Un bouddhisme pour notre temps

Une interprétation moderne du Triple Sutra du Lotus par
Niwano Nikkyo
traduit de A Buddhism for today (Kosei Publishing Co - 2006)

Voir : SUTRA DU LOTUS - CHAPITRE XVI

Révélation de la Vie Éternelle de l'Ainsi-Venu

Le bouddhisme est-il une philosophie ou une religion ?

On connaît bien en Occident le livre Bouddhisme de Christmas Humphreys. L'auteur, un éminent avocat anglais et bouddhiste fervent, écrit dans sa préface :

« Selon les critères usuels, le bouddhisme n'est pas plus une religion qu’une philosophie spirituelle dont l'attitude envers la vie est aussi sereine et objective que celle d'un savant moderne. Le bouddhisme est la vie, la vie dans sa plénitude... »

Nous ne pouvons qu'admirer M. Humphreys, un Européen, qui a saisi l'essence du bouddhisme avec une telle pertinence. Il a compris le bouddhisme dans sa véritable pureté peut-être, justement, parce qu'il est né et a été élevé en Angleterre où il n'y a pas de tradition bouddhiste.

Lorsque nous procédons à l'examen de l'enseignement théorique (shakumon) du Sutra du Lotus, nous voyons que, bien qu'étant une religion par certains aspects, le bouddhisme est en même temps un grand système philosophique et éthique ; c'est ce que dit Christmas Humphreys. La philosophie est l'étude de ce monde, de la vie humaine, des principes fondamentaux des choses. L'éthique est le chemin du devoir. Ce que nous avons analysé jusqu'à présent de l'enseignement du Sutra du Lotus peut être défini approximativement comme une philosophie éthique.

Mais, lorsque nous poussons plus loin l'analyse de ce Sutra, le plus profond des enseignements du Bouddha, nous constatons que c'est aussi une religion au sens d'une méthode de salut spirituel, salut que nous ne pouvons pas accomplir par la seule acquisition de connaissances ; c'est quelque chose qui rend la vie humaine plus lumineuse et qui mène le monde vers la paix. La profondeur spirituelle, l'essence du Sutra du Lotus, est révélée pour la première fois dans le chapitre XVI, "La longévité de l’Ainsi Venu". Alors que le chapitre II "Moyens appropriés", est considéré comme le cœur de l'enseignement théorique (shakumon), le chapitre XVI, fait partie de enseignement essentiel (honmon) et c’est le chapitre-clé du Sutra du Lotus tout entier.

Les trois doctrines essentielles

Par tradition, on considère que le chapitre "La longévité de l’Ainsi Venu" contient trois doctrines importantes :

- ouvrir le proche et révéler le lointain (kaigon-kennon),
- rejeter le transitoire et révéler le véritable (kaishaku kempon ou hosshaku kempon). C'est le fait que le Bouddha rejette son identité éphémère et provisoire pour révéler sa véritable nature de Bouddha Atemporel,
- ouvrir le provisoire et révéler le définitif (kaigon-kenjitsu).

La première doctrine, "ouvrir le proche et révéler le lointain" (kaigon-kennon), signifie que nous partons d'un fait facilement discernable et que, remontant petit à petit jusqu'à son origine, nous découvrons ses implications ultimes. Le "fait facilement discernable" est que le Bouddha Shakyamuni apparut dans ce monde, atteignit l'Éveil et prêcha aux foules afin de les faire parvenir à la bodhéité. Mais qu'est-ce qui est à l'origine de cela ? Est-ce que Shakyamuni s'éveilla soudainement à une Loi sacrée n'ayant pas de rapport avec l'histoire antérieure de l'humanité ? Difficile à admettre. La Loi doit avoir existé avant sa naissance et même avant l'origine des êtres vivants, avant l'univers que nous connaissons - si toutefois on peut parler d'un "avant". Le Bouddha a perçu la Loi (le Dharma) parce qu'elle existait de tout temps, en dehors du temps.

Bien que les êtres vivants aient graduellement évolué depuis leur origine, ils n'avaient nulle connaissance du véritable Dharma vivant par instinct ou selon des concepts erronés. S'ils avaient continué à agir ainsi, aucun développement n'eût été possible. Il était logique qu'à un moment de leur évolution, ils s'éveillent au Dharma juste et véritable et qu'apparaisse alors dans ce monde une personne pour le diffuser parmi les autres. Lorsque l'humanité fut mûre pour l'entendre, le Bouddha apparut dans ce monde.

L'apparition du Bouddha et son Éveil révéla aux hommes une Loi, le Dharma, qui, bien qu'il eût existé de toute éternité, n'avait jamais été révélée auparavant et que personne n'avait "réalisée", c'est à dire compris et expérimenté. C'est de cela qu'il est question dans le chapitre "La longévité de l’Ainsi Venu". Le principe d' "ouvrir le proche et révéler le lointain" (kaigon-kennon) est important parce qu'en partant du "fait facilement discernable" (apparition du Bouddha dans ce monde) nous comprenons que le Dharma existe depuis le passé sans commencement.

La deuxième doctrine, "rejeter le transitoire et révéler le véritable" (hosshaku kempon) implique l'acceptation du Bouddha historique en tant que manifestation du Bouddha Atemporel et de la révélation de l'éternité du Bouddha Shakyamuni. Au sens premier, le terme ''apparition d'un bouddha" (shakubutsu) fait référence à des bouddhas tels que Taho (Maints Trésors) et Amitabha (Amida), mais pas à Shakyamuni, qui apparut dans le monde sous forme humaine. Derrière la manifestation de tous ces bouddhas nous admettons l'existence d'un bouddha "primordial" dont les autres sont des émanations. La vérité est unique dans son principe, bien qu'elle apparaisse sous diverses formes. Ainsi, au-delà de la manifestation du Bouddha Shakyamuni, il y a un Bouddha Atemporel. C'est ce principe qu'on appelle hosshaku kempon et qui est explicité tout au long du chapitre XVI.

