Ryuei Michael McCormick Chapitre
IX - Non-dualité |
|
|
|
Dans ce chapitre, nous continuons à explorer le principe de la non-dualité pour voir ce qu'il peut nous apporter sur la façon d'aborder les désirs humains courants et la condition humaine en général. On sera, peut-être, surpris que l'attitude du bouddhisme à l'égard de la vie n'est pas aussi négative que certains (y compris quelques bouddhistes) peuvent se l'imaginer. S'écartant des formes idéales qui visent la vie dans un au-delà et, en même temps, du négationnisme, le bouddhisme est une affirmation réaliste et pragmatique de la vie. Changer le poison en élixir Penchons-nous d'abord sur un principe bouddhique important selon lequel même un poison peut être transformé en remède. Cette idée vient d'un commentaire de Nagarjuna où il compare le Sutra du Lotus à "un grand médecin qui transforme le poison en élixir."(réf.) Nagarjuna avait à l'esprit le statut des auditeurs-shravakas et des pratyekabuddhas qui, dans le Sutra du Lotus, reçoivent l'assurance qu'ils atteindront finalement la bodhéité. Dans les textes mahayana précédents, ces deux catégories étaient condamnées à cause de leur retrait de la vie ordinaire. Comme ces auditeurs-shravakas et ces pratyekabuddhas ne se montraient pas concernés par la compassion à l'égard de ceux qui devaient subir encore et encore le cycle des naissances/morts, et avaient, pour ainsi dire, coupé tout contact avec le monde, l'enseignement bouddhique proclamait qu'ils étaient incapables à jamais de parvenir à l'Éveil. Leur nature de bouddha était considérée comme une graine qui, s'étant calcinée à cause de leur indifférence à l'égard du monde, ne pouvait donc plus germer. Cependant, le Sutra du Lotus enseigne que même les auditeurs-shravakas et les pratyekabuddhas se trouvent sur la Voie de la bodhéité. Ils sont simplement en train de traverser une phase de développement spirituel où ils ont besoin de s'écarter du monde, pour développer la lucidité et la paix de l'esprit. Loin de les décourager, le Bouddha enseigna, dans le Sutra du Lotus, qu'ils devaient avoir confiance dans leur capacité à devenir bouddha. Leur Éveil a, de tout temps, été la véritable intention du Bouddha. Les doctrines du Hinayana pour transcender ce monde et même les admonestations du Mahayana pré-lotusien ne visaient qu'à préparer l'enseignement final du Sutra du Lotus. Le poison de la libération individuelle égoïste des auditeurs-shravakas et des pratyekabuddhas a été changé en médicament de la voie vers la bodhéité englobant tous les êtres vivants. C'est dans ce contexte que Nagarjuna dit que le Sutra du Lotus a "transformé le poison en élixir". Nichiren a affirmé que le principe de "changer le poison en élixir" pouvait aussi être appliqué à la version écourtée des douze liens causaux* de la production conditionnée. Cette version est connue comme celle des Trois sentiers des désirs autocentrés, d'actions récurrentes (sk. karma) et de la souffrance. Nos illusions et nos compulsions obsédantes nous poussent à des actions malencontreuses qui, à leur tour, nous entraînent, directement ou indirectement, vers des situations qui n'apportent que souffrance. Cette douleur exacerbe nos désirs égocentriques qui, à leur tour, conduisent à des actions mal orientées et donc à davantage de souffrance, et ainsi de suite. Nichiren estime que l'on peut, par le Dharma Merveilleux, changer les Trois sentiers en Trois vertus du Dharma de la sagesse et de la délivrance. Par notre dévotion au Sutra du Lotus nous développons un nouveau point de vue sur notre vie. Dans cette perspective, nous pouvons modifier notre relation habituelle aux choses qui s'exprime en termes de "je veux", "j'attends" et voir la vie en tant que Dharma Merveilleux à l'œuvre. Cette faculté de voir les choses telles qu'elles sont est le début de la sagesse et la voie de la libération des désirs, des actions autocentrés et donc de la souffrance. Bonno Soku Bodai - Les bonno (troubles) impliquent l'Éveil Le bouddhisme enseigne également un corollaire du principe du poison