LE PÉCHÉ DE "CALOMNIER LE VRAI DHARMA" DANS LA PENSÉE DE NICHIRENpar Jacqueline I. Stone |
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Si l’on examine la catégorie ''péché'' d’un point de vue comparatif, on constate que certains actes, tels que le meurtre et le vol, sont généralement proscrits partout, avec juste des variantes selon les lieux et les traditions. D'autres infractions, même si elles ne sont peut-être pas considérées comme telles par la culture du chercheur, tombent néanmoins dans des catégories reconnaissables de transgression morale et rituelle, telles que, par exemple, les manquements à la piété filiale ou les violations de tabous de pureté. Certains actes, qualifiés de répréhensibles, sont cependant si spécifiques d’un contexte historique ou cognitif qu'ils nécessitent un exercice d'imagination de la part du chercheur pour reconstruire le cadre herméneutique dans lequel ils ont été jugés et condamnés. C'est le cas pour la figure bouddhiste japonaise médiévale de Nichiren (1222-1282) et sa farouche opposition au péché de "calomnier le vrai Dharma" (hiho shobo, ou simplement hobo). Formé à l'école du bouddhisme Tendai et fondateur de l’École qui portera son nom, Nichiren enseigna une doctrine de dévotion exclusive au Sutra du Lotus et instaura la pratique de la récitation du daimoku - le titre du sutra - dans la formule Namu-Myohorengekyo, qui, selon lui, contenait la totalité de la vérité bouddhique et permettait la réalisation directe de la bodhéité. A l'époque de Nichiren, le Sutra du Lotus était largement vénéré comme l'enseignement ultime du Bouddha, et à ses yeux, c'était le seul enseignement qui pouvait conduire tous les êtres à la libération dans l'ère dégénérée du Dharma Final (Mappo). Fort de cette conviction, Nichiren a sévèrement critiqué les autres formes de pratique bouddhiste comme n'étant plus sotériologiquement efficaces. Et parce que, selon lui, seule la foi dans le Sutra du Lotus conduit à la bodhéité, rejeter le Lotus au profit d'autres enseignements "inférieurs" était en fait "diffamer le Vrai Dharma" et conduisait inexorablement à la renaissance dans l'enfer Avici. C’est à la ''calomnie du Dharma'' qu’il attribua toutes les calamités auxquelles le Japon était confronté à son époque : famine, épidémies, tremblements de terre, troubles civils et menace d'invasion par les Mongols. Nichiren n'est, en aucun cas, le seul maitre bouddhiste à avoir porté des accusations de "calomnie du Dharma" contre ses rivaux. Mais c’est inhabituel dans la mesure où Nichiren a intégré cette notion dans la structure même de son enseignement, en en faisant la base de toute sa carrière de prédication. La nécessité de contrer la calomnie du Dharma parcourt tout son corpus, depuis son premier essai connu, écrit à vingt ans, à ses tout derniers écrits quelque quarante ans plus tard. Cela l'avait conduit à fustiger d'éminents maitres religieux mais également des représentants du gouvernement pour leur soutien aux autres Écoles, ce qui a attiré sur lui la colère des autorités ; il a été attaqué à plusieurs reprises, deux fois arrêté et envoyé en exil, et une fois condamné à être exécuté. S'opposer à la calomnie du Dharma était pour Nichiren une forme de pratique bouddhiste à part entière et une dette envers le Bouddha, même si elle devait se faire au prix de sa vie. Pourtant, malgré son rôle majeur dans son enseignement, ce concept a rarement été exploré dans les études sur Nichiren, même parmi les érudits nichiréniens. (note) µ Cette impasse sur la «calomnie du Dharma», qui pourtant fait partie intégrante de sa pensée, peut être due à son manque de pertinence, ou plus exactement, à un conflit entre les sensibilités religieuses modernistes et un désir de désamorcer les perceptions répandues de Nichiren comme «intolérant». Cet essai tente de clarifier l'idée que se faisait Nichiren de la calomnie du Dharma comme étant le pire de tous les péchés imaginables. Plutôt que de retracer la façon dont il a développé ce concept de manière strictement chronologique, j'en aborderai les thèmes récurrents. "Le nembutsu mène à l'enfer Avici" Le terme «calomnie du Dharma» n'est pas dû à Nichiren mais apparaît dans les sources canoniques bouddhistes antérieures. Dans le sens le plus large, cela signifie dénigrer l'un des trois joyaux : le Bouddha et son enseignement (note) ; cette offense est mentionnée, par exemple, dans la section en vers du chapitre Parabole du Sutra du Lotus où le Bouddha dit:
Suivent de nombreux versets détaillant comment ces misérables délinquants, sortant enfin de l'enfer Avici, naîtront comme des chiens sauvages, galeux et émaciés, ou comme des serpents monstrueux, «sourds, stupides et sans jambes» ; enfin, en montant dans le monde-état des hommes, ils renaîtront à plusieurs reprises pauvres, difformes et affligés de maladies sans jamais entendre le Dharma pendant des kalpas innombrables comme les sables du Gange. Même cela, déclare le Bouddha, n'est qu'un simple résumé, car la mauvaise rétribution encourue par ceux qui calomnient le Lotus ne pourra jamais être pleinement expiée, même pas au cours d'un kalpa. (réf.) Au tournant du XIIIe siècle, pour nombre d'éminents moines-érudits japonais l'infraction de "calomnier le Dharma" n'était pas une catégorie scripturaire abstraite mais un mal qu’ils constataient de leurs yeux sous la forme de la doctrine exclusive du nembutsu (senju nenbutsu) de Genku-bo Honen (1133 -, 1212). À l'origine moine Tendai, Honen est connu comme le premier maitre des mouvements dits «nouveaux bouddhismes» de la période Kamakura au Japon (1185-1333) et le fondateur de Jodoshu ou École indépendante de la Terre Pure. Honen a enseigné qu’à leur époque des Derniers jours du Dharma, la capacité spirituelle des hommes a diminué au point que la plupart des gens n’étaient plus capables d'atteindre la libération par des pratiques traditionnelles telles que l'observance des préceptes, la méditation ou l'étude doctrinale. Ce n'est qu'en psalmodiant le nembutsu, le nom du Bouddha Amida ("Namu Amida-butsu") et en s'appuyant sur l'aide de ce Bouddha que les êtres de cet âge maléfique pouvaient échapper au pitoyable cycle de renaissances et naître dans la Terre Pure d'Amida, où leur bodhéité serait alors assurée. Honen a développé cette affirmation dans son Senchaku hongan nenbutsu shu (Recueil de textes sur le Nembutsu du vœu originel ; ci-après Senchakushu). La naissance dans la Terre Pure (ojo) était un objectif sotériologique commun, et le nembutsu psalmodié était pratiqué à travers les lignées, par des moines et des fidèles laïcs de tous les niveaux sociaux. Mais la plupart des gens croyaient que le mérite de toute pratique religieuse pouvait être dirigé vers la naissance dans la Terre Pure, et beaucoup de ceux qui récitaient le nembutsu pratiquaient également des rites ésotériques ou copiaient et récitaient d’autres sutras, sans parler d’autres pratiques. Dans son Senschakushu, cependant, Honen a insisté que toutes les pratiques autres que le nembutsu, et tous les sutras autres que les trois sutras de la Terre Pure sur lesquels son École était basée, devraient être "mis de côté", car à cette époque ils ne menaient plus à la libération. (note) Cette affirmation a scandalisé les religieux des courants bouddhistes dominants, qui la percevaient comme une attaque directe contre leurs disciplines et institutions religieuses, et ils ont exigé la suppression de l'enseignement de Honen. Les moines du mont Hiei, où l'école Tendai avait son siège, ont saisi et brûlé les blocs de bois utilisés pour imprimer le Senchakushu, et Honen et ses principaux disciples ont été envoyés en exil. (note) En 1233, lorsque Nichiren, enfant, entra dans l'ordre monastique du temple Kiyosumidera dans la province d'Awa dans l'est du Japon, plus d'une génération s'était écoulée depuis la mort de Honen, et l'enseignement exclusif du nembutsu avait commencé à gagner du terrain. Le maitre de Nichiren à Kiyosumidera, Dozen-bo, était un adepte du nembutsu ; Nichiren aurait également rencontré le nembutsu exclusif au cours d'une première période d'études dans la ville voisine de Kamakura, où, quelques décennies plus tôt, le Bakufu (gouvernement militaire) avait établi sa base. Ainsi Nichiren dans sa jeunesse a lui-même psalmodié le nembutsu pour son propre développement. (note) Cependant, il se mit très tôt à critiquer cette pratique, comme on le voit dans son tout premier essai, Kaitai sokushin jobutsu gi *. Dans cet ouvrage, basé sur le Tendai-Lotus et les enseignements ésotériques de la non-dualité et de l'interpénétration des dharmas, Nichiren a attaqué la doctrine de Honen qui enseignait l'aspiration à une Terre Pure hors du corps-esprit, une position qu'il considérait comme contraire à la fois aux sutras du Hinayana et du Mahayana. «Ce maître est un démon et ses disciples, le peuple du démon», a-t-il écrit. (réf.) Les objections de Nichiren se sont renforcées pendant ses études au mont Hiei et d’autres temples de la région de la capitale impériale (aujourd'hui Kyoto). La tradition dit que, sur le mont Hiei, Nichiren a étudié avec le savant-moine tendai Shunpan (milieu du XIIIe siècle), alors maître d'enseignement, qui était connu pour son opposition au nembutsu exclusif. Bien qu'un lien maître-disciple entre Shunpan et Nichiren n'ait pas été établi, des citations et des extraits des premiers écrits de Nichiren montrent qu'il avait accès à un recueil de pétitions adressées à la fois à la cour et au Bakufu pour protester contre l'enseignement de Honen ainsi que d'édits interdisant sa diffusion, des documents qu'il aurait bien pu recevoir de Shunpan. (note) En 1253, Nichiren revint de la capitale à Kiyosumidera, où son opposition croissante au nembutsu exclusif le mit en conflit avec l'intendant local nommé par le Bakufu. Forcé de quitter le temple, Nichiren se rendit à Kamakura amorçant sa carrière de prédicateur. Là, il rencontra de nouveau des disciples de Honen, qui commençaient à s’implanter parmi les guerriers du Bakufu. Ces adeptes de la Terre Pure étaient les premiers opposants polémiques de Nichiren dont les premiers prêches étaient en grande partie formulés en opposition à eux. (note) Plusieurs des premiers écrits de Nichiren, jusqu'à son exil en 1261, exposent les raisons pour lesquelles, à son avis, le Senchakushu était une calomnie du Dharma. Il connaissait des critiques antérieures à cet ouvrage, telles que le Zaijarin (Wheel to smash heresy) de Myoe (1173-1232) ou la célèbre pétition du Kofuku-ji dans laquelle Jokei (1155-1213), au nom des moines du temple de Nara, Kofuku-ji, demandait au tribunal de prendre des mesures contre le nembutsu exclusif. Mais selon Nichiren, ces réfutations étaient inadéquates
