Un
point de vue bouddhique sur par Michio T. Shinozaki |
|
Je n'ai pas l'intention d'exposer ici une analyse bouddhique de la crise écologique* de notre époque mais plutôt de trouver, dans le bouddhisme, une approche qui, au contraire d'un non-dualisme exclusif "naturaliste"*, examinerait le problème sur le plan historique et culturel. Concernant la relation entre les humains, la nature* et l'histoire, il y a au moins deux façons bouddhistes de considérer le problème. D'une part, on peut déclarer que la crise écologique est due à la pensée anthropocentrique issue du plus profond de la tradition judéo-chrétienne : l'homme est là pour dominer la nature. Pourtant, certains bouddhistes croient que leur philosophie est en mesure d'offrir un remède à la situation actuelle. Pour eux la solution est dans la juste compréhension du rapport entre l'homme et la nature. Cette opinion est partagée par les "religions orientales" en général qui prônent le caractère fondamentalement identique et indissociable de l'humanité et de la nature. C'est une sorte de naturalisme animiste, en admiration devant la beauté de la nature. Dans la philosophie de l'éternel retour (samsara), la nature est idéalisée et l'homme se doit de participer à son rythme. Cela implique la négation de tout dualisme entre l'homme et son environnement, confortant les positions animiste et polythéiste non-occidentales et affirmant un panthéisme opposé au monothéisme absolu. La notion même de "crise" écologique présuppose la croyance judéo-chrétienne en une évolution linéaire et irréversible jusqu'à la fin des temps (telos*). A l'inverse, le bouddhisme traditionnel voit l'histoire comme un mouvement perpétuellement cyclique où tous les événements font partie de la modification naturelle des phénomènes. Les humains sont inclus dans ce mouvement cosmique et phénoménal, sans qu'on y décèle quelque finalité. Ce point de vue néglige totalement l'historicité des êtres humains et des événements ainsi que la notion de développement. Il existe, toutefois, un bouddhisme qui tient compte de la conscience historique, tout en la situant dans une perspective cyclique. Même s'il privilégie la notion de l'éternel retour dans le temps cosmique, ce bouddhisme, qu'on peut qualifier de moderne, accorde toute sa place à la conscience historique. Si nous nous appuyons sur la conscience historique telle qu'elle est envisagée par Nichiren nous avons toutes les chances d'être entendus par les hommes de notre époque. Pour aborder le drame écologique, il importe,
dans un premier temps, de dégager les courants de pensée
qui prédominent actuellement. L'idée que les notions mêmes
de science et de crise écologique présupposent, sans équivoque,
un mouvement unidirectionnel du temps est avancée, entre autres,
par le professeur Gordon Kaufman (réf.).
1. L'approche "naturaliste" de la crise écologique (note) Pour certains, l'enjeu est la croyance ou non dans l'éternel retour. D'un côté, on constate que la technologie produit un grand nombre de matières dites mortes (polluées) qui échappent au processus du recyclage. La science et la technologie ne s'arrêtent pas, elles avancent sans cesse, sans finalité spécifique (telos). A l'opposé, les "naturalistes" pensent que les humains font partie d'une nature soumise à l'éternel retour (réincarnation). Cette notion de naissance, croissance, déclin, mort et renaissance est à l'opposé de la croyance en un processus linéaire de l'histoire qui aurait un commencement et une fin, (mieux, une finalité), comme l'enseigne la tradition judéo-chrétienne. J'aimerais exposer ici certaines interprétations bouddhiques de l'histoire qui ont trait à conscience de l'écologie et de l'évolution. Commentant Nietzsche, pour qui l’Eternel Retour
est "un cycle où tout revient et où le Même revient",
Takeshi Umehara dit que l'une des caractéristiques majeures de
la culture japonaise est qu'elle considère tous les êtres
comme faisant partie du "Même tout" soumis au cycle éternel
de vie et mort.
Nous percevons, derrière ces lignes, le cycle éternel vie-mort qui englobe tout ce qui est. La tradition religieuse japonaise considère que shizen (le naturel) est le “rythme” de la grande Vie, non pas dans sa périodicité mais plutôt dans son caractère transitoire. Pour Umehara, également, ce rythme serait un cycle incessant de vies et de morts. Basho* voit les hommes en tant que soleil (les jours) et la lune (les mois), comme l'herbe et les arbres, puisqu'ils ne cessent de naître et de mourir dans leur course éternelle. (réf.) Le bouddhisme voit le monde et l'univers comme une chaîne interdépendante de relations et de transformations. Toute existence, humaine ou non, animée et inanimée*, est inévitablement liée aux autres, dans une relation de dépendance mutuelle*. Le concept d'Éveil Atemporel*, propre à l'école Tiantai est exprimé par la formule : "Les montagnes, les rivières, les herbes et les arbres possèdent la nature de bouddha" (sansen somoku shikkai jobutsu). Ce ne sont pas seulement les humains et les autres êtres vivants qui ont la nature de bouddha mais absolument tout ce qui existe, le biologique et le non biologique. Il n'y a pas différence entre eux dans la mesure où, fondamentalement, ils procèdent d'une même réalité. Le passage entre ce monde et l'autre (l'au-delà, comme on l'appelle) ne s'interrompt jamais et il n'y a aucune rupture d'essence entre ces deux "mondes". Le cycle vie/mort s'observe tout aussi bien dans la chaîne alimentaire (biologique) que dans la transformation de la matière inerte. Umehara veut, sans doute, dire que pour coexister avec la nature il est essentiel que l'humanité redécouvre la notion de la succession incessante vie-mort-vie. Pour éclairer le problème écologique, Takuro Kishine interprète l'idée bouddhique de réincarnation d'un point de vue cosmologique. On peut voir la réincarnation comme un dynamisme cyclique entre matière et énergie. Le milieu non biologique, celui des êtres non sensitifs, serait le monde de la mort. Alors que le milieu biologique, qui est celui des êtres sensitifs, serait le monde de la vie. Le monde sensitif est celui des humains, des animaux, des plantes et des micro-organismes. On constate, dans les deux cas, un mouvement cyclique entre la matière et l'énergie, à l'instar de ce qui se passe entre le monde de la vie et celui de la mort. (réf.) L'altérnance entre le monde de la vie et celui de la mort est un cycle naturel et c'est cette alternance qu'on appelle le rythme vie-mort. On