KAJI-KITO

 

Le développement du Kaji Kito dans le bouddhisme Nichiren Shu

CHAPITRE SIX

Point de vue de Nichiren sur le mikkyo

La plupart des érudits qui se penchent sur les interprétations de Nichiren ont été grandement influencés par sa forte personnalité et les nombreuses "critiques" qu'il a formulées à l'encontre des écoles bouddhistes de son époque et celle d’avant. C’est particulièrement le cas pour son point de vue de sur mikkyo et l’ésotérisme qu’il associe aux écoles Tendai (taimitsu) et Shingon (tomitsu). On admet généralement que Nichiren a critiqué et rejeté le mikkyo pour son refus de reconnaissance de l'importance du Sutra du Lotus, le sutra sur lequel Nichiren mettait exclusivement l'accent. La majorité des textes qui lui sont consacrés citent les reproches de Nichiren, notamment que "les calamités causées par les deux écoles (Terre pure et Zen) sans parler du Shingon dont les vues sont grandement erronées" (réf.) (note).  

Certains historiens du bouddhisme japonais ont classé celui de Nichiren dans la catégorie "hétérodoxe" ou "nouveau bouddhisme de Kamakura", le séparant ainsi complètement du "bouddhisme orthodoxe", une catégorie qui inclut cependant le bouddhisme ésotérique (réf.). Cela pourrait indiquer que l'ésotérisme, qui était un aspect important de la religion japonaise médiévale, était absent des écoles "hétérodoxes", les nouvelles écoles de l'époque (réf.). De même, de nombreux érudits du bouddhisme nichiténien, dont Asai Yorin, s'interrogent sur le fondement des critiques de Nichiren à l'égard du mikkyo si l'on admet qu'il l'avait accepté.

Par conséquant, la plupart des spécialistes proposent trois phases dans la vie de Nichiren avec différentes positions à l'égard du mikkyo. Sa première critique du mikkyo date de son exil à Izu et était dirigée contre Kukai, le fondateur de la tradition shingon. Nichiren note que Kukai a classé le Sutra du Lotus dans la catégorie des sutras ésotériques. Il n'était pas le premier à formuler cette critique, ce même reproche ayant été fait par des adeptes du taimitsu. La seule différence était que Nichiren fait appel à "goshitsu" (cinq erreurs) concernant la catégorisation de Kukai, et déclare qu'elle n'était pas basée sur la classification que l’on trouve dans les principaux textes ésotériques. Dans l'un de ses écrits, le Kyojimondo, Annen (841- ?), un prêtre taimitsu qui a précédé Nichiren, s’était déja exprimé à propos ces révisions nécessaires (réf.).  

La deuxième phase de la critique de Nichiren commence pendant son séjour sur l'île de Sado. Elle est dirigée contre les patriarches du bouddhisme ésotérique en Inde et en Chine. Les deux patriarches visés sont Amoghavajra * (705-774), l'un des patriarches chinois de la lignée shingon, et Shubhakarasimha * (637-735), un patriarche indien du bouddhisme ésotérique qui s'était rendu à Chang'an et a traduit le Mahavairocanasutra. Nichiren critique Amoghavajra * à propos de la paternité d'un texte sur sokushin jobutsu, un idéal de taimitsu intégré dans l'enseignement de Nichiren (réf.). Pourtant, on attribue également à Amoghavajra * la traduction de textes sur le hokkehoji (rituels du Lotus) et la création d’un honzon centré sur le Sutra du Lotus (réf.). Nous reviendrons plus loin sur ce point.

Quant à Shubhakarasimha, Nichiren lui reproche d'avoir classé le Dainichikyo (Sutra du grand Vairocana), un texte tantrique, à égalité avec le Sutra du Lotus, tout en affirmant que le Dainichikyo lui était supérieur. Cependant, cette notion et les différences entre la doctrine et la pratique ont été notées par Ennin (794-864), une figure majeure de la tradition tendai, et non par Shubhakarasimha, qui avait seulement énoncé les similitudes entre les deux sutras (réf.).