Ces moines ne sont pas allés au cœur de l'erreur de Honen. Et dans la même veine, Nichiren a déployé contre Honen une stratégie herméneutique majeure sur laquelle Honen lui-même s'était appuyé pour établir à quel point le nembutsu était l’unique et le seul enseignement efficace à l'ère du Dharma Final : l'utilisation d'une classification comparative des enseignements bouddhistes. Les classifications doctrinales comparatives se sont largement développées dans la scolastique bouddhiste chinoise : elles traduisaient les tentatives de systématiser le vaste corpus de textes bouddhistes introduits en Chine depuis l'Inde et l'Asie centrale. De tels schémas classificatoires présupposaient que les sutras étaient tous consignés par une seule personne éveillée, le Bouddha Shakyamuni, et que les divergences entre les textes n'étaient qu'apparentes, non fondamentales et pouvaient être résolues en découvrant leur relation. Peter Gregory a noté que les systèmes kyo han servaient trois sortes d'objectifs : herméneutique, institutionnel et sotériologique. Sur le plan herméneutique, ils ont tenté d'établir un principe sous-jacent qui ordonnait le volume des enseignements bouddhistes disparates - voire contradictoires - dans un cadre unificateur. Souvent, ce cadre prenait la forme d'une hiérarchie d'enseignements, ou d'une séquence hiérarchisée, et servait donc un objectif partisan en permettant à des Écoles particulières de revendiquer leur enseignement comme le plus élevé. Sur le plan sotériologique, les schémas de classification fonctionnaient comme des modèles du chemin, dans lequel les étapes successives de l'enseignement correspondaient aux différents niveaux de capacité ou de progrès individuels. (réf.) Honen revendiquait la légitimité de l'Ecole Terre Pure en partie parce qu'il avait établi un nouveau kyo han pour étayer son argument en faveur de l’efficacité exclusive du nembutsu dans les Derniers jours du Dharma. Le système de classification doctrinale de Honen a rassemblé les revendications des anciens maîtres chinois de la Terre Pure qui plaçaient ces dites pratiques à un niveau dominant. Daochuo (562-645) avait fait une distinction entre les enseignements de la Voie Sacrée*, qui, dans le culte religieux, mettent l'accent sur la poursuite de l’Éveil par des efforts personnels, et les enseignements de la Terre Pure*, qui encouragent la confiance dans le vœu de compassion du Bouddha Amida de faire accéder à la naissance dans sa Terre Pure tous ceux qui placent la foi en lui. Tanluan (476-542) avait établi une distinction similaire, étiquetant ces deux types de voies respectivement de "pratique difficile" (nangyo) et de "pratique facile" (igyo) par lesquelles les bodhisattvas en formation pouvaient atteindre le stade de non-regression. (note) Et Shandao (613-681) avait divisé les pratiques menant à la naissance dans la Terre Pure d'Amida en «pratiques principales» (shogyo), ou celles basées sur les sutras de la Terre Pure, comme réciter ces sutras, contempler la terre d'Amida ou psalmodier son nom, et «diverses pratiques» (zogyo), ou celles qui ne sont pas directement liées à Amida; parmi les «pratiques principales», il accorda une importance particulière au nembutsu psalmodié. Englobant ces distinctions dans un schéma de sélection et de rejet progressifs, Honen a affirmé qu'Amida lui-même avait choisi le nembutsu psalmodié comme la seule pratique selon son vœu originel, et qu'il fallait remplacer tous les enseignements de la Voie Sacrée et diverses catégories de la pratique difficile. (note) Honen a légitimé ce mouvement radical en invoquant les concepts de temps et de capacité humaine. Tout en reconnaissant que les enseignements de la Voie Sacrée avaient une plus grande portée doctrinale, il a affirmé que les gens vivant maintenant dans l’ère obscure de Mappo n'avaient pas la capacité spirituelle de les pratiquer et qu’en fait ces enseignements étaient inutiles sur le plan sotériologique. (note) Seul le nembutsu resterait efficace dans l'ère finale du Dharma et sauverait même les plus ignorants et les plus «méchants». Honen n'était en aucun cas le premier maitre à proclamer que le nembutsu psalmodié était particulièrement adapté aux pécheurs de Mappo, mais il a été le premier à demander explicitement que tous les autres enseignements soient rejetés en sa faveur. Nichiren a riposté avec les mêmes armes de classification doctrinale, s'appuyant sur le kyo han bien plus ancien et mieux établi de l'Ecole tendai, dans lequel lui-même et Honen avaient été formés. Selon ce système de classification, pendant quarante-deux ans le Bouddha avait prêché des enseignements provisoires (gonkyo) selon les capacités variables de ses auditeurs, ne révélant que des vérités partielles ou opportunes ; ce n'est qu'au cours des huit dernières années de sa vie qu'il a exposé le véritable enseignement (jikkyo) du Sutra du Lotus, unifiant parfaitement en lui toutes les vérités partielles et ouvrant la possibilité de la bodhéité à tous les êtres. (note) Le Lotus était le sutra dont le Bouddha lui-même avait dit: «Au cours de ces quarante années et plus [avant de prêcher ce sutra], je n'ai pas encore révélé la vérité» et, «en rejetant franchement les moyens opportuns, je ne prêcherai que la Voie inégalé." (note) Selon Nichiren, ce schéma affectait les sutras de la Terre Pure à un rang inférieur du Mahayana provisoire et des enseignements provisoires, et ne représentait pas la véritable intention du Bouddha. La pratique du nembutsu exposée dans ces sutras n'était qu'un expédient temporaire, comme l'échafaudage érigé pour construire un stupa ; une fois le stupa - c'est-à-dire le Sutra du Lotus - terminé, l'échafaudage (le nembutsu) doit être démonté et jeté. (note) Nichiren accusait Honen d’avoir
Pour Nichiren, en insistant sur le fait que tous ces enseignements du Bouddha, y compris le Lotus, devaient être rejetés, Honen lui-même avait en fait calomnié le Dharma. Il a attiré à plusieurs reprises l'attention sur le texte du vœu originel d'Amida dans le Grand Sutra*, qui promet la naissance dans sa Terre Pure à tous ceux qui ont confiance en lui « à l'exception de ceux qui commettent les cinq fautes cardinales ou calomnient le Vrai Dharma». (réf.) Honen, ajoute-t-il, avait violé l'enseignement d'un de ses propres textes sacrés. Et Nichiren affirme qu’en calomniant le Sutra du Lotus, en le reléguant dans une catégorie d'enseignements qui doivent ''être mis de côté'', Honen lui-même a dû être abandonné par le Bouddha Amida auprès de qui il cherchait le salut et languissait maintenant dans l'enfer Avici. (réf.) Au fil du temps, Nichiren émettra un certain nombre de critiques sur le nembutsu exclusif. Sur la base des interprétations traditionnelles tendai de la vacuité, de la non-dualité et de l'interpénétration des multiples dharmas, il a rejeté la notion de la Terre Pure hors de la réalité présente.
Par ailleurs, il a insisté sur le fait que les gens de ce monde n'ont aucun lien karmique avec Amida, le Bouddha d'un autre monde-royaume. Seul le Bouddha Shakyamuni possède les vertus de souverain, maitre et parent à l'égard des êtres du monde actuel Saha. Ainsi, prêter allégeance à Amida, le Bouddha d'une autre terre, c'est être déloyal et non-filial. (réf.) Toutes ces critiques, cependant, étaient finalement inhérentes au kyo han tendai traditionnel et sa distinction entre les enseignements vrais et provisoires. Pour Nichiren, le Sutra du Lotus, représentant l'enseignement vrai ou parfait, expose l'inclusion mutuelle du monde-état de Bouddha et des neuf mondes-états des êtres ordinaires non éveillés (jikkai gogu) clarifiant ainsi la base ontologique à partir de laquelle toutes les personnes peuvent atteindre la bodhéité, tandis que les enseignements provisoires ne révèlent que des aspects partiels de cette vérité. (réf.) Honen avait souligné la question de la capacité humaine ; parce que les enseignements de la Voie Sacrée étaient trop profonds pour les gens de Mappo, disait-il, ceux qui tentaient de les pratiquer étaient voués à l'échec et tomberaient donc après la mort dans les mauvaises voies. Seul le nembutsu psalmodié, accessible à tous, pouvait sauver les gens des Derniers jours du Dharma. Pour Nichiren, cependant, la question clé était la distinction entre vrai et provisoire ; seul le Lotus incarnait l'intention réelle du Bouddha, qui était de conduire tous les êtres à devenir des bouddhas comme lui. Précisément parce que le Lotus est profond, insistait Nichiren, il peut sauver même les plus mauvais et les plus ignorants. (réf.) Bien avant l'époque de Nichiren, en propageant le nembutsu exclusif, les partisans de Honen semblent avoir choisi le Sutra du Lotus comme cible de leurs critiques. Selon la pétition Kofuku-ji, certains d'entre eux ont affirmé que les personnes qui adoptaient le Sutra du Lotus tomberaient en enfer, ou que ceux qui le récitaient dans l'espoir de naitre dans la Terre Pure d'Amida - pratique extrêmement courante - étaient coupables de calomnier le Mahayana. (note) Non seulement le Sutra du Lotus était largement vénéré au-delà des frontières sectaires et honoré en particulier dans l'Ecole Tendai comme l'enseignement intégrant toutes les doctrines et pratiques dans le Véhicule Unique du Bouddha, mais, avant Honen, sa récitation avait été étroitement liée aux aspirations à la Terre Pure. Le courant de la Terre Pure - dominant de la pensée japonaise pendant la période Heian (794-1185) - s'était développé principalement dans les cercles tendai ; les trois secteurs principaux du mont Hiei avaient des salles pour la récitation du Lotus et la psalmodie du nembutsu. Les deux pratiques étaient souvent combinées dans les programmes rituels d’un temple et dans la pratique personnelle des moines et des laïcs. (réf.) Cette association étroite fit naitre un rejet aigu du Sutra du Lotus chez certains adeptes de Honen, qui considéraient cela comme une étape nécessaire pour établir le nembutsu en tant qu'enseignement exclusif. De telles critiques étaient évidemment toujours d'actualité à l'époque de Nichiren. Il mentionne lui-même des pratiquants du nembutsu exclusifs de son temps qui se moquaient des adeptes du Lotus parce qu’ils tentaient de pratiquer un enseignement au-delà de leurs capacités « comme des petits garçons essayant de porter les chaussures de leur grand-père» ou bien qui conseillaient aux autres de se débarrasser du Sutra du Lotus parce que la formation d'un lien karmique avec ce sutra ferait obstacle à leur naissance dans la Terre Pure. (réf.) D'après ce qu’en dit Nichiren, ces pratiquants du nembutsu niaient souvent que de tels propos équivalaient à calomnier le Sutra du Lotus. Ils se défendaient avec l'argument général de Honen contre la Voie Sacrée répétant que le Sutra du Lotus était simplement trop profond pour les personnes de l'ère actuelle du Dharma Final ; s'ils essayaient de le pratiquer, loin d'atteindre la bodhéité, ils échoueraient dans leurs efforts et tomberaient dans les mondes-états inférieurs. Ainsi, on serait plus avisé de "mettre de côté" le Sutra du Lotus dans cette vie et de psalmodier à la place le nembutsu afin de renaitre après la mort dans la Terre Pure d'Amida, où les conditions sont favorables pour acquérir la sagesse ; c'est seulement alors que l'on pourra atteindre l'Éveil du Sutra du Lotus. (réf.) Pour Nichiren, cependant, décourager les gens de pratiquer le Sutra du Lotus sous prétexte qu'il était trop profond pour leurs capacités constituait un péché bien plus grand encore que les insultes directes contre le Sutra, car cacher le Lotus éliminait le seul enseignement capable de sauver les êtres rendus confus par de graves méconnaissances sotériologiques. C'est en opposition aux arguments de ce genre des disciples de Honen que Nichiren a d'abord élargi la définition de la calomnie du Dharma pour inclure non seulement le dénigrement verbal - comme le terme l'indique - mais l'acte mental de rejet ou d'incrédulité.