peut interpréter le Sutra du Lotus du point de vue des "naturalistes". Dans cette optique, les désirs doivent être limités et contrôlés, on dit "purifiés" pour retrouver leur véritable nature. C'est avec un minimum de désirs purifiés que les humains peuvent entrer en harmonie avec la nature. Les cinq préceptes enseignent le bon contrôle des pulsions humaines. Les quatre premiers (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre des actes sexuels illicites, ne pas mentir) signifient respectivement gérer la violence, l'économie, le sexe et la connaissance qui sont quatre faces de l'éros. Le dernier précepte (ne pas consommer d'intoxicants) touche la racine des quatre premiers : la gestion narcissique de la conscience de soi (auto-intoxication) (réf.). Ce culte du moi individualiste est comme un incessant "désir d'encore plus" anthropocentré qui utilise les moyens scientifiques et technologiques pour exploiter la nature et les autres êtres vivants. Donc, afin de réguler ce désir du "toujours plus", les humains sont appelés à réduire et/ou apaiser leurs désirs. Un autre passage du Sutra du Lotus exprime ainsi le contrôle des désirs : "Les six sens du corps sont purifiés et libres de tout attachement". Dans le chapitre XXVIII, il est écrit :
N'est-ce point là une exhortation à contrôler nos pulsions et à réduire nos soi-disant besoins ? µ 1.2. Un pouvoir poétique ? Tentons une critique de cette approche "naturaliste". En premier lieu, leur "non-pensée" (mu nen = tout en ayant des pensées on ne se laisse pas prendre par ces pensées) n'a aucun rapport avec la crise écologique. C'est le reproche formulé par Shiro Matsumoto.
C'est avec ce type d'arguments que le professeur Masao Abe condamne l'approche par le Zen des problèmes scientifiques et historico-culturels. Dans sa vision, souvent extrême, de la non-dualité, le Zen risque de tomber dans la “non-pensée” totalement passive. Masao Abe dit : "Le Zen actuel n'a pas les moyens de résoudre les problèmes de la science moderne ; de même, les questions individuelles, sociales ou celles d'éthique internationale, ne peuvent être que partiellement abordées à la lumière de leur concept de pensée non duelle, "la pensée sans penser". (réf.) Il y a au moins une façon dont la pensée sans penser* peut avoir une influence sur les problèmes écologiques dans ce monde scientifique et technologique. Heidegger dit que la pensée technologique et scientifique est une "pensée calculatrice" structurée comme un désir de puissance. Cette pensée ne peut pas offrir le terreau indispensable à l'existence humaine ; par conséquent elle est vaine dans le sens qu'elle ne peut pas s'enraciner (c'est la fuite en avant). En d'autres termes, à l'intérieur d'un certain cadre de référence ou d'une aire où cela ne représente pas de danger, la pensée peut être "calculatrice", être orientée vers un but. Malheureusement, pour ce qui est de la science et de la technologie, les pensées calculatrices ne s'arrêtent jamais mais continuent d'avancer sans finalité. Notre mode de pensée dans le monde moderne est déjà profondément ancré dans la "pensée calculatrice". Aussi, même si nous devons élaborer une nouvelle approche de la crise écologique, nous ne pouvons échapper à cette pensée orientée, si intimement liée au processus de la pensée technologico-scientifique, qui est, par définition, duelle. La grande question est de savoir s'il reste une place pour la pensée religieuse et éthique alors que nous sommes sous la domination de la "pensée calculatrice", c'est-à-dire façonnés par la pensée duelle, scientifique et technologique. Dans le contexte écologique, le pouvoir de la pensée non duelle, que l'on peut symboliser par la pensée et l'acte poétiques, est envisageable. La pensée non duelle n'est peut-être pas "utile" mais elle peut être provocante et éloquente en matière d'existence. A voir les pouvoirs des poètes, des artistes et des saints, on peut les comparer aux "génies de la forêt" de notre monde moderne technologique. Ils se montrent capables de guérir le nihilisme généré par le regard scientiste et mécaniciste du monde, un monde dans lequel nous ne voyons plus le but du progrès technologique. 1.3. Cosmologie bouddhiste et manque de conscience historique Les bouddhistes japonais devraient également comprendre que le Japon est l'un des pays les plus industrialisés et qu'il est une victime de la crise écologique. Ils ne peuvent pas ignorer qu'ils sont profondément et inéluctablement impliqués dans ce monde technologique moderne. Du point de vue naturaliste, l'histoire est un processus cosmologique plutôt qu'historico-culturel. L'histoire cosmologique bouddhiste implique un processus cyclique de croissance et de décroissance de l'univers. "L'univers, avec ses mondes multiples et la diversité des êtres vivants, répète éternellement un quadruple cycle de changement, " c.-à-d. de longues périodes de dissolution, de vacuité, de création et de durée. (réf.) On peut comprendre cela si on considère le temps cosmologique qui dépasse le temps individuel de la vie humaine sur cette planète. Pourtant, au vu des problèmes écologiques que les humains ont créés au cours de leur histoire, cette considération n'est ni utile ni créative. Les naturalistes bouddhistes ignorent délibérément le processus historico-culturel de l'humanité. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne le monde actuel de la science et de la technologie. Le bouddhisme Theravada a tendance à se départir des choses de ce monde et le bouddhisme Mahayana, surtout le Zen, se concentre sur l'Éveil en négligeant le monde concret (dualiste), ce monde dans lequel nous sommes confrontés à la crise écologique. La cosmologie bouddhiste peut, bien évidemment, avoir une interprétation scientifique. Après que la cosmologie scientifique a été généralement acceptée, les bouddhistes se sont généralement contentés de la déclaration que la science et le bouddhisme n'étaient pas contradictoires. Rappelons toutefois que la science et la technologie modernes ne sont pas issues de la tradition bouddhique. Au lieu de réfléchir sur les réalités du monde technologique, les bouddhistes du New Age sont naïvement fiers de la compatibilité de la science et de la technologie avec le Dharma bouddhique. Par exemple, Akira Sadakata termine son livre Cosmologie bouddhiste en parlant du rapport entre le bouddhisme et les théories de la science moderne :