La dernière phase de la critique de Nichiren envers le taimitsu, l'ésotérisme tendai, apparait dans ses écrits après son instellation au Mont Minobu. Dolce avance l’hypothèse que, contrairement à la croyance générale, la critique de Nichiren envers ces patriarches a eu lieu avant son séjour sur l'île de Sado. Ainsi, bien qu’avant le Mont Minobu Nichiren ne mentionne ni Ennin ni Enchin, deux figures majeures du Tendai, il est possible que sa critique du taimitsu ait commencé avant même son séjour sur l'île de Sado. La principale critique de Nichiren à l'égard des moines tendai reste d’avoir rejeté la supériorité du Sutra du Lotus privilégiant les enseignements du bouddhisme ésotérique rido jiretsu, c’est à dire "l’équivalence conceptuelle de la réalité absolue dans le Sutra du Lotus et des sutras ésotériques, et infériorité du Sutra du Lotus dans la pratique qui ouvre à la bouddhéité" (réf.). Nichiren a critiqué Enchin pour ses propos hésitantes entre la prévalence du Sutra du Lotus et le bouddhisme ésotérique, alors que sur le Mont Hiei, l'abbé était censé maîtriser les deux points de vue. Nichiren exprime moins de critiques sur Annen, une figure majeure de la promotion du taimitsu. Cependant, une grande partie de la compréhension par Nichiren du taimitsu provient des écrits d'Annen, y compris la corrélation entre rido (équivalence conceptuelle) et ichinen sanzen (trois mille mondes-états en un instant-pensée) que l’on trouve à la fois dans le Sutra du Lotus et dans la pensée bouddhiste ésotérique. Ichinen sanzen, en corrélation avec jikkai, constitue un Eveil possible pour les êtres de tous les mondes-états (Kanjin honzonsho). Dolce pense qu'Annen était moins impliqué n'ayant jamais été abbé du Mont Hiei comme l'ont été Ennin et Enchin (réf.).

Lors des deux premières phases, Nichiren fonde ses critiques sur l'incapacité de Kukai et des patriarches indiens et chinois à attester la supériorité du Sutra du Lotus. En revanche, dans la troisième phase, Nichiren critique Ennin et Enchin pour leur incapacité à rester fidèles aux enseignements tendai originaux de Saicho, qui n'avait pas fait de séparation entre le Sutra du Lotus et les enseignements bouddhistes ésotériques (réf.). Par conséquant, la critique de Nichiren à l'égard du mikkyo n'était peut-être pas dirigée contre la doctrine même, mais plutôt contre les figures influentes du bouddhisme ésotérique japonais. Les interprétations de Nichiren sur le mikkyo étaient basées sur ses études des textes pertinents, allant jusqu'à écrire des essais tels que Shingon tendai shoretsu-ji (réf.) et Shingon shichiju shoretsu (réf.), dans lesquels il notait les différences entre le Sutra du Lotus et plusieurs textes ésotériques.

Ces dernières années, un grand nombre de chercheurs ont présenté une vision différente de l'interprétation du mikkyo par Nichiren, souligant qu'il avait incorporé et adapté certains aspects des enseignements et des rituels des écoles qu'il avait critiquées. Bien que de nombreuses critiques de Nichiren portaient sur leur contribution à la "ruine du Japon", certains analystes s'empressent de noter que ce terme était initialement utilisé pour désigner uniquement l'école de la Terre pure ne l'étendant que plus tard aux traditions bouddhistes ésotériques (réf.).  

Malgré le nombre limité de sources en anglais sur ce sujet et sur le bouddhisme de Nichiren dans son ensemble, Lucia Dolce (Attitude de Nichiren face au bouddhisme ésotérique) a été l'une des premières universitaires à écrire sur ce sujet en anglais. Elle fournit sa propre interprétation en selon laquelle Nichiren a bel et bien incorporé le mikkyo dans ses enseignements. Ses écrits sont donc l'une des seules sources sur le mikkyo vu par Nichiren. Cette section se concentrera donc principalement sur ses écrits, et j’y ajouterai  mes propres interprétations.

Dolce relève trois failles dans les arguments d'Asai selon lesquels Nichiren a rejeté le mikkyo : 1) Asai néglige le moment historique dans lequel Nichiren a vécu, 2) Asai ne tient pas compte des implications de sa catégorisation du mikkyo comme un enseignement erroné et 3) Asai nie que Nichiren a étudié le bouddhisme ésotérique et compris la distinction entre tomitsu et taimitsu (réf.). Elle remet également en question la distinction historique entre le mikkyo et les traditions bouddhistes de Kamakura, estimant que pour Nichiren en particulier, le mikkyo était un moyen d'auto-validation (réf.). Cependant, cette auto-validation  résultait de son désir de faire adhérer aux enseignements du Sutra du Lotus et de démontrer aux autres, sa propre analyse nourrie d’années d'étude. Les antécédents familiaux et les récits de Nichiren lui-même, qui a étudié plusieurs traditions et textes bouddhistes, amènent Dolce à la conclusions et à ses critiques. Bien que, de part de son exclusivisme pour le Sutra du Lotus, Nichiren semble plutôt intollérant, son acceptation d'aspects spécifiques du mikkyo résulte de sa bonne connaissance des textes. En considérant la recitation de daimoku et l'utilisation du mandala calligraphique comme des formes traditionnelles d'un bouddhisme ésotérique, on peut affirmer que la pensée et la pratique de Nichiren reflètent son acceptation du mikkyo.  

