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La mort bouddhiste

Pratiques, discours, représentations

édité par Bryan J. Cuevas et Jacqueline I. Stone

Motilal Banarsidass Publisher Provate Limited - Delhi 2010

 
Introduction
Bryan J. Cuevas et Jacqueline I. Stone


Depuis ses débuts en Inde jusqu’à ses diverses formes culturelles et régionales dans toute l'Asie, le bouddhisme a été et continue d'être une religion qui s'intéresse à la mort et aux morts. Les doctrines, les pratiques et les institutions bouddhistes ont toutes un rapport avec ce thème. Les enseignements doctrinaux parlent de la mort comme se produisant à chaque instant et comme une suite causalement dépendante de conditions dont les unes disparaissent pour en faire apparaitre d’autres. En ce sens, la mort est simplement le changement, la façon d’être de toute chose. Les personnes non éveillées qui ne comprennent pas cela, voient dans le flux d'événements momentanés des objets illusoires tels que «soi» ou «les autres» et s'accrochent à eux, bien que ces objets ne puissent durer et échappent à notre contrôle. Comme on peut le lire dans tout ouvrage d’introduction au bouddhisme, les attachements aux possessions, aux relations et surtout aux notions d’un soi qui dure sont jugés malsains, produisant inévitablement la frustration et la souffrance en liant l’individu au samsara, le cycle de renaissances dans l’illusion. De ce point de vue, et comme l'indique sa présence parmi les quatre souffrances - la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort - la mort devient emblématique de tout le processus samsarique. La «mort» est une souffrance, à la fois en tant que fin, séparant l'individu de tout ce qu’il chérit, et en tant que porte tournante, faisant entrer dans une nouvelle ronde insatisfaisante de renaissances, vers le haut ou vers le bas, conformément à ses actes, jusqu'à l’éradication finale de l’ignorance et de l’avidité. En ce sens, la mort n'est pas simplement la façon d’être de toute chose, mais illustre également le problème que la sotériologie* bouddhiste doit surmonter. Le Bouddha a "atteint l'immortalité" ; sa victoire sur Mara juste avant son Éveil n'était pas seulement la victoire sur les désirs mais sur la mort elle-même. Selon Frank E. Reynolds, le bouddhisme a tenu la promesse «d’un éveil à une plus grande réalité dans laquelle le pouvoir de la mort pourrait être dompté et vaincu» (réf.) - attrait non négligeable d’un système religieux.

La mort figure aussi comme un thème récurrent dans des pratiques bouddhiques spécifiques. Parce que la mort représente à la fois la nature transitoire et instable de toute chose et la souffrance née de l'ignorance et de l'avidité qui doivent être surmontées, la vue ou la pensée de la mort peuvent, pour peu que l’esprit soit ouvert, servir d'aiguillon à l'effort religieux. On le voit dans l'histoire du prince Siddhartha, le futur Bouddha, que la vue d'un cadavre transporté dans une procession funèbre incite à quitter le palais de son père et à devenir un ascète errant. La mort rappelle au pratiquant que le travail reste à faire et que le temps pour l’accomplir est éphémère. C’est pourquoi  Buddhaghosa, au Vème siècle, recommande la mort et la maitri comme les deux sujets de méditation adaptés à tous, quels que soient leurs particularismes. (réf.) La contemplation bouddhiste de la mort prend des formes multiples, depuis la simple réflexion sur l'inévitabilité de la mort, aux techniques yogiques de visualisation des étapes de dissolution après le décès ou bien encore les représentations de charniers (parfois effectuées à l’aide de peintures ou, plus récemment, de photographies de cadavres), conçues pour développer l’aversion pour le corps (asubha bhavana = méditation sur la nature repoussante du corps). (réf.) Les pratiques spécifiques du «lit de mort» visent à utiliser  la liminalité* des derniers moments de la vie pour effectuer une renaissance sotériologiquement bénéfique ou même pour obtenir la délivrance (gedatsu). Et, au sens large, puisque les actions dans cette vie sont censées affecter la condition dans la suivante, toutes les formes de pratique bouddhiste pourraient être considérées comme comportant un élément de préparation à la mort.

La mort joue également un rôle essentiel dans les sphères sociales et institutionnelles du bouddhisme. Les rites pour le défunt sont estimés plus efficaces s’ils sont accomplis par ceux qui sont purifiés par la discipline ascétique : le clergé bouddhiste ou bien d'autres spécialistes locaux ou encore des thaumaturges. (réf.) La célébration des funérailles et des rites commémoratifs est particulièrement importante quant au rôle social des moines bouddhistes et renforce les liens entre les sanghas des religieux et les laïcs. Les rites funéraires réaffirment à la fois le message de l'impermanence et la nécessité de l'effort spirituel, ainsi que la promesse que si l'on suit le chemin bouddhiste, la mort peut être, en quelque sorte, surmontée. Ils renforcent l'autorité du clergé bouddhiste en mettant en évidence son pouvoir rituel au bénéfice du défunt et constituent également une source majeure de revenus pour les temples. En un mot, la mort génère un engagement sous-jacent qui soutient la tradition bouddhiste et fournit aussi l'occasion paradigmatique de réaffirmer ses idéaux normatifs, souvent avec une force particulièrement dramatisée.

Les essais de ce volume présentent un riche éventail de pratiques bouddhistes traditionnelles pour les morts et les mourants : discours sophistiqués, mais souvent paradoxaux, sur la mort et les morts dans les textes bouddhistes ainsi que des représentations variées de l'art funéraire bouddhiste et la littérature populaire sur les morts et les lieux qu'ils sont censés habiter. Mais avant d'introduire les chapitres individuels, nous devons aborder brièvement la place de la mort dans les études bouddhiques et les perspectives qui en découlent.

La mort comme sujet dans Buddhist Studies*

Malgré sa place centrale dans les traditions bouddhiques, la mort n'a reçu, jusqu'à récemment, que peu d'attention dans Buddhist Studies en tant que thème à part entière. (réf.) Bien qu'une étude approfondie sur les raisons de cette négligence nécessiterait un essai à part, nous pensons qu'elle pourrait résulter, du moins en partie, d'un héritage d'hypothèses modernistes sur ce que le bouddhisme est supposé être. Depuis la fin du XIXe siècle, les partisans du modernisme bouddhiste, en Asie et en Occident, ont cherché à reconfigurer le bouddhisme comme étant rationnel, empirique et pleinement compatible avec la science, bref une religion éminemment adaptée à l'âge moderne. (réf.) Le réformateur cingalais Anagarika Dharmapala (1864-1933) écrit :

« Le message du Bouddha que j’apporte est  libre de théologie, du sacerdoce, des rituels, des cérémonies, des dogmes, des cieux, des enfers et d'autres schibboleths* théoriques » (réf.)

Les représentations bouddhistes traditionnelles de l'au-delà, avec ses terres lumineuses et pures, ses cieux et ses terrifiants royaumes de renaissance parmi les démons, les habitants de l'enfer ou les esprits faméliques ne correspondaient pas à cette définition et devaient donc être « expliquées », soit en s’adaptant aux  masses non éduquées ou soit présentées comme des excroissances populaires sans rapport avec la forme présumée originale du bouddhisme. L'implication du clergé bouddhiste dans les funérailles et la dépendance économique des temples ont également contribué aux accusations selon lesquelles le bouddhisme était archaïque, superstitieux et socialement non productif. De telles critiques constituaient un sérieux obstacle pour les dirigeants bouddhistes asiatiques qui voulaient démontrer la pertinence de leur tradition dans des projets d’avant-garde. Au centre du modernisme bouddhiste on trouve une rhétorique qui se désole des préoccupations ecclésiastiques des funérailles et qui promeut le bouddhisme comme étant avant tout une religion pour le monde actuel. Tanaka Chigaku (1861-1939), partisan du bouddhisme laïc dans le Japon impérial moderne, se plaignait de ce qu’aux yeux des laïcs, le clergé bouddhiste était devenu un peu l’équivalent des pompes funèbres et de ce fait exclu de célébrations favorables comme les mariages et le Nouvel An,  leur présence étant associée à des funérailles :

«Ils [le clergé] abandonnent la période la plus importante de l'existence humaine : la vie, et s’occupent délibérément du silence après la mort. En vérité, c'est une force extrêmement importante pour tromper la nation séculière» (réf.).