La deuxième doctrine, "rejeter le transitoire et révéler le véritable" (hosshaku kempon) implique l'acceptation du Bouddha historique en tant que manifestation du Bouddha Atemporel et de la révélation de l'éternité du Bouddha Shakyamuni. Au sens premier, le terme ''apparition d'un bouddha" (shakubutsu) désigne des bouddhas tels que Prabhutaratna (Maints Trésors, Taho) ou Amitabha (Amida), mais pas Shakyamuni qui apparut dans le monde sous forme humaine. Derrière la manifestation de tous ces bouddhas, nous admettons l'existence d'un bouddha "primordial" dont les autres bouddhas sont des émanations. La vérité est unique dans son principe bien qu'elle se présente sous diverses formes. Ainsi, au-delà de la manifestation du Bouddha Shakyamuni, il y a un Bouddha Atemporel. C'est ce principe qu'on appelle hosshaku kempon et qui est explicité tout au long du chapitre XVI.

La troisième doctrine est "ouvrir le provisoire et révéler le définitif" (kaigon-kenjitsu). Le mot "gon" (stratégie), signifie "provisoire" ou "temporaire", comme dans l'expression "apparence provisoire" (gongen) qui désigne un bouddha apparaissant temporairement sous la forme d'une divinité. Ce mot signifie aussi "assistant" ou "adjoint" quand il est opposé à "principal" ou "originel", comme dans l'expression "gon-no-sojo" (vice-administrateur des moines, appartenant au deuxième rang de la hiérarchie). La doctrine provisoire est un enseignement "préparatoire", un "moyen" pour guider tous les êtres vivants vers la Vérité ultime.

L'enseignement préparatoire (shakumon) a permis d'élever très haut l'esprit des hommes mais ce n'était pas encore le niveau ultime. Le chapitre "La longévité de l’Ainsi Venu" révèle la vérité et l'enseignement suprême, ouvrant ainsi la voie à la doctrine définitive (honmon).

Comme le chapitre XVI expose ces trois doctrines importantes, revoyons l'enseignement provisoire (shakumon) afin de comprendre qu'il mène inévitablement à l'enseignement essentiel (honmon). Il est aussi indispensable de clarifier ce que nous entendons par le mot religion avant de nous pencher sur le sujet principal de ce chapitre.

Une des raisons pour laquelle le bouddhisme semble souvent ne pas être une religion, dans le sens habituel du terme, est que Shakyamuni n'admettait pas l'existence d'un dieu transcendant qui contrôle la destinée humaine. Il ne prêcha jamais la croyance en un dieu créateur du monde, un être absolu, transcendant, par lequel les hommes sont sauvés s'ils le prient et l'adorent.

Le mot sanskrit buddha dérive du mot bodhi, indiquant l'idée d’ "exercice de la raison". L'esprit d'Éveil que le Bouddha prêcha peut être compris par n'importe qui pour peu qu’il se donne la peine de réfléchir. Cet Éveil n'est pas une vision extatique que seule une personne exaltée peut percevoir, ni quelque chose qu’accorde un être transcendant en qui on a foi.

Shakyamuni ne considérait pas l'univers comme la création ou la conquête d’un dieu, mais comme le résultat de la relation de cause à effet par laquelle tous les phénomènes sont produits. La loi de causalité comprend une cause première (in) et une cause secondaire ou agent (en) dont la combinaison produit l'effet (ka) et la rétribution (ho).

Les trois sceaux du Dharma (samboin) (note)

La combinaison d'une cause primaire (latente) et d'une cause secondaire (agent, circonstances) fait que chaque acte a un effet latent et une rétribution (effet manifeste). Lorsqu'une cause primaire est annihilée ou lorsque, même si elle existe, elle n'entre pas en contact avec un agent déclencheur (cause secondaire), elle ne produit ni effet ni rétribution. Dans ce monde, il n'y a rien qui existe sous une forme éternelle, fixe et immuable, ce qui s'exprime par la formule "tout est impermanent".

Mais n'y a-t-il vraiment rien dans ce monde qui soit absolument inchangeable ? Une seule chose est immuable : la Réalité ultime qui préside à toute existence, au fonctionnement et à la modification de tout ce qui est. Seule cette Vérité est immuable.

Shakyamuni enseigna aussi que rien dans ce monde n'a d'existence isolée, sans relation avec les autres phénomènes, mais que toutes les choses existent en rapport et par rapport les unes aux autres, qu'elles sont interdépendantes. Cela s'exprime par la formule "rien n'a un soi indépendant" ou "les multiples dharmas sont sans substance". Au premier abord, il ne semble pas y avoir de rapport entre la terre sur laquelle nous nous trouvons, la mer s'étendant à l'horizon et les nuages très haut dans le ciel. Mais lorsque nous nous demandons comment les nuages sont produits, pourquoi l'eau de la mer est salée et comment la terre reçoit l'humidité, nous comprenons rapidement l'étroit rapport qui existe entre la terre, la mer et le ciel. Nous savons que les nuages sont produits par l'évaporation de l'eau qui se trouve dans la terre, les mers et les rivières ; l'eau de mer est salée car les rivières dissolvent les minéraux de la terre et les entraînent vers la mer dont l'eau se concentre par évaporation. C'est un exemple banal prouvant que rien dans l'univers ne possède une existence complètement isolée, une existence "en soi".

Shakyamuni n'enseigna pas la formation de l'univers comme une science ou une philosophie. Il en parla de façon à ce que tous les hommes puissent comprendre comment vivre et ce que la vie humaine devrait être. Son enseignement est toujours basé sur le monde concret de l'homme.