Sur ce plan, la cosmologie bouddhiste et la science ne se contredisent pas. "La cosmologie bouddhiste combine habilement le scientifique et le religieux, inlassablement préoccupée par la nature de la souffrance humaine et la délivrance de cette souffrance." (réf.) Si on se place au point de vue la doctrine du salut, l'existence des humains, dans leur réalité, implique qu'ils subissent douloureusement la périodicité cyclique de l'univers et qu'ils peuvent y échapper de deux façons : soit en la transcendant soit en acceptant le fait qu'ils font partie de cet univers et qu'ils peuvent s'adapter à son rythme. Si on se place au point de vue de la réflexion, on peut dire que les bouddhistes ont trouvé dans la science et la cosmologie scientifique des idées qui ressemblent aux leurs. Mais il faut souligner, une fois de plus, que la science et la technologie modernes ne sont ni issues de l'enseignement bouddhique ni de la philosophie orientale. En même temps, leur regard naïf sur les similitudes empêche les bouddhistes de voir le pouvoir démoniaque de la science et de la technologie et d'étudier leur essence avec un sens critique.
Shiro Matsumoto critique le naturalisme bouddhique qui prend prétexte de la non-dualité de l'être humain et de son environnement (esho funi) pour leur accorder une valeur équivalente : "Je n'ignore pas le mouvement planétaire actuel pour protéger la nature et les animaux du désastre provoqué par les humains. Je suis d'accord pour éveiller la prise de conscience de la nécessité écologique. Seulement je dis qu'il est plus grave de tuer des êtres humains que de ravager la nature ou de tuer des animaux."(réf.) Le bouddhisme dit que les humains sont une partie des êtres vivants (shujo) et, comme mentionné plus haut, l'idée que les montagnes, les rivières, l'herbe et les arbres ont la nature de bouddha signifie qu'il y a une continuité entre les humains, les autres êtres vivants et la nature. C'est une philosophie de symbiose ou d'existence conjointe. Si nous considérons que les humains sont des êtres biologiques, il est difficile de trouver une différence d'essence entre eux et les autres animaux, surtout au regard des découvertes génétiques de la biologie moléculaire. Au plan religieux, les humains se distinguent par le fait qu'ils peuvent devenir Éveillés et, ainsi, éveiller d'autres êtres pour leur salut. Dans la théorie de la doctrine Tiantai des dix monde-états, un être humain peut renaître dans les six mondes-états inférieurs et les dépasser en pénétrant les quatre autres : celui des auditeurs-shravakas, des pratyekabuddhas, des bodhisattavas et des bouddhas. Dans la perspective cosmologique, les humains font partie de l'univers mais ils sont les seuls à être conscients de l'existence des dix mondes-états. Pour l'école Tiantai les humains ne sont pas seulement des êtres vivants, ils ont également une conscience de soi qui leur donne le pouvoir de transcender leurs diverses conditions. Cela ne signifie pas que la vie d'un humain est plus importante que celle d'un animal mais que les humains sont spéciaux car ils peuvent au moins se poser des questions et prendre la responsabilité de leur Éveil et de celui des autres êtres vivants. 2.2. Conscience de l'histoire Quelle est donc la position des humains dans l'ordre écologique. Il est évident que si l'humain (ou tout autre animal doté de conscience de soi) n'existait pas sur cette planète, personne ne pourrait détruire autant de vies ni polluer la planète avec la science et la technologie. D'une part, si biologiquement les humains ne sont pas supérieurs aux autres êtres vivants, ils sont cependant différents ne serait-ce qu'à cause de la conscience qu'ils ont de ce que leur existence et celle des autres dépend totalement de l'équilibre écologique de cette planète Terre. Seuls les humains sont capables de cette conscience. Je veux montrer que, dans la perspective bouddhique, les humains ne sont pas seulement indissociables de la nature ; ils peuvent, en effet, transcender leur position historique et la transformer volontairement. En d'autres termes, les humains sont, de façon unique et décisive, formés par les circonstances historiques. Cela signifie d'une part qu'ils sont toujours et dès avant leur naissance au sein d'une histoire et, d'autre part, qu'ils peuvent décider de lui donner une certaine orientation en réfléchissant au passé, au présent et au futur. Afin que les bouddhistes puissent appréhender la crise écologique du monde actuel, il faut que l'humain ne soit pas uniquement vu comme un produit de l'évolution naturelle mais aussi comme le produit d'une évolution historique et culturelle, capable de transcender les données historico-culturelle. Pour démontrer cela, je dois me pencher sur la notion du temps dans une perspective de l'évolution et du progrès, comme cela est pressenti par la cosmologie et la biologie modernes, et qu'enseigne la tradition bouddhiste. Sans cela, les bouddhistes ne peuvent réfléchir à la façon dont ils peuvent aborder la crise écologique actuelle. Je vais indiquer le point de vue de la tradition des croyants du Sutra du Lotus, et particulièrement de Nichiren, qui dit que les humains sont dotés d'une conscience historico-culturelle. 3. Une nouvelle interprétation des dépendances causales 3.1. Dépendance causale et évolution D'un point de vue bouddhiste, nous devons aborder l'histoire par une réinterprétation de la notion d'origine interdépendante (ou production conditionnée*). L'enseignement bouddhique, le Dharma, sur la production conditionnée peut être vu comme un processus d'évolution. La production conditionnée s'exprime par douze liens causaux* de l'interdépendance. Cette chaîne de douze maillons explique la réalité de la vie humaine et de tout ce qui vit. Il existe quantité de textes traitant les diverses relations entre les maillons de la chaîne. Un des plus répandus est l'Abhidharma. La doctrine de l'origine interdépendante met en jeu les causes et les effets dans les trois temps du passé, du présent et de l'avenir des humains. Cette théorie place la dépendance causale à la base de toute évolution des humains. Certaines écoles bouddhistes tentent d'expliquer sur la base des douze maillons d'interdépendance l'émergence de la vie sur terre, en tant que résultat d'une évolution à partir d'un micro-organisme unicellulaire apparu il y a des milliards d'années. (réf.) C'est, en particulier, le cas pour le courant Sarvastivada. D'après Kogen Mizuno, les Sarvastivadins estiment que la chaîne des douze liens comprend quatre sortes de causalité.