Holmes Welch relate une explication de rites bouddhiques mortuaires communiquée par un de ses informateurs, un moine disciple du réformateur bouddhiste chinois Taixu (1890-1947) :

« Le sangha chinois ne s'est jamais opposé à eux, mais nous, qui exposons les sutras et répandons le Dharma, nous critiquons souvent ces rites. Ceux-ci n'étaient pas une caractéristique du bouddhisme dans les temps anciens, mais parce que les gens pensent qu'ils le sont, ils considèrent le bouddhisme comme une superstition. Vous qui écrivez à ce sujet, vous devez faire comprendre que ces choses sont de vieilles coutumes chinoises, mais n'appartiennent pas à la pensée bouddhiste.» (réf.)

L'inopportunité des notions traditionnelles à propos de l'au-delà a également eu un impact sur les présentations modernes du bouddhisme aux yeux des lecteurs ordinaires non-asiatiques. Nous voyons cela, par exemple, dans l'affirmation répétée, démentie pourtant par des preuves historiques et ethnographiques, que le Livre des Morts tibétain était en fait destiné aux vivants. Parue d'abord dans l'édition 1957 du Lama Anagarika Govinda (Ernst Lothar Hoffman, 1895-1985) Préface introductive pour la traduction d'Evans-Wentz, cette étrange affirmation se retrouve dans l'introduction à la version de Freemantle et Trungpa de 1987 :

« Bien que ce livre soit ostensiblement écrit pour les morts, il parle en fait de la vie. Le Bouddha n’a pas voulu parler de ce qui se passe après la mort, parce que de telles questions ne sont pas utiles dans la recherche de la réalité ici et maintenant. Mais la doctrine de la réincarnation, les six mondes-états d'existence et l'état intermédiaire du bardo* se réfèrent à cette vie-ci, qu'ils s'appliquent ou non à l’après-mort. » (réf.)

Depuis le début des années 1990, dans le contexte du Death awareness  movement (Mouvement de prise de conscience de la mort), le sujet de la mort dans le bouddhisme a été soudainement mis au premier plan dans une pléthore de livres thérapeutiques «d'auto-assistance» présentant au chercheur spirituel des perspectives bouddhistes (typiquement tibétaines). Mais même dans ces ouvrages, on constate souvent un certain embarras à l'égard des notions traditionnelles de l'au-delà ; les descriptions cosmologiques des royaumes post-mortem sont atténuées et psychologisées, et le statut ontologique de la renaissance occasionne le débat, l'apologétique et une large réinterprétation.

Les spécialistes de bouddhologie n'ont pas manqué de noter que la marginalisation des rites mortuaires et des préoccupations sur l’après-mort dans la rhétorique du modernisme bouddhiste est profondément en contradiction avec la pratique actuelle de la plupart des bouddhistes traditionnels, aussi bien historiquement que dans le présent. Pourtant, nous n'avons pas été non plus totalement à l'abri des attaques modernistes sur le bouddhisme en faveur du «ici et maintenant». Bien que notre propos ne soit pas nécessairement la promotion de définitions normatives de ce que le bouddhisme «devrait» être, nous considérons le bouddhisme comme un domaine digne d’enquête - surtout là où le champ dominant des études religieuses reste l'étude du christianisme et d'autres traditions occidentales. Ce souci a peut-être contribué à façonner une large préférence pour les domaines dans lesquels le bouddhisme pouvait être considéré comme «pertinent» - ses discours éthiques, ses idées philosophiques convaincantes et ses formations sociales et politiques - tandis que ses approches d'une question aussi commune que la mort n’ont pas permis à recueillir un intérêt soutenu. (réf.)

Un autre facteur contribuant à une longue négligence de la mort dans Buddhist Studies peut résider dans l’incompatibilité entre de nombreuses pratiques liées à la mort avec la doctrine du «non-soi» (anatman, anatta), la négation de toute essence permanente, telle que l’âme. Bien que l'importance philosophique et sotériologique de cette doctrine unique soit incontestable à l'époque moderne, elle a souvent été mise à l’écart de tout contexte spécifique et pratiquement réduite à n’être que le critère pour juger ce qui est authentiquement bouddhiste. Comme le dit Nyanatiloka (réf.) 

« Cette doctrine de l'absence d'ego, ou anatta, fait que toute structure bouddhique tient debout ou s’écroule. »

Ce courant d’idées n'était pas simplement un artefact du « bouddhisme textuel », longtemps prédominant mais désormais très malmené, ni uniquement un « présupposé protestant » privilégiant la doctrine à la pratique. (réf.) C’était un constat commun à partir  d’un matériel canonique le plus divers, un  point de vue particulier par rapport auquel tous les aspects de la tradition devaient être mesurés. De même que la doctrine anatta dans un contexte classique représentait, à l’époque, « une opposition symbolique intransigeante au système de croyance du clergé brahmanique » (réf.)  à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, elle pouvait exprimer, en faveur de la cause bouddhiste, une opposition symbolique intransigeante à l'hégémonie chrétienne, prêchée par les porte-paroles asiatiques et occidentaux. En guise de stratégie rhétorique, ce n'était pas très opérant. Les fantômes embarrassants et les esprits du passé « superstitieux » du bouddhisme, pouvaient, bien sûr,  être écartés d'un coup, tout comme le Dieu des religions occidentales. Mais l’insistance moderniste sur la doctrine anatta n'a arrêté ni l’usage traditionnel d’un marqueur d'identité ni celui de formes spécifiques de méditation et d'analyse scholastique. La doctrine s’est juste élevée au rang de mesure normative globale de tout ce qui prétend être «bouddhiste» - un fardeau surdimensionné et déformant qui, historiquement, avait rarement été aisé à porter. (réf.) La réduction de tout ce qui est proprement bouddhiste à un discours sur le non-soi et le non-attachement rend la question de la mort comme dénuée d’une signification particulière. Comme le dit Walpola Rahula :

«La différence entre la mort et la naissance n'est qu'un moment de pensée : le dernier moment-pensée de cette vie conditionne le premier moment-pensée dans ce qu’on appelle la prochaine vie, qui est, en fait, la continuité d’une même série. Ainsi, du point de vue bouddhiste, la question de la vie après la mort n'est pas un grand mystère, et un bouddhiste ne s'inquiète jamais de ce problème.» (réf.)

Mais il y a plus : les pratiques bouddhistes omniprésentes liées à la mort, avec leur désignation de fantômes malheureux, leurs prières mortuaires et les rites de transfert de mérite pour les défunts, ainsi que les vénérations des morts sacrées centrées sur le culte des reliques et des images sacrées se montrent plus soucieux de souligner la permanence et la stabilité que l'absence d'ego ou les thèmes de l'impermanence et de décomposition. Du point de vue du « non-soi », la présence omniprésente de ces éléments apparemment hétérogènes pourrait s'expliquer seulement comme une concession à l'ignorance ou par la rhétorique du déclin, dans lequel la quête pure et haute du bouddhisme pour le nirvana était considérée comme peu à peu occultée par les rites et les éléments folkloriques importés de cultures religieuses de l'Inde védique et d'autres régions où le bouddhisme s'était répandu. (réf.)

À partir des années 1960, les spécialistes qui mènent des recherches anthropologiques, principalement dans les pays du Theravada, commencent à aborder sérieusement les croyances et les pratiques sur le terrain des communautés bouddhistes actuelles, y compris leurs rites de mort, et à concevoir des modèles pour expliquer comment ces croyances et pratiques coexistèrent avec les enseignements doctrinaux de l'impermanence et du non-soi. Pourtant, quoique heuristiquement utiles, leurs modèles tendent encore à considérer la doctrine du non-soi comme une donnée normative et à reléguer les rites et les discours liés à la mort dans une catégorie opposée. Ainsi, dans la célèbre typologie tripartite du bouddhisme de Melford Spiro - nibbanique, kammatique, apotropaïque (note) - les rites de mort bouddhistes, transférant le mérite au défunt et apaisant leurs esprits potentiellement hostiles, sont attribués aux deux derniers systèmes, contrairement à la position nibbanique* :

«Dans le bouddhisme normatif, il n'y a pas d'âme, par conséquent, rien ne survit à la mort du corps. La renaissance est causée par le désir du défunt pour l'existence, la nature de sa renaissance est déterminée par son karma créé personnellement. Cela étant, la personne en deuil n'a aucun pouvoir de faire du bien ou du mal pour le défunt. En s’appuyant sur ces hypothèses normatives, on notera qu'elles sont toutes contredites par les hypothèses sous-jacentes aux cérémonies birmanes de mort et d'enterrement.» (réf.)