changé en élixir : bonno soku bodai. Bonno signifie "afflictions" ou "défilements", "troubles" et également "désirs égocentriques de l'ignorance". Soku n'a pas de véritable équivalent, signifiant "s'identifie à" ou, dans ce contexte, "implique". Bodai signifie la bodhéité. Ainsi, bonno soku bodai signifie que les désirs égocentriques, qui affligent notre vie et créent tant desouffrances, impliquent l'Éveil et sont par eux-mêmes la bodhéité. A première vue, cela paraît non seulement absurde mais dangereux. Et de fait, ce principe a engendré, à travers les âges, un lot considérable de mésinterprétations et de dommages. Beaucoup de personnes ont abusé de la traduction fallacieuse "les désirs sont en eux-mêmes l'Éveil" pour justifier leur égotisme et les pulsions hédonistes, prétextant que c'était une "activité d'Éveil". Néanmoins, l'affirmation que les afflictions et les détresses impliquent l'Éveil est fondée sur le principe de la transformation du poison en élixir ainsi que sur le principe de la non-dualité, qui sont des enseignements fondamentaux du Sutra du Lotus. Lorsque ce corollaire est compris correctement, il nous indique une attitude saine et efficace dans notre relation avec nos émotions et nos besoins. Avant d'analyser la nature non-duelle des bonno (désirs/détresses) et de la bodhéité, il faut bien préciser ce que nous entendons par ces termes. Il faut également comprendre de quelle manière cette relation est décrite dans la grande majorité des textes bouddhiques. Les bonno sont ces caractéristiques ou ces traits personnels qui nous maintiennent dans un état d'agitation, d'anxiété ou de frustration, et nous empêchent d'atteindre la bodhéité. Nous appelons troubles les trois poisons - l'avidité, la colère* et l'ignorance. On peut leur ajouter l'orgueil, les vues erronées et le doute. L’orgueil est le fait de se considérer comme supérieur en capacités ou en savoir et une vision déformée d’un soi nombril du monde. Ce genre d’attitude erronée conduit à s’accrocher à des concepts d’existence et de non-existence, par exemple, ou à des notions que l’on ne peut pas prouver, comme Dieu, âme, etc. Les gens s'attachent à ces croyances métaphysiques dans le vain espoir d'échapper à l'insécurité. Cette erreur est également propre à ceux qui nient la production conditionnée et la loi de causalité car cela permet de ne pas prendre en main sa propre vie et de ne pas regarder en face la vraie nature de la réalité. En ce qui concerne le doute, un questionnement honnête et l’esprit de recherche n’est nullement un bonno. Mais ce doute peut conduire à la détresse par l’indécision, l’hésitation et une absence de confiance en soi. D’après le bouddhisme, la misère des désirs dévorants, la paranoïa de la colère*, la confusion de l’ignorance, la négativité engendrée par l’orgueil, les vues erronées et le doute sont des facteurs qui nous empêchent de nous sentir totalement à l’aise, heureux, sereins et confiants. C’est à cause d’eux que nous ne pouvons pas voir les choses sous leur véritable éclairage. Les premiers enseignements bouddhiques présentaient la bodhéité comme un équivalent du nirvana. Nirvana signifie extinction des flammes des désirs-bonno. En d'autres termes, la bodhéité était vue comme un état où tous les troubles et le sentiment d'un moi qu'ils engendrent étaient entièrement détruits. C'est avec cette idée que les premiers adeptes se sont concentrés sur la négation des désirs-bonno et ont cherché à maintenir le pratiquant dans un état de conscience dépassionné par la méditation. Parallèlement, on reconnaissait que les désirs-bonno pouvaient également avoir des côtés positifs qui n'avaient pas été développés. Par exemple, ceux qui étaient pleins de désirs dévorants et d'attachements étaient également capables d'un étonnant dévouement à l'égard des trois trésors. Ceux qui étaient particulièrement critiques et hostiles aux autres avaient également la capacité d'une analyse pénétrante et pouvaient distinguer le vrai du faux. Ceux dont l'esprit était facilement dispersé dans d'interminables