Comment mettre en pratique, dans notre quotidien, les vérités universelles comme l'impermanence ou la non-substantialité ? C’est pour répondre à cette question que le Bouddha prêcha le troisième sceau du Dharma : "Le nirvana est sérénité et pureté".

Dans la vie, nous subissons diverses souffrances parce que nous sommes ballotés au gré des phénomènes changeants et que nous sommes influencés par des pertes ou des gains immédiats. Mais si nous arrivons à nous forger un esprit parfaitement libéré, détaché de ces considérations séculières et superficielles, nous connaissons la paix et la sérénité même dans des situations que d'autres considèrent comme douloureuses. Ainsi, le troisième sceau du Dharma "Le nirvana est sérénité et pureté" est étroitement lié à la compréhension de l'impermanence.

La raison pour laquelle nous sommes incapables de réussir, pour laquelle nous nous disputons ou nous sentons mécontents, provient souvent d'un manque d'harmonie dans nos rapports avec l'environnement, les personnes ou les objets. La terre tourne autour du soleil. La lune évolue autour de la terre, les innombrables étoiles qui brillent dans la nuit ont le même genre de relation mutuelle. Le soleil, la terre, la lune et les étoiles se meuvent suivant la loi de gravitation. Les planètes évoluent sans se percuter parce que la force gravitationnelle est équilibrée, créant une harmonie entre elles. Si cette harmonie était détruite, le soleil, la terre et la lune entreraient en collision. Si cela arrivait avec toutes les planètes et les étoiles, l'univers serait détruit.

Il en va de même pour la vie humaine. Chaque personne est un élément constitutif de l'univers; si elle garde l'harmonie dans ses rapports avec autrui et avec les objets de façon à maintenir l'équilibre, les luttes et les troubles disparaîtront de ce monde. Mais cela n'est pas possible dans notre monde. Pourquoi ? Parce que chacun a son petit moi égoïste. Les hommes sont tous différents de par leurs centres d'intérêts et de par leurs sentiments. Ils ne sont pas en harmonie avec les autres parce qu'ils sont centrés sur leur ego, ils ne se soucient que de leur profit, de leur bien-être et de leur confort. Si tous les êtres humains abandonnaient leur moi égoïste et se décidaient à respecter et à aider les autres, une grande harmonie naîtrait parmi eux et une véritable paix s'établirait dans leur vie quotidienne. Le troisième sceau, "le nirvana est sérénité et pureté" est donc aussi étroitement lié à la non-substantialité.

Ces concepts, "tout est impermanent", "rien n'a un soi indépendant", "le nirvana est sérénité et pureté", appelés les "Trois sceaux du Dharma" (samboin), permettent de reconnaître si une théorie ou une doctrine ressortissent du bouddhisme.

Comment pratiquer les Trois sceaux du Dharma dans notre vie quotidienne ? La réponse se trouve dans les doctrines des Quatre nobles vérités, de l'Octuple noble chemin, des douze liens causaux et des six paramitas (perfections).

Dans la doctrine des Quatre nobles vérités, le Bouddha enseigne que l'homme doit d'abord admettre la "Vérité de la souffrance", prendre conscience que son existence est souffrance et prendre la mesure de sa souffrance dans la réalité du présent, sans la fuir ni la nier. Toutefois, reconnaître une souffrance ne suffit pas à l'alléger. Le Bouddha enseigne donc qu'il faut aller plus loin et examiner la cause de la souffrance, y réfléchir et la cerner avec précision. C'est la Vérité de la cause de la souffrance. La cause originelle de la souffrance est l'ignorance, comme nous l'avons vu à propos des douze liens causaux.

Shakyamuni nous dit que si un homme comprend que la cause de ses souffrances provient de son ignorance de la réalité ultime de la vie, ses souffrances disparaîtront ; c'est la Vérité de la cessation de la souffrance. En somme, le Bouddha montre aux hommes le moyen d'arrêter la souffrance. C'est la Vérité de l'Octuple noble chemin associée à la pratique des six paramitas.

Revoyons l'Octuple noble chemin, les huit Voies de la vie quotidienne :
- les vues justes (samyag-drsti)
- la pensée juste samyak-samkalpa)
- la parole juste (samyag-vac)
- l'action juste (samyak-karmanta)
- les moyens d'existence justes (samyag-ajiva)
- l'effort juste (samyag-vyayama)
- l'attention juste (samyak-smrti)
- la concentration juste (samyak-samadhi)

Nous devons d'abord bien comprendre le mot "juste" parce qu'il peut prêter à confusion s'il est interprété du point de vue de la morale. Pour faire simple, le mot "juste" (samyak) signifie "en accord avec ce qui est". Si un homme regarde les choses d'un point de vue personnel et égoïste, il ne pourra pas discerner l'état réel des choses (jisso) et son appréciation ne sera pas correcte. Lorsqu'il se débarrasse de son égocentrisme et de ses préjugés, lorsqu'il voit les choses avec un esprit purifié, il discerne ce que sont réellement ces phénomènes. Cette façon de regarder correctement les choses s'appuie sur la prajna, la sagesse de bouddha.

Lorsque nous pensons à quelque chose d'un point de vue personnel et avec un but égoïste, nos idées sont faussées, en désaccord avec la réalité ou même franchement à l'opposé de celle-ci. Supposons, par exemple, que quelqu'un pense : ‘‘Pour augmenter la prospérité de notre pays, il est juste de sacrifier des gens d'un autre pays’’, ou bien ‘‘Vous devez accepter que nous trompions les autres et leur fassions du mal pour notre bien-être personnel’’. Nous admettons facilement que ces idées sont fausses tant qu'on les applique à d'autres et de manière générale. Mais dès qu'il s'agit de son pays ou de soi et de sa famille, on adopte aisément de telles idées égoïstes. L'histoire est pleine de cas similaires et l’actualité nous fournit un grand nombre d'exemples de ce type.