Cette compréhension de la "calomnie du Dharma" apparaît dans ses premiers écrits connus et reste constante tout au long de sa vie. En prêchant la foi dans le Sutra du Lotus, Nichiren est allé au-delà de la simple réaffirmation de la distinction traditionnelle tendai entre les enseignements vrais et provisoires et a commencé à développer son propre message de dévotion au Lotus comme une pratique exclusive. De nombreux moines-érudits tendai de son temps affirmaient que, parce que l'enseignement parfait du Sutra du Lotus intégrait tous les autres, toute forme de pratique - qu'il s'agisse de rituel ésotérique, de copie de sutra ou de psalmodie nembutsu - devenait en fait la pratique du Sutra du Lotus si elle était effectuée dans cette optique. Cette position interprétative a connu l'approbation générale des moines et des laïcs lors de multiples formes de dévotion religieuse. Pour Nichiren, cependant, l'intégration de tous les enseignements dans le Sutra du Lotus signifiait qu'ils perdaient leur identité distincte, tout comme les nombreuses rivières, se jetant dans l'océan, prennent la même saveur salée et perdent leur nom d'origine. (note) Il a également commencé à promouvoir la pratique particulière de la récitation du daimoku ou le titre du Sutra du Lotus, qui, plus tard, deviendrait presque exclusivement associée à sa lignée. Les chercheurs ont depuis longtemps souligné la similitude entre le daimoku de Nichiren et le nembutsu exclusif de Honen; les deux sont de simples invocations, accessibles même aux illettrés, censées être adaptées à la capacité humaine à l'ère du Dharma Final et capables de sauver même les personnes les plus mauvaises. (réf.) Une certaine prudence s'impose ici, car ce serait une simplification excessive de penser que Nichiren a proposé le daimoku uniquement comme un contre-feu au nembutsu de Honen. La récitation du titre du Sutra du Lotus est antérieure à Nichiren (note) et le Sutra du Lotus, en vertu de ses références à un âge corrompu après le nirvana du Bouddha, était déjà associé aux notions des Derniers jours du Dharma. Plus important encore, la base doctrinale sur laquelle Nichiren a fondé le daimoku - l'interpénétration des multiples dharmas et la réalisation de la bodhéité dès ce corps - diffère nettement de celle de Honen qui enseignait l'aspiration à la naissance dans la Terre Pure uniquement en s'appuyant sur le vœu d'Amida. Pourtant, son insistance sur une pratique unique, universellement accessible, qui seule convient aux capacités de tous les êtres à l'ère du Dharma Final, semble en effet être une structure que Nichiren a empruntée, au moins en partie, à l'enseignement de Honen, même s'il s'opposait à son contenu. Plus précisément, on pourrait dire qu'il s'est approprié la logique de la pratique exclusive de Honen et l'a appliquée à un mode propre au Lotus. L'unité antérieure des enseignements du Lotus et de la Terre Pure avait été brisée par la déclaration de Honen du nembutsu exclusif et renforcée par les critiques de ses disciples sur la dévotion au Sutra du Lotus. L'enseignement de Nichiren sur la dévotion exclusive au Lotus, renforcé par ses accusations de calomnie du Dharma contre les adeptes de Honen, a mis les deux enseignements en opposition conflictuelle. Comme Nichiren l'a résumé
L'opposition de Nichiren au nembutsu exclusif lui a non seulement fourni le cadre conceptuel dans lequel il a commencé à développer son enseignement de l'exclusivisme du Lotus, mais l'a également engagé dans une voie contradictoire consistant à réprimander "la calomnie du Dharma" qui façonnera sa pensée et sa conduite ultérieures, conduisant à étendre ses critiques à d'autres formes de bouddhisme. Finalement, son opposition à la calomnie du Dharma le dressera contre l'ensemble de l'establishment religieux et le gouvernement qui le patronnait, et provoquera les persécutions répétées qui ont marqué sa carrière tumultueuse. Une nation de calomniateurs du Dharma En 1256, un énorme tremblement de terre a dévasté la ville de Kamakura où vivait Nichiren. Ce tremblement de terre était la dernière d'une série de calamités, notamment la sécheresse, la famine et les épidémies. Les rites de prière et les efforts de secours du gouvernement n'ont apporté aucun soulagement. Selon son propre témoignage, Nichiren s'est tourné vers les sutras pour clarifier la cause de ces troubles répétés. Là, il a trouvé plusieurs passages prédisant diverses catastrophes qui se produiront dans un pays dont le dirigeant ne parvient pas à protéger le Vrai Dharma et au contraire permet qu'il soit négligé ou calomnié. Nichiren a noté que ces prédictions scripturaires se matérialisaient actuellement au Japon. Il écrit :
Dans une série d'essais écrits entre 1259 et 1260, Nichiren attribue les causes de ces désastres et les malheurs de la population à la diffusion de l'enseignement exclusif du nembutsu de Honen. Le plus célèbre de ces essais est son Rissho ankoku ron, présenté en 1260 au Bakufu sous forme de mémorandum. Nichiren y affirme que la faute de calomnier le Dharma a non seulement des conséquences sotériologiques redoutables pour l'auteur, mais a des répercussions sur la société dans son ensemble. Parce que le Sutra du Lotus et les enseignements ésotériques avaient été ''mis de côté'' en faveur du nembutsu, dit-il, les divinités protectrices, ne pouvant plus goûter le doux nectar du Dharma, avaient abandonné le pays, permettant aux démons d'entrer à leur place et apporter la destruction au peuple. Des passages du Rissho ankoku ron de Nichiren et d'autres écrits montrent qu'à cette époque, le nembutsu exclusif gagnait non seulement du terrain mais avait commencé à remplacer d'autres pratiques. Par exemple, écrit-il, les gens coupaient les doigts des statues du Bouddha Shakyamuni et les remodelaient pour former le mudra d'Amida, modifiant ainsi l'identité de ces images. Les salles dédiées au Bouddha Yakushi Nyorai avaient été converties en salles Amida. Sur le mont Hiei, la copie rituelle du Sutra du Lotus, qui avait lieu depuis plus de quatre cents ans, avait été remplacée par la copie des trois sutras de la Terre Pure et les conférences annuelles sur les enseignements tiantai de Zhiyi (538-597), avait été supplantées par des conférences sur les travaux du maître de la Terre Pure Shandao, que Honen avait revendiqué comme patriarche de son École, la Jodoshu. Les chapelles dédiées à Saicho (766 / 767-822), fondateur japonais du Tendai et à d'autres patriarches tendai tombaient désormais en ruine ; des terres autrefois attribuées pour leur soutien avaient été confisquées et offertes aux salles nouvellement érigées pour la pratique du nembutsu. (réf.) Aux yeux de Nichiren, la diffusion du message du Senchakushu avait, en effet, transformé le Japon en une nation de calomniateurs du Dharma.
La situation désastreuse du Japon, comme Nichiren l'a vu, était due non seulement aux partisans de Honen, mais aussi aux fonctionnaires du gouvernement qui les avaient soutenus. C’est pourquoi Nichiren soumit le Rissho ankoku ron à Hojo Tokiyori (1227-1263), régent retiré du shogun. Bien que formellement détaché de ses fonctions, Tokiyori était à l'époque la figure la plus puissante du Bakufu. Nichiren semble avoir envisagé un retour à l'idéal bouddhiste classique des relations État-sangha, dans lequel les moines conseillent le dirigeant et le dirigeant protège le sangha - si nécessaire, en le purifiant des éléments indésirables. Pour souligner à la fois la gravité du péché de calomnier le Dharma et la responsabilité du dirigeant, il cite dans son Rissho ankoku ron un épisode provocant du Sutra du Nirvana dans lequel le Bouddha se souvient d'une vie antérieure quand, en tant que puissant roi, il a mis à mort un certain nombre de brahmanes qui calomnient les sutras du Mahayana.
Nichiren précise aussitôt qu'il ne préconise pas de tuer qui que ce soit ; les calomniateurs du Dharma peuvent être efficacement réprimés simplement par le refus de tout soutien matériel.