spéculations sont aussi reconnus pour leur ouverture d'esprit et leur curiosité. Ayant admis que des désirs ignorés pouvaient être canalisés et développés en qualités positives, ces premiers bouddhistes ont mis au point différentes méditations qui misaient sur la potentialité positive des désirs, et les encourageaient. Ils les associaient à d'autres formes de méditation afin de contrebalancer les aspects négatifs des désirs. Ainsi, une personne trop critique à l'égard des autres devait méditer régulièrement sur la bonté. Cette même personne pouvait également méditer sur différents éléments du corps afin d'exercer ses capacités d'analyse critique (note) . Il faut également ne pas oublier que les désirs-bonno sont justement ce qui nous motive à pratiquer le bouddhisme. Si nos vies étaient parfaites et que nous n'éprouvions ni détresse ni frustration, nous n'aurions pas à chercher la véritable nature de l'existence ni à développer la sagesse et la compassion de la bodhéité. Dans un certain sens, nos détresses et nos désirs inconscients manifestent notre aspiration à un mode de vie meilleur. Les troubles sont le symptôme d'un besoin profond de trouver un sens à la vie, la sécurité et le bonheur authentique. Une personne en proie aux désirs venus de l'inconscient les renforce malgré elle dans son effort mal orienté pour les satisfaire. La tendance habituelle de rechercher la satisfaction durable de son ego dans des objets matériels, ou même spirituels, s'accroît à chaque nouvelle tentative. Et pourtant, il n'y a rien, sauf dans le bouddhisme, qui soit à même de procurer un bonheur tel qu'il comble nos désirs inconscients. C'est dans ce sens que les désirs sont des agents actifs de la bodhéité : ils nous poussent à chercher, même sans le savoir, notre état de bouddha. On pourrait même dire : "Ce que nous cherchons est précisément ce qui nous pousse à chercher." Finalement, les désirs-bonno sont eux-mêmes des objets d'Éveil. La bodhéité n'est pas quelque chose qui existe dans un vacuum, un néant mystique. La bodhéité est le fait de s'éveiller à la véritable nature de la réalité ; c'est le jaillissement de ce qui est profondément enfoui. Lors de l'Éveil, les troubles ne sont pas simplement rejetés ou oubliés. Ils sont perçus comme une partie intégrante de la nature dynamique et interdépendante de notre vie. Celui qui est éveillé à la véritable nature de ces troubles n'est plus en leur pouvoir et peut les voir dans leur pureté, celle de la nature dynamique et interdépendante de tout ce qui est. Avidité, colère*, ignorance, orgueil, vues erronées et doutes sont transformés, par une perception éclairée, en leurs équivalents positifs, tout comme les blocs de glace se muent en eau sous la chaleur du soleil. Dans la bodhéité, l'avidité devient dévotion, la colère*, une saine critique, l'ignorance, un esprit d'ouverture à la vérité ; l'orgueil devient confiance en soi, les vues erronées se transforment en raisonnement scrupuleux et le doute en examen prudent. On devient aussi capable d'utiliser les connaissances acquises dans notre vie intérieure pour comprendre et aider les autres, et partager leurs troubles. La meilleure façon de faire face aux troubles est simplement de leur accorder notre attention à la lumière du Dharma Merveilleux. C'est en cela que la récitation de Namu Myoho Renge Kyo peut nous aider à changer le poison des troubles en qualités de bodhéité. Par daimoku nous développons notre capacité d'attention et d'équilibre, ce qui nous permet de repérer et de réorienter nos désirs, au lieu de nous y engluer et nous laisser emporter dans leur tourmente. Namu Myoho Renge Kyo peut nous aider à réfléchir avant d'agir et même à reconnaître les pensées et les sentiments négatifs pour ce qu'ils sont, si bien que nous ne nous identifions plus à ces pensées et à ces sentiments, et prenons ainsi le contrôle de nos vies. Par ailleurs, le principe de Namu Myoho Renge Kyo ne condamne pas ces désirs, pas plus qu'il les nie : il nous fournit l'occasion et la force de faire sur eux un certain travail et