Les écrits et les documents autobiographiques de Nichiren offrent de nombreux passages pour comprendre une grande partie de sa pensée et de ses expériences. Il manque juste une trace claire de son adhésion au mikkyo, ce qui a conduit certains à conclure qu'il s'agissait de sa tentative de se présenter comme un strict adepte du seul Sutra du Lotus (réf.). Cependant, les antécédents de Nichiren et son éducation antérieure dans plusieurs types de bouddhisme indiquent une pluralité de sources d’influence en dehors de celle du Sutra du Lotus.  

Sa première rencontre avec le mikkyo serait celle du taimitsu, en raison de son éducation précoce au Seicho-ji, un temple de l'école Tendai (réf.). Mais cela ne l'a pas empêché de subir une possible influence du tomitsu vers la même période, étant donné l'affiliation Seicho-ji à l'école Shingon Shingi (réformée), initiée par Kakuban (1095-1143), qui aurait vu le jour pendant la formation de Nichiren au Seicho-ji. Il a également reçu des kuketsu souden, enseignements transmis oralement pendant plusieurs générations. En 1251, Nichiren a copié l'un des célèbres écrits de Kakuban, Gorin kuji myo himitsu shaku (souvent abrégé en Gorin kuji hishaku), envoyé plus tard à Toki Jonin, l'un de ses disciples. L'écrit comprenait la notion de "tongo oujo", selon laquelle les individus n'ont pas besoin de pratiquer et peuvent atteindre l'Eveil après la mort. C'est la base du bouddhisme de la Terre pure, les enseignements diffusés par Honen et Shinran, les contemporains de Nichiren. Selon eux, en psalmodiant le nembutsu, (mantra du nom du Bouddha Amida), on peut renaitre après la mort dans le monde du Bouddha Amida. Nous y reviendrons (réf.).  

L'un de ses premiers essais, écrit en 1242, Kaitai sokushin jobutsugi* parle de deux taimitsu que Nichiren développera dans ses écrits ultérieurs. Le premier est sokushin jobutsu (atteinte de la bouddhéité dès ce corps), qui devient particulièrement importante dans les derniers écrits de Nichiren, lorsqu'il souligne que tous les êtres dans jikkai (dix mondes-états) peuvent tous atteindre la bouddhéité immédiate. Le deuxième enseignement taimitsu est la représentation du Dharmakaya. Cette notion spécifique du bouddhisme Mahayana, est l'un des trois kayas (Corps) du Bouddha, qui reflète la nature de la réalité du Bouddha. Le trikaya est composé également du Nirmankaya et de Sambhogakaya par lequel, un bodhisattva achève sa mission et devient un bouddha) (réf.). Le Dharmakaya est littéralement le "Corps de Vérité" soulignant le fait que le Bouddha ne fait qu'un avec le Dharma. Dans le Sutra du Lotus, plus précisément, le Dharmakaya se compose à la fois du Bouddha Shakyamuni et du Bouddha Prabhutaratna (Taho Nyorai, Maints Trésors). Le Bouddha Prabhutaratna apparaît au chapitre XI du Sutra du Lotus, assis côte à côté avec le Bouddha Shakyamuni auprès duquel tous les bouddhas des dix directions viennent écouter le Dharma (réf.).   Si l’influence du mikkyo ne date pas du Seicho-ji elle a au moins précédé ou bien eu lieu pendant son séjour au Mont Hiei, plus précisément vers 1251, date à laquelle Nichiren a transcrit le Gorin kuji hishaku de Kakuban. Dolce note que cette copie porte une "signature tomitsu" de Nichiren (réf.). Plus important encore, Nichiren a gardé une relation étroite avec un moine tomitsu même après la proclamation de sa foi dans le Sutra du Lotus en 1253. Et en 1254, il dessine deux images d'Acala (Fudo-Myoo) et de Rangaraja (Aizen), les deux rois de la connaissance vénérés dans les traditions bouddhistes ésotériques (figure 1).


fig. 1. Rangaraja (Aizen) (en haut) et Acala (Fudo-Myoo) (en bas), dessinés par Nichiren en 1254.
Iimage tirée du Fudo Myoo Aizen Kankenki de Nichiren, (Showa Teihon Ibun).