Ce passage représente une première formulation de la relation causale que Nichiren pose entre la propagation de la foi dans le Sutra du Lotus et la paix du pays, affirmation qui devait exprimer plus tard sa vision mature d'une Terre de Bouddha à établir dans le monde actuel. Le Rissho ankoku ron est un appel urgent à la suppression de la calomnie du Dharma. Nichiren souligne que déjà des tempêtes violentes, des mauvaises récoltes, la famine, la maladie et des présages célestes inquiétants se sont produits, tout comme les sutras le prédisaient. Si la situation n'était pas rapidement corrigée, alors, à en juger par ces prédictions scripturaires, on pouvait s’attendre à deux autres catastrophes : les révoltes internes et l'invasion étrangère. Les deux se produiront sûrement, prévient-il, si le nembutsu exclusif continue à se répandre sans contrôle. Comme nous l’avons vu, le Rissho ankoku ron de Nichiren n'était, en aucun cas, la première œuvre réfutant le Senchakushu de Honen. Ainsi l'affirmation de Nichiren selon laquelle le nembutsu exclusif avait poussé des divinités protectrices à abandonner le pays, le laissant vulnérable face aux démons, avait déjà été avancée par Myoe dans son Zaijarin en 1212. (réf.). Mais à l'époque de Nichiren, les adeptes du nembutsu exclusif avaient acquis à Kamakura une influence considérable et faisaient évidemment pression sur leurs protecteurs du Bakufu pour faire taire les objections de Nichiren. Peu de temps après avoir soumis le Rissho ankoku ron, Nichiren écrit qu’il a vaincu au cours d’un débat à Kamakura deux principaux religieux de la Terre Pure, Noan et Doamidabutsu (alias Dokyo-bo Nenku) provoquant de la part de leurs partisans laïcs le besoin de répandre des rumeurs malveillantes à son sujet auprès des autorités locales. Une foule a attaqué sa résidence, le forçant à quitter Kamakura pour un certain temps. À son retour, en 1261, il fut exilé dans la péninsule d'Izu, où il resta jusqu'en 1263. (réf.) Les écrits de Nichiren de la période Izu mettent de plus en plus l'accent sur le Sutra du Lotus comme le seul véhicule permettant la libération à l'ère du Dharma Final. C'est alors qu'il a formulé explicitement ses ''cinq guides'' (gogi), ou cinq critères interdépendants à partir desquels il a argumenté la validité exclusive du Sutra du Lotus : l'enseignement, la capacité des hommes, l’époque, le pays et la propagation. Les quatre premiers développent l'affirmation que le Sutra du Lotus représente l'enseignement complet et parfait qui seul garantit la bodhéité de tous et convient aux capacités de tous ceux qui vivent dans le temps présent (Mappo) et le lieu (Japon). Le cinquième critère exprime la conviction de Nichiren que propager dans un pays donné un enseignement inférieur à ceux qui sont déjà répandus contrevient à l'intention du Bouddha. Puisque le véritable enseignement du Sutra du Lotus avait été établi au Japon par Saicho, le fondateur du Tendai, Nichiren estimait que répandre des enseignements provisoires tels que le nembutsu était une offense au Dharma. (réf.) Parallèlement à son insistance croissante sur la dévotion exclusive au Sutra du Lotus, Nichiren a également clarifié davantage l'offense de la calomnie du Dharma, qui fait obstacle à cette dévotion. Son Ken hobo sho (Clarification de la calomnie du Dharma) de 1262 dit que "calomnier le Dharma", c’est refuser d'abandonner un enseignement inférieur en faveur d'un enseignement supérieur, ou de tenir un enseignement inférieur pour égal ou même supérieur à un enseignement supérieur. Les définitions des doctrines ''supérieures'' et ''inférieures'' dans l’optique de Nichiren représentaient non pas une évaluation humaine contingente, mais un principe métaphysique qui définissait le déroulement de la prédication du Bouddha tel qu'énoncé dans le kyo han tendai traditionnel. Se référant au texte du Lotus lui-même, il a insisté sur le fait que «tous les bouddhas des trois phases - passé, présent, futur - observent le même ordre en exposant leurs enseignements», prêchant d'abord des enseignements provisoires pour développer la compréhension de leurs auditeurs et révélant seulement à la fin l'enseignement vrai et complet qui seul conduit tous à la bodhéité. (note)
Puisque, pour Nichiren, seul le Sutra du Lotus représente l'enseignement vrai et parfait, approprié au temps et au lieu, dans le contexte du Japon de son époque, seul le Lotus pouvait devenir l'objet de la calomnie du Dharma. Pour les représentants des enseignements provisoires des écoles Kegon, Sanron, Hosso, Shingon, Zen ou Jodo (la Terre Pure), critiquer les doctrines des autres afin de promouvoir les leurs, n’est pas calomnier le Dharma. Mais affirmer que l'un de ces enseignements équivaut ou surpasse le Sutra du Lotus est une offense. (réf.) Nichiren a également cherché à préciser la gravité de ce péché. C'est, dit-il, comme les cinq fautes cardinales (gogyakuzai) - tuer son père, sa mère, un arhat, faire saigner le corps du Bouddha ou fomenter la désunion dans le sangha – car cela conduit à l'enfer Avici, l'enfer sans rémission (mugen jigoku), un endroit si terrible que le Bouddha s'est abstenu de le décrire en détail, parce que les gens ordinaires, en entendant simplement ces souffrances, vomiraient du sang et mourraient. Mais parce que le péché de la calomnie du Dharma bloque le chemin de la bodhéité pour tous les êtres vivants, c'est mille fois pire que les cinq fautes cardinales. De plus, de l'avis de Nichiren, les cinq fautes cardinales, étaient caractéristiques de l'époque du Bouddha plutôt que du sien. À l'heure actuelle, écrit-il, il n'y a pas de Bouddha dans le monde, et on ne peut pas donc le blesser ; il n'y a pas d'unité dans le sangha, donc on ne peut pas le perturber ; et il n'y a pas d'arhats, donc on ne peut pas les tuer. De ces cinq fautes cardinales, seul le meurtre de ses parents reste possible, et ce délit est puni de sanctions du droit séculier. Aujourd'hui, dit-il, ce n'est pas pour des actes répréhensibles comme ceux-ci mais pour la faute de rejeter le Sutra du Lotus que les gens tombent dans l'enfer Avici (note) L'inquiétude concernant le péché de la calomnie du Dharma et le besoin de le combattre ont également contribué à l'autoidentification croissante de Nichiren, lors de son bannissement à Izu, avec des passages spécifiques du Sutra du Lotus qui semblaient parler directement de sa situation en parlant de difficultés à garder ce Sutra lors du futur Âge dégénéré. Le chapitre Maitre du Dharma du Lotus dit:
Et le chapitre Exhortation à la sauvegarde parle d'éminents moines, vénérés du monde entier, qui insulteront, persécuteront et élimineront les adeptes du Lotus et inciteront les autorités à agir contre eux. cf Ces passages peuvent refléter l'expérience vécue par les rédacteurs du Sutra, en tant que disciples du mouvement alors minoritaire Mahayana, ostracisés par le courant bouddhiste dominant. Mais le Sutra présente ces passages sous forme de prédictions et Nichiren y vit l’annonce de la calomnie du Sutra du Lotus qui s'était répandue au Japon à son époque et l'hostilité qu'il rencontra lui-même en la dénonçant. À ce stade, il a commencé à parler de lui-même comme d’un gyoja - pratiquant ou adepte - du Sutra du Lotus, celui qui, en s'opposant à la calomnie du Dharma, encourt les persécutions que le Sutra décrit, confirmant ainsi la vérité de ces paroles. Nichiren affirmait ainsi qu'il lisait le Sutra avec son corps (shikidoku), et non seulement en récitant ses mots ou en contemplant mentalement ses enseignements, mais en les vivant réellement dans sa conduite et son expérience. Le concept de Nichiren de "lecture corporelle" du Sutra du Lotus relevait en fait d’une herméneutique circulaire ou miroir dans laquelle le Sutra du Lotus légitimait ses propres actions en même temps que ses actions accomplissaient les prédictions du Sutra, le texte et le pratiquant se reflétant, se validant et témoignant simultanément. (réf.) Gracié en 1263, Nichiren revient à Kamakura où il reprend ses activités de prédication. À mesure qu'il mettait l'accent sur l'efficacité exclusive du Sutra du Lotus, ses cibles polémiques s’étendaient. À présent, elles incluaient non seulement le nembutsu exclusif, mais aussi le mouvement émergent Risshu, école du renouveau des préceptes, ainsi que les écoles Zen et Shingon. Toutes ces formes de bouddhisme relevaient de sa compréhension de la ''calomnie du Dharma'' car elles rejetaient un enseignement supérieur en faveur d'un enseignement inférieur. Comme Saicho avant lui, Nichiren a refusé le complément des préceptes monastiques shibunritsu (ou Dharmaguptaka-vinaya) en tant que "Hinayana"; puisque la plate-forme d'ordination du Mahayana et les ''préceptes parfaits" (enkai) du Sutra du Lotus avaient déjà été établis sur le mont Hiei. Revenir à la pleine observance des règles du vinaya, comme le recommandaient les revivalistes de Risshu, équivalait à ses yeux à rejeter le supérieur pour l'inférieur. Selon lui, les enseignants Zen critiquaient également le Dharma en rejetant les sutras comme n’étant rien de plus qu'un ''doigt pointé vers la lune''. Les enseignements ésotériques n'étaient également que du Mahayana provisoire, même si Kukai (774-835), fondateur de l'école Shingon, les avait explicitement classés au-dessus du Sutra du Lotus. En effet, embrasser toute forme de dévotion bouddhiste, autre que le Lotus seul, représentait ''la calomnie du vrai Dharma''. Le rejet par Nichiren des autres écoles bouddhistes a été résumé par ses disciples ultérieurs sous la forme des soi-disant ''quatre maximeq'' » (shika kakugen), tirées de divers passages de son œuvre : ''Les enseignements du Nembutsu mènent à l’enfer Avici, le bouddhisme Zen est l’œuvre du Démon du Sixième Ciel, le Shingon détruira le pays et le Ritsu est déloyal. (note). En 1269, il écrit que :
Nichiren insiste maintenant sur ce point avec une urgence croissante. Plusieurs années plus tôt, dans le Rissho ankoku ron, il avait prédit qu'une invasion étrangère s'ensuivrait si les gens persistaient dans leur calomnie du Dharma. Maintenant, cette prophétie semblait se réaliser. La nouvelle était parvenue au Japon des conquêtes mongoles qui avaient renversé la dynastie Song en Chine et envahi la péninsule coréenne. En 1268, des envoyés de Kublai Khan arrivent pour exiger également la soumission du Japon à la suzeraineté mongole. Ces événements coïncidaient avec les prédictions des calamités qui arriveraient à un pays où le vrai Dharma serai méprisé et confirmaient à Nichiren la rectitude de son message. Tandis que le pays se préparait contre la menace de l'attaque mongole, il intensifia sa prédication. Son message du pouvoir salvifique exclusif du Sutra du Lotus devenait de plus en plus lié aux réprimandes contre le péché de calomnie du Dharma. Alors que la cour et le Bakufu commençaient à parrainer des rites de prière ésotériques pour repousser l'ennemi, les critiques de Nichiren se concentraient de plus en plus sur le ''shingon'', terme par lequel il désignait les enseignements et les pratiques ésotériques des écoles Shingon et Tendai. Les rites ésotériques, étant basés sur des enseignements provisoires, ne pouvaient que provoquer des calamités encore pires, affirmait-il. (note) Il a également insisté sur le fait que les divinités tutélaires bouddhistes, Brahma et Indra, ainsi que Hachiman, la déesse du soleil Amaterasu Omikami et les autres kamis du Japon ne pouvaient pas être invoqués pour la protection, ces divinités avaient délibérément inspiré les attaques mongoles afin de punir la calomnie du Sutra du Lotus par le Japon. Il écrit : «Le pays tout entier est maintenant devenu l'ennemi des bouddhas et des kamis [...] La Chine et la Corée, à l'instar de l'Inde, étaient devenues des pays bouddhistes. Mais parce qu'ils ont embrassé les enseignements Zen et Nembutsu, ils ont été détruits par les Mongols. Le Japon est un disciple de ces deux pays. S'ils ont été détruits, comment notre pays peut-il rester en paix? [...] Tous les habitants du Japon tomberont dans l’enfer Avici.» (réf.) Nichiren poursuit ces thèmes tout au long de son deuxième exil (1271-1274), sur l'île de Sado dans la mer du Japon, puis dans sa retraite au mont Minobu dans la province de Kai, jusqu'à la fin de sa vie. Ne parvenant pas à convaincre les autorités, il conclut enfin à contrecœur que seul un désastre de l'ampleur d'une invasion étrangère pourrait sortir ses contemporains de leur erreur ; par rapport à la rétribution karmique à long terme qui résulte de la calomnie du Dharma, même la conquête mongole serait, après tout, le moindre mal.