de révéler leur aspect positif. Shoji Soku Nehan : les naissances/morts impliquent le nirvana Le principe de changer le poison en élixir ne concerne pas uniquement nos désirs et nos vues erronées : il peut s'appliquer au monde en général. Dans le bouddhisme de Nichiren, ce principe s'appelle shoji soku nehan. Shoji désigne les souffrances de la naissance et de la mort. Soku, comme précédemment, signifie "implique", et nehan - nirvana. L'expression complète signifie que les souffrances des naissances/morts et le nirvana ne sont pas deux entités distinctes, conformément à l'enseignement bouddhique de la non-dualité. Shoji, les souffrances des vies/morts, sont celles de ce monde-ci où nous endurons les cycles incessants des naissances/morts. Ce monde, avec tous ses hauts et ses bas et ses incertitudes, est précisément celui décrit dans la roue du devenir. C'est le monde des états célestes temporaires, des démons combattants, des esprits faméliques, de l'animalité et des différents enfers d'une vie quotidienne morne et privée d'espoir. C'est le monde des rétributions karmiques, un monde maintenu dans un incessant mouvement par les énergies de l'avidité, de la colère* et de l'ignorance qui, en fait, le dominent. C'est également le monde où tout ce qui est né est destiné à mourir, en même temps que les souffrances et les pertes que toute vie implique. Le Sutra de la Guirlande de Fleurs donne le nom de nombreuses "Terres pures" ou "Terres de bouddha" qui entourent ce monde dont nous venons de parler - ces "terres" portent des noms magnifiques qui ne peuvent que nous faire rêver. Seul notre monde est appelé Saha, Endurance, à cause des nombreuses souffrances que doivent subir ceux qui y renaissent. Dans les enseignements bouddhiques provisoires, le nirvana est présenté comme une antithèse à ce monde-ci. Dans l'état de nirvana, nous ne serions plus à la merci des trois poisons et par conséquent nous n'aurions plus à subir les naissances/morts. Les mots expriment de façon peu adéquate ce qu’est réellement le nirvana : un état de vie où il n’y a plus trace de souffrance ou d’imperfections qui infectent notre existence ordinaire autocentrée. Le nirvana pourrait être décrit comme un état en dehors de nos catégories usuelles d'espace, de temps, de commencement, de non-commencement. Comme il est plus facile de dire ce que le nirvana n'est pas, si on garde à l'esprit que n'importe quelle explication serait distordue, on pourrait dire que le nirvana est un état caractérisé par l'éternité (à savoir ne comportant pas de finitudes), par la pureté (ne comportant pas de souillures), par la félicité (ne comportant ni souffrances ni frustrations), par une authentique conscience de soi (à savoir la réalisation de la nature non-substantielle de la réalité). Normalement, les souffrances de ce monde et la paix du nirvana pourraient sembler incompatibles. Cependant, selon le bouddhisme mahayana, toute chose dépend de la production conditionnée. Cela signifie que tout ce qui est n'a ni existence substantielle ni caractère permanent. Seule la bodhéité ne relèverait-elle donc pas d'un type d'expérience comme celle d'endurer ce monde de naissances /morts ? Le nirvana serait alors un domaine en dehors du précédent, un autre type d'expérience, sans communication possible avec notre vie. Or contrairement à cela, le bouddhisme enseigne que l'Éveil est la prise de conscience de la vraie nature de toutes les expériences. C'est même de cette façon que la bodhéité nous libère de notre ignorance autocentrée. Elle nous permet d'apprécier et de prendre les choses justes comme elles sont, au lieu de demander qu'elles soient conformes à nos désirs et conceptions. Cette reconnaissance est le véritable état de nirvana, ce n'est pas la fuite de notre monde pour un autre. Le nirvana n'est pas l'arrêt d'expériences, mais une transformation révolutionnaire de la façon dont nous expérimentons le monde et nous-mêmes. C'est cela qu'on entend par "shoji soku nehan", le monde des naissances/morts implique le nirvana, car le nirvana n'est pas distinct et hors du monde des souffrances, mais la vraie nature de la vie/mort elle-même. De quelle manière le bouddhisme de Nichiren appréhende-t-il l'enseignement du "shoji soku nehan" et de "bonno soku bodai" ? Un passage qui commente le Sutra du Lotus sur ces sujets apparaît dans le gosho de la tradition nichirenienne, Les désirs impliquent l'Éveil (réf.) :