Dans le schéma de Richard Gombrich, le conflit cinghalais entre les systèmes religieux «cognitif» et «affectif» prend ses racines dans les attitudes bouddhiques envers la mort ; celles-ci mettent l'accent sur la survie de la personnalité plutôt que sur la doctrine anatta  qui voit l'individu comme constitué uniquement par une série de formations psychophysiques, momentanément liées karmiquement :

«Je pense que cette croyance affective dans la survie personnelle, qui s’oppose à la croyance cognitive dans la survie uniquement karmique, est la base de tout système de religion affective qui diverge de la doctrine officielle.» (réf.)

Ce compromis était utile sur le plan heuristique (réf.), au moment où il  été a été proposé, et représente un progrès significatif en ce qu'il tient compte des pratiques vivantes de bouddhistes concrets. Néanmoins, par sa structure même, il implique inévitablement une polarité inégalement équilibrée dans laquelle le projet sotériologique «orthodoxe» du bouddhisme reste d'un côté, tandis que les rites de mort et les croyances sur le royaume des morts représentent «autre chose» (note). De ce point de vue, l’étude de la mort impliquait donc l’examen d’un phénomène de second rang.

Au cours des deux dernières décennies, dans le domaine des études religieuses en général, l’intérêt pour cet «autre chose» a acquis une certaine respectabilité. Ce que l'on peut appeler « religion populaire » (même si le terme lui-même est contesté) n'est plus compris comme une catégorie non-conformiste ou marginale en contradiction avec la « religion officielle » (réf.). Les anciens schémas de traditions « folk » opposés à « élite » ou «grandes » opposées à  « petites » ont été critiqués et généralement abandonnés. Les collaborateurs de Buddhist Studies, qui ont activement contribué à ce changement, ont commencé à revendiquer la légitimité de sujets jusque-là marginalisés, y compris la culture funéraire et mortuaire bouddhiste. En fait, peu de sujets portent un coup aussi fatal aux dualismes officiel/populaire ou élitiste/folk. Par exemple, nous savons maintenant que les rites de mort bouddhistes en Inde, loin d'être des concessions à des laïcs incultes, ont été institués par des dignitaires monastiques. Ce sont des moines qui ont initié des funérailles bouddhistes dans le monastère, ont tenu compte des fantômes malheureux et pratiqué des funérailles ad sanctos à proximité de leurs saints défunts ; le culte des stupas et les dons pour le transfert des mérites au défunt semblent avoir été pratiqués non pas par les laïcs mais par les moines et les moniales, certains d'entre eux étant férus de doctrine. (réf.)

Nous avons beaucoup d’affinités avec ceux qui considèrent la culture religieuse non comme un champ statique unifié, mais comme entraînant inévitablement des différences, des controverses et des oppositions. L'antinomie entre les enseignements de l'impermanence (dont la doctrine anattareprésente une formulation particulièrement rigoureuse) et les discours et les pratiques soulignant la continuité du défunt représentent une caractéristique réelle et presque omniprésente des contextes funéraires bouddhistes. Une fois dégagés de l’obligation d’un choix entre les pôles de cette antinomie dont l’un doit être compris comme ‘‘normatif’’ (rejetant ainsi l'autre dans un éclairage contestable), nous pouvons reconnaître la tension même entre eux comme constitutive des approches bouddhistes de la mort. (note) Comme les anthropologues l'ont depuis longtemps reconnu, la mort, rassemble un certain nombre de logiques contradictoires - et le bouddhisme ne fait pas exception à cet égard -  juxtaposant un certain nombre d'éléments étonnamment disparates dans des contextes liés à la mort. Ainsi, note-t-on, par exemple, la distension entre les lectures strictes de la causalité karmique selon lesquelles les actes de l'individu déterminent son destin post-mortem et la croyance au pouvoir de l'action rituelle exécutée par les autres pour le défunt, afin d’éradiquer ses actions négatives et pour le guider vers une renaissance supérieure. (Cette contradiction particulière a une réplique dans la tradition hindoue, où l'enseignement que l'âme transmigre, conformément à la loi karmique inexorable, coexiste avec des notions selon lesquelles le bien-être post-mortem du défunt dépend des rites accomplis par ses descendants). (réf.) Une autre tension récurrente apparait entre les idéaux bouddhistes du renoncement au monde et les attaches persistants des obligations familiales. Et on pourrait en citer bien d’autres. En fait, la mort est une loupe idéale pour examiner la façon dont des éléments divers, voire contradictoires, ont été rassemblés dans des processus dynamiques et continus par lesquels des cultures bouddhiques spécifiques ont été formées, contestées et redéfinies - une prémisse majeure qui nourrit nos publications.

«La mort dans le bouddhisme» : une catégorie interculturelle ?

Depuis la fin des années 1980 et 1990, le sujet de la mort dans le bouddhisme a enfin commencé à attirer l'attention des érudits, en particulier dans les domaines de la pratique funéraire et mortuaire. (réf.) Cependant, la majorité de ces études portent sur un secteur géographique ou culturel particulier, reflétant des tendances générales. Buddhist Studies, dominé principalement par des questions textuelles, philologiques et doctrinales, a consacré ces dernières décennies aux domaines de l'histoire, de l'anthropologie et de la sociologie, ainsi qu’à la critique littéraire, la  culture, les études de genre et de disciplines analogues. Les bouddhologues ne sont plus tenus d'avoir des connaissances en plusieurs langues bouddhistes ou d'être versés dans les différents canons ; on s'attend de plus en plus à ce qu'ils connaissent les spécificités historiques et sociales de certaines cultures bouddhiques. La reconnaissance de la diversité locale a conduit à privilégier la notion de « bouddhismes pluriels » plutôt que celle d’un « Bouddhisme » unitaire et certains domaines les plus intenses d'analyse et de débat ces dernières années se sont concentrés sur des efforts pour comprendre plus précisément comment le bouddhisme, en tant que tradition panasiatique, a transformé les cultures religieuses locales et a été transformé par elles. (On pense, par exemple, à des tropes* récurrents de « l'impact étranger » par rapport à « la signification » dans l'étude du bouddhisme dans la Chine médiévale ou à la découverte de « paradigmes combinatoires » par lesquels les kamis locaux étaient identifiés aux bouddhas et bodhisattvas dans le Japon prémoderne. Les spécialistes des Études religieuses ont même parfois proposé que le « bouddhisme » soit diversifié comme catégorie analytique et abandonné au bénéfice de « religion indienne », « religion japonaise », etc. (réf.) Si peu de personnes ont adopté une position aussi extrême, la vaste gamme de variations régionales et historiques concernées par la rubrique « bouddhisme » représente depuis quelque temps une attitude de bon sens de la part des chercheurs.

Et nulle part cette diversité locale ne paraît plus pertinente que dans l’étude des croyances et pratiques entourant la mort. Comme nous le rappelle Mark Blum :

« En Asie, dans toutes les sociétés qui peuvent être considérées comme traditionnellement bouddhistes, les structures de croyances autochtones concernant les morts qui fonctionnaient avant l'assimilation du bouddhisme persistent et forment une partie intégrante de cette assimilation. » (réf.)

Les discours, les pratiques et les représentations bouddhiques variés associés à la mort montrent-ils, en fait, une cohérence suffisante dans différentes cultures pour que l’on puisse les grouper dans une rubrique « la mort et le bouddhisme » ? Ou diffèrent-ils si radicalement selon le contexte culturel que rendre un tel regroupement serait hasardeux ?