Nichiren ajoute également dans ces representations des inscriptions qui l'identifient comme faisant partie de la 23e génération de la lignée Shingon qui descend de Mahavairocana. Cependant, le Shugo kokkaron de Nichiren, un essai écrit en 1259 au cours de ses voyages d’étude, incorpore également une perspective taimitsu sous la forme de hokke-shingon, un terme créé pour désigner la fusion des enseignements ésotériques et les notions du Sutra du Lotus.

D'après les écrits de Nichiren, on peut penser que Nichiren ne faisait pas de distinction claire entre tomitsu et taimitsu et qu'il a classé toutes les formes de bouddhisme ésotérique sous le terme "shingon" ou "shingonshu". Comme indiqué précédemment, le terme "shingon" désigne aujourd'hui l'école Shingon. Nichiren a utilisé les termes toji no shingon (Shingon du temple oriental) pour désigner le tomitsu et hiei no shingon (Shingon du Mont Hiei) pour désigner le taimitsu, mais il n'a jamais commenté les différences doctrinales entre ces deux formes ésotériques. Dolce suggère que la compréhension du shingon par Nichiren peut être vue à travers son Ichidai goji-zu, sa catégorisation des différentes doctrines, textes et lignées bouddhistes (réf.). Dans ce document, Nichiren classe le Sutra du Lotus comme le "dernier enseignement" du Bouddha, reprenant la classification des moines tendai pour promouvoir la supériorité du Sutra du Lotus. Cela contraste avec les enseignements d’Ennin et d’Enchin qui avaient placé les enseignements ésotériques à l’égal du Sutra du Lotus.  

Cela laisse à penser que Nichiren s'est davantage concentré sur les formes taimitsu du mikkyo, en particulier parce qu'il n'a jamais commenté l'une des idées les plus importantes de Kukai sur la différence entre les enseignements ésotériques et exotériques. Cependant, cette notion apparaît dans son Ichidai goji-zu, ce qui montre qu'il n'ignorait pas cet poinr de vue. Il est probable que Nichiren ait associé le terme "ésotérique" à l'utilisation de mudras et de mantras, ce qui diffère de la définition prescrite par Kukai. Nichiren voulait trouver en Inde une autre version du Sutra du Lotus qui noterait l'existence des mantras et envisageait la possibilité qu'un tel sutra n'avait toujours pas été traduit en chinois. Une autre possibilité était que le Daijikikyo (Grand sutra de Vairocana) soit une variante du Sutra du Lotus avec des mantras et des mudras (Teradomari gosho) ; Senjisho principalement en raison de ses grandes similitudes dans les enseignements doctrinaux. Cela a permis de classer le Sutra du Lotus dans la catégorie des textes ésotériques, de la même manière que les auteurs précédents du taimitsu avaient identifié des parties spécifiques du Sutra du Lotus comme représentant des idéaux ésotériques.

Ce manque de distinction entre les deux catégories n'est pas observé seulement chez Nichiren, mais se reflète également dans les enseignements et la compréhension du bouddhisme de la période Kamakura. On en trouve un exemple dans le Kakuzensho, considéré comme un texte de tomitsu compilé par Kakuzen (moine shingon) entre 1183 et 1213, ainsi que dans l'Asabasho, considéré comme un texte taimitsu compilé entre 1242 et 1281 par Shocho, bouddhiste chinois zen rinzai actif au Japon. Malgré leurs différences, les deux textes contiennent des interprétations du taimitsu et du tomitsu (réf.).  

L'intérêt de Nichiren pour le mikkyo peut être observé dans sa propre copie du Chu-hokkekyo (Triple Sutra du Lotus) qui consiste en plus de 200 passages que Nichiren a transcrits et anotés. La plupart des notes font état des "relations" qu'il voit entre le Sutra du Lotus et d'autres textes bouddhistes. Environ un quart des passages transcrits proviennent de textes ésotériques, notamment de sutras ésotériques ainsi que de points importants soulevés dans les essais de Kukai, Ennin, Enchin et Annen. Bien qu'il ne s'agisse que d'une représentation partielle des connaissances de Nichiren sur le bouddhisme ésotérique, l'absence de ses points de vue sur la pensée zen et jodo a conduit les spécialistes à supposer qu'il l’a probablement écrit pendant son exil à Sado (réf.). Yamanaka fait toutefois l’hypothèse que Nichiren a compilé ses notes sur le bouddhisme ésotérique pour préparer sa critique du mikkyo (réf.), Dolce propose un point de vue opposé, suggérant plutôt que le texte était un moyen important de comprendre comment il a développé la notion de honzon, le culte du mandala, ainsi que l'accent mis sur le daimoku sous forme de mantra (réf.).  