Selon ce passage, la sagesse de tous les bouddhas n'est rien d'autre que l'Éveil à l'aspect réel des phénomènes qui est identifié à Namu Myoho Renge Kyo. Cet "aspect réel" n'est rien d'autre que la vraie nature de toute chose qui transcende la naissance, la mort, le sujet, l'objet, et toutes les dualités. C'est la nature de bouddha, la pure conscience, la Voie moyenne dont toutes les choses ne sont que des manifestations. L'aspect réel est identifié à Namu Myoho Renge Kyo parce que nous avons la possibilité de réaliser cette vérité par notre dévotion au Sutra du Lotus. Namu Myoho Renge Kyo représente notre adhésion aux enseignements du Dharma Merveilleuxde la Fleur de lotus, enseignements qui nous apprennent que même nos afflictions et nos souffrances peuvent nous aider à réaliser la véritable nature de toute réalité. Cependant, il ne s'agit pas de nous laisser submerger par nos désirs ou par nos souffrances mais de prendre de la distance par rapport à eux et de regarder les choses à la lumière du Dharma Merveilleux. Sokushin Jobutsu : Devenir bouddha sous son apparence actuelle Un autre principe de non-dualité est tout aussi important dans le bouddhisme de Nichiren, celui de sokushin jobutsu, "devenir bouddha dès ce corps". Sokushin signifie "avec ce corps". Jobutsu signifie "devenir bouddha". Ce principe met en évidence le fait que la bodhéité n'est pas un état idéal inaccessible aux gens ordinaires, durant une vie ordinaire. Le bouddha n'est pas une sorte de divin "superman" mais quelqu'un qui est éveillé à la vérité et l'enseigne aux autres. Shakyamuni n'était pas différent de nous, à l'exception de ses extraordinaires sagesse et compassion. On l'a appelé Bouddha non parce qu'il aurait atteint quelque chose que les gens ordinaires ne peuvent pas atteindre, mais parce qu'il fut le premier de l'histoire de l'humanité à s'éveiller à la Vérité et à montrer la Voie par laquelle d'autres pouvaient en faire autant. Dans ce sens, le titre de "Bouddha" est réservé à Shakyamuni, simplement parce qu'il a exercé le rôle de maître et de modèle pour tous ceux qui suivront la voie qu'il avait tracée. En principe, toutefois, nous avons tous la nature de bouddha. C'est pourquoi nous tous sommes potentiellement capables de développer la même sagesse et la même compassion que le Bouddha Shakyamuni. Sokushin jobutsu indique l'instant ou l'atteinte momentanée de la bodhéité. En d'autres termes, cette expression explique que chaque moment est un moment de prise de décision, où nous pouvons soit céder aux Trois poisons, soit voir et agir à la lumière de la bodhéité. L'éveil n'est pas quelque chose que nous accumulons lentement avec le temps ou gagnons après une infinité de vies et d'efforts. C'est notre prise de conscience totale de la Vérité et un engagement complet de toute notre personne, dans un moment. Il est important de se rendre compte que nous vivons seulement instant après instant. Le passé n’est toujours qu’un souvenir et le futur, une possibilité qui ne s’est pas encore réalisée. Le présent est toujours un instant qui passe - la seule chose sur laquelle nous ayons prise. Ce serait une grave erreur de négliger le moment que nous sommes en train de vivre, simplement parce que nous avons été éduqués à croire que rien ne peut se produire en un si court laps de temps. En réalité, le seul temps que nous puissions maîtriser, c’est le moment présent qui contient et est contenu par le passé et le futur. Lorsque nous percevons le moment présent de façon, nous sommes poussés par les souvenirs sélectifs et interprétatifs du passé, et projetés en avant par notre imagination anticipante ; et entre les deux se trouvent les exigences du présent. Dans