Le choix de shakubuku Dans une lettre à ses partisans écrite de l'île de Sado en 1272, Nichiren fait référence à des disciples qui avaient commencé à douter de lui ou même se sont séparés de lui lorsqu'il a été arrêté et condamné à l’exil. Il les voit comme disant : "Nichiren est notre maitre mais il est trop acharné. Nous diffuserons le Sutra du Lotus d'une manière plus douce." (réf.) On pourrait penser que les disciples de Nichiren l’auraient poussé à modérer ses attaques contre les autres formes de bouddhisme, ne serait-ce que pragmatiquement pour éviter la pénalisation par le gouvernement. Certains, en effet, ont peut-être senti qu'il s’était attiré lui-même ses difficultés. Nichiren, cependant, voyait sa position intransigeante comme cautionnée par des références canoniques et proposait une discrimination appropriée entre deux méthodes d'enseignement du Dharma : shoju ou diriger les autres progressivement sans critiquer leur position actuelle, et shakubuku ou réprimander avec assurance l'attachement aux opinions erronées. (note) Pour lui, les exigences de son lieu et de son temps exigeaient la méthode d'enseignement ''dure'' du shakubuku, plutôt que l'approche plus accommodante du shoju: µ
Nichiren admettait que, même dans Mappo, l'approche accommodante shoju puisse être appropriée dans un pays où les gens sont ignorants du Dharma, mais dans un pays où le vrai Dharma est activement décrié, seul le shakubuku serait pertinent. Selon lui, le Japon appartenait clairement à cette dernière catégorie. (réf.) µ Le choix de Nichiren de la méthode shakubuku signifiait que promouvoir la foi dans le Sutra du Lotus impliquait nécessairement de réprimander la ''calomnie du Dharma'' ou l'attachement à d'autres enseignements. Et inévitablement, ses critiques des autres écoles bouddhistes ont incité les autorités à prendre des mesures punitives. Banni dans la morne île septentrionale de Sado, Nichiren vécut son exil comme quelque chose qu'il avait lu dans les prédictions du Lotus et d'autres sutras, exil qu’il avait délibérément choisi en pleine connaissance des conséquences. Lui seul, pensait-il, en était venu à voir clairement comment les gens sont amenés à abandonner le Sutra du Lotus au profit des enseignements provisoires et à tomber par conséquent dans les mauvaises voies. (réf.) µ « Moi, Nichiren, suis la seule personne au Japon à comprendre cela. Mais dès que je prononce ne serait-ce qu'un mot à ce sujet, mes parents, mes frères et mes maîtres sont persécutés par les hommes du pouvoir. Si je ne dis rien, j'ai le sentiment de manquer de bienveillance. Si j'examine les deux solutions à la lumière des sutras du Lotus et du Nirvana, je sais qu'en me taisant je peux échapper à la souffrance en cette vie, mais dans ma vie prochaine, je tomberai immanquablement dans l'enfer avici. Si je parle, je sais que je devrai affronter les trois obstacles et les quatre démons. Mais dans cette alternative, il faut sûrement choisir de parler.» cf. D'une part, le shakubuku était pour Nichiren un acte de compassion de bodhisattva, réalisé pour le bien des autres. Réprimander chez quelqu’un la calomnie du Dharma était, potentiellement, sauver cette personne de la renaissance dans l'enfer Avici. Il expliqua :
En même temps, subir des persécutions pour les ennemis du Sutra du Lotus incarnait pour Nichiren la résolution du bodhisattva de renoncer, si nécessaire, à sa vie pour défendre le Dharma. Les sutras parlent de bodhisattvas d'autrefois qui sacrifiaient des yeux, des membres, voire la vie elle-même pour l'amour du Dharma. Pour Nichiren, réprimander la calomnie du Sutra du Lotus et endurer les grandes épreuves qui en résultaient était suivre leurs traces. (réf.) En plus de ces nobles abnégations, Nichiren a ouvertement reconnu des raisons plus intéressantes pour son engagement envers le shakubuku. Dans sa compréhension, peu importe avec quelle sincérité on pouvait réciter le Sutra du Lotus ou comment on pouvait devenir expert dans ses doctrines et ses pratiques méditatives, rechercher la bodhéité sans dénoncer la calomnie du Dharma n'était pas seulement une entreprise futile mais une trahison des bouddhas et des patriarches. Une telle omission répréhensible détruisait en effet le mérite de sa pratique et faisait tomber la personne dans l'enfer Avici en même temps que ces calomniateurs du Dharma que l'on aurait négligé de réprimander. (réf.) µ Nichiren illustre cela par analogie à la situation d'un fonctionnaire de la cour qui sert avec dévouement pendant dix ou vingt ans mais omet sciemment de signaler un ennemi du dirigeant ; son manquement détruit le mérite de son long service, et en outre, il devient lui-même complice d’un crime. (réf.) De l'avis de Nichiren, aucune menace de persécution ne pouvait excuser le fait de ne pas réprimander la calomnie du Dharma :
Les raisons énoncées par Nichiren pour adopter la méthode shakubuku réunissent ainsi la compassion pour les autres, le souci de son propre destin karmique et la réponse aux exigences de loyauté et de gratitude - à la fois envers le Bouddha et le Dharma et, dans un sens plus mondain, envers son dirigeant et pays. Nichiren a également adressé une objection sotériologique différente à ses méthodes de prédication : à savoir que prêcher avec fermeté le Sutra du Lotus à des personnes qui sont attirées par le nembutsu ou d'autres enseignements pourrait les amener à dénigrer davantage le Lotus et former ainsi la cause karmique pour leurs futures mauvaises renaissances. Selon le Sutra lui-même, le Bouddha n'avait pas prêché le Lotus dès le début parce que les êtres vivants, embourbés dans l'illusion, étaient incapables de croire au Sutra, l'auraient outragé et tomberaient ainsi dans les mauvaises voies. Précisément à cause du châtiment horrible qui attend ceux qui calomnient le Lotus, le Bouddha exhorte :
Cela soulève la question : ne ferait-on pas mieux de guider progressivement les gens par des enseignements provisoires comme le Bouddha Shakyamuni lui-même l'avait fait, plutôt que d'insister pour prêcher immédiatement le Sutra du Lotus à des personnes dont l'esprit ne s'y prête pas? Pour Nichiren, cependant, l'avertissement scripturaire contre la prédication du Sutra du Lotus à l'ignorant ne s'appliquait qu'à l'époque du Bouddha et aux deux mille ans suivants : les âges du Dharma Correct et du Dharma Formel (shoho, zoho), quand les gens avaient encore la capacité d'atteindre grâce à cela la bodhéité. Maintenant, à l'ère finale du Dharma, a-t-il expliqué, personne ne peut réaliser la libération par des doctrines aussi incomplètes ; par conséquent, le Bouddha avait permis à des enseignants ordinaires comme lui de prêcher directement le Sutra du Lotus, afin que les gens puissent établir un lien karmique avec lui, "que ce soit par acceptation ou rejet." Et là, Nichiren invoque la logique de la ''connexion inverse'' (gyakuen), l'idée que même une relation négative au Dharma, formée en le rejetant ou en le calomniant, finira par conduire à la libération. Les personnes qui n'ont formé aucun lien karmique avec le Dharma peuvent peut-être éviter la renaissance dans les enfers mais n'auront pas les conditions pour atteindre la bodhéité, tandis que ceux qui calomnient le Dharma forment néanmoins un lien avec lui. Bien qu'ils doivent subir les terribles conséquences de leur calomnie, après avoir expié cette offense, ils pourront à nouveau rencontrer le Sutra du Lotus et atteindre la bodhéité en vertu de la connexion très karmique au Sutra qu'ils ont formée en le calomniant. Aujourd'hui, à l'ère du Dharma Final, disait Nichiren, la plupart des personnes sont tellement accablées par des attachements illusoires qu'elles sont déjà liées à des renaissances malheureuses. « S'ils doivent de toute façon tomber dans les mauvaises voies, il serait bien mieux qu'ils le fassent d’avoir calomnié le Sutra du Lotus que pour n'importe quelle offense mondaine [...] Même si quelqu'un calomnie le Sutra du Lotus et tombe ainsi en enfer, [par la relation avec le Sutra du Lotus qu’il a formée,] il acquerra cent, mille, dix mille fois plus de mérite que s’il avait fait des offrandes et s'était réfugié en Shakyamuni, Amida et autant d'autres bouddhas qu'il y a de sable dans le Gange.» (réf.) cf. Ainsi, à cette époque, disait Nichiren, il faudrait persister à exhorter les gens à embrasser le Sutra du Lotus, quelle que soit leur réponse, car le Lotus seul peut implanter en eux la graine, la cause qui permet de devenir bouddha. (note) Le choix affirmé de Nichiren du shakubuku est donc né de sa perception du Japon et de son époque comme un lieu et un temps où les gens dans leur ensemble rejetaient le seul enseignement qui pouvait conduire à la bodhéité. Considérée en termes de causalité karmique opérant à travers le présent et le futur, la bonne voie, pensait-il, ne pouvait être que de prêcher ce message sans compromis, quelles que soient les conséquences à court terme. Même si d'autres pouvaient calomnier le Sutra du Lotus à la suite de sa prédication, ils formeraient ainsi le lien karmique pour atteindre la bodhéité dans le futur. Et même si la pratique du shakubuku devait coûter la vie, elle libérait du péché de complicité et empêchait sa propre chute dans l'enfer Avici. En outre, comme Nichiren l'a souvent souligné dans ses écrits ultérieurs, une opposition du type de celle qu'il a encourue était prédite dans le Sutra du Lotus lui-même, qui décrit l'hostilité que ses adeptes rencontreront à l'âge corrompu après le décès du Bouddha.