Mandala  

Dans l'école Nichirenshu, le Gohonzon, l'objet de culte qui explicite la foi d'une personne, est le mandala, qui contient les divinités qui protègent le gyoja. Ces divinités comprennent Hariti, les dix raksasis, le Shichimen tennyo et Mahakala, entre autres, protecteurs des fidèles du Sutra du Lotus (réf.).    


fig.2. Mandala de Nichiren au temple Kuon-ji au Mont. Minobu.
Photo prise au musée du temple lors de mon voyage au Japon.

Cent vingt huit mandalas inscrits par Nichiren entre 1271 et 1282 ont été préservés à ce jour. Ils varient tous en taille, format et motif (réf.). La figure 2 montre un exemple du mandala de Nichiren au temple Kuon-ji. Le mandala de Nichiren est composé d'inscriptions calligraphiques, contrairement aux images que l'on voit dans les mandalas shingon. Au centre du mandala nichirénien se trouve daimoku, le titre du Sutra du Lotus, Namu myoho renge kyo, souvent appelé hige-daimoku car les coups de pinceau sont prolongés pour ressembler à des bouts de moustaches (hige) (réf.). Le titre est entouré de noms de divinités considérées comme pertinentes par Nichiren, y compris celles qui étaient associées ou sont devenues associées au Sutra du Lotus pendant la période Kamakura. Le mandala montre le monde du salut du Bouddha, appelé "hokkejodo", qui peut être littéralement traduit par "Terre pure du Sutra du Lotus."   Malgré de légères différences dans les mandalas nichiréniens, la plupart comprennent généralement les bouddhas Shakyamuni et Prabhutratna de part et d’autre du daimoku (un à gauche et l'autre à droite) ; Samantabhadra, Manjusri, Maitreya et Bhaisajyaraja, les quatre bodhisattvas mentionnés dans le Sutra du Lotus considérés comme les premiers disciples de Shakyamuni (réf.) ; quelques autres disciples du Bouddha ; les divinités tutélaires, qui comprennent des démons ; les quatre rois célestes ; et Acala et Ragaraja, les rois de la connaissance. Le mandala comprend également Amaterasu, la déesse du soleil et de l'univers dans le shinto, ainsi que Hachiman, le dieu de la guerre dans le shinto et le bouddhisme (réf.). Dans la liste des quatre disciples figure le Bodhisattva Jogyo, dont Nichiren est considéré comme la réincarnation.  

Certains aspects du Gohonzon sont corrélés à des caractéristiques observées dans un "mandala ésotérique". L'un d'entre eux comprend le shosonzu (cartographie des vénérables) où Nichiren inscrit, en fonction de leur statut, les noms des devas encadrés par les divinités tutélaires. Il en est de même pour représenter jikkai gogu, une importante doctrine tendai correspondant à ichinen sanzen. Pour Nichiren les dix mondes-états font partie d'"un seul monde" représenté par le Gohonzon. Dans son Nichinyo gozen gohenji, il donne sa définition du Gohonzon comme représentant rin-en gusoku (la dotation parfaite d'un cercle) et kudoku-shu (le rassemblement des mérites). Cette définition est très proche de celle du mandala taizokai (mandala signifie cercle) où les mérites du Tathagata peuvent exister et se rassembler (réf.).

