9. Le Bouddhisme de Nichiren au
XXe siècle
Ryuei Michael McCormick |
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Le XXe siècle fut une période difficile pour le bouddhisme de Nichiren. Pendant la première moitié du siècle, le Japon poursuivit un politique d'impérialisme commencée au siècle précédent lors de la guerre sino-japonaise de 1894-1895. Elle aboutit au contrôle japonais sur Taiwan, la Corée et d'autres territoires. Le Japon remporta également la victoire dans la guerre russo-japonaise de 1904-1905, annexa complètement la Corée en 1910 et créa l'Etat fantoche du Manchukuo en 1932. L'ambition japonaise de former une "Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale" atteignit son paroxysme en 1937 avec la guerre contre la Chine qui s'étendit ensuite aux Etats-Unis et à la Grande Bretagne, après l'attaque surprise de Pearl Harbor en 1941. Pendant la guerre, aucune dissidence ne fut tolérée. De fait le Ministère de l'Education publia le Kokutai no Hongi (Les Fondements de la politique nationale) qui proclamait la divinité de l'empereur du Japon et l'obligation pour le peuple japonais de se sacrifier en cas de besoin pour le bien de la nation. Le shinto d'Etat domina l'idéologie du Japon impérial et les établissements bouddhistes n'eurent pas d'autre choix que de s'y soumettre. En 1943, tous les temples reçurent l'ordre d'enchâsser un talisman (o-fuda) du sanctuaire d'Ise en signe de reconnaissance de la divinité de l'empereur. Tous les temples sans exception s'y soumirent. Certains bouddhistes ne se contentèrent pas de se plier à contrecoeur devant le shinto d'Etat et organisèrent avec beaucoup d'enthousiasme "La Voie bouddhique de l'empereur" (Kokudo Bukkyo). Cette voie de l'empereur proclamait le bouddhisme japonais supérieur à toutes les autres formes du bouddhisme, puis identifiait le bouddhisme avec l'Etat et l'Etat avec l'empereur. Vénérer et servir l'empereur c'était vénérer et servir les Trois Trésors (Bouddha, Dharma, Sangha). Brian Victoria rapporte que "Takasa Nichiko le Grand-patriarche de la Nichiren Shu créa en 1938 avec d'autres religieux éminents de son école, L'Association pour la pratique du bouddhisme de la voie de l'empereur (Kodo Bukkyo Gyodo Kai). Cette Association allait jusqu'à identifier le Gohonzon avec l'Empereur du Japon. Dans le bouddhisme de la voie de l'empereur l'objet de culte principal n'est pas le Bouddha Shakyamuni apparu en Inde, mais l'Empereur". (r�f.) Mais même avant 1938, l'idée de l'unité intrinsèque entre le bouddhisme et l'impérialisme nippon commençait à circuler, principalement parmi ceux qui rêvaient d'un retour à des méthodes plus dures dans la propagation shakubuku du bouddhisme nichirenien. Honda Nissho (1867-1931) était, lui aussi, un partisan de l'unité du bouddhisme et de l'Etat sous l'égide de l'Empereur et d'un retour à des campagnes de shakubuku contre les autres écoles du bouddhisme. Il était prêtre du Myomanji-Ha mais entra en conflit avec la direction de sa lignée et fut destitué parce qu'il refusait l'enchâssement d'autres déités aux côtés du Grand mandala. Il fut réhabilité en 1895 pour lui permettre d'écrire un mémoire sur les doctrines du Myomanji-Ha. Mais la partie concernant les critiques de Nichiren à l'égard des autres écoles fut éditée sans sa permission et en dehors de la version de son ouvrage expurgé. Le propos de Honda Nissho visait à unifier toutes les écoles nichireniennes contre les autres bouddhismes. En 1898, le Myomanji-ha devint la Kempon Hokke Shu et, en 1905, Honda Nissho fut nommé son supérieur. En 1922, avec l'aide de Tanaka Chigaku, il soumit à l'empereur une requête d'attribution de titre à Nichiren. Les responsables des autres lignées nichireniennes et un grand nombre de laïcs éminents signèrent cette requête. Le 13 octobre 1922 l'empereur conféra à Nichiren le titre de Rissho Daishi* (Grand Maître de l’Établissement de l’Orthodoxie). Tanaka Chigaku (1861-1939) était un réformateur ultranationaliste et polémiste. De 15 à 19 ans il a été moine de la Nichiren Shu mais déçu par la primauté de shoju sur shakubuku enseignée par Udana-in Nichiki et son successeur, Arai Nissatsu, il retourna à la vie laïque. C'est justement Nissatsu qui