La doctrine des douze maillons d'interdépendance (force karmique) peut ainsi rendre compte de n'importe quelle transformation des humains et des autres êtres vivants. Toute modification imprévue au cours d'une évolution trouve naturellement son explication dans l'émergence de la force karmique. Le processus cyclique de vie-mort implique la croyance que la vie et la mort sont deux faces d'une même réalité. La production conditionnée implique que chaque être vivant est unique et que de nouvelles espèces apparaissent tout au long d'une évolution déterminée par le karma passé et les actes présents. Notons au passage que même l'approche traditionnelle de la production conditionnée n'exclut pas la "causalité instantanée" au moment de l'Éveil. Nous ferons largement cas de la dernière forme de causalité, celle qui "s'étend indéfiniment", accessible pour une mentalité historiciste de notre monde moderne peu religieux. 3.2 Vers une rénovation de l'aspect historico-culturel de l'humanité Kogen Mizuno souligne les implications importantes et originales de la doctrine de la production conditionnée. Il dit que cette vision du monde tient compte de l'existence humaine et tous les phénomènes de l'univers, et que son souci majeur est la solution concrète aux problèmes de la vie humaine. L'intérêt de cette doctrine est de fournir un schéma cohérent et de donner une explication à l'existence des hommes et de l'univers sur un plan phénoménal. Elle indique de quelle façon les humains peuvent trouver un sens à leur vie malgré les souffrances, le plaisir et les illusions et comment ils peuvent arriver à l'Éveil au sein de ce monde et de cette société :
Notre vie présente est, en quelque sorte un moule, le pattern d'où sortira notre futur. Elle a une influence déterminante sur notre environnement. Nous, les humains, sommes uniques car nous comprenons l'interdépendance des causes qui régissent le temps et l'espace et que nous sommes conscients de notre responsabilité aussi bien à l'égard de l'existence humaine que de notre environnement. Si nous n'arrivons pas à trouver une solution aux problèmes écologiques à l'ère des sciences et de la technologie, nous serons en contradiction avec le principe bouddhique de la production conditionnée. J'aimerais faire l'hypothèse que la conception de Nichiren de mappo (période du déclin de l'Ensignement de Shakyamuni) est née de sa prise de conscience face aux événements historiques de son époque, ce qui suppose chez lui une certaine conception du déroulement unidirectionnel du temps. Le concept de mappo est une sorte d'eschatologie bouddhiste. La conscience de l'histoire "en crise" peut s'étendre à l'interprétation bouddhiste des enjeux écologiques du monde moderne qui supposent également le mouvement unidirectionnel du temps. A la base de la foi de Nichiren, il y a toujours sa conscience du temps historique. L'un de ses cinq écrits majeurs le Senji-sho (Le choix en fonction du temps) commence ainsi : "Celui qui veut s'engager dans la voie bouddhique doit, avant tout, tenir compte du temps." Nichiren se nommait lui-même "le véritable pratiquant du Sutra du Lotus dans la période de mappo." Pour faire face aux difficultés, il s'appuyait beaucoup sur les sutras qui traitaient des "Derniers jours du Dharma". Il avait une conscience aiguë des crises de l'histoire. 4.1. Mappo et le Sutra du Lotus Je parlerai rapidement de mappo shiso (l'idée de la dégénérescence du Dharma), (réf.) particulièrement en ce qui touche le Sutra du Lotus. Je veux montrer que cette pensée est issue de la réalité historique et de la conscience historiciste. L'origine de cette idée de la dégénérescence du Dharma (Enseignement) est à chercher en Inde. C'est le résultat, d'une part, de la dégradation interne du Sangha et, d'autre part, de la menace extérieure du pouvoir social, politique et religieux. Tout cela pouvait corrompre le véritable Dharma et sa pratique. Le terme sanskrit pour mappo est saddharma-vipralopa . Dans le bouddhisme indien, l'idée de mappo se trouve dans le Suryagarbha* et le Candragarbha*. Ces concepts furent inclus dans le Mahayanabhismaya sutra*. Ces idées furent reprises et développées en Chine.
Huisi (515–77),
de l'école Tiantai, se pencha sur cette idée et détermina
les dates des trois périodes suivant la mort du Bouddha Shakyamuni
: shoho (Dharma correct), zoho (Dharma correct, d'imitation ou
d'apparence) et mappo (les Derniers jours du Dharma). Dans le Sutra du Lotus, la théorie du Dharma correct et du Dharma dégénéré était entremêlée avec la théorie de kometsu (l'extinction des kalpas). Après la mort des différents bouddhas, il y avait les kalpas du Dharma correct et du Dharma dégénéré. Le Sutra du Lotus dit :
Le mot "mappo" se trouve dans le chapitre XIV du Sutra du Lotus. D'après Ryujo Yamada, c'est la traduction par Kumarajiva du terme sanskrit "saddharma-vipralopa" (l'extinction et la destruction du Dharma correct). (réf.) On trouve beaucoup de phrases du Sutra du Lotus qui parlent de mappo.