Au cours de nos prpopres recherches, cela est devenu un problème pressant, pour nous, éditeurs de ce volume. Nous étions, tous les deux, engagés, depuis un certain temps, dans l'étude des pratiques liées à la mort dans des cultures bouddhiques spécifiques, l'un se concentrant sur le Tibet médiéval (Cuevas) et l'autre sur le Japon prémoderne (Stone), et nous avons ressenti un besoin croissant d'apprendre si, et dans ce cas dans quelle mesure, nos résultats de recherche étaient spécifiques à ces environnements culturels particuliers ou reflétaient des schémas plus généraux et transrégionaux. Nous avons, par conséquent, organisé une conférence intitulée « Mort et fin de vie dans les cultures bouddhistes », tenue à l'Université de Princeton en mai 2002. Notre propos était de fournir un lieu de réflexion méthodologique sur la manière dont nous, en tant que spécialistes du bouddhisme travaillant dans divers contextes culturels, pouvions aborder plus efficacement l'étude des approches bouddhistes de la mort et de l'au-delà. À la lumière de ce qui a qui émergé sur cette thématique, les participants à la conférence ont conclu que, tout en maintenant un accent historique ou social rigoureux sur les spécificités de certains domaines, il convenait maintenant de faire avancer les discussions sur le bouddhisme et la mort vers une analyse comparative dans les principales cultures bouddhistes. Cette conclusion a relancé le projet initial au-delà de la conférence et a conduit à la composition de ce volume.

La mort bouddhiste

Nous avons déjà souligné la tension omniprésente entre les enseignements doctrinaux bouddhiques de l'impermanence et du non-attachement et l'adhésion émotionnelle à la stabilité et à la permanence que l'on retrouve dans les multiples aspects des pratiques et des attitudes mortuaires bouddhistes envers les défunts. Les sociétés bouddhistes partagent communément des croyances sur la « survie » des morts bouddhistes et leurs liens persistants avec les vivants. Cela soulève des problèmes très inattendus, en particulier pour ceux qui s'intéressent aux dimensions sociales et historiques des attitudes bouddhistes à l'égard de la mort et des morts ou de la façon dont la doctrine est appropriée par la pratique sociale. Les morts sont-ils vraiment morts dans le bouddhisme ? Qui sont vraiment les bouddhistes décédés ? Où sont-ils, et quelles formes prennent-ils ? Et quels rapports existe-t-il entre eux et ceux qui sont encore en vie ? Les « morts bouddhistes » qui figurent dans les essais réunis ici peuvent être divisés en deux groupes : les « morts spéciaux » et les « morts ordinaires ». (réf.) Bien que cette distinction ne se limite pas au bouddhisme, ces deux catégories y prennent des significations particulières. Tous les êtres, qu’ils soient dans l’illusion ou Éveillés, finissent par disparaître de ce monde, mais leur départ est compris dans des termes radicalement différents. Pour les « morts spéciaux » - ceux qui ont atteint l'éveil ou accumulé des mérites significatifs - la mort est une délivrance. Un vocabulaire spécial est souvent employé pour distinguer le départ des êtres éveillés de la mort samsarique ordinaire. En effet, on ne dit pas de ces personnes qu’elles sont « mortes », mais qu’elles sont entrées dans le nirvana final, comme ce fut le cas pour le  Bouddha, ou bien qu’elles résident dans la Terre pure. Par ailleurs, on dit parfois que les bouddhas et les bodhisattvas manifestent leur mort comme une forme d'instruction spirituelle, un moyen habile (hoben) pour éveiller les autres à la vérité de l'impermanence. Les sources palies utilisent le terme technique «cessation complète de son processus de samsara » (samuccheda-marana) pour indiquer la mort particulière des bouddhas et des arhats qui n’auront pas d’autre renaissance, tandis que les exégètes mahayana distinguent entre la renaissance ordinaire illusoire en fonction du karma (bundan shoji) et la renaissance volontaire des bodhisattvas, par compassion afin d’aider les autres (hennyaku shoji). Cependant, leur libération est acquise, on dit que les morts spéciaux ont échappé une fois pour toutes au cycle samsarique, mettant fin à la souffrance. Comme pour souligner leur statut spirituel, de tels individus sont souvent représentés comme ayant eu une mort exemplaire, dans un état de calme et de méditation concentrée, et accompagnée de signes merveilleux. La nature extraordinaire de leurs réalisations se manifeste également dans leurs reliques physiques. L’hagiographie bouddhiste abonde de récits fantastiques des corps de sages et d'adeptes qui se comportent tout à fait différemment de ceux des gens ordinaires. L'exemple paradigmatique est, bien sûr, le Bouddha, dont le corps aurait produit dans le feu crématoire des reliques sous forme de perles (sharira). Et il en est de même pour nombre de saints bouddhistes importants. De telles reliques étaient censées conserver le charisme de la personne vivante et de pouvoir se multiplier, répondre aux prières et même se déplacer à volonté. En un mot, les restes des morts spéciaux, se comportent à l’inverse de l'inertie et de la désintégration qu'on attend d'un cadavre ordinaire. Le statut extraordinaire des morts spéciaux ou des Éveillés, est valorisé dans les sociétés bouddhiques par la production de peintures et d'images photographiques de morts idéales ; par des récits enregistrés et répétés des vies exemplaires et des départs spectaculaires ; et même par les vêtements qu’ils ont portés dans la vie et laissés derrière eux dans la mort. Plusieurs essais de ce volume traitent du pouvoir social, politique et symbolique des morts « remarquables » bouddhistes.

Mais il s’agit là d’une petite élite parmi les morts. Sont beaucoup plus nombreux les morts non éveillés que l’on dit liés au processus de la renaissance par l'envie et l'attachement ; ils renaissent dans quelque autre domaine samsarique, conformément à leurs actes antérieurs. Beaucoup sont représentés comme des existences douloureuses et désespérées, comme des esprits faméliques, des animaux et des habitants de l'enfer. Ceux qui ont un peu plus de mérites peuvent vivre comme des dieux ou des demi-dieux ou, mieux encore, renaître en tant qu'hommes - l'état le plus avantageux, du point de vue bouddhique, pour la pratique religieuse. Ces morts ordinaires, non éveillés, et surtout ceux qui souffrent dans les mondes-états inférieurs, servent habituellement d'exemples de mise-en garde dans la littérature didactique et les représentations artistiques bouddhistes. Ils donnent également lieu à de vastes et variés rites funéraires et mortuaires de transfert de mérite qui se sont développés dans toutes les cultures bouddhiques et ont fourni une base économique majeure aux institutions bouddhistes.

Cependant, après avoir souligné la distinction entre les morts bouddhistes « remarquables » et les « ordinaires », nous devons également noter que la ligne de partage entre eux est souvent floue, voire délibérément effacée. Les rites funéraires et mortuaires exécutés par les vivants ont parfois été conçus pour élever le statut des morts ordinaires au-dessus de leurs fautes et leur permettre d’atteindre à une «  Terre de Bouddha » ou un autre domaine supérieur. La mort elle-même a également été comprise comme un passage unique et puissant où même ceux qui ont fait le mal peuvent potentiellement échapper à la renaissance samsarique par la juste vision lors de leurs derniers moments. Finalement, nous parlerons des morts spéciaux et des morts ordinaires, qui ne sont nullement perdus pour les vivants. Les morts éveillés peuvent, dans certains cas, répondre aux prières, et leur pouvoir spirituel reside dans leurs reliques, leurs images et leurs hagiographies, tandis que les morts ordinaires peuvent communiquer leur condition aux parents survivants, recevoir leurs offrandes commémoratives et parfois veiller sur eux et les protéger.

Les essais contenus dans ce volume, chacun avec sa propre thématique, période historique et aire géographique, traitent à la fois des morts remarquables et ordinaires. En accord avec nos préoccupations interculturelles, nous avons délibérément évité de les grouper par région géographique ou par ordre chronologique. Alors que les lecteurs découvriront sans doute de multiples connexions entre les différents chapitres, nous pouvons noter ici quelques-unes des considérations thématiques plus importantes qui définissent le contenu et l’organisation de ce volume.

