Zhiyi et les Subtilités du Dharma du Sutra du Lotus: par Susan Elizabeth Mattis |
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Dans le deuxième chapitre du Sutra du Lotus, le Bouddha sort de son samadhi* et, s'adressant à la Grande-assemblée, fait un bref panégyrique à la gloire du Dharma ultime, la vérité réalisée par tous les bouddhas. Après les questionnements réitérés du disciple Shariputra, le Bouddha promet qu'il va expliquer ce ‘‘Dharma profond et incommensurable’’ pour le salut de tous les êtres vivants. Sa promesse est suivie d'une série de paraboles illustrant l’atteinte de la bodhéité par celui qui place sa foi dans cet enseignement suprême. Dans ce sutra, toutefois, on trouve très peu d’énoncés explicites de ce que la tradition bouddhiste appelle la ‘‘Vérité ultime* ’’ (shintai, paramārtha satya). La majeure partie du Sutra du Lotus est consacrée à des descriptions élaborées des avantages pour ceux qui embrassent son enseignement et les exhortations à le ‘‘recevoir et garder, lire, réciter, copier et enseigner’’. Et lorsqu’on trouve des déclarations doctrinales explicites, elles sont difficiles à interpréter, apparaissant au milieu d’un discours mythique plus adapté à inspirer un sentiment religieux de dévotion qu’à proposer une présentation explicite de la Vérité ultime*. En outre, les quelques affirmations théoriques du Sutra semblent refléter diverses traditions bouddhistes, parfois contradictoires. Le Sutra va jusqu’à émettre un doute sur la possibilité pour le Bouddha de prêcher le Dharma, déclarant que ce Dharma est :
L'absence d'un exposé théorique de la doctrine a laissé aux exégètes du Sutra une grande liberté de choix pour les concepts définissant le Dharma ultime. Zhiyi (538-597), le fondateur de l'école bouddhiste chinoise Tiantai, influença, sans doute plus que tout autre, la compréhension du Sutra dans la tradition bouddhique de l'Asie du Sud-Est. Ses écrits élaborent un cadre conceptuel du Dharma, mais possèdent leurs propres ambiguïtés et sont devenus, à leur tour, objet d'interprétations divergentes. Cet article propose une relecture de Zhiyi pour résoudre certaines de ces ambiguïtés sur la Vérité ultime* et précise comment celui-ci a pu concilier divers aspects du discours lotusien. La philosophie de Zhiyi intègre les idées de plusieurs traditions bouddhiques transmises en Chine depuis l'Inde, avec une nette prédominance de l'enseignement de Nagarjuna, l’éminent maître indien qui a systématisé les doctrines des sutras prajnaparamitas (Perfection de la sagesse) et fondé l'école Madhyamika. Pour comprendre le concept de la Vérité ultime* chez Zhiyi il est nécessaire d'établir dans quelle mesure il s’écarte de celui de Nagarjuna et des sutras prajnaparamitas. Jusqu’ici les études contemporaines portant sur la relation entre Zhiyi et Nagarjuna adoptaient l’une des deux positions suivantes : soit que les conceptions des deux maitres de la Vérité ultime* sont identiques, soit que Zhiyi dépasse le point de vue de Nagarjuna, en introduisant la notion d'un ‘‘pur esprit’’ qui transcende les ‘‘deux vérités’’ de Nagarjuna (le saṃvṛti-satya, vérité conventionnelle et le paramārtha satya, Vérité ultime*). (réf.) Cet article rejette les deux interprétations au profit d'une sorte de compromis entre les deux. Zhiyi ne conçoit pas la Vérité ultime* comme une "pure ainsité" absolue. Sa philosophie diffère sensiblement du Madhyamika en ce qui concerne le statut ontologique accordé à la vérité conventionnelle (saṃvṛti-satya). Notre lecture de Zhiyi resitue sa vision du Dharma lotusien dans le contexte des autres traditions bouddhistes de l’époque et le rapproche des préoccupations contemporaines de la philosophie occidentale. La vacuité et le Bouddha du Sutra du Lotus La question fondamentale concernant la vision lotusienne de la Vérité ultime* est sa relation avec l'enseignement essentiel des sutras prajnaparamitas sur la doctrine de la vacuité (shunyata). Même si le Sutra du Lotus n’explique pas en détail le principe de la vacuité, il s’y réfère à plusieurs reprises, et nombre de ses principes et de ses enseignements présupposent cette notion de la non-substantialité. Une de ses références directes les plus développées apparait dans la chapitre V :
Dans ce passage, le Sutra déclare que, malgré leur diversité apparente, la Vérité ultime* de tous les êtres relève de l’aspect unique de la vacuité. Plus loin, dans le chapitre X, le Sutra dit que c'est à travers la compréhension et la réalisation de cette vacuité des dharmas que l’on parvient à la bodhéité.