Le fait que ses diatribes à propos de la calomnie du Dharma attirent la persécution n'était pas, aux yeux de Nichiren, une raison d'abandonner la méthode shakubuku, mais plutôt un signe qu'il avait fait le bon choix en l'adoptant. Réprimander la calomnie du Dharma et expier le péché Le deuxième exil de Nichiren, à Sado, s'est avéré une épreuve bien pire que son exil antérieur à Izu, et au début, il a terriblement souffert du froid, de la faim et de l'hostilité des habitants. Il s'inquiétait également pour ses partisans, dont beaucoup avaient été arrêtés en son absence. Ses écrits de la période Sado prennent une tournure introspective et le montrent aux prises avec la question de savoir pourquoi, lorsque le Sutra du Lotus promet à ses fidèles ''paix et sécurité dans la vie actuelle'', il devait affronter de telles difficultés. En général, dit-il, les gens se heurtent au mépris parce qu'ils ont offensé les autres dans le passé, conformément à la loi de la causalité karmique. Cependant, Nichiren conclut que ses propres péchés passés devaient avoir été d'une ampleur tout à fait différente et que lui-même, dans des vies antérieures, devait avoir commis l'acte même de dénigrer le Dharma auquel il est maintenant si implacablement opposé.
D'ordinaire, disait-il, le châtiment karmique pour de telles infractions tourmente une personne au cours d'innombrables vies. Mais grâce aux efforts pour dénoncer la calomnie du Dharma, ce châtiment a été activé dans le présent afin qu'il puisse être éradiqué dès ce corps :
De ce point de vue, la réprimande de Nichiren de la calomnie du Dharma n'était pas seulement un acte de compassion, pour sauver les autres des conséquences de leur offense actuelle, mais aussi un acte de repentance, pour expier cette offense dans le passé. Vers la fin de sa période d'exil à Sado, Nichiren a même commencé à se présenter comme ayant intentionnellement recherché ces épreuves en tant qu’acte d'expiation : «Maintenant, si moi, personne insignifiante que je suis, devais aller ici et là dans tout le pays du Japon pour dénoncer [les calomnies du Dharma], [...] le dirigeant, s'alliant avec ces moines qui dénigrent le Dharma, viendrait à me détester et essayerait de me faire décapiter ou de m'envoyer en exil. Et si ce genre de chose devait se produire encore et encore, alors les graves offenses que j'ai accumulées au cours d'innombrables kalpas pourraient être ''anéanties en l'espace d'une seule vie''. Tel était donc le grand plan que j'ai conçu ; et il se déroule maintenant sans la moindre déviation. Ainsi, lorsque je me trouve condamné à l'exil, je ne peux que sentir que "mes souhaits sont exaucés"». cf. Banni et méprisé, Nichiren, au contraire de ses bourreaux, pouvait ainsi se concevoir et se présenter comme l'agent de ses épreuves. Dans la même veine, il a même exprimé sa gratitude envers les éminents clercs et fonctionnaires du gouvernement qui l'avaient persécuté, les appelant ses ''meilleurs alliés'' pour atteindre la bodhéité. (réf.) Les écrits de Nichiren de Sado montrent également une identification croissante avec deux figures de bodhisattva spécifiques qui apparaissent dans le Sutra du Lotus. Puisqu’il s'efforçait de répandre la foi dans le Sutra du Lotus à l'époque Mappo, Nichiren se considérait comme un anticipation de Jogyo (Visistacaritra), guide d'une vaste foule de bodhisattvas qui, au chapitre XV du Lotus, émergent de sous la terre et reçoivent le mandat du Bouddha Shakyamuni de répandre le Sutra à un âge mauvais après son parinirvana. Mais comme il se considérait comme expiant ses propres offenses passées contre le Dharma en endurant la persécution, Nichiren s'identifia au Bodhisattva Jofukyo (Sadaparibhuta) décrit dans le chapitre XX du Lotus, qui avait persévéré à répandre le Dharma malgré les coups. Ce bodhisattva (Bouddha Shakyamuni dans une vie antérieure) a été surnommé "Toujours-Sans-Mépris" parce qu'il s'inclinait devant tous ceux qu'il rencontrait, en disant: "Je vous respecte profondément, je n'ai garde de vous mépriser. Pourquoi cela? C'est que vous pratiquez tous la voie de bodhisattva et obtiendrez de devenir bouddha." Les gens raillaient et insultaient le bodhisattva, le battaient avec des bâtons et lui jetaient des pierres. Néanmoins, grâce à sa pratique, il a pu rencontrer le Sutra du Lotus et acquérir une grande perspicacité surnaturelle. Ceux qui se moquaient de lui ont souffert pendant mille kalpas dans l'enfer Avici, mais après avoir expié ce péché, ils ont pu à nouveau rencontrer Toujours-Sans-Mépris et ont été conduits par lui à l’Éveil suprême. Nichiren a lu l'histoire de Fukyo * d'une manière qui reflétait ses épreuves en tant qu'expiation d'actes passés - ou peut-être même était à l’origine de sa compréhension. Dans sa lecture, Fukyo*, comme Nichiren lui-même, avait propagé au moyen du shakubuku un enseignement incarnant l'essence du Sutra du Lotus et fut victime d’une forte malveillance. Ceux qui ont harcelé le bodhisattva sont tombés en enfer pendant de nombreux kalpas pour avoir persécuté un pratiquant du Lotus, un destin qui, selon Nichiren, attendait certainement ses propres ennemis. Dans le texte du Sutra du Lotus, l'expression ''après avoir expié ce péché'' désigne clairement ceux qui ont calomnié et attaqué Fukyo* et qui, après avoir expié la grave offense de leur calomnie du Dharma, ont pu le retrouver et atteindre l'Eveil suprême grâce au Sutra du Lotus. Mais alors même qu’il acceptait cette lecture, Nichiren en proposa une autre, dans laquelle le sujet grammaticalement logique de ''après avoir expié ce péché'' n'était pas ceux qui persécutaient Fukyo * mais le bodhisattva lui-même.
De cette manière, Nichiren a interprété le récit scripturaire de Fukyo* en fonction de sa propre expérience de persécution comme étant une forme d'expiation pour ses offenses passées contre le Dharma et comme la garantie de devenir Bouddha. Il écrit:
Le chapitre chapitre Fukyo raconte l'histoire d'un pratiquant du Lotus qui a rencontré de grandes épreuves pour répandre dans le passé le Sutra, tandis que le chapitre Exhortation à la sauvegarde prédit les épreuves des pratiquants qui le répandront dans le futur. Sur la base de sa lecture de ces deux chapitres, Nichiren se voyait, lui et ses adversaires, liés par le Sutra du Lotus dans un vaste drame sotériologique du péché, du repentir et de la réalisation de la bodhéité. Ceux qui calomnient un pratiquant du Sutra du Lotus doivent subir une renaissance répétée dans l'enfer Avici pendant d'innombrables kalpas. Mais parce qu'ils ont formé un ''lien inverse'' avec le Sutra en le calomniant, après avoir expié leur offense, ils pourront finalement rencontrer à nouveau le Lotus et atteindre la bodhéité. Dans une logique similaire, le pratiquant qui subit leur harcèlement doit faire face à cette épreuve précisément parce qu'il a lui-même dénigré le Sutra du Lotus dans le passé. Mais à cause de ses efforts pour protéger le Lotus en s'opposant à la calomnie du Dharma dans le présent, ses propres offenses passées seront annihilées, et lui aussi atteindra la bodhéité. Bref, que ce soit en le recevant ou en s'y opposant, tous ceux qui rencontrent le Sutra du Lotus ''pourront finalement devenir bouddhas''. Éliminer la calomnie du Dharma dans sa pratique personnelle S’en tenant à l’idée que dans le passé il avait calomnié le Dharma, Nichiren a souvent averti ses disciples que cette offense devait être contrée non seulement chez les autres mais aussi en soi-même. Comme un certain nombre d'autres maitres bouddhistes de son temps, Nichiren n'a pas accordé à la morale un rôle central dans sa sotériologie. Il a accepté comme donnée l'éthique bouddhiste traditionnelle avec ses interdictions de tuer, de voler, d’avoir une inconduite sexuelle et de proférer de faux discours, mais il n'a pas insisté sur l'observation des préceptes moraux comme condition de la libération. Il semble avoir cru que les personnes de foi authentique ne feraient pas le mal gratuitement. («Pareillement, l'esprit de celui qui récite daimoku en suivant l'enseignement du Sutra du Lotus ne sera jamais déformé.» cf.) ; il a également affirmé que les actes répréhensibles ordinaires et inévitables seraient contrebalancés par les mérites de "recevoir et garder le Lotus" et n'entraîneraient pas le pratiquant dans les mondes-états maléfiques. (réf.)