Le Bouddha comme paradigme et les nouvelles lectures des sites mortuaires

Les deux premiers chapitres traitent de la figure du Bouddha historique qui, dans la mort, comme dans d'autres domaines, est un paradigme pour toute la tradition. Ils donnent également un aperçu des pratiques sociales des communautés bouddhistes en suggérant de nouvelles interprétations des sites mortuaires qui occupent une place prépondérante dans la littérature bouddhique : le bûcher de crémation et le charnier. L'essai d'ouverture de John Strong sur la mort et les funérailles du Bouddha souligne l'importance de celui-ci comme modèle pour toutes les morts de bouddhistes remarquables. Selon Strong, la mort du Bouddha doit être comprise non pas simplement comme son entrée dans le nirvana final, la fin de la vie visible d'une figure bénie, mais plutôt comme un rite de passage dans lequel le Bouddha et son corps subissent un changement de statut significatif. Il souligne la tension entre l'impermanence, illustrée par le départ du Bouddha de ce monde, et sa présence matérielle continue sous forme de reliques et de stupas où elles sont enchâssées. Rejetées autrefois en tant que concession à la piété populaire, les reliques attirent désormais l'attention des érudits du fait  de leur importance dans la pratique et dans les institutions bouddhiques. (réf.) Les reliques du Bouddha étaient considérées comme fonctionnellement équivalentes du Bouddha vivant, imprégnées de ses vertus. Déposées dans des stupas des monastères, elles possédaient un statut juridique et pouvaient détenir différentes propriétés. (réf.) Facilement transportables, elles ont facilité la propagation du bouddhisme dans toute l'Asie, contribué à l’instauration de pèlerinages et conféré leur dimension aux temples et aux monastères qui les abritaient. (réf.) Les reliques contribuaient également à répandre dans le monde le récit de la vie du Bouddha, propageant le Dharma dans des contrées qu'il n'avait jamais visitées. Il était convenu qu’à la fin du kalpa, elles se rassembleraient sous l'arbre bodhi et subiraient leur propre parinirvana, démontrant, tout comme le Bouddha l’avait fait de son vivant, que toutes les choses conditionnées finissent par périr. (réf.) D’un point de vue anthropologique, on peut estimer que l'enchâssement des reliques était une sorte de « funérailles secondaires » marquant le passage réussi du défunt d’un état liminal* souillé à une condition purifiée et stable et donc abordant des thèmes de régénération. (réf.) Alors que le feu de la crémation qui a consommé le Bouddha aurait démontré fermement la vérité que toutes les choses sont impermanentes, Strong pense qu'il a également généré pour le Bouddha un « nouveau corps » sous la forme de reliques. En fait, il avance l’idée que le but principal des funérailles du Bouddha, en particulier la crémation de son corps, était d'assurer la production de ces reliques. D'autres essais dans ce volume suggèrent également que « la crémation-production-de-reliques » a été une fonction essentielle des funérailles pour les « morts spéciaux » bouddhistes. Strong analyse également des éléments spécifiques dans le symbolisme des récits du traitement funéraire de la dépouille du Bouddha, un traitement inspiré des rites funéraires réservés aux grands monarques indiens. Les couches multiples de linceuls, prescrites pour les funérailles royales, ont été réduites à deux robes seulement pour le Bouddha, conformément au règlement pour les vêtements monastiques ; ainsi la crémation, nous dit Strong, signale le passage du Bouddha du statut de monarque à celui de moine. Dans toute l’aire du monde bouddhiste, la mort et les funérailles ont souvent été thématiquement assimilées à l'ordination monastique - une autre façon sotériologiquement significative pour « quitter le monde » (réf.). L'essai de Strong montre que cette association symbolique peut avoir son origine dans les funérailles de Shakyamuni.

Le deuxième chapitre, celui de Gregory Schopen, commence aussi par un récit  sur le Bouddha, narration controversée du Lalitavistara. Là aussi, nous retrouvons le symbolisme d'une transformation de statut pour le Bouddha marqué par la robe - dans ce cas, son changement de vêtements juste avant son Éveil. Cependant, comme on pouvait s'y attendre, les vêtements de son changement ne sont pas ordinaires. A la grande surprise de ses témoins, le Bouddha se vêt  du linceul profondément souillé et abandonné d'une jeune villageoise récemment décédée. Dans certains textes, le port de seules robes faites de loques prélevées sur des cadavres est loué comme l'un des dhutagunas ou pratiques ascétiques additionnelles qu'un moine pourrait entreprendre. Schopen nous montre que l'importance symbolique de ce geste du Bouddha, tout en illustrant un idéal ascétique, révèle aussi, à la lecture attentive des textes indiens des vinayas bouddhistes, combien les moines avaient le souci  d’un profil public impeccable. Selon Schopen, l’opinion publique favorable était importante pour s’attacher et garder des commanditaires laïcs, dont le soutien était crucial pour le maintien des institutions monastiques. Dans le même temps, Schopen attire l'attention sur l'anxiété et l'horreur qui entourent la mort et les morts dans la société indienne. Le sentiment omniprésent d'impureté et de la contagion de la mort confère au récit sur le changement de vêtement du Bouddha sa grande expressivité et a laissé beaucoup de moines bouddhistes plus conservateurs (c.-à-d., les fabricants d'images et décideurs dans les positions administratives monastiques) désemparés pour expliquer et justifier l'audace du Bouddha de se souiller d'une manière si dangereuse. Ce que Schopen expose ici est l’opposition sous-jacente entre ceux qui cherchent à vivre l'idéal monacal ascétique et ceux qui sont responsables de la gestion  des monastères. Pour ces derniers, ces ascètes bouddhistes qui vivaient avec les morts dans les cimetières ou portaient les linceuls contaminés de cadavres menaçaient de ternir l'image du bouddhisme dans une société d’adeptes potentiels qui ne pouvaient accepter de s’exposer à la mort ou au contact avec les cadavres.

Les morts exemplaires et la légitimation de leur pouvoir

Les chapitres de 3 à 8 traitent de la possibilité d'acquérir un contrôle mental et rituel sur son propre processus de mort ; les morts remarquables parmi les adeptes bouddhistes sont censés avoir atteint ce contrôle, et les narrations et les représentations visuelles de ces morts extraordinaires sont à la fois sources d'inspiration pour les disciples et les dévots ainsi que pour l'autorité religieuse de la communauté à laquelle le défunt avait appartenu. Dans les cultures bouddhistes, les pratiquants cherchent à mourir avec un esprit calme et concentré, non seulement pour suivre l'exemple du Bouddha ou pour démontrer leurs propres réalisations, mais aussi parce que l'on croit que la qualité des dernières pensées d'un mourant exerce une influence déterminante sur sa prochaine renaissance. Bien mourir, c’est approcher des derniers moments avec un esprit pur et vertueux. Pour assurer la pleine conscience au moment de la mort, les sutras, les textes vinayas et les recueils rituels recommandent d'aider les malades et les mourants, qu'ils soient moines ou laïcs, en les exhortant à cultiver des pensées saines dans leurs derniers moments critiques. L'idéal d'une mort en pleine conscience ne se limitait nullement au bouddhisme mais faisait partie de la culture religieuse indienne plus large et persiste jusqu'à nos jours. (réf.) Ici, nous nous heurtons à un autre ensemble de logiques contradictoires récurrentes dans les approches bouddhistes de la mort : la juxtaposition des idées selon lesquelles le sort post-mortem d'un individu serait déterminé par la somme de ses actes au cours de la vie et l’action rituelle au dernier moment, accomplie par le mourant ou par des assistants, qui pourrait à la fois abolir les erreurs accumulées et permettre la renaissance dans un monde-état supérieur.

Le chapitre de Koichi Shinohara analyse les instructions pour les pratiques du lit de mort dans le cadre monastique tel qu’indiqué par Daoxuan (596-667), l'autorité chinoise vinaya, dans son commentaire sur le Dharmaguptaka vinaya. S'appuyant largement sur les sources indiennes et chinoises, Daoxuan recommande de placer le moine mourant dans une salle séparée, dans une posture prescrite et de lui faire tenir un cordon ou un fanion à cinq couleurs fixé à la main d'une image de bouddha, pour l'aider à formuler la pensée de suivre le Bouddha jusque dans sa Terre. Ceux qui l’assistent devront également offrir au mourant des prêches et des encouragements pour l’aider à se concentrer sur sa fin. Les instructions de Daoxuan pour la pratique du lit de mort ont exercé une forte influence sur les rites de fin de vie dans le bouddhisme de l'Asie du Sud-Est, en particulier dans les cercles de la Terre Pure. En analysant les sources de Daoxuan et d'autres textes bouddhistes chinois apparentés, Shinohara note la récurrence de deux thèmes divergents : l’un mettant l'accent sur l'impermanence de toutes choses et la nécessité de renoncer aux attachements au moment de la mort et l'autre soulignant l'importance de ses pensées finales comme un moyen d'assurer la renaissance dans une Terre pure ou un autre domaine supérieur. Il estime que même si les deux points de vue s’originent dans  le bouddhisme indien, l’expansion  croissante des croyances et des pratiques de la Terre pure dans les cercles bouddhistes chinois à l’époque de Daoxuan a augmenté la tension entre eux. Pour Daoxuan, comme pour les commentateurs postérieurs, la tradition des spéculations sur l'impermanence au moment de la mort était subordonnée à l'objectif de la renaissance dans une Terre pure. Le chapitre de Shinohara souligne le fait que, même dans la tradition bouddhiste d'un temps et d'un lieu précis, les aspirations concernant l'état post-mortem de l'individu et la compréhension de l'importance de la pratique sur le lit de mort ne sont pas nécessairement uniformes mais peuvent être contestées et redéfinies.