Outre les déclarations comme celles-ci qui font directement référence à la vacuité, on peut considérer comme expressions de cette doctrine les passages qui proclament une Vérité ultime* unique pour tous les dharmas ou qui nient toute distinction entre le monde phénoménal et la Vérité ultime*. Ainsi, un passage du chapitre II fait ressortir que le ‘‘véritable aspect’’ de tous les dharmas est leur "ainsité" (tathata). C’est également une référence à la vacuité des dharmas :
Dans le chapitre XVI, le Sutra du Lotus affirme l'identité du monde du samsara, (cycles de naissances/morts) et de la Terre de Bouddha, un thème central de l'exposé sur la vacuité dans les sutras prajnaparamita. Dans une langue fleurie, le Sutra du Lotus explique que le monde phénoménal transitoire qui pour les non-initiés est un lieu de tourment, est, en fait, la ‘‘Terre pure de Bouddha’’
Un autre thème du Sutra du Lotus associé aux commentaires traditionnels sur la vacuité est la distinction faite entre la révélation dans ce Sutra du Dharma ultime du Bouddha et les ‘‘moyens appopriés (hoben)’’ précédemment utilisés pour diriger les pratiquants vers cette vérité. Le Sutra du Lotus rejette sans équivoque les doctrines enseignées aux auditeurs-shravakas comme n’étant que des ‘‘dispositifs opportuns’’ destinés à préparer l’adepte à saisir la vérité révélée dans le Sutra. Dans un passage, le ‘‘nirvana’’ enseigné aux) auditeurs-shravakas est explicitement réfuté au profit de la vacuité de tous les dharmas :
Le Sutra du Lotus considère indubitablement l'enseignement mahayana de la vacuité comme une composante importante du Dharma ultime du Bouddha. Mais d'autre part, deux facteurs découragent une identification aisée de l'enseignement du sutra sur la Vérité ultime* avec la «śūnyatā» telle qu'elle est conçue dans les textes prajnaparamita : l'absence complète d'un exposé méthodique de la doctrine du vide et la représentation extraordinaire du Bouddha du Sutra du Lotus. En effet, on note une différence considérable entre la description du Bouddha dans la tradition prajnaparamita et lotusienne, la première faisant la distinction entre le Corps physique du Bouddha (rūpakāya) et le Corps du Dharma*. Dans l'Aṣṭasāhasrikā Prajñāpāramitā Sūtra (Perfection de la sagesse en 8000 lignes) le Dharmakāya a trois significations : les enseignements du Bouddha, la Vérité ultime* révélée dans ces enseignements et la réalisation par le Bouddha de cette vérité, c'est-à-dire les dharmas mentaux purs du Bouddha appréhendant la Vérité ultime*. (réf.) La tradition prajnaparamita rejette l'idée de dévotion au rūpakāya, notamment l’adoration des stupas contenant des reliques du Bouddha, et dirige ses louanges vers le Dharmakāya (Corps du Dharma*). En général, cela signifie que la vérité immuable et impersonnelle, la vacuité, est le seul «objet» correct de vénération. Le Sutra du Lotus, par contre, met l’accent sur la vénération du Bouddha et du Sutra lui-même. Toutefois, le Bouddha lotusien n’est pas le simple être humain Shakyamuni qui a vécu à une certaine époque historique, qui a pratiqué la méditation et atteignit l’Éveil à l’âge de trente-trois ans. Le Bouddha de ce Sutra est un Bouddha au-delà du simple terrien qui a acquis des pouvoirs mystiques et une existence future illimitée, et qui œuvre inlassablement au salut de tous les êtres. Le Shakyamuni du Sutra du Lotus émet de son front des rayons qui illuminent « les mondes des dix directions » et possède le pouvoir de créer d’innombrables émanations ou répliques de lui-même qui remplissent l’univers en prêchant son enseignement. Dans le chapitre XVI, le Bouddha historique Shakyamuni révèle pour la première fois sa véritable identité en proclamant qu’il est Bouddha non pas depuis l’Éveil sous l’arbre bodhi en Inde il y a quarante ans mais :
Les érudits discutent pour savoir ce que les rédacteurs du Sutra du Lotus ont voulu signifier par cette image du Bouddha. La question fondamentale est de savoir si le Bouddha lotusien doit être compris comme un individu qui, en atteignant l’Éveil depuis extrêmement longtemps a acquis des pouvoirs surnaturels et une durée de vie indéfinie ou bien s’il doit être considéré comme la représentation symbolique de la Vérité ultime*, sorte de Bouddha cosmique ou principe de bodhéité omniprésent dans l’univers. Dans le différend sur le statut ontologique du Bouddha la question centrale revient à définir sa durée de vie. Si Shakyamuni représente la Vérité ultime*, alors il est atemporel. Selon le Sutra du Lotus, la durée de vie future du Bouddha est infinie. Le Bouddha ne meurt pas, c'est-à-dire qu'il n'entre pas dans le parinirvana mais reste toujours dans le monde prêchant le Dharma.
Le Sutra, dépeint Shakyamuni comme étant devenu un Bouddha à un moment précis dans le passé lointain. Le passage où Shakyamuni révèle sa véritable identité stipule qu'il a été Bouddha il y a des «millions de nayutas de kalpas», un temps très long, mais temps fini toutefois ; plus loin dans le même chapitre XVI, le Bouddha se réfère à sa longévité comme obtenue après une longue pratique, indiquant une fois de plus qu'il n'était pas Éveillé depuis toujours :
Malgré ces ambiguïtés, le Bouddha du Sutra du Lotusétait traditionnellement compris en Chine comme une représentation du Dharmakaya éternel, sa durée de vie inimaginablement longue étant interprétée comme une métaphore de la vérité "sans commencement" réalisée par le Bouddha. (note) Dans cette optique, les images mythiques de Shakyamuni émettant la lumière qui imprègne l'univers et son corps se divisant en d'innombrables émanations qui remplissent les dix directions sont des représentations métaphoriques de la Vérité ultime* omniprésente et immuable dans sa fonction salvifique. Lorsque le Shakyamuni lotusien est compris comme le Dharmakaya, (celui-ci en tant que Vérité ultime* étant identifié à la vacuité-shunyata), la différence entre le Sutra du Lotus et les sutras prajnaparamitas, est plus une question de style que de fond. Les représentations du Dharmakaya, cependant, les images concrètes et dynamiques d’un Shakyamuni suprahumain peuvent suggérer une conception quelque peu différente de la Vérité ultime* telle qu’elle se trouve dans les sutras prajnaparamitas. L'interprétation du Bouddha du Sutra du Lotus par Zhiyi est complexe et multiforme. On la connait surtout comme l’explication des Trois Corps du Bouddha : le Bouddha historique Shakyamuni (nirmanakaya), l’être aux pouvoirs supranaturels acquis au cours d’innombrables kalpas de pratique de bodhisattva (sambhogakaya) et le sanscrit atemporel. Dans d'autres contextes, Zhiyi considère les descriptions fantastiques de l'être et des pouvoirs du Bouddha comme des représentations de l'état de réalisation atteint par la pratique bouddhique. (réf.) Le plus important en ce qui concerne notre propos est l’interprétation que donne Zhiyi de Shakyamuni en tant que Dharmakaya ou Vérité ultime*. Considérant le Bouddha comme une expression de la Vérité ultime*, Zhiyi identifie le Bouddha du Sutra du Lotus avec l’inhérence universelle de la nature de bouddha. Il réfute vigoureusement un commentateur antérieur [Fayun] pour qui le Sutra du Lotus n’enseigne pas la nature de bouddha.