Lorsqu'un homme, débarrassé de son regard égoïste, adopte une vue beaucoup plus large - comme celui du Bouddha - il voit toutes les choses telles qu'elles sont. Le mot "juste" s'applique à cette manière de voir. La partialité empêche de percevoir la vérité. Si l'on met des lunettes roses, le monde entier apparaîtra rose. Si l'on met des lunettes vertes, tout semblera vert. On ne peut pas avoir une vue juste tant que l'on regarde à travers des lunettes teintées.

Si on perçoit ce monde par les cinq organes des sens (six en incluant le mental), les éléments qui le constituent paraissent différenciés. Les gens ordinaires considèrent le monde de manière superficielle en ne retenant que leur état particulier : leur temporalité (ke) ou l’apparence des phénomènes ; mais on peut également voir la non-substantialité de toutes choses (shunyata, ku), l'état originel qu'elles ont en commun. La non-substantialité (le vide de soi) est à la base des enseignements bouddhiques. Mais ne voir que l'état originel commun des phénomènes et mépriser l'état différencié apparent est tout aussi limité. Un érudit qui étudie la non-substantialité des phénomènes peut très bien être malheureux dans sa vie privée et sociale ; peut-être parce que sa façon de voir les choses est unilatérale.

Pour avoir une vue correcte, il s'agit d'avoir le double regard sur les choses : elles ne sont pas exclusivement temporaires (ke) ou exclusivement non-substantielles (ku) ; elles sont les deux à la fois. Ce troisième regard est appelée chutai (note), ou la ''vérité du milieu" - une vérité très proche de la Voie du milieu (chudo) confucéenne. Suivre la Voie du milieu, c’est ne pas être univoque; cela  n'implique nullement le devoir de prendre une position centrale en toute occasion, ne penchant ni vers la gauche ni vers la droite. La Vérité du milieu prêchée par Shakyamuni ne désigne pas une voie rigide se trouvant exactement entre les deux extrêmes. C'est un des enseignements les plus importants du Bouddha. Mais nous reviendrons sur la vérité de la Voie du milieu.

À l'époque de Shakyamuni, il y avait une multitude de religions en Inde. Telle école enseignait que les désirs de l'homme étant naturels, chercher à les satisfaire était la manière de s'émanciper des liens de l'illusion et de la souffrance. Une autre école prêchait qu'une vie rigoureusement ascétique dans le but de supprimer tous les désirs était la seule manière de mener l'homme à se libérer des liens de l'illusion et de la souffrance. L'ascétisme était poussé à l'extrême. Un ascète essayait de supprimer complètement ses appétits charnels et ses désirs de confort. Il y avait même une école d'ascètes nus qui excluait le port de tout vêtement. D'autres ascètes mortifiaient leurs corps par toutes sortes de pratiques douloureuses comme vivre dans un arbre pendant des jours, mettre le feu à leur peau, se taillader avec des couteaux ou s'asseoir sur des pointes de clous. Le groupe le plus extrême professait qu'une personne libre des liens de l'illusion et de la souffrance ne devait rien manger ; il considérait que la mort par inanition était la joie suprême.

Shakyamuni, qui n'était pourtant pas spécialement attiré par l'hédonisme, essaya d'abord d'atteindre l'Éveil par l'ascétisme. Il rendit successivement visite à deux célèbres ascètes et après avoir pratiqué sous leur direction, il assimila complètement leurs enseignements. Bien que ces deux ascètes lui eussent demandé avec insistance de rester avec eux, il trouva ces enseignements insuffisants pour atteindre la bodhéité et les quitta. Il essaya ensuite des pratiques ascétiques en solitaire, allant jusqu'à ne manger qu'un grain de riz et qu'une graine de sésame par jour.

De telles expériences ascétiques n'ont sans doute pas été inutiles, mais lorsque Shakyamuni comprit que l'ascétisme n'était pas le bon moyen pour le mener vers la bodhéité, il cessa immédiatement ces pratiques. Il se rendit à la rivière Nairanjana et y prit un bain. Ensuite, il mangea un bol de gruau au lait qu'une jeune fille du village lui offrit et, petit à petit, il retrouva ses forces. Il poursuivit son chemin jusqu'à un endroit près du village de Bodhgaya, en passant par le Mont Pragdodhi, et s'assit sous un arbre. Là, parfaitement serein, il entra dans une profonde méditation-samadhi et atteignit finalement l'Éveil.

Ensuite, il se rendit au Parc des Cerfs près de Varanasi (actuellement Bénarès) où il retrouva les cinq ascètes qui l'avaient accompagné lors de ses privations. L'enseignement qu'il prêcha dans son premier sermon à ces cinq ascètes comprenait les doctrines des Quatre nobles vérités, de la Voie du milieu et de l'Octuple noble chemin.

Shakyamuni dit aux cinq hommes:

"Bhiksus ! Dans ce monde il y a deux extrêmes que vous devez éviter." Les deux extrêmes sont l'hédonisme et l'ascétisme.

Les deux extrêmes sont l'hédonisme et l'ascétisme. Le Bouddha, qui avait rejeté les deux comme étant déraisonnables, le proclama ainsi :

« En évitant ces deux extrêmes, l'Ainsi-Venu a finalement atteint l'Éveil complet et parfait sans supérieur - la Voie du milieu. »

Le fait que le Bouddha ait prêché la Voie du milieu dès le tout premier de ses quatre-vingt-quatre mille sermons est très important.  Il enseigna ce qui suit :

"Quel est le fondement de la Voie du Milieu? C'est l' Octuple Noble chemin: la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, les moyens d'existence justes, l'effort juste, l'attention juste et le samadhi* juste. La Voie du Milieu ouvre les yeux des hommes et donne naissance à la prajna, elle les mène à la paix de l'esprit, à la sérénité et enfin au nirvana".