Les tensions entre les différents objectifs sotériologiques sont également abordées dans l'essai de Jacqueline Stone, qui met l'accent sur l'utilisation, au Japon médiéval, des pratiques du lit de mort associées au bouddhisme ésotérique (mikkyo). D'un point de vue purement doctrinal, le bouddhisme ésotérique a été considéré comme le véhicule pour réaliser la bodhéité « dès ce corps », alors que les espoirs pour la prochaine vie étaient généralement définis en termes de naissance dans la terre pure du Bouddha Amida. Alors qu'une lecture confessionnelle moderne pourrait considérer ces deux objectifs comme étant mutuellement incompatibles, Stone trouve que le tableau était beaucoup plus complexe. Pour la plupart, les bouddhistes japonais médiévaux ont librement combiné les pratiques ésotériques avec les aspirations de la Terre Pure dans le contexte du lit de mort sans ressentir quelque contradiction. Cependant, certains penseurs de la tradition ésotérique du Shingon ont cherché à réinterpréter à la fois le concept de « naissance dans la terre pure » et la pratique rituelle du lit de mort à la lumière des modèles ésotériques de la réalisation « dès ce corps » de la bodhéité. Le chapitre de Stone explore trois tentatives de ce genre abordant le problème de façon radicalement différentes : en réinterprétant la pratique du lit de mort comme une forme d'union rituelle ésotérique avec le Bouddha ; en rejetant l'aspiration à des terres pures spécifiques comme incompatible avec l'enseignement ésotérique que toute réalité est le royaume du Bouddha cosmique Mahavairocana ; et par une « double logique » créatrice qui reconnaît à la fois la naissance dans la Terre Pure et la réalisation de la « bodhéité dès ce corps », en maintenant ces deux objectifs dans une tension dynamique sans chercher à résoudre l'opposition entre eux.

Les chapitres 5 et 6 portent sur les représentations des décès idéaux et les rôles qu'ils ont joué dans la vie des communautés bouddhistes. Le chapitre de Raoul Birnbaum détaille la mort du maître bouddhiste chinois moderne Hongyi (1880-1942). Sa mort a été singulière à plus d’un point de vue, dont son aspect dans la mort, fixé dans une photographie remarquable. C’est l’image d’une « belle mort » d'une figure bouddhiste extraordinaire, inspirée par les représentations de la mort du Bouddha, et qui montre incidemment que les idéaux bouddhistes sur la mort d'une manière exemplaire n'ont nullement été limités aux temps prémodernes. Birnbaum nous rappelle cependant qu'une image n'a de sens que dans la mesure où elle est vue par un public. La puissance symbolique de la photo de Hongyi nait du regard des spectateurs et leur fournit à la fois un modèle d’une mort bouddhiste idéale et un objectif à atteindre. Ainsi, Birnbaum fait valoir que la photographie du maître mort Hongyi joue également le rôle de relique. Tout comme dans l'essai de John Strong, nous voyons ici le pouvoir de la relique matériellement présente qui aide à maintenir le lien entre un maître bouddhiste décédé et ses fidèles disciples.

Le chapitre de Kurtis Schaeffer étend la catégorie de relique sacrée à la publication de l'histoire de vie d'un professeur bouddhiste extraordinaire. Schaeffer met cette notion au centre de son examen de la littérature hagiographique tibétaine relatant la mort du yogi du XIIe siècle Milarepa (environ 1052-1135), l'un des saints bouddhistes les plus aimés du Tibet. Schaeffer compare les détails de la mort remarquable de Milarepa avec ceux de son hagiographe le plus célèbre, Tsangnyon Heruka (1452-1507). Les récits tibétains des décès de Milarepa et de son biographe reflètent de plusieurs manières les textes traditionnels sur la mort du Bouddha, soulignant à nouveau, comme d'autres essais de ce volume, l'importance paradigmatique de l'exemple du Bouddha. Mais, comme le souligne Schaeffer, la mort du biographe Tsangnyon Heruka est modelée plus sur Milarepa que sur le Bouddha, bien qu'au niveau de la réalité ultime, ces deux derniers soient compris comme étant une seule et même entité.

Schaeffer se concentre, cependant, principalement, sur les textes hagiographiques eux-mêmes et sur la relation entre les textes physiques et les reliques vénérées. En écho à l'argument de Strong selon lequel le but principal de la crémation du Bouddha était d'assurer la production de reliques, Schaeffer estime que l'un des principaux objectifs de l'écriture hagiographique était de produire une sorte de relique de vénération, soulignant encore l'importance des reliques comme rétablissant la présence continue du maître bouddhiste absent. Strong avait interprété ailleurs (réf.) les reliques comme une extension de la biographie du Bouddha ; Schaeffer considère ici la biographie comme une forme de relique. Il montre aussi comment, après la mort du maître, la relique, ainsi que le texte-relique hagiographique, peuvent être utilisés pour servir des objectifs politiques et économiques. Il conclut que les reliques, soit corporelles, soit textuelles, étaient particulièrement efficaces pour gagner des protecteurs et des commanditaires et même pour promouvoir la supériorité d'un groupe bouddhiste par rapport à un autre.

« Renoncer au corps »

Les chapitres 7 et 8 portent sur le sujet controversé du suicide religieux ou, plus approprié dans un contexte bouddhiste, le «renoncement au corps» - une catégorie particulière de mort exemplaire dans laquelle l'ascète exerce le contrôle de sa mort par un sacrifice délibéré avec un  but sotériologique. Liz Wilson a récemment montré qu’à proprement parler, les bouddhas «mouraient par choix, renonçant volontairement à une partie de leur durée de vie impartie», et manifestent ainsi leur maîtrise de la vie et de la mort. (réf.) Vu sous cet angle, le suicide religieux rejoue l’extinction du Bouddha et entérine la mort de l'ascète comme équivalente au parinirvana du Bouddha. Historiquement, le sacrifice du corps a été considéré dans des contextes bouddhistes comme une offrande au Bouddha ou à ses reliques, pour démontrer la vérité de ses enseignements, ou pour rechercher la Terre Pure ; il était considéré comme l'acte ascétique ultime, qui, s'il est exécuté pour des motifs purs et dans un état d'esprit adéquat, pouvait engendrer la renaissance dans un monde-état supérieur ou même la délivrance. Pourtant, comme le montre Reiko Ohnuma, le «don» bouddhiste, le sacrifice du corps, même lorsqu'il est exécuté dans le plus pur esprit de renoncement, conserve généralement quelque chose de la «logique de l'échange» : on abandonne le corps présent périssable pour recevoir le corps adamantin d'un éveillé. (réf.) Le chapitre de James Benn se tourne vers l’aspect politique de cet acte et analyse de quelle manière le sacrifice délibéré des moines chinois pourrait être compris comme une sorte de martyre bouddhiste. En se penchant sur le Xu gaoseng zhuan [Recueil de biographies de moines éminents] de Daoxuan, Benn examine six cas, datant des VIe et VIIe siècles, de moines qui ont sacrifié leur vie dans un état dramatique de résistance aux politiques antibouddhiques de la État chinois. Les disciples de ces moines et les lecteurs fervents de leurs histoires remarquables ont tous considéré ces morts comme exemplaires. Ici aussi, nous voyons comment des représentations d’une mort idéale des Maitres bouddhistes pouvaient servir de modèles pour des décès  futurs. Comme dans le cas de la biographie de Milarepa de Tsangnyön Heruka, dont parle Kurtis Schaeffer, les récits hagiographiques de ces morts bouddhiques idéales ont été utilisés pour construire et promouvoir l'identité et le statut de communautés bouddhistes spécifiques.