dirigeait la Grande Académie Nichiren (future Université Rissho) durant la période où Tanaka y faisait ses études. Ce dernier privilégiait shakubuku en tant que méthode de compassion pour délivrer les hommes des vues erronées destructives. Selon lui, les hommes devaient réfléchir et choisir en connaissance de cause le courant du bouddhisme qu'ils voulaient suivre, plutôt que d'accepter passivement l'appartenance au temple qui avait échu à leur famille par le système danka. Il enseignait également que le bouddhisme n'était pas réservé uniquement aux funérailles et aux commémorations mais devait être intégré dans la vie familiale de tous les jours. A cette fin, il créa en 1886 une cérémonie qui conférait le Sutra du Lotus aux enfants nouveaux-nés et, en 1887, la première cérémonie du mariage au Japon. A cette époque, existaient de nombreuses controverses au sujet du statut des moines, leur mariage, la consommation de viande, le port de vêtements civils, tout ce qui avait été encouragé par le gouvernement Meiji. Tanaka estimait que le temps des prêtres et des nonnes était révolu et que le clergé bouddhiste japonais devait se considérer comme des bodhisattvas laïcs. Il proclamait que le célibat, ainsi que d'autres règles monastiques, n'étaient que des survivances du Hinayana et du Mahayana provisoire et les qualifiait de misogynes et nihilistes. Il ne voyait pas dans le mariage des prêtres une dégénérescence du bouddhisme mais au contraire une opportunité de garder vivants les temples en en faisant des centres de la pratique laïque. Il allait jusqu'à proposer la création d'académies pour les épouses des prêtres afin qu'elles puissent assumer les mêmes responsabilités pour la sauvegarde des temples et de l'enseignement du bouddhisme. Tanaka était convaincu que le bouddhisme laïc était la voie de l'avenir. Pour promouvoir un bouddhisme rénové Tanaka a fondé une série d'organisations laïques. Celle qui a duré le plus longtemps est la Kokuchukai (Société du Pilier de la Nation). Il présentait ce mouvement comme un Nichirenshugi (nichirenisme). Il ne se contentait pas de réformer l'école Nichiren shu mais tentait de créer une nouvelle voie bouddhique qui dépasserait toutes les écoles précédentes. Par bien de points Tanaka Chigaku et son mouvement de bouddhistes nichireniens laïcs inspirera plus tard les groupes tels que le Reiyukai et le Rissho Kosei Kai. Même au sein de la Nichiren shu ses réformes et sa défenses du shakubuku ont encore de nos jours des partisans convaincus. Tanaka Chigaku était un homme idéaliste plein de compassion. Il croyait que pour rester fidèle à lui-même le Japon, en tant que nation, devait être basé sur l'essence du Sutra du Lotus. Malheureusement en tant qu'ardent nationaliste il en vint à croire que l'essence du Japon manifestait déjà l'essence du Sutra du Lotus et que la responsabilité du Japon était d'apporter la paix au monde, même si cela devait se faire par la force. L'usage de la force était, dans ce contexte, l'usage de shakubuku. Pour démontrer que le Dharma servait les intérêts nationaux, Tanaka et d'autres ultranationalistes ont même détourné le sens d'un passage du Rissho Ankoku Ron qui dit : [...] il faut tout d'abord prier pour la paix et la sécurité de la nation et oeuvrer ensuite à établir le Dharma bouddhique." Il faut cependant noter que ce passage est un extrait des paroles du "voyageur" qui représente le régent retiré et qu'il est ensuite rectifié par "l'hôte" qui représente Nichiren. En réalité le Rissho Ankoku Ron fournit des arguments contre ceux de Tanaka Chigaku et les actions des autres ultranationalistes. Il affirme la priorité du Dharma par rapport aux intérêts nationaux, même en ce qui concerne la sécurité, car la seule véritable sécurité est obtenue en étant au service du Dharma, qui est au-dessus des intérêts égoïstes ou nationaux. L'effet le plus désastreux de cette distorsion des Ecrits de Nichiren fut de donner l'impression que Nichiren lui-même était un ultranationaliste. Cette impression dure toujours, même après la Deuxième guerre mondiale, parmi les disciples qui n'ont jamais pris la peine de vérifier par eux-mêmes les Ecrits de Nichiren qui sont pourtant remplis de critiques contre