Cette assurance, cependant, supposait que les pratiquants avaient complètement éliminé en eux-mêmes toute calomnie du Dharma. Les traces de cette infraction pourraient rester même dans les actions des fidèles engagés et, si elles n'étaient pas contrôlées, pourraient obscurcir les mérites de leur pratique et les précipiter dans les mondes-états maléfiques dans les vies à venir. Nichiren a comparé cela à une brèche faisant couler un navire même de construction solide ou une toute petite fêlure dans les murets entre les rizières ; il a donc exhorté les adeptes à «écoper l'eau de l'incrédulité et de la calomnie du Dharma, et de renforcer les remparts de la foi» cf. dans leur pratique personnelle. Les lettres de Nichiren à ses disciples suggèrent de multiples façons dont un adepte du Lotus pourrait être impliqué dans la calomnie du Dharma, l’une d’elles étant de s'engager dans d'autres pratiques. Nichiren était très critique envers «cette sorte de pratiquant du Lotus dont la bouche récite Namu-myoho-renge-kyo à un moment et Namu-Amida-butsu au moment suivant», cf. un acte qu'il a comparé à mélanger du riz avec des excréments. Même après être devenus ses adeptes, certains ont manifestement continué à psalmodier le nembutsu conjointement avec le daimoku. Étant donné la culture religieuse dominante de l'époque, ce comportement n'était pas exceptionnel ; s'engager dans de multiples pratiques était la norme, et tous les actes religieux étaient considérés comme des actes méritoires qui favoriseraient l'Éveil. Des écoles telles que celles de Honen et de Nichiren, exigeant un engagement exclusif à une seule forme religieuse, étaient des exceptions minoritaires, et on imagine que certains parmi les adeptes de Nichiren n'ont tout simplement pas saisi son message exclusiviste ou ne l’acceptaient pas de tout cœur. Les craintes concernant les conséquences sociales ont également incité certains à ne pas se déclarer ouvertement comme les disciples de Nichiren, et il s'est inquiété du châtiment karmique auquel ils auraient à faire face. Il s'en est expliqué dans une lettre : « Il y a de nombreux exemples d'oppositions au Dharma parmi les disciples et adeptes de Nichiren. Vous avez sans doute entendu parler du nyudo d'Ichinosawa. Dans son coeur, il est disciple de Nichiren, mais en apparence, il reste adepte de l'école Nembutsu. Je m'inquiète donc beaucoup pour sa vie future, et je lui ai offert les dix volumes du Sutra du Lotus.» (note) cf. Un adepte du Lotus pourrait également être impliqué dans le péché de calomnie du Dharma en tolérant, en négligeant ou en refusant de réprimander cette offense de la part des autres. De nombreux adeptes de Nichiren, tant les moines que les croyants laïcs, avaient des membres de leur famille ou des associés qui ne partageaient pas leur foi. Selon Nichiren, même si l'on ne calomnie pas soi-même le Sutra du Lotus, on participe à cette offense simplement en appartenant à une famille ou même à un pays dont les membres dénigrent le Dharma et ne faisant aucun effort pour les corriger. Il semble avoir exhorté ces personnes à faire au moins une tentative décisive pour convertir la famille ou les associés qui n’ont pas embrassé le Lotus. Par exemple, à un adepte laïc, il écrit: « Si vous voulez échapper aux sanctions qu'encourent ceux dont certains parents s'opposent au Dharma bouddhique, parlez de tout cela à vos parents ou à vos frères. Peut-être vous détesteront-ils, mais peut-être aussi accorderont-ils du crédit à vos paroles.» cf. Et ailleurs : « Même si, au fond du cœur, vous êtes du côté de Nichiren, physiquement vous devez obéir aux ordres de votre seigneur ; il vous était donc extrêmement difficile de ne pas vous rendre coupable du même crime [d'opposition au Dharma]. Malgré cela, vous avez fait connaître cet enseignement à votre seigneur et vous l'avez exhorté à l'adopter. Voilà qui est vraiment admirable ! Même s'il n'a pas immédiatement adhéré, vous n'êtes pas devenu complice du même crime d'opposition au Dharma. Dorénavant, soyez, s'il vous plaît, d'une extrême prudence, surveillez bien vos paroles.» cf. µ Le terme ''yodozai'', faute de complicité, était une expression que l'on retrouve dans les codes juridiques et les règles de l'époque des maisons de guerriers. (réf.) Il désignait les cas où, bien que n'étant pas personnellement coupable du crime, on avait connaissance d'un comportement de trahison ou d’un autre crime mais n’en parlait pas ou n’en informait les autorités. (note) L'obligation de dénoncer la calomnie du Dharma des autres créait des problèmes particulièrement aux fidèles dont les supérieurs sociaux - parents ou seigneurs féodaux - s'opposaient activement à leur foi. Ils se trouvaient pris entre leur engagement envers le Sutra du Lotus et une éthique sociale de dévotion filiale et de loyauté, qui exigeait l'obéissance aux parents et aux dirigeants. Quelques cas de ce genre nous sont connus d'après les lettres de Nichiren. Le père du fonctionnaire shogunal Ikegami Munenaka l'a renié à cause de son allégeance à Nichiren, forçant le jeune frère de Munenaka, Munenaga, également un adepte de Lotus, à choisir entre maintenir sa foi par solidarité avec son frère ou l'abandonner afin de saisir l'occasion inattendue de supplanter Munenaka comme héritier de son père. Un autre disciple, Shijo Kingo, a encouru la colère de son seigneur, Ema Chikatoki, qui a confisqué une partie des propriétés foncières de Shijo Kingo et a failli le chasser de son service à cause de son association avec Nichiren. (note) Le mari d'une femme connue sous le nom de nonne laïque Myoichi-ama s'est vu confisquer sa petite propriété foncière pour la même raison. cf. Nichiren était parfaitement conscient du prix émotionnel et social pour ceux qui le suivaient contre la volonté des supérieurs et ses lettres montrent ses efforts pour guider les disciples confrontés à de telles situations. En général, il leur disait que, si abandonner sa pratique du Sutra du Lotus conformément aux diktats sociaux sur l'obéissance due aux supérieurs pouvait sembler prudent à court terme, cette soumission ne ferait que confirmer ces supérieurs dans leur erreur actuelle et reviendrait à calomnier soi-même le Dharma, entrainant toutes les parties impliquées dans l'enfer Avici. La vraie piété filiale ou la loyauté, insistait Nichiren, consiste à garder sa foi sans compromis et la déclarer aux parents ou aux seigneurs qui s'y opposent. Ce faisant, on se libérerait de la complicité dans la calomnie du Dharma éradiquant les conséquences karmiques de ses propres calomnies contre le Dharma commises dans les vies antérieures. En même temps, les efforts pour convertir ses persécuteurs - même si leur réponse immédiate devait être hostile - établiraient un lien karmique entre eux et le Sutra du Lotus, leur permettant d'atteindre la bodhéité dans le futur. C’est ainsi que Nichiren a intégré dans son exclusivisme lotusien les valeurs de piété filiale et de loyauté qui pouvaient, dans certains cas, légitimer, voire imposer, le mépris d'un individu envers ces valeurs dans leur sens plus conventionnel d'obéissance. Par l'acte de "réprimander la calomnie du Dharma", son avis sur cette question donnait à ses fidèles en position de faiblesse ou subordonnés, la possibilité de permettre la bodhéité éventuelle des supérieurs sociaux qui s'y opposaient. Comme il l'avait fait lui-même, Nichiren a également souligné l’importance pour ses disciples de reconnaître la souffrance présente tant comme conséquence d'une calomnie passée envers le Dharma que comme une occasion de l'éradiquer. Aux frères Ikegami, les exhortant à tenir ferme face à l'opposition de leur père, il écrit: « Si vous doutez d'avoir offensé le Dharma dans le passé, vous ne serez pas à même de supporter les souffrances mineures de l'existence. » cf. Il a également appliqué ce principe à des difficultés personnelles qui ne découlaient pas de pressions extérieures. À son disciple Ota Jomyo, un guerrier devenu moine laïc qui souffrait de lésions cutanées douloureuses, il écrit:
De cette manière, Nichiren a souligné que les épreuves actuelles ne sont pas seulement une rétribution pour la calomnie passée du Sutra du Lotus, mais aussi une occasion d'éradiquer cette infraction dans son intégralité, recevant ses conséquences karmiques beaucoup plus légèrement et sur une période de temps beaucoup plus courte que ce qui serait autrement. Tout comme la doctrine de la causalité karmique au sens large, cette perspective attribue, en fin de compte, la souffrance - la maladie, dans le cas d'Ota Jomyo - aux actes antérieurs du malade. Cependant, en liant la cause de l'affliction à la calomnie du Sutra du Lotus et à son éradication, au fait de garder le Sutra, Nichiren investit le concept même de causalité karmique d’une signification sotériologique spécifiquement centrée sur le Lotus directement liée à la pratique immédiate de ses disciples. Cela les a peut-être encouragés non seulement à persévérer dans leur propre foi malgré les difficultés et les afflictions personnelles, mais aussi à redoubler d'engagement pour la transmettre aux autres. Enfin, éliminer la calomnie du Dharma en soi selon Nichiren, impliquerait de traiter les compagnons de pratique avec respect. Soulignant l'avertissement du Sutra selon lequel proférer ne serait-ce qu’une parole contre ses fidèles est pire que d'injurier le Bouddha Shakyamuni à la face pendant un kalpa entier: «Le crime qui consiste à prononcer ne serait-ce qu'un mot de critique à l'égard de ceux qui croient au Sutra du Lotus et l'enseignent, qu'ils soient laïcs ou moines, est plus lourd que le crime d'insulter ouvertement le Bouddha Shakyamuni pendant tout un kalpa.» (réf.) Conclusion Nichiren a noté que parmi les griefs formulés contre lui par ses contemporains, on l’accusait d’avoir surestimé les catégories doctrinales (vraisemblablement le kiyomon), au détriment de la pratique méditative (kanjin). (réf.) Ses écrits consacrent en effet beaucoup plus de place à clarifier la distinction entre les enseignements vrais et provisoires qu'à l'explication de la pratique de la récitation du daimoku, la forme de pratique méditative qu'il préconisait - bien qu'au sein de sa communauté, cette dernière puisse avoir été véhiculée principalement par l'instruction orale. L'accent mis par Nichiren sur les ''catégories doctrinales'' informait et reflétait à la fois sa conviction, formulée très tôt, que seul le Sutra du Lotus mène à la bodhéité dans les Derniers jours du Dharma. Parce que c'est l'enseignement vrai et parfait, englobant toutes les vertus du Bouddha, le mérite de l'adopter l'emporte sur toutes les infractions mineures et mondaines et bloque le chemin de la renaissance dans les mondes inférieurs. Mais pour cette même raison, affirma Nichiren, ''mettre de côté'' le Lotus en faveur d'un enseignement moindre équivaut à "calomnier le Dharma". Ce n'était pas, à son avis, un péché ordinaire tel que prendre la vie ou la propriété d'autrui, mais un acte infiniment plus terrible qui coupait l’accès à la bodhéité à la fois pour soi et pour les autres et conduisait à d'innombrables renaissances dans l'enfer Avici. Ce mal, à ses yeux, était si effroyable qu'il ne pouvait en exprimer l'ampleur que par analogie aux formes exagérées des délits mondains les plus répréhensibles ; calomnier le Sutra du Lotus, a-t-il dit, était pire que de tuer tout le monde dans