Bien que le Sutra du Lotus tout entier soit imprégné de la notion de mappo il ne définit pas clairement les trois périodes du Dharma correct, du Dharma formel et de mappo. Le temps de la propagation du Dharma (en fait de ce Sutra) peut être considéré comme appartenant à une période mauvaise (ou corrompue) de la dégénérescence du Dharma. D'après le Nichiren Shonin no Rekishi Ishiki (Conscience de l'histoire du Vénérable Nichiren) de Zuiei Ito, nous sommes frappés par la conscience ardente de mappo dans le Sutra du Lotus parce que le Dharma correct - ou Merveilleux (saddharma) - que ce sutra proclame est mis en opposition avec le Dharma correct ainsi et avec la destruction du Dharma correct. Par conséquent, la vue que le bouddhisme du Sutra du Lotus a de l'histoire, est forgée à partir d'une conscience orientée vers le futur où le telos, le but final est le rétablissement du Dharma correct tel qu'il fut exposé à l'origine. (réf.) Ito suppose que cette vue bouddhiste de l'histoire fut formée par une réflexion sur la réalité historique alors que les bouddhistes subissaient une campagne de diffamation du Dharma, ce qui a précipité d'autres crises. En d'autres termes, le Sutra du Lotus lui-même aurait été rédigé par un groupe qui voulait suivre le Dharma correct dans un certain contexte historique et prier pour le bonheur des gens dans ce monde au cours d'une période de corruption. Les préoccupations historiques concrètes sont totalement étrangères au mode de pensée indien ; aussi, ce sutra non plus ne se soucie pas de chronologie. Au Japon, dans l'ère Heian tardive, les innombrables souffrances provenant de l'instabilité politique et sociale et des calamités naturelles ont bouleversé l'esprit des gens, les sensibilisant aux scènes d'enfer décrites dans le Ojo yoshu (L'Essentiel pour renaître dans la Terre pure) de Genshin. Une espèce d'ambiance "mappo" marque cette période. La population sentait que l'ère de déclin était arrivée. 4.2. Nichiren et l'idée de Mappo Je voudrais montrer que l'idée de mappo de Nichiren est basée sur une vue linéaire de l'histoire et qu'il a aussi réfléchi sur la réalité historique de son temps, lui donnant une interprétation herméneutique. Sa compréhension de mappo n'est pas pessimiste, c'est plutôt une incitation à changer le monde plutôt que de chercher la réalisation de soi dans son seul monde intérieur. Cette attitude n'est pas naturaliste, c'est plutôt un appel à transformer la réalité historique de ce monde. Selon Shigemoto Tokoro, trois arrière-plans interviennent dans la conception de mappo de Nichiren : l'histoire du bouddhisme, l'histoire naturelle et l'histoire sociale. (réf.) Le premier s'applique aux limites temporelles de mappo dans l'histoire du bouddhisme avant l'ère de Kamakura. L'histoire naturelle se rapporte aux diverses calamités et catastrophes naturelles extraordinaires qui ont eu lieu au cours de l'ère de Kamakura. L'histoire sociale s'intéresse aux diverses perturbations et instabilités politiques de cette époque comme les luttes intestines sous le bakufu et les crises dues aux menaces face aux raids mongols de 1274 et 1281. Nichiren se préoccupait de ce monde. Dans une société qui était en pleine détresse, la population souffrait de désastres naturels et de précarité sociale ; la sécurité était menacée par les intrigues politiques et des guerres. Nichiren voulait rétablir le Dharma correct du Sutra du Lotus afin de résoudre ces crises. C'est dans cet esprit qu'il écrivit le Rissho Ankoku Ron (Traité pour la pacification du pays par l'établissement du Dharma correct) et le présenta au gouvernement en affirmant que si le Dharma correct, c'est-à-dire l'unification du bouddhisme basée sur le Sutra du Lotus, était fermement établie, le pays retrouverait la stabilité et les gens pourraient être heureux. Son interrogation concernant mappo était constamment nourrie par ces trois éléments. De plus, un facteur non négligent était son expérience des persécutions qu'il eut à subir à cause de sa foi exclusive dans le Sutra du Lotus et de ses critiques des autres écoles bouddhistes, principalement de Jodo (école de la Terre Pure) qui pratiquait l'invocation du Bouddha Amida (le nembutsu). (note) Nichiren utilisa le Daijikkyo dans son analyse des cinq périodes de la dégénérescence du Dharma. Dans le Senji Sho (Le choix en fonction du temps), il dit :
Le concept des périodes de cinq cents ans du Daijukyo que Nichiren a adopté est, en un sens, une mise en évidence du déclin au cours du temps des capacités humaines. Mais cette constatation peut être interprétée différemment : elle peut mettre à jour le processus de sécularisation c'est-à-dire le passage du monachisme au monde laïc. Le premier et le deuxième demi-millénaire, respectivement prévus pour l'atteinte de la libération et la pratique de la méditation, sont appelés l'ère de la moralité et de la spiritualité, ce qui correspond au Dharma correct. La pratique de la tradition monacale est pleinement mise en oeuvre. Les troisièmes cinq cents ans de lecture, récitation et écoute indiquent une période d'apprentissage qui encourage les facultés d'analyse. Cette période est une phase de transition entre la réclusion de la vie monacale et le monde séculier. Le quatrième demi-millénaire de construction de temples et de stupas est une ère matérialiste et esthétique. C'est la période où le pouvoir séculier soutient la tradition monastique. La troisième et la quatrième périodes, prises ensemble, constituent le Dharma formel. La cinquième période de cinq cents ans est une période de compétitions idéologiques qui accentue les valeurs du raisonnement théorique ainsi que l'expression des désirs personnels qui découlent d'une perte des valeurs morales et religieuses. C'est une période de parachèvement de la sécularisation. Nous avons donc là une théorie de l'histoire qui se présente comme une sorte d'eschatologie, partant de l'âge d'or du Dharma correct et finissant avec les Derniers jours du Dharma (mappo). Mais son objectif tacite est de susciter la conscience de crise à l'idée de l'extinction du Dharma correct et de provoquer la renaissance du Dharma correct. Nichiren s'est efforcé de trouver des preuves que son époque était "entrée dans mappo depuis deux cents ans" et qu'elle se situait "deux mille deux cents ans après le trépas du Bouddha". Il cite plusieurs sutras et des textes historiques chinois. (réf.) Tout en étudiant scrupuleusement l'interprétation des périodes par le maître de méditation (zenji ) chinois Tao-cho*, Nichiren lit le Sutra du Lotus comme un texte prophétique et il dit :