On voit que la Voie du milieu signifie que mener une vie d'hédonisme extrême ou pratiquer un ascétisme extrême c'est comme regarder le monde au travers de lunettes roses ou vertes ; ce n'est pas la manière correcte de regarder le monde. On dit que c'est la vue obscurcie par les nuages de l'illusion (maya). Il n'est pas possible alors d'atteindre le nirvana.

Le mot "juste" qui est devant chaque mot de l'Octuple voie a la même signification que "milieu" dans la doctrine de la Voie du milieu. "Juste" signifie "en accord avec la Vérité ultime" ; il renvoie à l'idée d’harmonie avec la Vérité. Ce qui suit est une parabole racontée par le Bouddha pour expliquer cette idée.

L'enseignement du sithar

À ce moment-là, le Bouddha Shakyamuni se trouvait sur le Pic du Vautour près de Rajagriha. Dans une forêt proche vivait un ascète nommé Shrona qui s'adonnait à des disciplines spirituelles rigoureuses. Ses austérités étaient très sévères et on disait qu'il était le plus fervent ascète parmi les nombreux disciples du Bouddha. Mais il ne parvenait pas à se libérer des liens de l'illusion et de la souffrance parce que ses privations étaient excessives.

Finalement, Shrona succomba à l'illusion et se dit : ‘‘Je suis si extraordinaire que je suis connu comme le pratiquant le plus avancé dans les disciplines ascétiques. Mais je n’arrive pas à atteindre l'Éveil. Je ne peux pas aller plus loin dans cette direction. Est-ce que je ne ferais pas mieux d'abandonner et de rentrer chez moi ? J'ai assez de biens pour vivre confortablement le reste de ma vie. Ne devrais-je pas prendre cette voie plutôt que de mener une vie d’ascète ?’’ Shrona était très tourmenté par ce dilemme. S'apercevant que son disciple passait par une grande crise spirituelle, Shakyamuni fit venir Shrona et lui posa des questions sur son état d'esprit d'une voix mesurée et pleine de bienveillance. Shrona exposa ses pensées au Bouddha sans rien dissimuler. Le Bouddha dit alors :

"Shrona! J'ai entendu dire qu'avant de devenir moine, tu étais très habile à jouer du sithar. Est-ce vrai?" Shrona répondit que c’était vrai. Le Bouddha poursuivit : "Tu connais bien cet instrument. Est-ce qu'il produit une bonne musique si les cordes sont trop tendues?" Shrona répondit: "Non". Alors le Bouddha demanda: "Eh bien, est-ce que le sithar produit de la musique si les cordes sont trop lâches ?" Shrona répondit encore: "Non". Le Bouddha demanda encore: "Et si les cordes sont tendues juste comme il faut? Est-ce qu'elles peuvent produire une bonne musique?" Shrona répondit: "Oui, elles le peuvent."

Alors le Bouddha instruisit Shrona :

"Shrona! L'entrainement vers l'Éveil est comme le réglage de la tension des cordes du sithar. Si tu es enclin à l'assiduité extrême, les cordes de ton esprit seront trop tendues et l'esprit ne sera pas dans un état de paix. Si tu n'es pas assez attentif, les cordes de l'esprit seront lâches et ceci te mènera à la paresse. Shrona! Garde une assiduité modérée et maintiens l'équilibre de tes sens. Essaye de garder la modération, sans t'incliner vers une extrême assiduité."

Dans le Sutra des Quarante-Deux Articles, le Bouddha enseigne :

« La vie est aussi un instrument de musique : si les cordes sont trop tendues, il n'y a pas de musique, si elles sont trop lâches, et il n'y a pas de musique non plus. Les cordes de la vie doivent être tendues modérément, ni trop tendues ni trop lâches ; ce n'est qu'ainsi qu'il y aura de la musique. »

Si nous nous bornons à une interprétation superficielle de ces paroles, nous comprendrons que notre attitude doit être "ni trop tendue, ni trop lâche". Appliquées à la pratique d'une discipline religieuse, ces paroles indiquent la voie du milieu entre l'extrême hédonisme et l'ascèse. Pour comprendre cela, il faut imaginer ce que sont ces deux extrêmes. Si l'hédonisme extrême est égal à zéro et l'ascétisme extrême à dix, la modération se situerait aux environs de cinq. Mais ce serait là un calcul inexact.

Lorsque nous jouons d'un instrument, les cordes ne peuvent pas sonner agréablement si elles sont trop tendues ou trop lâches ; les deux indiquent, pourrait-on dire l'état zéro. Le sitar produira le meilleur son lorsque ses cordes seront tendues juste comme il faut. La tension idéale des cordes exige une grande dextérité. Le sitar produira un son discordant s'il n'est pas accordé avec une tension exacte ; toutes les autres tensions devront être considérées comme étant zéro. C'est seulement si la tension des cordes est juste que l'instrument produira une musique agréable et que s'établira un état d'harmonie. La tension exacte des cordes doit être parfaitement appropriée au son que le sitar est supposé produire.

Il en est de même pour la vie humaine. Une personne qui a atteint l'Éveil aura une manière de vivre en accord avec la Vérité. Ses pensées et sa conduite seront naturellement appropriées à son but. Elle pourra choisir un mode de vie en harmonie avec le monde dans lequel elle se trouve. Il nous est donc impossible de définir une voie "juste" ou voie "du milieu" en choisissant simplement un point central entre deux extrêmes. Si nous nous conduisons en tenant compte de la causalité et sans idées préconçues, nous pouvons ajuster notre vie à notre but et être en harmonie avec la vérité ultime. C'est cela l'enseignement de la Voie du milieu.

Comment atteindre cet état d'esprit ? Le Bouddha nous l'enseigne par la doctrine du Noble octuple chemin. Ce qui suit est une brève explication de cette doctrine qui consiste à avoir des vues justes, penser de façon juste, parler de façon juste, agir de façon juste, mener une existence juste, faire un effort juste, garder une attention juste, se concentrer de façon juste. Comme on l'a vu, ici le mot "juste" a la même valeur que le mot "milieu" dans la doctrine de la Voie du milieu.