toutes les provinces de Chine et du Japon ou d'assassiner ses parents cent millions de fois. (réf.) Ainsi, dans son optique, affirmer la vérité unique du Sutra du Lotus et dénoncer la calomnie du Dharma étaient des aspects inséparables d'une pratique bouddhiste correcte. L'avertissement de Nichiren contre la calomnie du Dharma fonctionnait à la fois pour maintenir la dévotion au Sutra du Lotus de manière exclusive et pour encourager sa propagation. S'il n'avait pas pris cette position, s'opposant à toutes les autres formes bouddhistes et exhortant ses disciples à faire de même, selon toute probabilité, son héritage ne lui aurait pas survécu longtemps, et encore moins émergé comme une tradition indépendante, mais aurait été réabsorbé dans la culture religieuse plus large. La dévotion au Lotus seul et le mandat qui l'accompagnait pour contrer la ''calomnie du Dharma'' étaient au cœur de l'auto-définition de la Hokkeshu, en tant que tradition médiévale de Nichiren. Nous le voyons clairement dans les récits hagiographiques de ces moines de la Hokkeshu qui, suivant l'exemple de Nichiren, ont pratiqué la ''réprimande de l'État'' (kokka kangyo) en demandant à l'empereur, au shogun ou à des fonctionnaires de cesser le patronage d'autres écoles bouddhistes pour soutenir la foi dans le Lotus seul. De tels actes de remontrances étaient souvent occasionnés par des catastrophes naturelles ou d'autres crises, que les adeptes de Nichiren, comme leur maitre avant eux, percevaient comme une rétribution collective pour le péché de mépriser le vrai Dharma. Pourtant, comme l'exclusivisme lotusien de Nichiren, une opposition totale à la ''calomnie du Dharma'' s'est avérée difficile à institutionnaliser. Au fur et à mesure que la Hokkeshu devenait fermement établie dans la société japonaise médiévale, des compromis étaient souvent passés avec les sanctuaires et les temples d'autres écoles ainsi qu’avec la pratique religieuse locale afin de gagner le patronage et d'éviter la persécution. Pourtant, une position puriste du ''Lotus seulement'' et le rejet de la ''calomnie du Dharma'' restaient une idéologie officielle et étaient périodiquement ravivés par les dirigeants de la Hokkeshu désireux de lancer des mouvements réformistes ou de légitimer des lignées nouvellement fondées. Ces puristes ont parfois porté des accusations de ''calomnie du Dharma'' non seulement dans d'autres écoles bouddhistes, mais aussi dans des branches rivales de la tradition nichirénienne, renforçant ainsi leurs propres prétentions à une orthodoxie supérieure et suivant en cela fidèlement l'exemple de Nichiren. (note) Le shakubuku agressif a été découragé par la politique religieuse du gouvernement au début de la période moderne (1603-1868), mais a refait surface avec vigueur à la fin du XIXe siècle. Dans les périodes moderne et contemporaine du Japon, on trouve des adeptes bouddhistes de Nichiren engagés dans la lutte contre "la calomnie du Dharma". L'exemple le plus connu est, sans aucun doute, celui de la Soka Gakkai d'après-guerre qui a commencé comme une organisation laïque de la branche bouddhiste de la Nichiren Shoshu avant qu'un schisme ne sépare les deux en 1991. Immédiatement après la guerre du Pacifique, la direction de la Soka Gakkai a attribué la misère humaine à l'impérialisme militant et a vu la défaite du Japon comme le châtiment karmique pour la calomnie généralisée du Sutra du Lotus. En conséquence de quoi elle s'est lancée dans une campagne agressive de prosélytisme. Les membres de la Division des jeunes de la Soka Gakkai sont parfois allés jusqu’à défier les prêtres bouddhistes d'autres écoles et les dirigeants d'autres mouvements religieux dans des débats publics conflictuels, et, afin ''d’éradiquer l'offense au Dharma'' (hobo barai), les nouveaux convertis ont dû retirer de leur maison tous les accessoires religieux appartenant à d'autres traditions. (réf.) Depuis les années 1970, cependant, la Soka Gakkai a progressivement adopté une position plus modérée et s'engage même aujourd'hui dans un dialogue interconfessionnel. Dans le même temps, un autre ancien mouvement affilié et rival de la Nichiren Shoshu, le Kenshokai, a émergé comme représentant de la position nichiréniste dure, promouvant un exclusivisme rigoureux du Lotus et l'élimination de la "calomnie du Dharma" pour le bien-être du Japon et du monde. La Kenshokai fait désormais partie des mouvements religieux à la croissance la plus rapide au Japon, ce qui devrait faire réfléchir quiconque est tenté de supposer que les orientations religieuses exclusivistes ne pourraient avoir que peu d'attrait dans le monde globalisé contemporain. (note) Pourtant, quand on prend en compte les plus de quarante organisations de temples, sociétés laïques et nouveaux mouvements religieux au sein du bouddhisme de Nichiren aujourd'hui, les modérés semblent prédominer; la majorité des adhérents bouddhistes de Nichiren ne s'engagent pas dans un shakubuku conflictuel ou ne dénoncent pas publiquement d'autres formes de bouddhisme comme ''calomnie du Dharma''. Mais la décision de ''mettre de côté'' une lecture littérale du mandat de Nichiren de réprimander l'adhésion à d'autres enseignements - que ce soit le résultat d'une délibération consciente ou non – peut s’expliquer par des facteurs autres que les considérations - principalement de prudence - qui ont conduit de nombreux adeptes prémodernes et ceux du début des temps modernes à se relâcher ou même à abandonner la revendication de vérité exclusive de Nichiren. L'un de ces facteurs est l'éthos moderniste de la tolérance religieuse, avec la conviction implicite que la foi est une question de choix personnel dans laquelle les autres n’ont pas à interférer. Un autre facteur est le virage humaniste, enraciné dans la perspective de l’Éveil, qui voit la religion comme ancrée, moins dans la cosmologie et la métaphysique que dans la culture et l'histoire. Un autre facteur encore est l'influence de l'étude critique des textes sacrés. L'érudition bouddhique moderne a mis en lumière les processus de compilation scripturaire, remettant en question le statut des sutras en général et ceux du Mahayana en particulier en tant que témoignage direct de la prédication du Bouddha. Il a été démontré que les schémas de classification doctrinaux qui prétendent révéler une conception complète ou une séquence étalonnée dans les enseignements bouddhistes représentent non pas des réalités historiques, mais des constructions rétrospectives. Ceux qui suivent des points de vue modernistes ont du mal à s’accorder avec, encore moins à accepter, l'idée qu'une seule forme de dévotion religieuse pourrait être valable et que toutes les autres conduiraient à l'enfer - un endroit auquel ils ont peu de chances de croire, sauf peut-être en termes métaphoriques. La question est de savoir comment les pratiquants contemporains de Nichiren réinterprètent leur tradition avec des engagements modernistes, mais y répondre correctement exigerait une sérieuse enquête ethnographique; ici, je ne peux offrir que des impressions superficielles. Certaines personnes proposent parfois une réinterprétation de la calomnie du Dharma selon les perspectives contemporaines, et quelques-unes ont même tenté de trouver des justifications doctrinales, par exemple, en invoquant l'affirmation de Nichiren selon laquelle le choix entre shoju ou shakubuku doit dépendre du temps. (note) Pour la plupart, cependant, ces relectures se déroulent de manière non officielle et non explicite dans la pratique des fidèles ordinaires, qui, comme les adeptes de toute religion, ont tendance à minimiser ou à ignorer les éléments non favorables de leur tradition et à souligner ceux qui pour eux sont les plus pertinents - comme la valeur du bouddhisme de Nichiren en tant que religion de famille, l'efficacité du daimoku en tant que pratique de développement personnel, ou le but de Nichiren, interprété de diverses manières : réalisation d’une terre de Bouddha idéale ici dans ce monde. Il peut également y avoir une certaine réticence à altérer de quelque manière officielle que ce soit un enseignement qui a forgé l'identité religieuse traditionnelle de Nichiren. Dans le même temps, des conversations informelles avec des prêtres et des croyants laïcs de plusieurs groupes bouddhistes de Nichiren me suggèrent qu'au moins certains pratiquants considèrent en privé le mandat de s'opposer à la "calomnie du Dharma" comme un obstacle majeur à la reconnaissance plus large de l'enseignement de Nichiren en tant que forme légitime de bouddhisme - une tradition souvent représentée dans les lectures modernistes comme une religion particulièrement ''tolérante''. La condamnation de toutes les formes de bouddhisme, à l'exception de la dévotion au Sutra du Lotus, l’idée même de "calomnie du Dharma'', aliène les non-nichiréniens, qui y voient une autojustification dogmatique, tandis que les initiés nichiréniens avec des tendances plus fondamentalistes considèrent les critiques externes, non pas comme une raison pour reconsidérer leur position contradictoire, mais comme la validation de celle-ci, dans la mesure où une telle critique semble confirmer la prophétie scripturaire que ceux qui répandent le Sutra du Lotus à la Dernière époque du Dharma rencontreront l'hostilité. Il est intéressant de voir l'opposition implacable de Nichiren au ''péché de la calomnie du Dharma'', qui dans une large mesure a permis à sa petite communauté de prendre forme et de se développer en tant qu'école indépendante, devenir un obstacle à l'époque contemporaine. Mais ce n'est pas un cas isolé ; les problèmes herméneutiques épineux de la réinterprétation d'une revendication de vérité exclusive à la lumière de l'éthos moderniste évoqué ci-dessus ne sont en aucun cas limités aux bouddhistes de Nichiren. Le qualificatif fréquent de Nichiren comme "intolérant" dans la littérature scientifique et populaire découle précisément de cette philosophie. À titre purement descriptif, le terme est suffisamment précis ; pour reprendre l'expression contemporaine, Nichiren avait une "tolérance zéro" pour la pratique des autres. Mais la catégorie de "l'intolérance" repose sur un ensemble particulier d'hypothèses modernistes normatives sur la religion qui n'existaient pas au Japon médiéval ; les critiques adressées à Nichiren par ses contemporains étaient fondées sur des considérations très différentes. Rejeter Nichiren comme intolérant c’est ignorer le contexte interprétatif dans lequel il voyait la calomnie du Sutra du Lotus comme le plus effrayant des péchés. Cet aspect de sa pensée, que j'ai tenté de retrouver dans cet essai, est difficile à saisir, non pas parce qu'il est doctrinalement complexe, mais parce qu'il s'inscrit dans une vision de la réalité si différente de celle qui domine aujourd'hui le discours intellectuel. Néanmoins, la position moderniste est loin d'être universelle, et les convictions religieuses telles que celle de Nichiren, selon laquelle embrasser n'importe quel enseignement, sauf un, est un mal épouvantable contre lequel il faut lutter à tout prix, n'ont ni disparu du monde ni cessé d'entraîner des conséquences de grande portée. Au-delà du désir plus étroit de l'historien du bouddhisme japonais de ''redresser Nichiren'', ce seul fait oblige à faire un effort pour comprendre son concept de ''calomnie du vrai Dharma'' condamné comme le pire des péchés. |