Nichiren a essayé d'étayer cette déclaration en citant le Daijikkyo et le Sutra du Lotus. Il écrit :
En interprétant l'histoire à la lumière des sutras, Nichiren acquit la certitude que son époque était déjà dans mappo. C'était donc le bon moment pour la propagation du Sutra du Lotus, prévue et prophétisée par le Bouddha pour le salut des humains. Se fondant sur les sutras, et particulièrement sur le Sutra du Lotus, Nichiren accorda tout son sérieux à la réalité historique, avec une conscience aiguë de sa propre position dans l'histoire. Sa mission de bodhisattva conscient est intimement liée à sa perception du "c'est maintenant ". Je n'ai pas l'intention ici de discuter son mode de calcul des dates. C'est objectivement incorrect. Le point important est cependant que sa compréhension de l'histoire comme étant unidirectionnelle ; les trois mondes temporels du passé, du présent et du futur sont réels. En lisant les sutras avec son coeur, il prit douloureusement conscience de la réalité historique de son temps et en a conclu que sa mission était de changer ce monde irréligieux en se fondant sur sa foi dans le Sutra du Lotus. 5. L'herméneutique de Nichiren : éléments historico-culturels. Nichiren analysa avec un grand sérieux les éléments du monde dans lequel il vivait. Il établit cinq catégories herméneutiques* pour déterminer les moyens de propager les enseignements du Sutra du Lotus. Il les détaille largement dans son essai "L'enseignement, la capacité, le temps et le pays" (Kyokijikoku). Les conseils du Rissho Ankoku Ron que Nichiren envoya au gouvernement de Kamakura furent négligés. A l'inverse de l'effet désiré, il fut exilé à Izu. Il avait alors quarante-et-un ans. Petit à petit, il se mit à élaborer une explication des sutras à la lumière de sa propre situation historique. On en trouve l'exposé dans L'enseignement, les capacités, le temps, le pays et dans Encouragements à une personne malade. Il s'agit des cinq guides pour la propagation (goko), critères qu'il faut prendre en considération lorsque l'on propage le bouddhisme : enseignement, capacité des personnes, époque, pays, contexte. Nichiren accordait une importance particulière au passage suivant, celui qui l'a aidé à déterminer les cinq critères goko :
L'expression "après l'extinction de l'Ainsi-Venu", indique le temps, c'est-à-dire mappo. La phrase "il connaîtra les textes prêchés par le Bouddha" désigne le Dharma. Le passage "leurs relations causales et leur succession / il les prêchera selon leur sens, comme ils sont réellement. " dit que ce sutra [du Lotus] se place dans le contexte d'un processus et d'un raisonnement historiques. Cela signifie que les éléments historico-culturels des sutras, du pays et du peuple, doivent être pris en compte. Selon l'école nichirenienne, la partie finale "Comme la clarté du soleil et de la lune / est capable d'éliminer les ténèbres, / une telle personne, parcourant le monde, / pourra dissiper l'obscurité des êtres. / Elle enseignera d'innombrables bodhisattvas / et les fera demeurer dans le Véhicule unique", exprime la conviction de Nichiren d'avoir à accomplir la mission du bodhisattva Jogyo Surgi-de-Terre. Le premier de ces cinq critères de propagation est l'enseignement (kyo). C'est l'enseignement du Sutra (Dharma). Le deuxième est la capacité des personnes (ki) : aptitude des disciples à croire et à comprendre l'enseignement dispensé. Le Sutra du Lotus a été destiné à ceux dont les capacités relèvent du plus petit dénominateur commun de l'humanité, dans la période de mappo. Le troisième critère est le temps (ji). Même si l'enseignement est juste et s'il est entendu par les auditeurs appropriés, si ce n'est pas le bon moment, il n'aura aucun succès. Le temps juste, l'enseignement juste et la capacité des auditeurs ont une importance équivalente. Par son interprétation des sutras, Nichiren a conclu que le moment présent était celui de mappo, le temps de propager le Sutra du Lotus pour le salut de tous les êtres humains. Nichiren avait une conception du temps spécifique. Comme on le constate dans son expression sublime et si parlante, la notion du temps ressemble à un "éternel maintenant". Il en parle dans l'un de ses traités principaux Kanjin Honzon Sho (Le véritable objet de vénération). Le passage suivant est communément reconnu comme étant le coeur de la pensée de Nichiren :
C'est l'expression de la non-dualité (funi*) entre ce monde Saha et la terre pure éternelle qui coïncide avec le moment de non-dualité entre le temps historique et l'éternité. Pourtant, même s'il a fait l'expérience spirituelle de la non-dualité la compréhension dominante du temps chez Nichiren est chronologique. Le quatrième critère est le pays (koku ). Le Japon convenait particulièrement à la propagation du Sutra du Lotus. Pour Nichiren, le pays n'était pas forcément un Etat, c'était la région ou n'importe quelle terre en tant qu'environnement naturel. (réf.) Le cinquième critère est celui de l'ordre de succession dans la propagation (fo). Il faut suivre une progression logique et appliquer une stratégie adéquate en fonction des enseignements précédents. Par exemple, le bouddhisme mahayana provisoire enseigné avec succès était une voie qui préparait le bouddhisme mahayana définitif. Voyons maintenant la place que Nichiren accordait à l'aspect historico-culturels de la propagation.
