celle de la hiérarchie sociale — famille, clan ou nation. Toutefois, ce n’était pas une dénégation des obligations sociales au nom d'une réalité transcendante, mais une remise en perspective des responsabilités de religieuses et sociales du pratiquant qui étaient ainsi clairement identifiées. Après la mort de Nichiren, son approche exclusive de la foi dans le Lotus n'a pas toujours été facile à institutionnaliser, et parfois le courant dominant de la tradition adoptait une attitude plus accommodante. Néanmoins, il est resté au sein de la tradition comme une ressource susceptible d'être relancée à certains moments critiques. Ainsi le mouvement fuju fuse ("ni recevoir ni donner") de la tradition de Nichiren, de la fin du XVIe siècle - début du XVII, a condamné comme une forme d’offense au Dharma l'acceptation de l'aumône de la part de ceux qui ne croyaient pas dans le Sutra ou la célébration pour eux d’offices religieux, et ce quel que soit leur statut social ou le pouvoir politique. Le mouvement fuju fuse a fermement résisté à l’accroissement du contrôle religieux par le bakufu et fut finalement interdit, ses adhérents étant torturés, exilés ou poussés dans la clandestinité. (réf.) Ou alors, au XXe siècle, pendant la guerre du Pacifique, à une époque où la majorité des institutions bouddhistes de la Nichirenshu et d'autres écoles soutenaient activement l’impérialisme militant, on put voir des disciples de Nichiren risquer leur vie pour défendre la position nichirénienne exclusiviste du refus du contrôle de la religion par l’Etat. Ce fut le cas pour plusieurs dirigeants de la petite communauté nichirénienne Honmon Hokkeshu qui ont été arrêtés et emprisonnés pour leurs déclarations dans des publications doctrinales où ils subordonnant les divinités japonaises, Amaterasu et Hachiman, au Bouddha Atemporel du Sutra du Lotus. Tsunesaburo Makiguchi (1871-1944), fondateur de la Soka Kyoiku Gakkai, la future Soka Gakkai, qui fut arrêté et mourut en prison parce qu’il avait refusé que ses partisans enchâssent dans leurs maisons les kamifuda obligatoires, amulettes du sanctuaire impérial d'Ise, alors que c’était prescrit par le gouvernement. (réf.) Ni les martyrs du fuju fuse ni les bouddhistes nichiréniens emprisonnés durant la guerre du Pacifique pour leur opposition à la politique religieuse du gouvernement ne représentaient la majorité des adhérents de Nichiren et leur résistance ne peut pas être qualifiée historiquement de « succès » comme ayant infléchi le cours des événements. Mais ils ont gardé vivant l'enseignement de Nichiren selon lequel les autorités séculières pouvaient, et parfois devaient, être défiées au nom du Dharma. Cet enseignement n'a jamais dérivé ni vers une critique des autorités sociales ni vers un regard moderne sur la responsabilité sociale. D'un point de vue contemporain, il peut paraître continuellement et naïvement mono-causal situant la source de tous les problèmes sociaux dans la « diffamation du Dharma » et proposant la solution dans une foi exclusive dans le Sutra du Lotus. A notre époque pluraliste, l’exclusivisme religieux est souvent considéré comme socialement irresponsable, en raison de son potentiel d'aggraver les conflits dans un monde déjà divisé. La position exclusiviste de Nichiren, en particulier, entre en conflit avec les présupposés sur le bouddhisme, souvent venus de l'ouest et abondamment glorifiés qui le font considérer comme une religion de « tolérance ». Mais elle est significative en ce qu’elle a établi une base explicitement religieuse à partir de laquelle l'autorité sociale pouvait être critiquée et combattue — chose plutôt rare dans l'histoire du bouddhisme japonais. |
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