Cependant, Dolce note qu'Annen a été l'un des premiers à relever ce lien entre le jikkai (considéré comme une pensée tendai) et le mandala, en montrant que les textes mikkyo contiennent également cette notion jikkai. Annen a associé la section centrale du mandala kongokai et taizokai aux deux derniers mondes-états du jikkai (bodhisattvas et bouddhas) et les sections environnantes des mandalas aux huit premiers mondes-états du jikkai (réf.). Nichiren a noté dans son Chu-hokekyo l'interprétation d'Annen de la même façon qu’il a adopté le point de vue d'Annen sur l'ichinen sanzen en tant que base de la corrélation entre le bouddhisme ésotérique et le Sutra du Lotus (réf.). Annen dit qu’ichinen sanzen est "un autre nom pour Mahavairocana" (réf.) et donc il est le Dharmakaya. Nichiren reprend cette affirmation et incorpore ainsi le Mahavairocana dans son Gohonzon.   Toutefois, Nichiren place le Mahavairocana des mandalas du Monde du Diamant et de la Matrice après le Bouddha Shakyamuni et Prabhutaratna (réf.), en tant que funjin (émanations de Shakyamuni). On pourrait dire que si Nichiren a inclus le Mahavairocana, c'était pour montrer qu'il englobait tous les bouddhas-funjin, mais qu’en même temps Mahavairocana était inférieur à Shakyamuni (réf.). Cependant, si l'on admet cet argument, on peut se demander pourquoi  Nichiren n'a pas inclus le Bouddha Amida, qui est également considéré comme un funjin*.   Ceci doit être replace dans le contexte du Kakuzensho* et de l'Asabasho* , qui contiennent des explications sur d'importants rituels ésotériques, notamment les hokkeho, rituels basés sur le Sutra du Lotus, populaires à la fin de la période Heian et au début de la période Kamakura. Nichiren mentionne des détails des rituels du Lotus dans le Zenmuisho et le Hoonsho. On estime généralement que la plupart des pensées et des pratiques de Nichiren ont été influencées par le hokkeho, y compris la création du Gohonzon. Le mandala utilisé dans le hokkeho comprend des aspects similaires à ceux du Gohonzon  de Nichiren, mais sous forme de peintures, notamment une fleur de lotus au centre du mandala, entourée des bouddhas et déités. Dans son Honzon mondosho Nichiren reconnaît ce mandala comme étant le prédécesseur de son Gohonzon et également l'utilisation du terme "namu", probablement adaptée du Kakuzensho* (réf.). Par conséquent, l'incorporation du Mahavairocana dans son Gohonzon pourrait résulter de l'inclusion du Mahavairocana dans le mandala du hokkeho. Plus précisément dans le hokkeho, le Mahavairocana du taizokai est la transformation du Bouddha Shakyamuni, tandis que le Mahavairocana du kongokai est la transformation du Bouddha Prabhutaratna, tous deux repris dans le Gohonzon de Nichiren. Notons qu'Acala et Ragaraja apparaissent dans le hokkeho, mais pas dans le Sutra du Lotus. Les sources chinoises du hokkeho incluent Acala, mais Ragaraja a été ajouté plus tard, à la fin de la période Heian (réf.). Cependant, Nichiren inclut également ces deux figures dans son Gohonzon, ce qui montre encore plus son adaptation du mandala hokkeho (réf.). Pourtant, les dessins antérieurs de Nichiren représentant Fudo-myoo et Aizen montrent qu'il les trouvait importants avant même d'apprendre le hokkeho. On peut en déduire que leur influence date de son enfance et de l'éducation reçue.   Après la mort de Nichiren, le Gohonzon  ne pouvaitt être inscrit que par le patriarche du temple Kuon-ji, le siège principal actuel de la Nichiren Shu. Cependant, force est de constater qu’actuellement les patriarches d'autres temples inscrivent également des gohonzons.  

Daimoku  

Outre le Gohonzon, Nichiren met l'accent mis sur le daimoku, le vœu d'un individu de prendre refuge dans le Sutra du Lotus, ce qui montre également des racines ésotériques. Cela va à l’encontre de la croyance générale qui assimile daimoku au nembutsu ("Namu Amida Butsu") la récitation mantraïque du nom d'Amida (réf.). Souvent, le but de la récitation du nembutsu est  la renaissance après la mort dans la Terre pure de l’Ouest d'Amida. De même, et bien que cette opinion ne soit pas toujours acceptée, certains pensent que beaucoup récitent daimoku sur leur lit de mort dans l'espoir d'atteindre une renaissance favorable et comme un dernier moyen de montrer leur dévotion au Sutra du Lotus (réf.). Alors que d'autres considèrent la psalmodie de daimoku comme une " pratique exclusive " et donc très similaire au nembutsu (réf.). Mais l'analyse de la véritable signification de daimoku prouve le contraire. On suppose souvent que le nembutsu résulte de la tendance "réductionniste" (réf.) de l'époque. Un grand nombre de samouraïs étaient tués à la guerre, ce qui nécessitait un moyen court et rapide pour les préoccupations spirituelles concernant leur vie après la mort. Ainsi, le fait de condenser l'enseignement principal en une seule phrase aidait les individus à resentir le secours de la pratique et de la spiritualité. De même, la religion qui, avant la période Kamakura, ne pouvait être pratiquée que par les riches ou les personnes instruites, était ainsi mise à la disposition des illétrés qui n’avaient pas acces aux sutras bouddhistes.  