L'enseignement des six paramitas, que nous reverrons en détail plus loin, montre les six pratiques que les bodhisattvas doivent suivre pour le bien de la société et d'autrui tandis que la doctrine de l’Octuple noble chemin est axée principalement sur la façon individuelle de se comporter pour se libérer de l'illusion. Les six paramitas comprennent le don, l'observation des préceptes, la patience, l'assiduité (ou le zèle), la méditation-dhyana et la prajna.

Rendre service à autrui dans tous les domaines (spirituels, matériels et physiques) c'est le don. Observer les préceptes veut dire éliminer les illusions conformément aux préceptes enseignés par le Bouddha et mener une vie correcte en essayant de sauver les autres et en tâchant de nous parfaire. La persévérance signifie manifester, en toute occasion, une attitude généreuse envers autrui, supporter n'importe quelle difficulté et maintenir un esprit serein sans arrogance, même au sommet de la prospérité. L'assiduité signifie avancer vers un but important sans se laisser dérouter par des détails. La méditation signifie garder dans toutes les situations un esprit imperturbable et libre de soucis. La sagesse-prajna c’est être capable de percevoir l'aspect réel des phénomènes (shoho jisso).

Véritable méditation

Nous n'avons pas encore abordé la méditation-dhyana, une des six paramitas. Ce concept est tellement important que nous ne pouvons pas nous contenter de simplement le mentionner dans une liste. L’objectif de la méditation est, comme nous venons de le voir, de garder dans toutes les situations un esprit imperturbable et libre de soucis. Lorsque l'on parle de dhyana, cela inclut la pratique qui mène à ce résultat, c'est à dire l'entrainement à la contemplation et la concentration sur un seul objet, en restant de préférence assis en silence.

Sur quoi devons-nous nous concentrer ? C'est la question essentielle, celle qui distingue la religion de la philosophie et de la morale.

Si fort que nous puissions fixer notre attention sur un objet, nous ne pouvons pas nous dégager complètement de nos difficultés tant que nous sommes préoccupés par les phénomènes immédiats et que nous sommes centrés sur nous-mêmes. Par exemple, si nous nous concentrons sur le désir de nous débarrasser de l'inquiétude et de l'irritation dans le milieu du travail, ou bien sur le souhait de guérir, il est clair que nous ne pouvons pas nous libérer parce que notre esprit est envahi par nos problèmes ou notre maladie. Cette absorption mentale n'est pas une méditation-dhyana, c’est une lutte pénible perturbée par l'illusion.

Réfléchir à notre conduite passée, faire son autocritique et décider de modifier notre comportement se rapproche déjà un peu plus du dhyana, c’est une méditation sur la morale, une pratique utile pour améliorer notre caractère.

Aller jusqu'au bout d'une réflexion peut aussi être une méditation dépourvue d’égocentrisme. Explorer profondément des sujets tels que la formation de l’univers, le but de la vie humaine et la société idéale sont des méditations philosophiques. Tout cela est excellent pour s’élever par l'approfondissement de nos idées.

Cependant, nous ne pouvons pas atteindre la sérénité (le nirvana) avec les méditations ci-dessus. Aussi sérieusement que nous puissions réfléchir sur nous-mêmes et aussi profondément que nous puissions explorer philosophiquement une voie idéale pour le monde et pour la vie humaine, nous ne pouvons pas aller plus loin que le permet le stade des connaissances humaines.

Si nous admettons qu'un homme est incapable de se diriger tout seul vers le nirvana même s'il réfléchit à son mode de vie, même s'il se repent de ses mauvaises actions et même s'il décide d’une bonne conduite, il est certain qu'il butera sur l'interrogation suivante : ‘‘Tant qu'il s'agit de morale et de société il est possible de prendre des résolutions à partir de cette réflexion. Mais la voie vers le nirvana ne serait-elle pas plutôt de se regarder à la lumière de l'enseignement du Bouddha et de s’y conformer en actes ?’’ S'il ne s'agissait que de comprendre et de contrôler son esprit conscient et superficiel, le problème serait relativement aisé. La plupart des gens arrivent à contrôler leur conscient grâce aux enseignements bouddhiques et par la pratique de disciplines religieuses. Mais l'homme possède également une grande part d'inconscient sur lequel il ne peut pas agir car, justement, il n'en a pas conscience. Comment donc contrôler ce sur quoi on n'a aucune prise ? Cette part de nous qui nous échappe est appelée alaya en sanskrit et correspond, en terminologie moderne, à l'inconscient individuel et collectif.

Tout ce qu’expérimente une personne reste enfoui dans les profondeurs de son inconscient. Les psychologues reconnaissent que, tout en exerçant une grande influence sur le caractère de l'homme et sur ses fonctions mentales, l'inconscient provoque également divers dysfonctionnement. Parce qu'il est normalement hors de notre atteinte, nous ne pouvons pas contrôler notre inconscient par de simples réflexions ou méditations.

Rappelons ici le problème du karma (go), abordé au chapitre 7. Notre karma actuel a des racines très profondes et complexes ; il comprend le "karma résident" (shuku-go) que les êtres humains ont accumulé dès leur origine. Chacun possède également un "karma antérieur", qu’il a lui-même produit dans ses existences antérieures, auquel s’ajoute, dans une certaine mesure, le karma de nos ancêtres.  De plus, nous portons en nous le "karma actuel" (gen-go) que nous avons produit pendant cette vie. Est-il possible qu'une personne non-éveillée se libère de ces karmas, atteigne un état d'esprit parfaitement libre et échappe ainsi au monde des illusions ? Il est évident que non. Que faire alors ?