Pour Zhiyi il ne fait aucun doute que le Vérité ultime* révélée dans le Sutra du Lotus est l’inhérence universelle de la nature de bouddha. Zhiyi estime que le Sutra du Lotus surpasse tous les autres par « l’annonce, la démonstration et l'explication de la promesse que tous les êtres vivants peuvent devenir bouddha ». La doctrine de la bodhéité universelle est proclamée dans le deuxième chapitre, où Sâkyamuni explique qu'au lieu de trois véhicules - ou buts ultimes pour trois types différents d'êtres, les shravakas, les pratyekabuddhas et les bodhisattvas -, il n'y a qu'un seul but : la bodhéité pour tous. Le sutra démontre également l'universalité de la bodhéité en mettant en scène la fille du Roi-Dragon qui a le double inconvénient d'être à la fois femme et reptile, et de prédire l'Éveil futur de Devadatta, cousin du Bouddha, qui avait commis les fautes les plus graves : tenter de tuer le Bouddha et perturber le Sangha bouddhiste. Zhiyi pense que seule une doctrine de la nature de bouddha universelle peut justifier la promesse sans réserve faite dans le Sutra que tous les êtres vivants peuvent devenir bouddha. La représentation visionnaire du Sutra de l'identité du Bouddha Shakyamuni avec toute la réalité peut donc être considérée comme une révélation de la nature de bouddha inhérente à toute chose. Bien que largement acceptée dans la tradition bouddhique d'Asie du Sud-Est, dans l’exégèse moderne, cette identification de la Vérité ultime* du Sutra du Lotus avec la nature de Bouddha est souvent contestée. Le Lotus n’utilise jamais le terme « nature de bouddha ». Le concept provient des sutras de la tradition tathagatagarbha (Matrice de l'Ainsi-Venu) apparue postérieurement au Sutra du Lotus. C’est pourquoi plusieurs commentateurs modernes soutiennent qu'en interprétant le Sutra du Lotus comme affirmation de l’inhérence de la nature de bouddha, Zhiyi inclut par erreur les idées de la tradition tathagatagarbha nullement mandatées par le Lotus. Selon les sutras et les traités tathagatagarbha, tous les êtres sensibles possèdent intrinsèquement le tathagatagarbha, comme nature propre de leur esprit. Littéralement, tathagatagarbha signifie « embryon » ou « matrice » (garbha) du Bouddha, celui qui est « Ainsi-Venu » (Tathagata) de la vérité. Le tathagatagarbha est la pure conscience du Bouddha de la Vérité ultime*, une conscience indifférenciée et « vide » : dépourvue de conceptualité et d’objets. Dans certains sutras, ce «pur mental» est conçu comme un substratum qui, tout en restant intrinsèquement pur et indifférencié, apparaît sous l'influence des souillures (klesha) dans le domaine du samsara. Bien que dépourvu de constructions conceptuelles illusoires, il n'est pas entièrement dénué de caractéristiques ; le tathagatagarbha est représenté alternativement comme une resserre (ou «matrice») qui possède les qualités de la bodhéité pleinement atteinte n’ayant besoin que d'être découverte ou bien comme une "graine" de bouddha indestructible qui doit être cultivée et développée. Dans les deux cas, le message des sutras tathagatagarbha est que tous les êtres sensibles possèdent une conscience pure permanente autrement dit une nature de bouddha qui leur permet de devenir bouddha. (= existence d’une âme) Ce concept tathagatagarbha de la nature de bouddha est difficilement conciliable avec l’affirmation lotusienne de la vérité de la vacuité (shunya). La doctrine de la vacuité, développée dans les sutras prajnaparamitas et la tradition madhyamika, affirme qu'il n'y a rien, ni phénomène ni transcendance, qui existerait indépendamment et possèderait un soi. Selon le Madhyamika, la nature de bouddha enseignée dans la tradition tathagatagarbha n’était qu’un enseignement provisoire pour ceux qui n’étaient pas encore prêts à comprendre la vérité de la vacuité. S'il est vrai que la plupart des écoles mahayana, y compris le Madhyamika, se soient approprié le terme de "nature de bouddha" pour désigner ce qui rend possible la réalisation de la bodhéité, ce terme a acquis des significations différentes selon les diverses conceptions théoriques des écoles bouddhistes. Le Madhyamika a identifié la vacuité avec la nature de bouddha ou la «cause» de la bodhéité parce que la sagesse acquise en contemplant la vacuité de toute chose conduit à la pleine bodhéité. La vacuité peut aussi être considérée comme la cause de l'Éveil parce que l'absence d'une nature inhérente propre garantit que l'esprit peut, à tout moment, passer d'un état d'illusion à l’Éveil. Malgré les difficultés textuelles et théoriques du concept de la nature de bouddha, Zhiyi insiste sur le fait que le Bouddha du Sutra du Lotus représente l’inhérence universelle de la nature de bouddha et utilise le terme tathagatagarbha dans ses traités et conférences pour désigner la Vérité ultime*. (note) Il va même jusqu'à décrire la Vérité ultime* comme un « état de félicité permanente, de vrai soi et de pureté », en adoptant une définition célèbre des traditions tathagatagarbha du Mahaparinirvanasutra. (réf.) Il n'est donc pas surprenant que de nombreux érudits croient que Zhiyi rejette explicitement la vision de Nagarjuna de la Vérité ultime* comme étant la vacuité et suppose que la Vérité ultime* révélée dans le Sutra du Lotus est un véritable «pur esprit» à la fois transcendant et immanent dans les phénomènes. Si telle est l'intention de Zhiyi, les références dans le Sutra à la vacuité doivent être considérées comme des expressions provisoires ou partielles d’une vérité qui s'exprime plus pleinement à travers l'image de l'éternel et omniprésent