Pourtant, si nous établissons une corrélation entre daimoku et son utilisation dans le hokkeho, nous voyons pour le daimoku un objectif différent : son utilisation pour atteindre l'Eveil grâce au Sutra du Lotus (réf.). Le daimoku représente  non seulement le sutra mais aussi les bouddhas et bodhisattvas qui y apparaissent. Nichiren lui-même considérait daimoku comme le mantra le plus important et le plus puissant, allant jusqu'à le désigner comme le hokke kanjin dharani (mantra de la signification essentielle du Sutra du Lotus ") dans nombre de ses écrits, y compris le Chu-hokekyo (réf.), un terme qui avait été utilisé dans hokkekho et comme expliqué dans Kakuzensho* (réf.). Contrairement au nembutsu, daimoku représentait la foi de Nichiren non pas dans un Sauveur, mais dans l'Enseignement du Sutra du Lotus, principalement parce que Nichiren mettait l'accent sur le salut par la foi (réf.). Plus important encore,  daimoku permettait d'accéder au Sutra du Lotus (réf.) et donc d'" intérioriser " le Gohonzon et l'utiliser comme objet de méditation et peut-être même de  défense magique (réf.). De cette façon, daimoku peut représenter la graine de bouddhéité et donc un moyen de purifier l'esprit (réf.).   Les cinq caractères du daimoku contiennent tous les bienfaits procurés par le Bouddha. Ainsi, le fait de réciter daimoku aidera le pratiquant à obtenir davantage de mérites, souvent sous forme de bon karma. Réciter daimoku est un moyen de sauver les personnes de la période du mappo. Ainsi, dans son Kanjin Honzon Sho, Nichiren déclare que les personnes de mappo n'ont pas besoin de comprendre précisément la signification du Sutra du Lotus et de tous les enseignements qu'il contient, comme le font les érudits, mais qu'elles doivent comprendre l'enseignement principal, qui est de respecter le Sutra du Lotus. Nichiren a également écrit dans son Hoonsho que daimoku peut ouvrir les yeux des aveugles, ce qui correspond aux personnes vivant dans mappo, et ainsi empêcher les gens de tomber dans l'enfer des souffrances incessantes (réf.).  

Kito Kyo

L'un des écrits les plus importants de Nichiren qui démontre sa compréhension du kaji kito est son Kito Kyo, également connu sous le nom de Gokito-kyo, Sen-hokekyo ou Senkyo et qui peut être traduit par "prières du kaji kito". Cet écrit contient des parties du Sutra du Lotus que Nichiren a compilées et jugées importantes particulièrement pour la pratique du kaji kito. Plus concrètement, lorsque les individus lisent le Kito Kyo, ils commencent par dire "mappo ichijou no gyoja, sokusai enmei shoganjouju kito kyo no mon", ce qui signifie que ceux qui croient au Sutra du Lotus pourront vivre une vie normale, en évitant les problèmes qui peuvent se présenter à eux et voir leurs souhaits se réaliser (réf.). Ceux qui désirent devenir gyoja/gyoso (pratiquants du kaji kito) devront lire le Kito Kyo ; ce qui est obligatoire pour ceux qui font l'aragyo, où le Kito Kyo est lu tous les jours. A la fin de l'aragyo ils copient à la main le texte sur un parchemin qui est ensuite enroulé et enveloppé dans un tissu et mis autour du cou lorsqu'ils pratiquent le kaji kito (figure 3).


fig. 3. Senkyo (à gauche), bokken (milieu), juzu (à droite) pour le kaji kito

Le texte lui-même est considéré comme ayant un "pouvoir de prière" spécifique en raison des noms de divinités inscrits dans le Kito Kyo à partir du texte original du Sutra du Lotus et qui promettent d'aider les croyants du Sutra du Lotus. Par conséquent, de nombreux gyoja placent les senkyo sur certaines parties du corps de l'individu pour soulager les problèmes physiques ou les maladies et aussi pour se débarrasser des mauvais esprits qui peuvent être à l'origine de ces problèmes (réf.).