Rappelons-nous la doctrine d'ichinen sanzen (trois mille mondes en un seul instant-pensée) dont nous avons parlé également dans le chapitre VII. C'est l'enseignement des trois mille mondes-états, avec toutes leurs interrelations, qui s'expriment dans une seule pensée. Les mondes-états, qui passent tout aussi bien par l'enfer que par la Terre de Bouddha, sont inclus dans une seule unité de pensée. Comment peut-on contrôler pratiquement le flux des mondes-états ? La science humaine ne nous donne pas de réponse. Aucun érudit, si savant soit-il, ne peut nous enseigner comment réagir aux surgissements d'une pensée.

Cette question dépasse le domaine de la philosophie et de la morale et seule la religion peut donner une réponse et nous apporter le salut. Nous pouvons ressentir la valeur d'une religion selon l'efficacité de la solution qu'elle propose. C'est particulièrement vrai pour une religion née dans un environnement culturel élaboré, comme ce fut le cas pour le bouddhisme qui est en même temps une philosophie, une morale et une éthique.

On peut dire que le bouddhisme consiste, pour l'essentiel, en un enseignement philosophique et éthique. Cependant, plus profondément, nous trouvons quelque chose en plus qui touche directement notre cœur. C'est comme une chaude lumière qui nous enveloppe et qui illumine notre chemin, quelque chose qui nous stimule et qui nous permet de développer complètement tout notre potentiel. Ce "quelque chose" n'est rien d'autre que la foi. C'est de cela que Christmas Humphreys parle dans sa préface : ‘‘Le bouddhisme est la vie, la vie dans sa plénitude...’’

Ce qu’on attend d’une religion

En fait, qu'est-ce qu'une religion ? Penchons-nous sur les origines des religions. Depuis toujours, l'homme a ressenti la peur devant tout ce qui était plus puissant que lui. Avec le temps, cette peur s'est muée en vénération du sacré.

L'homme primitif craignait la lune, les étoiles et surtout le soleil. Il éprouvait le même sentiment devant les montagnes couronnées de neige qui le dominaient, devant les grandes fleuves qui tantôt s'écoulent doucement tantôt débordaient, provoquant de terribles inondations, ravageant toute leur contrée et, bien sûr, devant l’horizon infini des océans. Cet homme vénérait les oiseaux pour leur merveilleux pouvoir de voler et magnifiait les animaux puissants tels que les éléphants et les lions. La terreur humaine devant les éléments naturels évolua graduellement en un sentiment de respect et finalement d'adoration. Ce genre de foi est appelé vénération de la nature ou animisme.

Par la suite, les hommes vinrent à croire qu'il y avait dans le ciel et dans l’espace des esprits aux pouvoirs surnaturels que les êtres humains étaient incapables de contrôler. Ce n'était ni l'amour ni la compassion qui caractérisaient ces esprits mais seulement la possession de divers pouvoirs. Les hommes avaient peur d'être maltraités par ces forces s'ils ne les adoraient pas et ne recherchaient pas leur protection. Ils croyaient que ces esprits pouvaient à la fois causer et empêcher des calamités telles que les maladies, les mauvaises récoltes, les tempêtes et les raz-de-marée. Ils tremblaient devant ces esprits et les sacralisaient, priant pour qu'ils les épargnent du malheur et leur prodiguent leur bénédiction. Cette sorte de foi est appelée vénération des esprits (kami).

Certains hommes primitifs considéraient un animal particulier, une plante ou un objet comme étant leur ancêtre. Ils l'adoraient pour être épargnés du malheur et pour obtenir le bonheur. Une telle foi est appelée totémisme.

Une forme de religion plus avancée est le panthéisme primitif dont les croyants considèrent que chaque chose de l'univers est une divinité. Il y a aussi le monothéisme primitif qui proclame qu'il n'existe qu'un seul dieu dans ce monde et qu'il préside à toutes choses, au bien et au mal.

Ces religions se situent à un niveau spirituel trop élémentaire pour que les hommes modernes les considèrent autrement que de simples croyances superstitieuses. Alors qu'une religion devrait, en premier lieu, établir un lien avec l'homme, ces croyances décrètent arbitrairement comme absolu un animal, une plante, un objet et demandent de l'invoquer et de le vénérer. Il serait plus judicieux d'utiliser les animaux et les choses pour ce qu'ils sont.

Le soleil, par exemple, est une nécessité absolue pour l'existence de l'homme mais ce n'est qu'un objet, pas un dieu. Si, dans un avenir lointain, les connaissances humaines vont jusque- là, il se peut même qu'un substitut soit inventé pour le soleil. La lune n'est, elle aussi, qu'un simple objet bien qu'elle ait été adorée comme une déesse dans les temps anciens. Mais aujourd'hui, des engins fabriqués par des hommes se posent sur sa surface. L'exploration de la lune mène à des découvertes pratiques qui ont des répercussions sur la vie humaine. Les rivières, les mers et les montagnes ne sont rien que des éléments dont la puissance est utilisée pour enrichir les hommes. On peut en dire autant des divers animaux et des plantes. Que l'on parle d'utiliser ces objets est, bien évidemment, anthropocentrique et on devrait plutôt parler de coexistence et de prospérité commune avec le meilleur usage possible des objets de la nature. Toutes ces matières sont du domaine de la science (de la connaissance humaine) et ne devraient jamais devenir des objets de culte. Bien que ces religions primitives puissent être populaires, même de nos jours.

Ce bref aperçu sur l'origine et le développement des religions montre en quoi les croyances primitives sont limitées et relèvent de la superstition. Les problèmes qui peuvent être résolus par la connaissance doivent être résolus par la science. Ce n'est pas une idée nouvelle mais cette vérité est toujours d'actualité. Il est tout à fait naturel que des organisations religieuses aient des hôpitaux où les techniques médicales et les équipements les plus modernes sont utilisés pour traiter les malades.