Nichiren essayait de considérer les aspects historico-culturels (le temps et la capacité des gens) avec "l'oeil du Bouddha" qui peut voir toute chose du passé, du présent et du futur, et éclairer les ténèbres de ce monde avec le "soleil du Bouddha". 6. Point de vue de Nichiren sur la crise écologique Revoyons ces critères en les appliquent à la crise écologique actuelle. (note) Le premier (kyo), signifie la connaissance de l'enseignement juste*. C'est un enseignement qui doit pouvoir sauver tous les êtres vivants qui souffrent de la crise écologique à l'ère de mappo. Face à cette crise nous devons trouver l'enseignement qui pourrait sauver cette Terre et tous les êtres vivants. Il pourrait être composé de sciences exactes et de sciences humaines qui trouveraient un moyen de stopper et inverser les dégradations écologiques. Le chapitre XIX du Sutra du Lotus dit :
Nikkyo Niwano interprète cette citation ainsi :
Cette citation dit que si la foi dans le Dharma correct est profonde et sincère, la façon de comprendre les soucis pratiques et séculiers sera naturellement conforme au Dharma correct. Il en résulte que ceux qui croient au Dharma correct ne doivent pas négliger les "sciences". Et par conséquent, il faut que les bouddhistes se préoccupent des problèmes écologiques et des principes politiques, économiques et sociaux qui peuvent éviter la souffrance aux êtres vivants. Ils doivent s'investir dans ces problèmes planétaires et se documenter à leur sujet. Pourquoi devons-nous nous impliquer dans ce monde ? Dans le chapitre XVI du Sutra du Lotus, il est dit que le Bouddha historique et atemporel, Shakyamuni, "a toujours depuis été en ce monde Saha* pour enseigner le Dharma. [...] et aussi guidé et protégé les hommes de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi, autres mondes. Dans le même chapitre le Bouddha dit : "J'ai aussi jadis pratiqué les austérités de bodhisattva et la vie que j'ai acquise alors n'est pas encore épuisée." Cela signifie qu'actuellement, le Bouddha Atemporel aide et sauve les êtres dans la réalité historique de ce monde, qu'il y apparaît et qu'il continue à prêcher le Dharma. Le Bouddha s'implique dans ce monde par des applications concrètes du Dharma. Shakyamuni a pratiqué la voie du bodhisattva en enseignant d'innombrables bodhisattvas. Sa vie atemporelle est précisément l'une des pratiques de la voie du bodhisattva. Dans le chapitre XVI du Sutra du Lotus, il est écrit :
Comme Nichiren, nous pouvons lire ce message en fonction de notre condition historique. La vie atemporelle du Bouddha se révèle dans des activités concrètes et les pratiques de la voie du bodhisattva dans ce monde. Dans la réalisation des actions concrètes de bodhisattva, le Bouddha y pense toujours, il se préoccupe de tous les êtres vivants et les conduit vers la bodhéité. Nous croyons que quels que soient le moment et le lieu de notre pratique de bodhisattva, le Bouddha apparaît et enseigne le Dharma. (note) Nous pouvons voir réellement la réponse du Bouddha à ceux qui pratiquent la voie de bodhisattva dans le monde. Les bodhisattvas qui sont activement engagés dans les questions écologiques peuvent recevoir l'inspiration provenant du dynamisme de la Vie éternelle. Le deuxième critère (ki) stipule qu'il faut tenir compte de la mentalité gens de notre époque. Afin de comprendre leurs capacités intellectuelles et spirituelle, revoyons ce qui est dit de "l'époque mauvaise des cinq impuretés" (gojoku akusei*). Dans le chapitre II du Sutra du Lotus, il est dit :
L'impureté de l'époque est générée
par un certain laps de temps, celui de longues guerres, des calamités
naturelles, des épidémies etc. Cette notion met en lumière
un lent processus historique de décomposition quand les maux surgissent
et s'accumulent. La deuxième, l'impureté des passions, survient
lors de l'accroissement des désirs et des actions destructrices
qui en découlent. La troisième, l'impureté de tous
les êtres vivants, désigne des conditions où tous
les êtres vivants sont dégradés mentalement et physiquement.
On constate que les organes des sens, chez les personnes qui ont adopté
le mode de vie moderne, sont affaiblis. Il nous est difficile, par exemple,
de distinguer par la vue, le goût, le toucher, etc. les bons végétaux
traditionnels de ceux qui sont artificiels et pollués. L'impureté
de la pensée représente les disputes idéologiques.
Les croyances erronées abondent. La cinquième signifie
que la durée de vie diminue. Certes, la longévité
a augmenté mais la qualité de la vie a diminué. Au
Japon, comme dans d'autres pays industrialisés, "la vie"
est réduite à de la matière et à la mort.
Les hommes ne perçoivent plus la vie dans sa globalité.
L'énergie vitale décroît parce que les hommes d'aujourd'hui
ne voient pas, n'entendent pas, ne sentent pas, ne goûtent pas,
ne touchent pas et ne pensent pas au dynamisme de la "Vie".
Toshiko Toriyama dit que la civilisation moderne prive les humains de
leur capacité de garder leurs pieds sur terre en écoutant
les voix intérieures de leur corps. Si on écoute son corps
on peut sentir l'énergie de sa vie et entendre la voix de la nature. (réf.)