Ceux qui ont la capacité de faire le kaji kito sont des gyoso, ceux qui ont accompli au moins le premier niveau (100 jours) de la formation aragyo. Mais Nichiren dit également que ceux qui n'on pas suivi cette formation peuvent réciter daimoku pour obtenir des bienfaits. Bien que certains pensent que le daimoku était dû au "réductionnisme" de la période Kamakura, Nichiren lui-même n’a jamais dit que le seul fait de réciter daimoku dispensait les gens de leur pratique spirituelle - leurs actions quotidiennes devaient refléter leur attitude vis-à-vis du Sutra du Lotus. Pour Nichiren, l'objectif principal derrière l'incitation à faire daimoku répondait au désir commun de vivre une vie paisible et donc de participer à l'accomplissement du rissho ankoku, (apporter la paix au Japon)   (réf.). Parmi les nombreuses lettres de Nichiren, l'une des plus importants sur le développement du kaji kito au sein de son école est Kito kyo Okurijo [???], envoyé à son disciple Sairenbo. Nichiren y parle de l'importance des méthodes "sokusai enmei" du kaji kito (sans calamités et avec une longue vie). Sairenbo a rencontré Nichiren pour la première fois sur l'île de Sado, après avoir terminé sa formation et ses études au Mont Hiei. A cette époque, il se consacrait aux enseignements de Nichiren et au Sutra du Lotus. Par la suite, Sairenbo est devenu le premier à avoir reçu les enseignements du Kito Kyo (réf.). Dans la lettre, Nichiren parle du Kito Kyo et dit que lui-même lit sans faute le Kito Kyo au moins une fois par jour pour "sokusai enmei". Il conseille à Sairenbo d’en faire de même. Nichiren a également noté que depuis le jour où il a fait le vœu de devenir un adepte du Sutra du Lotus, il a prié le Bouddha et les shotenzenjin, (forces protectrices de la nature).

Malgré toutes les persécutions et toutes les difficultés survenues dans sa vie, Nichiren a reçu les bienfaits du Sutra du Lotus et atteint la sagesse du Bouddha, ce qui lui a permis d'obtenir davantage de bienfaits encore et d’éviter les fins désastreuses ou la mort. Sa principale recommandation pour le gyoja était de toujours maintenir une foi solide dans les enseignements du Sutra du Lotus après avoir entraîné son esprit à croire au Sutra du Lotus. En se consacrant à la pratique de sa foi, on peut confier le destin de sa vie et de son corps à cette foi et il n'y a pas lieu de s'inquiéter de sa vie après la mort. Afin de pouvoir réaliser ses souhaits, Nichiren préconise de se concentrer sur l'obtention des bénéfices du Sutra du Lotus (réf.).

Nichiren pensait que quiconque voulait diffuser le Sutra du Lotus devait avoir la possibilité de recevoir les enseignements du Kito Kyo. Il aurait également donné le Kito Kyo à d’autres disciples, dont Hijoajari Nichizo, qu’il  envoya à Kyoto pour y propager le Lotus. Après avoir affiné sa connaissance du kaji kito, Nichizo écrivit en 1319, trente sept ans après la mort de Nichiren, un ouvrage expliquant le Kito Kyo et l’offrit à ses propres disciples. Cependant, cet ouvrage est devenu secret dans la Nichiren Shu. Plusieurs autres textes postérieurs à celui de Nichizo, comme le Kito Byosui Sho, expliquent également comment psalmodier le Kito Kyo, par exemple les endroits où reprendre la respiration. (réf.).

Conclusions

Dolce estime que derrière ses critiques l'objectif de Nichiren état le besoin de s'auto-légitimer en tant que chef religieux et de faire de son enseignement une alternative valable aux courants bouddhistes ésotériques prédominants de l'époque (réf.). Le bouddhisme de Nichiren en lui-même pourrait être considéré soit comme distinct (réf.) soit plutôt comme faisant partie de ces religions "bouddhistes orthodoxes", notamment en raison de son acceptation du mikkyo (réf.), selon l'interprétation et la compréhension que l'on a du terme "orthodoxe". Bien que de nombreux écrits de Nichiren montrent son incorporation de traditions bouddhistes ésotériques, on peut se demander si c'est vraiment le besoin d'auto-légitimation qui explique l' incorporation du mikkyo

Il me semble qu'il faille plus que du mikkyo pour comprendre réellement les pensées et les enseignements de Nichiren. Étant donné sa personnalité fervente, il est plus que probable que l'incorporation du mikkyo était une méthode et un moyen particuliers pour démontrer son point de vue sur l'importance du Sutra du Lotus. Comme nous le verrons plus en détail dans la section suivante, le principal objectif de Nichiren en utilisant le Sutra du Lotus était d'apporter le bonheur aux gens. Il est probable que des faits fournissant plusieurs moyens de montrer sa foi dans le Sutra du Lotus permettraient de mieux comprendre l'importance que Nichiren accordait au Sutra du Lotus.

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