Shakyamuni. L'analyse présente de l'exposé théorique de Zhiyi de la Vérité ultime* montrera que c'est un malentendu sur l'utilisation par Zhiyi de la terminologie sur la nature de bouddha. Zhiyi s’approprie la terminologie de la tradition tathagatagarbha pour distinguer sa propre conception de la Vérité ultime* de la vacuité enseignée par l'école madhyamika, mais il accepte la notion de la tradition tathagatagarbha d'un esprit pur transcendant. Pour clarifier comment Zhiyi s'approprie et modifie la conception de Nagarjuna de la Vérité ultime*, nous devons donner d’abord un bref aperçu de la position du Madhyamika. La pensée bouddhique ne fait en général aucune distinction entre les conditions de l'existence d'une chose et les conditions de notre connaissance de la chose : pour être une chose doit être reconnue comme telle. Zhiyi et le Madhyamika En sanskrit, le terme shuyata (vacuité) est utilisé pour indiquer l'absence de quelque chose ; dans la tradition mahayana, shuyata indique spécifiquement que rien de ce qui peut être connu ne possède une nature propre ou une substance en soi (svabhava), une caractéristique d'identification ou marque qui appartiendrait à l'objet indépendamment de sa relation à tout autre objet. Dans le bouddhisme, la notion de la vacuité est fortement corrélée au principe fondamental de l'origine dépendante (appelée également production conditionnée pratitya-samutpada). La pensée bouddhique ne fait, en général, aucune distinction entre les conditions de l'existence d'une chose et les conditions de notre connaissance de la chose : pour « être » une chose doit être reconnue comme telle. La doctrine de l'origine dépendante englobe ce que l’Occident distingue comme relativité de la cognition conceptuelle et dépendance causale ou ontologique de l'objet de cette cognition. Il n'est pas difficile de voir que si le principe de l'origine dépendante s’applique à toutes les entités reconnues, rien ne possède une existence en soi. La vacuité exprime donc simplement la vérité de l'origine dépendante et il n'y a pas de distinction ontologique entre le monde de la Vérité ultime* (shunyata) et le monde de la vérité conventionnelle (monde de la cognition ordinaire). Dans la tradition madhyamika, ce qui est relatif est désigné comme étant prajnapati-upadaya, « coproduit », « conditionné », « déterminé par autre chose». (réf.) Dans sa Mulamadhyamakakarika* (Stances de la Voie du milieu par excellence) Nagarjuna fait la démonstration que tout objet de cognition est une « désignation métaphorique », c’est-à-dire « nommé » en relation de sa dépendance, autrement dit reconnu grâce aux concepts qui ne sont significatifs que par leur relation avec d'autres concepts. Ainsi Nagarjuna établit que le classement de ce qui provient de la dépendance est coextensive avec le classement de ce qui est désigné de manière dépendante. Puisque la connaissance de tout objet dépend des actes mentaux qui forment des concepts relatifs, du point de vue bouddhiste, les objets de la connaissance ordinaire «n'existent» qu'en vertu de ces actes mentaux de discrimination et de synthèse (classement). De plus, le fait que toute cognition dépend de la construction conceptuelle implique que l'activité conceptuelle qui constitue les référents de la cognition ordinaire ne se fonde sur rien de directement intuitif ou indépendamment de l'activité conceptuelle. A partir de cette absence d'un terrain cognitif indépendant lors de la construction conceptuelle, Nagarjuna tire une conclusion radicale sur le statut ontologique du monde de la cognition ordinaire : ce sont uniquement les conventions sociolinguistiques qui déterminent les corrélations intentionnelles de l'activité conceptuelle. (réf.) L'activité conceptuelle construit des référents qui servent de fondement à d'autres référents conceptuels construits dans une matrice de l'existence relative sans fondement. Comme l'explique Nagarjuna, la «vacuité», l'absence d'une marque ou d'une caractéristique indépendante, implique l'absence d'un terrain de connaissances indépendant du système sociolinguistique et équivaut à l'existence simplement conventionnelle (samvrti) d'un objet phénoménal. Il s'ensuit que la Vérité ultime* du monde de l'origine dépendante peut être exprimée par l'affirmation simultanée de «deux vérités» : la vacuité et l'existence conventionnelle (désignée de manière dépendante). La réfutation par Nagarjuna de tout fondement objectif lors de la construction conceptuelle s'applique à toute connaissance conceptuelle du monde phénoménal, y compris la cognition de la l'origine dépendante (production conditionnée), entendue comme désignant l'existence interdépendante d'entités phénoménales. La réalité objective du principe ontologique de la production conditionnée disparait avec la négation de la réalité objective de l'existence phénoménale elle-même : il ne serait pas logique de parler d'une origine dépendante objectivement établie alors qu’il n'y a pas de choses «objectivement réelles» qui soient liées causalement entre elles. La compréhension des choses phénoménales comme conditionnées et impermanentes est finalement aussi infondée que l'illusion de quelque chose de permanent et d'indépendant. La "vérité" (si toutefois on peut encore l'appeler comme ça) dont Nagarjuna parle dans les Stances du Milieu (Mulamadhyamaka-karika) est que nos concepts n'appréhendent jamais une vérité ontologique, ils ne donnent aucune connaissance de la nature des choses telles qu'elles existent objectivement, indépendantes de nos actes conceptuels. Comme le dit Nagarjuna : «Le Bouddha n'a enseigné aucun Dharma sur quoi que ce soit ». (réf.) En tant que mahayaniste et disciple de Nagarjuna, Zhiyi accepte les principes de base madhyamika de la vacuité. Il affirme que tous les objets de connaissance relèvent de la production conditionnée et sont «vides» d’être en soi. Il reconnait également la validité de la démonstration de Nagarjuna selon laquelle toute chose qui relève de la production conditionnée est forcément désignée de manière dépendante. Cependant, la conception de Zhiyi de la Vérité ultime* diverge de celle de l'école Madhyamika sur un point important. Par une utilisation subtile de la terminologie, Zhiyi distingue sa conception de l'existence "désignée de manière dépendante" des entités phénoménales. Dans la traduction de Kumarajiva de la Mulamadhyamakakarika* le terme sanskrit de prajnapti-upadaya * est traduit en chinois par jia-ming * qui a les mêmes connotations épistémologiques que l’original sanskrit. Il indique que le « nom » (nama, ming, dénomination) d’un concept est établi de façon « provisoire » (jia), autrement dit corrélé à la cognition d’autres objets. Cependant, comme l'a souligné Ng Yu-kwan, Zhiyi supprime le terme «nom» (dénomination, ming) dans la locution, «nom provisoire» et ne garde que « provisoire », qui peut se référer soit à l’existence relative d’un objet (sa production conditionnée) soit à la relativité de sa désignation. (réf.) Cette modification mineure de la terminologie reflète un changement significatif dans la compréhension du statut ontologique de la production conditionnée. Elle suggère que pour Zhiyi les objets de la cognition ordinaire ne sont pas seulement des «dénominations dépendantes», c'est-à-dire pas uniquement les corrélats d'une activité conceptuelle déterminée par les conventions sociolinguistiques. Plutôt que de simples «noms» (dépendants), ils ont une existence (dépendante). Mais que signifie l'affirmation de Zhiyi de l'existence (conditionnée) des phénomènes dénommés de manière dépendante ? Zhiyi soutient constamment que tous les phénomènes dépendent de l'esprit qui les conçoit. D'autre part, il nous informe que cet esprit est vide et dépend de l’objet conçu. (réf.) À un certain niveau, ce que Zhiyi dit peut être compris comme simplement descriptif de l'intentionnalité de la conscience. Chaque pensée, chaque acte conceptuel, est une conscience de quelque chose, ce quelque chose étant situé sur le plan d'entités interdépendantes. L'existence vide et mutuellement dépendante de la conscience conceptuelle et de l'objet signifie que toute tentative de découvrir une substance indépendante de l'une ou de l'autre finira toujours par l'échec ; nulle part il ne se produit de phénomène identifiable qui soit "pur mental", distinct de la conscience ou qui soit un objet «en soi», indépendant de l'activité conceptuelle qui l'appréhende. En outre, l'insistance de Zhiyi sur l'interdépendance réciproque de la conceptualisation de la pensée et des objets de cognition semble impliquer une critique de la caractérisation de Nagarjuna des objets de cognition comme étant des corrélats objectifs d'une "activité conceptuelle conventionnelle». En soulignant que la conceptualisation de la pensée est conditionnée par son objet, Zhiyi fait savoir que concevoir une pensée n'est pas une activité auto-générée et qu’elle pose arbitrairement ses propres objets. Bien au contraire, l'objet et la pensée doivent être entendus comme équiprimordiaux* et mutuellement conditionnants. Le corrélat objet détermine l'activité conceptuelle autant que l'activité conceptuelle détermine l’objet corrélé. Mais quel est donc cet «objet» qui conditionne l'activité de la pensée ? Puisque le bouddhiste ne s'intéresse qu'au domaine phénoménal, c'est-à-dire à ce qui « est » pour la conscience, l'objet ne peut pas se référer à une « chose en soi » qui détermine la conscience. La seule réponse plausible que suggère Zhiyi est qu'il existe une dimension perceptuelle de l'expérience qui est, en quelque sorte, déterminante de la conceptualisation des actes. Ainsi, alors que l'objet perçu ne se présente jamais comme une pure donnée indépendante de la conceptualisation, les aspects perceptifs et conceptuels des objets doivent être reconnus et assimilés comme équiprimordiaux* et mutuellement conditionnés. Comprenant l'affirmation de Zhiyi selon laquelle l'esprit est ainsi conditionné par l'objet, on peut voir la légitimité de son rejet de la vision madhyamika selon laquelle l'activité conceptuelle est déterminée seulement par des pratiques sociolinguistiques conventionnelles. Selon Zhiyi, la pratique de l'activité linguistico-conceptuelle est conditionnée par la dimension perceptuelle de l'expérience, de même que la conceptualisation conditionne ce que nous percevons. Nagarjuna et Zhiyi s’accordent pour dire qu'il n'y a pas de référents objectifs intuitifs indépendants, mais alors que Nagarjuna en déduit que les objets de la cognition phénoménale sont établis conventionnellement, Zhiyi pense qu'il existe des déterminants causaux de la construction conceptuelle-linguistique. Les deux positions sont plausibles et aucune ne peut être prouvée. Nagarjuna peut avoir raisonné que si rien n’apparait à la conscience indépendamment de la conceptualisation des actes, il n'y a aucun moyen de savoir si les cognitions sont fondées sur quoi que ce soit qui ne serait pas posé par l'esprit cognitif. Préoccupé par le problème épistémologique de trouver un terrain indépendant pour nos connaissances, il assimile l'impossibilité de savoir qu'il existe un tel terrain