Nous sommes bel et bien dans "l'époque mauvaise des
cinq impuretés", une époque où les humains sont
attachés à des illusions. (réf.) Le troisième critère (ji), est la juste appréciation du temps. Le temps actuel est celui de la dégradation écologique. Nous sommes au vingt-et-unième siècle, en pleine expansion de la mondialisation, quels sont donc les problèmes qui nous attendent ? Afin de trouver des solutions éventuelles à la crise écologique, nous devons comprendre comment la science et la technologie se sont développées et à quel point ce développement peut affecter, dans le futur, les êtres vivants de notre planète. Le quatrième critère, le pays, exige une bonne connaissance du lieu où nous vivons. Nichiren a vu le terrible tremblement de terre de l'ère Shoka* et la comète géante de l'ère Bunei* ; il les a ressenti comme des présages de l'apparition du bodhisattva Jogyo. Il fut également très attentif aux incursions mongoles ainsi qu'aux désordres politiques. La compréhension d'un pays englobe tous les événements de son territoire : naturels, politiques et économiques. Le Sutra du Lotus le confirme en ces termes :
Comme un parent qui aime ses enfants, le Bouddha est toujours compatissant envers tous les êtres de ce monde. Le sens de cette citation est que ce n'est pas ailleurs mais bien dans ce monde-ci que la mission salvatrice du Bouddha sera accomplie. Le chapitre VII raconte qu'à l'époque incalculablement lointaine de l'Ainsi-Venu Mahabhijnajnanabhibhu*, seize bodhisattvas atteignirent l'Éveil et que chacun d'eux devint un bouddha avec son propre monde. Quinze de ces bodhisattvas devinrent des bouddhas dans d'autres terres ; "le seizième, c'est moi, Shakyamuni, qui ai réalisé l'Éveil complet et parfait sans supérieur* en le monde Saha." Cela signifie que le Bouddha Shakyamuni est le grand-maître* de ce monde Saha* ; cela dit également à quel point cette planète Terre est importante car c'est ici qu'il apparut pour la première fois dans l'histoire. Une préoccupation constante du Sutra du Lotus ressemble par certains côtés à celle du christianisme : celle de la responsabilité envers la Terre. Niwano commente l'événement du chapitre XV du Sutra du Lotus, quand le Bouddha refuse la proposition de la multitude de bodhisattvas des autres terres et confie ce monde Saha aux bodhisattvas Surgis-de-Terre : "Le monde où nous vivons doit être purifié et pacifié par nos efforts car c'est là que nous vivons." Shakyamuni et les bodhisattvas sont indissociablement liés à notre monde. Le Sutra du Lotus dit : [ils] s'exercent au Dharma
de la voie qui est mien ; Le Sutra du Lotus concerne indéniablement ce monde-ci, ses pays et son sol. La fleur de lotus est enracinée dans la boue de la terre. On peut en déduire que notre monde, Terre de Bouddha, doit être mené à l'Éveil, tout comme nous-mêmes ; il doit être purifié. C'est justement à quoi s'emploient les bodhisattvas. On dit même que la tâche des bodhisattvas est l'écologie. Nous trouvons dans le Sutra du Lotus :
Nous pouvons dire que le "royaume pur" est une planète Terre écologique car notre monde est celui du Bouddha et qu'il est destiné à devenir Terre du Bouddha. Comprendre la crise écologique actuelle signifie connaître la terre où nous vivons. La société mondiale sans frontières ressemble à la maison en feu dans la parabole du chapitre III du Sutra du Lotus. C'est une société dont les souffrances* sont l'insécurité, la pollution, les bombes nucléaires ainsi qu'un nationalisme obtus et exclusif. Dans ce monde Saha, le Bouddha a confié aux humains la tâche de réaliser avec lui la purification. Le cinquième critère, l'ordre de succession, incite à dégager les priorités parmi toutes les solutions pour sauver la planète Terre. Il importe de repenser les idées et les principes traditionnels et de les classer selon l'urgence d'application. Si nous suivons les trois catégories de preuves* que propose Nichiren, nous devons prendre les événements concrets très au sérieux et découvrir leur signification profonde enseignée par le Bouddha afin que les gens puissent atteindre l'Éveil et que le monde soit pacifié.
L'attitude bouddhique envers la dégradation écologique moderne reflète la façon dont telle ou telle école bouddhiste comprend l'histoire. L'approche naturaliste est basée sur le mouvement cyclique du temps : les humains sont juste une partie de la nature. S'ils sont en phase avec le rythme naturel, c'est-à-dire l'éternel retour du même, ils peuvent échapper, pour eux-mêmes, à la crise écologique. C'est une conception bouddhique très répandue et parfaitement acceptable. L'autre attitude, c'est-à-dire l'approche historico-culturelle, tient compte du mouvement unidirectionnel du temps. Les humains ne sont plus seulement une partie de la nature mais sont des êtres biohistoriques doués de la capacité de créer et maintenir l'équilibre écologique nécessaire à la survie de tous les êtres vivants. Je pense que "prendre le temps au sérieux", penser et agir dans cette réalité historique, est une façon de s'attaquer à l'énormité de la crise écologique. Alors le Sutra du Lotus s'adresse bien à notre monde et à notre époque, celle la prise de conscience de mappo. L'importance que Nichiren accorde à mappo montre qu'il se situe du point de vue du mouvement unidirectionnel de l'histoire. Sa mission, en tant que bodhisattva Jogyo est fondée sur la compréhension de la réalité historique et de ce qu'il appelle "le présent maintenant". Nous avons vu comment Nichiren se situait dans une perspective historico-culturelle. Je me suis basé sur sa théorie des cinq critères herméneutiques. J'ai suggéré une façon possible d'affronter la crise écologique. En adoptant la lecture que Nichiren fait du Sutra du Lotus, les bouddhistes de notre tradition* peuvent trouver un terrain de réflexion en vue d'une solution à la crise écologique actuelle car celle-ci a été créée par les humains dans l'histoire des humains. traduit de |