cet instant subjectif, nous pouvons choisir de perpétuer nos habitudes décevantes ou bien de tenter une percée dans un état inconnu de liberté. La vie du Mahatma Gandhi nous fournit un bel exemple de l'atteinte de la bodhéité en relevant le défi du moment présent. Du temps où il était avocat en Afrique du Sud, un jour Gandhi fut jeté du train parce qu'il avait osé s'acheter une place en première classe, réservée aux Blancs. A ce moment-là, debout dans la nuit sur un quai vide, il aurait pu s'abandonner à la fureur et à l'amertume et répondre à la haine par la haine. Au lieu de cela, il décida de lutter pour l'égalité et la justice, en se servant du pouvoir de la vérité et de la non-violence. A ce moment précis, ses qualités intérieures ont lancé un défi aux circonstances qui étaient alors les siennes, et il put non seulement changer le cours de sa propre vie, mais également le cours de l'histoire. C'est cela la véritable signification de sokushin jobutsu. Notons qu'en Inde, le moine nichirenien Nichidatsu Fuji a fait connaître à Gandhi la pratique de Namu Myoho Renge Kyo. Devenir bouddha n'est pas devenir un surhomme qui vit, meurt et renaît dans une "Terre de Bouddha". La bodhéité ne s'accumule pas ni ne s'acquiert par l'héroïsme, par des actes de démiurge ou des prouesses ascétiques, ni même par des états supérieurs de la conscience. La réalité est plus simple, le bouddha est quelqu'un dont la sagesse et la compassion rayonne à tout moment. Le bouddha fait confiance au Dharma Merveilleux et trouve en lui sa joie. Au lieu de se laisser glisser sur la pente de son autocentrisme, le bouddha prend de la distance et regarde sereinement ce qui se passe, puis agit dans l'intérêt de toutes les personnes concernées. En agissant comme un bouddha, on remplace par la sagesse et la compassion ce qui était faiblesse et ignorance. Sokushin jobutsu n'est pas une transformation magique, mais la manifestation du Dharma Merveilleux dans notre vie, instant après instant. Un gosho de la tradition nichirenienne dit :
Cela ne veut pas dire que l'état de bouddha ne dure qu'un seul instant ou que l'on pourrait passer à côté. Sokushin jobutsu signifie que même avant d'être complètement établi dans l'état de bouddha, on peut expérimenter des fulgurations d'Éveil et manifester la sagesse et la compassion par la confiance dans le Sutra du Lotus. L'atteinte de l'Éveil complet sans supérieur (anuttara) exclut toute possibilité de retomber dans les illusions car alors il ne s’agirait pas du tout d’une libération mais seulement d’un autre stade temporaire du devenir, lié au cycle des naissances/morts. Mais la bodhéité est présente dans tous les autres Mondes-états, en tant que perception attentive et capacité de se manifester en fonction de ces Mondes-états conditionnés, avant même la délivrance définitive (gedatsu). On peut dire que la bodhéité est partie intégrante de tout instant de vie sans en être prisonnière, comme la lune se reflète dans chaque goutte de pluie. Le principe de "devenir bouddha dès ce corps" est, à plusieurs titres, le sommet des enseignements bouddhiques de la non-dualité et le but de la récitation de Namu Myoho Renge Kyo. Le Dharma Merveilleux aborde souvent les choses par des opposés apparents : corps et esprit, sujet et environnement, troubles-bonno et bodhéité, souffrance et sérénité. Ces concepts sont contraires sans l'être vraiment. L'approche de ces opposés est assez élusive sur le plan théorique, en même temps qu'elle reste en dehors de toute objectivation. Malgré cela, nous pouvons en prendre conscience et centrer notre vie sur cet enseignement merveilleux grâce à la pratique de Namu Myoho Renge Kyo. Celle-ci exprime notre foi profonde, notre élan vers la bodhéité et notre joie face à la véritable nature de la réalité qui englobe sans exception tout ce qui est. En dernière analyse, Namu Myoho Renge Kyo exprime la compréhension vivante que nous sommes nous-mêmes des incarnations du Dharma Merveilleux et donc capables de transformer tous les aspects de notre vie en vie de bouddha. |