avec la non-existence. A l’opposé, Zhiyi, sans rejeter l'impossibilité théorique d'une donnée perceptuelle pure, lui préfère la proposition plus naturelle qu'une dimension préconceptuelle de l'expérience est, en quelque sorte, manifeste et déterminante dans les cognitions. Zhiyi n'est tout simplement pas concerné par les questions épistémologiques de Nagarjuna et ne pense pas que notre incapacité à prouver que nos cognitions sont déterminées par une dimension perceptuelle doit nous forcer à affirmer qu'elles sont des constructions conventionnelles, fonctions de pratiques sociolinguistiques arbitraires. La distinction entre la conception de Nagarjuna du statut ontologique des existants phénoménaux comme des «désignations dépendantes» et l'interprétation de Zhiyi comme des «existants dépendants» met en évidence une différence importante dans leurs conceptions du terme corrélatif «vacuité». Pour Nagarjuna, la «vacuité» indique, en fin de compte, l'absence d'un terrain de connaissance indépendant du système sociolinguistique. Dire que la vacuité est la Vérité relevant de la production conditionnée ne caractérise pas « l'être » de ce qui se produit de façon dépendante, mais affirme simplement que notre connaissance du domaine de la production conditionnée n'a pas de fondement objectif. Quant à Zhiyi, il comprend la vacuité - l'absence de substantialité indépendante - comme l'aspect réel (shosho jisso) ou la vraie nature (shi-xiang) des phénomènes existants qui découlent d'une pluralité de conditions. Pour le Madhyamika, la vacuité est une vérité épistémologique, la reconnaissance que les objets ont une existence relative et manquent de fondement objectif. Pour Zhiyi, la vacuité est une vérité ontologique, la saisie de la vérité des entités phénoménales qui, bien que temporaires et conditionnées par des concepts, ne sont pas seulement les constructions de la pensée. Malgré ces distinctions importantes, il ne faut pas sous-estimer ce que Zhiyi et Nagarjuna partagent en commun. Tous deux affirment sans équivoque qu'il n'y a pas de différence entre le plan de la Vérité ultime* et le plan de la production conditionnée. Comme le dit Nagarjuna dans la Mulamadhyamakakarika* :
Zhiyi affirme également dans la «Voie di Milieu» que la Vérité ultime* n'est pas une réalité transcendante, mais simplement la production conditionnée (pratityasamutpada), qui se réalise en tant existence non-substantielle dépendante. Dans son Grand Arrêt et Examen-Introspection, il déclare sans équivoque :
Pour Zhiyi comme pour Nagarjuna, il n'y a pas de réalité ou de vérité à saisir au-delà du jeu des éléments éphémères et conditionnés du plan de la production conditionnée ; la Vérité ultime* et médianeté ne sont rien d'autre que le véritable aspect des phénomènes, c'est-à-dire existence non-substantielle et conditionnée. Cette identité de la Vérité ultime* et des phénomènes est pour Zhiyi l'enseignement central et non équivoque du Sutra du Lotus, le message incarné dans l'image du Bouddha qui imprègne tous les plans de l'existence. Zhiyi et la terminologie tathagatagarbha Zhiyi exprime sa conception de la Vérité ultime* des entités phénoménales comme étant l'affirmation simultanée de «trois vérités» : celle qui est à la base des causes et conditions est 1) vacuité (kong), 2) temporalité (jia) et 3) médianeté (zhong). (note) L'affirmation de la simultanée de la vacuité et de l'existence dépendante (temporalité) est sans conteste en accord avec la philosophie madhyamika. L'affirmation de la troisième vérité, la médianeté, tient compte de la conception de la Vérité ultime* tathagatagarbha. Alors que certains commentateurs pensent que la troisième vérité (médianeté) n'est rien d'autre que l'affirmation explicite de l'identité de la vérité de la vacuité et de la vérité de la temporalité, d'autres estiment que la médianeté est une référence à l'esprit pur de la tradition tathagatagarbha. En effet, les caractérisations de Zhiyi de la Vérité ultime* sont ambiguës et semblent souvent affirmer des conceptions monistes*. comme celles trouvées dans les sutras tathagatagarbha. De plus, en parlant de la Vérité ultime* comme de la simultanéité de la vacuité et de l'existence dépendante, il la définit tantôt comme la négation du vide et de l'existence dépendante (réf.) et tantôt comme l'affirmation et la négation simultanées du vide et de l'existence dépendante.(réf.) L'impression créée par ces descriptions d'une réalité absolue transcendant le plan des phénomènes vides et co-dépendants est encore renforcée par l'utilisation concomitante par Zhiyi du terme tathagatagarbha pour désigner la Vérité ultime*. Néanmoins, l'importance que Zhiyi accorde à l'identité de tous les phénomènes et de la Vérité ultime* milite contre l'idée qu’il comprend la Vérité ultime* comme étant de l’ordre du pur esprit. Lorsque la Vérité ultime* est conçue comme une pure conscience dépourvue de conceptualité et d’objets, cela crée une dichotomie fondamentale entre la Vérité ultime* et le monde phénoménal. Même lorsque, comme dans la tradition Hua-yen (Avatamsaka ; Kegon*), la pure conscience est comprise comme le fondement de l'apparition du monde phénoménal, on n'obtient pas de véritable unité des phénomènes et de la Vérité ultime* ; les phénomènes ne sont unis à la Vérité ultime* que dans la mesure où la particularité phénoménale est transcendée et que l'on découvre la conscience pure unitaire au sein d’un tout. (note) Les descriptions de Zhiyi de la Vérité ultime* qui suggèrent une transcendance «à la fois du vide et de la production conditionnée» peuvent