Le chapitre de D. Max Moerman traite d'une autre forme d'auto-immolation bouddhiste - « la mort par l'eau » - dans le Japon prémoderne, où la naissance dans une terre pure est devenue la raison principale donnée pour le suicide ascétique. Avec l'auto-crémation discutée dans le chapitre de Benn, l'auto-noyade (jusui) est bien attestée au Japon et a souvent été réalisée sur des sites ayant des associations cultuelles avec des terres pures spécifiques. Le chapitre de Moerman examine une variante de cette pratique connue sous le nom de "naviguer vers Potalaka" (Fudaraku tokai), dans laquelle des ascètes partent de divers points le long de la côte sud de l'Ouest du Japon dans de petits bateaux sans gouvernail, espérant atteindre le Potalaka (Fudaraku), l'île paradisiaque du bodhisattva Kannon (Avalokiteshvara). Aucun d'entre eux n'est revenu. Moerman nous rappelle que les cosmologies bouddhistes et les rites liés à la mort gardaient souvent des traces de notions non bouddhistes de royaumes des morts situés sur des îles ou en pleine mer ou encore de l'utilisation rituelle de bateaux pour envoyer les maladies et les souillures loin de la communauté. Son étude du «naviguer vers Potalaka» s'inspire d'exemples de cette pratique couvrant la période médiévale et utilisant à la fois des représentations visuelles et des comptes rendus textuels, dont les rapports de missionnaires jésuites. Cette pratique était à la fois une «dévotion personnelle et un spectacle public», le départ des bateaux vers Potalaka étant généralement accompagné par des foules de dévots, mus par le désir de former des liens karmiques avec l'ascète et de partager le mérite de son acte. Tout comme le récit de Raoul Birnbaum sur la photographie de la mort de Maître Hongyi, le chapitre de Moerman souligne le fait que des morts remarquables exigeaient, pour être exemplaires, des témoins et que l'acte apparemment personnel de mourir selon l’idéal bouddhiste avait une profonde implication sociale. Ce constat soulève également quelques questions sur le terme « mort volontaire », qui désigne souvent le suicide ascétique. Comme le note Moerman, la présence de foules scrutatrices et déterminées à obtenir le mérite de l'acte peut avoir rendu certains cas de suicide religieux pas tout à fait volontaires.

Morts et Vivants

Un des thèmes récurrents de ces essais est que les morts bouddhistes sont rarement vraiment « morts » dans le sens d'être complètement disparus et inaccessibles. Les chapitres 9 à 11 traitent des relations continues entre les morts et ceux qui vivent encore. Ils analysent des exemples de ces individus spéciaux qui sont capables de servir de médiateur entre les deux états, soit en voyageant dans le royaume des morts, soit en contactant le défunt et en transmettent leurs messages aux personnes laissées derrière eux. Ces médiateurs  peuvent agir dans le contexte des institutions bouddhistes établies ou en marge de celles-ci. Historiquement, ils ont joué - et continuent de le faire - un rôle clé dans les cultures bouddhistes, en fournissant une « preuve » de rétribution pour les bonnes et les mauvaises actions et renforçant ainsi les normes éthiques bouddhiques.

Le chapitre de Bryan Cuevas examine les récits tibétains sur les déloks (Tib. 'das log), ces gens qui passent dans le monde des morts, puis reviennent pour raconter leur expérience. Cuevas étudie une histoire en particulier, celle d'une simple laïque bouddhiste nommée Karma Wangzin, qui a vécu au XVIIe siècle, et il passe en revue les principales caractéristiques du récit de cette femme, dont la  narration intime de sa propre mort, son voyage en enfer et son retour dans le monde des vivants. Il analyse dans un cadre socio-historique l'histoire remarquable de Karma Wangzin et s’attache aux détails de son histoire qui correspondent à l'attitude tibétaine populaire envers la mort. Cuevas note que la perception de la mort et des royaumes post-mortem qui émerge des récits des deloks, tout en étant enracinée dans la doctrine bouddhiste formelle, s’en distingue également de manière significative, étant à la fois plus vague et ambiguë, tout en abondant de spécificités locales nettement divergentes des traités formels. Ces supputations informelles, partagées par des groupes sans distinction de  genres ou de classe socioreligieuse de la société bouddhiste tibétaine, constituent ce qu'il définit comme une croyance religieuse « populaire ». En même temps, Cuevas montre que même les enseignements formels sur le sort des défunts dans le bardo* sont non seulement issus du concept de l'état intérimaire que l’ont trouve dans l'Abhidharma bouddhiste indien, mais aussi des idées autochtones de l'âme (bla) et sa vulnérabilité face aux attaques démoniaques, soulignant à quel point les traditions bouddhistes sont inextricablement intégrées dans les matrices des traditions locales.

Des interactions similaires avec les pratiques locales avec des confluences et des divergences semblables entre la doctrine formelle et les idées informelles sont mises en évidence dans le chapitre de John Holt qui examine les relations entre les vivants et les morts exprimées dans les activités de la prêtresse villageoise Visnu Kalyani dans le Sri Lanka bouddhiste contemporain. Elle est vénérée pour sa capacité étonnante de communiquer avec les morts récents et, comme le délok Karma Wangzin dans l'essai de Cuevas, elle fonctionne comme une sorte d’ «intermédiaire de communication» entre les deux mondes. Holt montre combien les craintes populaires des «morts tourmentés» dans un village srilankais et les appels aux principes bouddhistes de mérite et de rétribution karmique coopèrent pour habiliter cette prêtresse aux yeux de sa communauté et d'authentifier ses communications avec l’outre-tombe comme manifestement vrais. Dans le même temps, note-t-il, ses activités indiquent également qu'après la mort, les liens avec les parents ne sont pas complètement rompus ; le défunt reste en fait un membre important et interactif de la famille abandonnée. Holt estime que de telles préoccupations sur la façon dont les vivants se rapportent aux morts ne sont pas seulement une caractéristique de la « religion des esprits » contemporaine émergeant comme un sous-produit du changement social dans les zones urbaines, mais que depuis des temps très anciens elles ont formé un noyau de piété bouddhiste laïque singhalaise.

Le chapitre de Matthew Kapstein analyse l'un des voyages les plus célèbres dans la tradition bouddhiste du monde au-delà : la descente en enfer du disciple de Bouddha Maudgalyayana (chinois Mulian) pour sauver sa mère. En Asie du Sud-Est, la légende est pleinement développée dans deux textes bouddhiques chinois, le Yulanpen jing et le Damungianlian mingjian jiumu bianwen (Texte de transformation sur Mulian sauvant sa mère de l'enfer). Kapstein étudie la place que cette littérature chinoise populaire a prise au Tibet et montre comment le récit de la descente héroïque de Mulian, transformée et reformulée par les Tibétains, a été assimilée dans un cadre bouddhiste typiquement tibétain. Ce faisant, il contribue par un exemple significatif tibétain à la compréhension des pratiques bouddhistes et les discours mettant l'accent sur la piété filiale qui coexistent avec l'idée traditionnelle de renoncement. (réf.) En Chine, l'histoire de Mulian a donné naissance à la populaire « fête des fantômes », axée sur les préoccupations chinoises pour le salut des parents et ancêtres décédés. Au Tibet, note Kapstein, il n'y a aucun festival de ce genre, mais la légende chinoise a engendré des analogues tibétains, tels que celle du visionnaire du XIIIe siècle Guru Chowang (1212-1270) et du héros épique Gesar de Ling. De plus, la légende de Mulian a contribué au  développement de la littérature délok tibétaine.

« Installation » des morts

Comme les anthropologues le savent depuis longtemps, les morts, malgré leur mort, continuent d'être présents auprès des vivants. Ainsi, les morts ont toujours besoin de soins et d'un « lieu » approprié dans la société. Les chapitres 12-14 traitent des lieux sociaux et physiques des morts bouddhistes en examinant les rites funéraires et mortuaires. Le chapitre de Hank Glassman étudie le rôle des pratiques funéraires et mortuaires bouddhistes japonaises dans l'élaboration des normes familiales et parentales aux XIe et XIIe siècles. Les nouvelles pratiques qui ont émergé à cette époque - y compris l'inhumation séparée des maris et des épouses de différentes origines familiales ; la préservation et l’enchâssement des os, souvent identifiés avec des reliques bouddhistes ; les visites calendaires sur les tombes familiales. Ces pratiques reflétaient et stimulaient une conscience croissante des ancêtres, de la lignée et de l'importance de l’ascendance paternelle. L'essai de Glassman s’intéresse en particulier aux obsèques de femmes. Il constate que l'accent étant mis sur la famille patriarcale alors que le statut légal, social et familial des femmes diminue proportionnellement, les femmes mariées sont de plus en plus souvent enterrées avec les familles de leurs maris, conduisant au système moderne de tombes familiales et de rites commémoratifs qui persiste jusqu'au présent. Selon Glassman, le lieu et la manière dont les morts sont placés, révèlent beaucoup sur la structure de la société et sur la façon dont les représentations particulières de l'identité familiale sont consolidées. Glassman montre que, dans la société japonaise, la place des femmes mortes, et des femmes mariées en particulier, a changé au cours du temps, et que ces changements apporté des transformations spécifiques dans la famille japonaise et le statut familial des femmes.