l'empereur et des dirigeants militaires et décrivent avec la plus grande humilité le Japon en tant que nation. L'héritage de Tanaka Chigaku est très complexe. Certaines, mais certainement pas toutes, des réformes qu'il suggérait pourraient être positives. Senchu Murano, par exemple, pense que la sécularisation du clergé pourrait détruire le bouddhisme japonais. En effet, ce bouddhisme ne s'est pas encore entièrement dégagé de l'ombre de Tanaka Chgaku et de sa lecture ultranationaliste de Nichiren, justifiant l'impérialisme sous couvert de shakubuku. Mais d'un autre côté, Tanaka inspira beaucoup de grands bouddhistes pleins de compassion, tel le poète Kenji Miyazawa et, en tous cas, on ne peut pas nier qu'il a été un personnage-clef du bouddhisme de Nichiren au XXe siècle. Kenji Miyazawa (1896-1933) était un grand écrivain inspiré dans une large mesure par le bouddhisme de Nichiren. Sa famille pratiquait le bouddhisme de la Terre Pure mais en 1915 il fut ébranlé par la lecture du Sutra du Lotus et se convertit à Nichiren. En 1921, il entra dans la Kokuchukai de Tanaka et se consacra à la diffusion de ses idées. Dans tous ses écrits, on sent l'imaginaire et les pensées de Nichiren. Non content d'écrire et de s'adonner aux pieuses pratiques comme la récitation de daimoku et la transcription du Sutra, Kenji mit tous ses efforts à vivre une vie de bodhisattva. En 1926, il démissionna de son poste de professeur de lycée afin d'aider les pauvres fermiers à accroître le rendement de leurs récoltes, en appliquant ses connaissances en agronomie. Il est connu particulièrement grâce à sa nouvelle Train de nuit dans la Voie lactée (r�f.) et son poème "Je ne me courberai pas sous la pluie". (réf.) Seno Giro (1889-1961) était l'un des rares bouddhistes nichireniens qui s'opposa activement à l'impérialisme japonais. C'était un laïc devenu Président de la Ligue de la jeunesse pour le renouveau du bouddhisme (Shinkyo Bukkyo Seinen Domei) fondée le 5 avril 1931. La ligue était composée de militants sociaux qui critiquaient le capitalisme à visées internationalistes et appelaient à une forme de bouddhisme inter-lignées plus rationnel et plus concret qui se consacrerait à la justice sociale et à la paix dans le monde. Son slogan était : "Endossez le Bouddha et sortez dans la rue." La ligue s'opposait au nationalisme, militarisme et impérialisme, et dénonçait les agressions et atrocités nazies. Ses membres collectaient des signatures, essayant de faire modifier les lois pour aider les pauvres paysans, les hors-caste et les marginaux de la société nipponne. C'étaient les premiers "bouddhistes engagés" dans le Japon moderne. Malheureusement, en 1933, ils ont été exclus de la Fédération des organisations de la Jeunesse bouddhiste pan-japonaise parce que les écoles traditionnelles du bouddhisme n'avaient pas souhaité s'associer à leur militantisme. En outre la ligue subissait une censure et un harcèlement constants de la part de la police. Seno Giron lui-même fut arrêté à plusieurs reprises et même roué de coups par les gardiens de prison. Le 7 décembre 1936, il a été arrêté et inculpé pour trahison. Après cinq mois d'interrogatoires et de pressions implacables, il finit par admettre toutes les charges qui pesaient contre lui et jura de soutenir l'empereur. En se servant de cette "confession" la police brisa la Ligue, arrêtant plus de 200 membres et poursuivant 29 d'entre eux. Seno fut condamné à cinq ans de prison en 1939 mais fut relâché pour des raisons de santé en 1942. L'histoire de Seno Giro montre qu'il y avait eu au Japon quelques bouddhistes capables de comprendre que le Dharma était incompatible avec le fascisme et qui n'avaient pas eu peur de résister. Le sort de Seno Giro et de sa Ligue fait également entrevoir la force de coercition de cette époque. Kakutaro Kubo (1892-1944) a fondé en 1919 la Reiyukai Kyodan (Société de l'Amitié Spirituelle). Il était influencé par les pratiques laïques et les valeurs traditionalistes de Tanaka Chigaku ainsi que par les pratiques spirituelles d'un homme du nom de Chise Wakatsuki (1884 - 1971) qui l'aida à fonder la Reiyukai mais le quitta ensuite pour créer son propre groupe en 1924 qui s'intitula également Reiyukai