être mieux expliquées en référence à l'écart entre nos concepts du «vide» et de l’«existence dépendante» d’un côté et la cognition non conceptuelle de la Vérité du plan de la production conditionnée. (réf.) Zhiyi pose comme définitions alternatives de la Vérité ultime* l'expression apophatique «ni existence ni vide» et le paradoxe «à la fois existence et vide et ni existence ni vide» pour renforcer notre conscience que même les concepts de vide et d'existence dépendante ne peuvent représenter parfaitement la Vérité ultime*. Que nous devions dépasser les concepts d'existence et de vide pour atteindre une appréhension plus complète de la vérité ne signifie pas pour autant que la vérité elle-même transcende l'existence phénoménale. De même, l'utilisation du terme tathagatagarbha pour désigner la Vérité ultime* ne doit pas être interprétée isolément de l'ensemble de la pensée de Zhiyi. Comme nous l'avons vu, pour Zhiyi, la Vérité ultime* est le véritable aspect des phénomènes affirmés comme existence réelle, quoique temporaire et conditionnée. Il est possible que Zhiyi désigne la Réalité ultime comme tathagatagarbha pour distinguer sa conception positive de la Vérité ultime*, le "véritable aspect des phénomènes » du vide épistémologique négatif de Nagarjuna. Loin de poser une Vérité ultime* au-delà du domaine phénoménal, le terme tathagatagarbha doit être compris chez Zhiyi comme l'affirmation la plus forte possible que le monde de la production conditionnée est la Vérité ultime*. Dans ses enseignements sur la méditation, Zhiyi explique qu'en contemplant «un seul moment de pensée» (yinian), on peut appréhender la Vérité ultime*. (note) Un célèbre passage du Grand Arrêt et Examen-Introspection (Mohe zhiguan, Maka shikan) explique que la contemplation de la Vérité ultime* de l'instant-pensée révèle qu'elle «contient» ou «englobe» tous les «trois mille mondes-états » analysés et classifiés par Zhiyi. Une pensée comprend dix mondes-états, mais chaque monde-état comprend également dix mondes-états. Une modalité d’action ( nyoze) comprend trente sortes de mondes-états, d'où cent mondes-états comprennent trois mille sortes de possibles. Ces trois mille sont contenues dans un moment-unité de la conscience. Là où il n'y a pas de pensé, c'est la fin de la matière, mais dès qu’apparait ne serait-ce qu’un moment infime de pensée elle contient les trois mille possibles*. (réf.) Au cours du Xe siècle, un débat animé s’est fait jour autour de l'interprétation de ce passage entre deux groupes d'adeptes du Tiantai (lit. montagne de la terrasse céleste), le groupe «Montagne» (shan-jia) qui se voulanit orthodoxe et le «Hors-montagne "(shan-wai). (réf.) Le groupe «Hors-montagne» assimilait l'instant-pensée ichinen à la pure conscience qui, selon certains sutras de la tradition tathagatagarbha, est la nature intrinsèque de l'esprit et la Vérité ultime*, en d’autres termes, l’ainsité (nyoze) de la pensée et de tous les phénomènes. Selon cette interprétation de l’extrait ci-dessus Zhiyi affirme que tous les dharmas sont «un» avec l'esprit ou sont «englobés» par l'esprit, car la nature intrinsèque de tous les dharmas est la «pure conscience» indifférenciée et vide. Les dharmas sont considérés comme «unifiés» lorsque la méditation sur l'esprit révèle que la particularité et la diversité des phénomènes sont de fausses constructions et que seule la nature intrinsèque de la pure conscience est «réelle». L'interprétation du groupe «hors-montagne» crée une distinction indéfendable entre les phénomènes et la Vérité ultime*. L’école de la Montagne, sous la direction de Siming Zhili (960-1028), demeura dans la logique de Zhiyi en interprétant ichinen (l’instant-pensée) comme étant à tout moment transitoire et conditionné par la conscience phénoménale. Zhiyi a en outre estimé que cet englobement de toute réalité est la Vérité ultime* non seulement d'un moment de conscience, mais de tout existant phénoménal. Stevenson écrit que «Zhili tendait vers une théorie de l'englobement [de la totalité] au sein des caractéristiques particulières elles-mêmes» (xiang ju), de sorte que, dans chaque marque, «toutes les marques se manifestent simultanément en parfaite adéquation» (xiang ran)." (réf.) Bien que Zhiyi parle explicitement de la pensée comme englobant tous les phénomènes, cette extrapolation supplémentaire est justifiée par l'identité de tous les phénomènes avec la Vérité ultime*. Dans son ouvrage Le sens caché du Sutra du Lotus (Fahua xuanyi, Hokke gengi), Zhiyi rappelle que la pensée ne diffère en rien des autres dharmas et n'est proposée comme objet de la méditation que parce qu'elle est proche de nous. La contemplation de tout dharma dans sa Vérité ultime*, se révèle comme imprégnant tous les phénomènes. De façon plus significative, le moment ordinaire de la conscience englobe tous les dharmas :