Le chapitre de Mark Rowe explore la récente controverse sur le problème de « l'installation » des morts dans le Japon contemporain. La diminution d'espace dans les cimetières, le vieillissement de la population, les changements dans le statut des femmes et de l'individu ont été accompagnés d'une désaffection croissante pour le système funéraire familial et les rites bouddhistes qui les perpétuent. Rowe examine la pratique nouvelle et très politisée de la dispersion des cendres des morts, menée par la Soso no jiyu wo susumeru kai (Société de promotion de l'affranchissement de la tombe), fondée en 1991, comme une alternative à ce que beaucoup perçoivent comme un monopole bouddhiste sur le rituel de la mort. Les différentes réponses des prêtres bouddhistes que  rapporte Rowe montrent comment des doctrines fondamentales peuvent être utilisées pour légitimer des pratiques largement divergentes. Alors que certains prêtres approuvent la dispersion des cendres comme compatible avec les doctrines bouddhistes normatives de l'impermanence et du non-attachement, d'autres invoquent l'origine dépendante (pratitya-samutpadat) pour argumenter l'importance des liens ancestraux et donc l'importance de préserver les tombes familiales ainsi que les rites mémoriaux traditionnels bouddhistes. Rowe parle également de nouvelles associations proposant des alternatives aux inhumations familiales et où le système des rites commémoratifs est dicté non par des liens de parenté et de localité, mais par des liens d’une communauté bénévole. À l'instar de l'essai de Glassman, le chapitre de Rowe montre que les rites funéraires et commémoratifs reflètent non seulement la transformation de la société, mais constituent également une « arène vivante » où les normes sociales peuvent être contestées et remodelées.

Dans le dernier chapitre, Jason Carbine examine le fait de « prendre soin du bouddhisme » dans le Myanmar contemporain (Birmanie), comme on peut le voir dans un « livre de crémation » monastique relatant les grandes funérailles publiques du moine de Sudhamma, Bhaddanta Indacara (1897-1993). Carbine se sert du récit de la vie de Bhaddanta Indacara avec un enregistrement photographique des rites funéraires et des panégyriques cérémoniels, pour montrer à quel point ce texte est une œuvre de pédagogie pour le soin des moines décédés, illustrant, par exemple, quel rôle diverses congrégations des bouddhistes birmans – moines,  moniales, officiers militaires et les laïcs en général - doivent jouer en rendant hommage aux morts remarquables. Pour lui, prendre soin des moines décédés équivaut à protéger et consolider les idéaux mêmes du bouddhisme, bien que cette façon de procéder puisse être soumise à des interprétations variables par différents groupes sociaux.

Avec l'essai de Carbine, notre volume clôt la boucle : les derniers rites du personnage bouddhiste de haut rang, Bhaddanta Indacara, reproduisent le paradigme des funérailles du Bouddha, par lesquelles commence le chapitre d'ouverture de Strong. Tout comme le Bouddha, le corps de Bhaddanta Indacara a été réduit en reliques qui témoignent de son accomplissement et, tout comme ceux qui ont vénéré la corps du Bouddha, les disciples de Bhaddanta Indacara, en le commémorant et en prenant soin de ses restes, démontrent leur engagement à préserver les idéaux bouddhiques qu'il a illustrés dans la vie et dans la mort.

Ce que ce recueil d'essais montre de plus frappant est la récurrence de thèmes communs dans les discours, les pratiques et les représentations liées à la mort à travers différentes cultures bouddhistes. Il s'agit notamment de tensions omniprésentes entre le message de l'impermanence et le désir de continuité et de stabilité ; l'idéal de la mort exemplaire, modelé sur celle du Bouddha, comme témoignage de l'état spirituel d'un individu et comme source de légitimation pour les disciples de certains Maitres bouddhistes ; l'importance des reliques, qu'il s'agisse de restes incinérés, de textes hagiographiques ou même de photographies, pour démontrer les réalisations d'un Maitre et, dans un certain sens, rétablir sa présence dans le monde ; la puissance liminale du moment-même de la mort, lorsque la pratique méditative et rituelle appropriée peut conduire à une renaissance favorable ou même à la délivrance; et la relation permanente entre les morts et les vivants, que ce soit par des spécialistes religieux ou par des funérailles et des rites commémoratifs où le souci du bien-être du défunt devient un motif puissant de conduite morale et méritoire. On peut ajouter à cela d’autres thèmes persistants. Ces essais montrent que les approches de la mort dans les sociétés bouddhiques ont généralement réuni des logiques multiples et parfois paradoxales tirées de diverses doctrines et de systèmes théoriques, ainsi que des traditions religieuses locales et, plus récemment, des discours de la modernité. Ils mettent également en lumière le rôle des rites bouddhistes dans la construction des identités sociales, des catégories de genre et des liens de parenté. Finalement, toutes les contributions révèlent à quel point toutes les questions sur la morts ont été et continuent d'être importantes pour les bouddhistes où qu’ils se trouvent.

Bien que les essais représentent une large gamme de méthodes et de sujets, nous n'avons pas cherché à être exhaustifs. Des commentaires sur les lacunes les plus évidentes peuvent être justifiés. Par exemple, notre recueil ne comprend pas d’essai mettant l'accent sur les aspects plus techniques de la doctrine, tels que les analyses abhidharmiques de la mort, la discussion sur la  conscience de la mort et de la conscience qui mène à la renaissance ou à un état transitoire. (réf.) Cette carence ne reflète pas une attitude anti-doctrinale de notre part mais résulte de notre questionnement initial sur la faisabilité d’une étude de la « mort dans le bouddhisme » d'une manière à la fois transrégionale et culturellement et historiquement ancrée – ce qui, rétrospectivement, peut avoir repoussé des contributions avec une orientation plus exclusivement doctrinale.

Nous avons également délibérément choisi de ne pas faire de comparaison avec les pratiques de mort dans les cultures non bouddhistes. Quelques chapitres ont noté des points de comparaison possible avec l'antiquité tardive ou l'Europe médiévale ; James Benn, par exemple, parle d’une comparaison possible entre une certaine auto-immolation bouddhiste et les martyrs des traditions chrétienne et islamique. À la suite de l'abandon des approches essentiellement textuelles et doctrinales qui caractérisent la génération antérieure de Buddhist Studies et de l'inclusion de la culture rituelle, dévotionnelle et matérielle comme domaines d'étude, Robert Sharf note : « Le bouddhisme ne ressemble plus à l'humanisme européen, au mysticisme, à la philosophie pérenne (philosophia perennis) ou au rationalisme éclairé, mais rappelle étrangement le christianisme médiéval : tous deux étaient préoccupés, à un certain niveau, par les saints, les reliques et les images miraculeuses ». (réf.) Les rites de fin de vie et les ars moriendi (art de bien mourir), ainsi que les notions de purgatoire, forment d'autres points de comparaison passionnants. Les spécialistes des formes prémodernes du bouddhisme qui ont également examiné les travaux de Peter Brown, Carolyn Walker Bynum, Patrick Geary, Jacques Le Goff, Frederick Paxton, Jean-Claude Schmitt et d'autres ne peuvent s'empêcher de constater des parallèles. Mais si de telles « ressemblances étranges » se révèlent être fructueuses d’un point de vue méthodologique à la lumière d'une étude comparative structurée ou simplement à la découverte d’exemples de la «question lancinante des caractéristiques universelles - ou du moins générales -  du comportement », il n’en reste pas moins que cette question devra attendre une autre publication. (réf.)


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