jusqu'en 1936. Ensuite Kotani Kimi (1901 - 1971), belle-soeur de Kakutaro, devint son assistante puis lui succéda, après sa mort, à la direction de la Reiyukai. Bien que la Reiyukai récite des passages du Sutra du Lotus, fait daimoku et vénère Nichiren Shonin elle ne reconnaît pas ses doctrines et sa pratique est axée autour des prières de gratitude à l'égard des ancêtres. Beaucoup d'autres groupes ont bourgeonné autour de la Reiyukai, entre autres la Rissho Kosei Kai. Nikkyo Niwano (1906-1999) avait d'abord été un membre de la Reiyukai puis forma, en 1938, son propre groupe, la Rissho Kosei Kai avec son ami et compagnon, également ex-membre de la Reiyukai, Naganuma Myoko (1889 - 1957). Ils quittèrent la Reiyuka parce que l'étude directe du Sutra du Lotus y était, à cette époque, fortement déconseillée, alors que tous les deux souhaitaient étudier et pratiquer le Sutra. Ainsi la Rissho Kosei Kai récite également des passages du Sutra du Lotus, fait daimoku et vénère Nichiren Shonin. A strictement parler, ce n'est pas une branche du bouddhisme Nichiren. Ce mouvement professe une approche du Sutra du Lotus dans l'optique d'un bouddhisme générique tendai et privilégie des groupes bouddhistes d'encouragement appelés hoza (lieux du Dharma). Nikkyo Niwano accorde une grande importance au dialogue et la coopération inter-lignées et même inter-religions, et ses efforts dans ce domaine sont largement reconnus. Fuji Nichidatsu (1885-1985) fut le fondateur du Nipponzan Myohoji. Il reçut l'ordination à 19 ans dans la Nichiren shu malgré l'opposition de sa famille. A 32 ans, après avoir pratiqué un ascétisme rigoureux, il se mit à battre le tambour et psalmodier daimoku en tant que sa propre pratique de base pour l'accomplissement de l'enseignement de Nichiren du Rissho Ankoku Ron avec pour but l'établissement de la paix grâce au Vrai Dharma. Pour faire aboutir ses efforts, il créa en 1917 le Nipponzan Myohoji pour un travail de missionnaires en Chine et en Mandchourie. En 1931, il partit pour l'Inde, déterminé à accomplir le voeu de Nichiren que le Dharma soit restauré dans ce pays. Pendant son séjour là-bas, il rencontra Mahatma Gandhi. Poussé par l'exemple de Gandhi et par les ravages causés par la Deuxième guerre mondiale, en particulier par les bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki, Fuji Nichidatsu prit la décision d'oeuvrer pour la paix par une marche à travers le monde en battant le tambour et psalmodiant Namu Myoho Renge Kyo et également en faisant construire des pagodes partout dans la monde, en commençant par l'Inde et le Japon. Depuis son arrivée au Japon, le bouddhisme a toujours été sous et le contrôle et la dépendance financière des différents gouvernements. Cela changea en 1945 avec la défaite du Japon impérial par les Alliés et l'occupation du pays par les U.S. (1945-1952). Brusquement le bouddhisme japonais n'était plus soumis au contrôle étatique. Le 3 mai 1947, le Japon adopta une nouvelle Constitution qui garantissait la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Pour la première fois, de nombreuses écoles du bouddhisme ne pouvaient plus compter sur le patronage et le mécénat du gouvernement mais en même temps elles étaient libérées de la férule et de l'ingérence du gouvernement. Après 1945, le bouddhisme dut trouver des solutions pour faire face au consumérisme et à la Guerre froide. Le bouddhisme impérial sombra rapidement dans le passé et de nombreux prêtres et disciples se mirent à considérer le bouddhisme comme une religion universelle allant au-delà des frontières et proclamant la voie de la paix. Le travail de religieux comme Fuji Nichidatsu et de laïcs comme Nikkyo Niwano est significatif à cet égard. L'histoire du bouddhisme de Nichiren au XXe siècle
est l'histoire de la capitulation de l'Etat shinto et de l'impérialisme
japonais dans la première moitié du siècle et l'histoire
du succès des nouvelles religions comme le Reiyukai,
le Rissho Kosei Kai et tout particulièrement
l'expansion mondiale de la Soka Gakkai dans
la seconde moitié du siècle. C'est aussi l'histoire de la
diffusion timide du bouddhisme traditionnel de Nichiren dans le monde.
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