Nous sommes maintenant mieux placés pour comprendre comment l'image de Shakyamuni dans le Sutra du Lotus représente la Vérité ultime* du monde phénoménal, la nature de bouddha. Du point de vue de Zhiyi, la représentation de Shakyamuni omniprésent ne représente pas une conscience «pure» dépourvue de conceptualité et de ses objets, et simultanément le fondement de l'existence phénoménale ; elle est une image du véritable aspect des phénomènes eux-mêmes, des dharmas ordinaires à la fois vides et provisoirement existants, chacun englobant la totalité et donc à la fois «un» et «beaucoup». Cette Vérité ultime* du monde phénoménal est la "Voie du Milieu" que Zhiyi désigne comme le royaume resplendissant du Bouddha qui est "atemporel, serein, individué et pur". La Vérité ultime* peut être identifiée comme la cause de la bodhéité ou de la nature de bouddha (tathagatagarbha) parce que c'est l'identité de son propre esprit avec cette vérité qui rend possible la réalisation de la vérité et la réalisation de la bodhéité. Cependant, il faut souligner que la nature de bouddha pour Zhiyi n'est pas l'esprit pur transcendant des sutras tathagatagarbha mais simplement l'aspect réel d’un moment de la conscience ordinaire et de tous les phénomènes. Conclusion D’après Zhiyi, la Vérité ultime* révélée dans le Sutra du Lotus diffère considérablement de l'enseignement de la vacuité par Nagarjuna et l'école Madhyamika. La différence que Zhiyi établit, cependant, n'est pas un surajout au Sutra du Lotus de notions d'une pure conscience. Zhiyi trouve le Lotus en accord complet avec les sutras madhyamika pour ce qui est de l’identification de la Vérité ultime* avec le monde phénoménal. La différence entre la conception de Zhiyi de la Vérité ultime* du Sutra du Lotus et l'enseignement de la vacuité de Nagarjuna réside dans une divergence de vues beaucoup plus subtile en ce qui concerne le statut de l'existence phénoménale. D’après Zhiyi, la dépendance de toutes les entités phénoménales de la construction de la pensée, affirmée tout au long de la tradition mahayana, n'implique pas qu'elles sont établies uniquement par des conventions sociolinguistiques et que leur «vérité» n'est que leur absence de fondement. Zhiyi affirme que les entités phénoménales existent provisoirement; simultanément vides et dépendantes ; leur existence interdépendante est un phénomène positif, une réalité qui, bien qu'elle ne soit pas indépendante de l'activité conceptuelle, n'est pas simplement la corrélation sans fondement d’actes conceptuels. L'affirmation de Zhiyi de l'existence des phénomènes est attestée dans le Sutra du Lotus par les descriptions élaborées des merveilles du monde du Bouddha. Ce monde, plein de jardins, d'arbres de joyaux, de tours et de palais magnifiques, d'encens et de musique, n'est pas une terre pure au-delà de ce monde, mais le monde des phénomènes vus dans leur vérité. Contrairement aux sutras prajnaparamita qui soulignent la nature illusoire du monde phénoménal, le Sutra du Lotus célèbre son «véritable aspect» avec une profusion d'images concrètes. L'exposé de Zhiyi de la vérité révélée dans le Sutra du Lotus place ce sutra au centre des préoccupations contemporaines de la philosophie occidentale. Pendant la plus grande partie de son histoire, la tradition occidentale s'est caractérisée par la recherche d'une vérité objective. Même après que la "Révolution copernicienne» de Kant" eut brisé l'espoir de connaître le monde tel qu'il est «en soi», la quête est restée essentiellement inchangée : si nous ne pouvons connaître le monde extérieur objectivement, au moins pouvons-nous parvenir à la vérité de notre propre subjectivité et à sa façon de construire notre expérience. Sous-jacente à cette quête de la vérité s’imposait une vue particulière du langage qui a dominé la pensée occidentale depuis l'époque des Grecs anciens. Selon ce point de vue, le sens d'un mot réside dans sa référence à un objet, à quelque chose perçu dans le monde, ou peut-être à un objet purement idéel produit intuitivement par l'esprit. Cette théorie présuppose que nous commençons par observer le monde et y trouvons divers objets ; nous trions ensuite ces objets par classes et formons des concepts qui se rapportent à toute la classe, donnant finalement à notre concept un signe ou un nom phonétique. Nietzsche fut l'un des premiers penseurs occidentaux à remettre sérieusement en question cette conception du langage. Il a analysé les façons dont une langue structure notre façon de penser et suggère que nos concepts et nos formes grammaticales déterminent quels types de «choses» nous croyons exister. A la suite de Nietzsche, au XXe siècle, les philosophes structuralistes et poststructuralistes ont mis en évidence l'idée que notre système conceptuel linguistique est une construction sociale conventionnelle dans laquelle chaque élément est défini par sa «différence» par rapport aux autres éléments. Au lieu de la pensée et du langage reflétant les existants, les «existants» que nous connaissons sont fonction des concepts définis par notre système linguistique. Ainsi, la pensée postmoderne du XXe siècle a élaboré une théorie du langage diamétralement opposée aux croyances de la tradition philosophique précédente. Comme beaucoup de penseurs l’ont remarqué, en inversant la compréhension antérieure du langage, la philosophie occidentale a convergé avec la pensée bouddhique, qui a toujours souligné le rôle de la langue dans la construction de l'expérience. En particulier, les chercheurs ont observé les similitudes entre la philosophie madhyamika et la philosophie linguistique du XXe siècle du poststructuralisme. Ce mouvement dans la tradition occidentale, n'est pas, cependant, sans soulever de critiques. Peut-être qu’en affirmant que le sens d’un mot n'est qu'une fonction du système linguistique, les penseurs occidentaux contemporains ont surcompensé la croyance naïve que la langue exprime simplement ce qui est appréhendé par l'esprit. La vision de Zhiyi du monde phénoménal, comme dépendante d'un système linguistico-conceptuel construit dans l’inclusion interdépendante et non pas seulement déterminé par lui, suggère un terrain d'entente qui peut éviter les faiblesses des deux points de vues extrêmes qui ont dominé jusqu'à présent la pensée occidentale. | ||