Le Bouddha Shakyamuni a énoncé cette vérité dans plusieurs sutras. Par exemple, dans le Sigalovada Sutta (DN 31), il enseigna la piété filiale à un jeune homme de Rajagriha en disant :

Dans le chapitre XVII du Sutra du Lotus (Le détail des mérites), le Bouddha prêche ce qui suit :

« Ô Invincible, si, après mon parinirvana, des personnes entendent ce Sutra et qu'il s'en trouve pour l'accepter et le garder, ou bien le copier soi-même ou le faire copier, cela revient à édifier des viharas*, à bâtir en bois de santal rouge* trente-deux pavillons, hauts comme huit arbres tala*, élancés, vastes, imposants et élégants, dans lesquels résideraient cent ou mille bhiksus*, avec des jardins et des bosquets, des bassins, des promenades, des grottes de méditation, qui seraient remplies de vêtements, de boissons et de vivres, de lits et de couvertures, de potions médicinales et de tous les instruments de musique; de tels pavillons, ces vihara, seraient plusieurs centaines de millions de myriades, leur nombre serait incalculable. »

D'après ce passage on peut estimer qu'il était naturel, même pour des religieux, de prendre des médicaments et de ne pas compter sur les prières quand ils se sentaient malades. Cette attitude n'est pas limitée aux maladies et aux médicaments. Dans le cas d'une personne ayant des problèmes financiers, par exemple, le Bouddha ne nous dit jamais de faire des invocations afin d'échapper à la pauvreté. Dans le sutra Samyukta-agama (Zo-agon-gyo), il parle de la manière suivante :

« D'abord étudie beaucoup pour acquérir des compétences et ensuite gagne ton salaire par un mode de vie juste. Lorsque tu auras ton salaire, sans le gaspiller, tu le diviseras en quatre parties : un quart sera réservé aux dépenses quotidiennes, deux quarts aux dépenses professionnelles et le reste sera consacré à l'épargne et sera une garantie en cas de perte de salaire... Si tu travailles bien et si tu recherches l'argent avec une juste sagesse, tu accumuleras de l'argent jour après jour. Cependant, tu dois donner une partie de cette somme aux oeuvres de bienfaisance et tu dois aider ta famille et tes amis qui se trouvent dans le besoin. » (Sigalakovada sutta DN 31)

Voilà bien un enseignement pragmatique et moral ! Shakyamuni nous dit de résoudre nos problèmes grâce aux connaissances humaines chaque fois que cela est possible.

Les plantes, les animaux et les pierres ne sont pas des objets d'adoration qu'on invoque pour être guéri d'une maladie. Ce sont des objets naturels qui doivent être utilisées de manière appropriée pour leurs propriétés thérapeutiques connues. Presque toutes les souffrances physiques peuvent être traitées non par la force d'esprit d'un animal (renard ou serpent) mais par les connaissances, les techniques et les efforts humains.

Les souffrances de la vie et de la mort

Il y a, toutefois, un problème qui ne peut pas être résolu par les connaissances et les efforts humains : celui de la mort. La longévité humaine a considérablement augmenté grâce au développement de la science médicale et, sans aucun doute, se prolongera plus encore dans l’avenir. Néanmoins, la mort est inéluctable pour tous. Instinctivement, nous la ressentons presque tous comme indésirable et effrayante. Les jeunes ne sont pas vraiment terrifiés parce qu'ils sont tellement pleins de vitalité et de sentiments forts qu'ils n'y pensent pas. S'ils y étaient sérieusement confrontés, ils en trembleraient probablement.

Un de mes amis dit à sa fille de douze ans qu'une bombe à hydrogène serait peut-être lancée sur le Japon. Sa fille lui demanda en toute innocence ce qu'il adviendrait d'eux à ce moment. Le père répondit avec un demi-sourire que très probablement ils mourraient tous : ‘‘Nous serions morts en un instant. Ce sera probablement une mort facile et douce.’’ La petite fille pâlit et se mit à pleurer : ‘‘Je hais la mort, je hais la mort’'. Jamais son visage n'avait reflété une telle horreur.

Même une petite fille de douze ans réagit de cette manière lorsqu'elle pense sérieusement à la mort. Alors comment doivent y penser ceux qui avancent en âge ? Au milieu de sa vie, même une personne en bonne santé peut se poser cette question. L'ombre de la mort passe de temps en temps dans son esprit. Alors elle ressent un frisson indescriptible d'horreur, un vent glacé lui soufflant sur la nuque.

Combien plus est effrayée une personne gravement malade ! Son cœur s'accélère à la seule idée que la mort peut l'emporter à tout moment. À la souffrance de sa maladie vient s'ajouter la peur de la mort qui ne fait qu’accroitre sa douleur.

Une personne affirmera peut-être qu'elle n'est pas spécialement effrayée par la mort. Mais elle dira cela à un moment où elle n'est pas confrontée à celle-ci. Il n'est pas sûr qu'elle garde cette attitude lorsque le moment de la mort approchera vraiment. Parfois, la douleur nous fait oublier les affres de la mort. Quand nous ressentons une douleur extrême, notre esprit est tellement préoccupé par le désir de s'en libérer qu'il nous arrive d'oublier l'issue fatale.

Prenons un condamné à mort en bonne santé ; nous pouvons aisément imaginer ce qu'il doit ressentir. Il n'a ni une souffrance suffisante, ni un plaisir suffisant pour pouvoir l'oublier. Il reste assis seul entre les murs de sa cellule et attend la mort. C'est une véritable confrontation ; sa souffrance est, certes, bien au-delà de toute comparaison.

Dans un sens, tous les hommes sont des condamnés à mort. Le temps viendra où ils mourront inéluctablement. Si la science médicale progresse, leurs souffrances physiques au moment de la mort pourront être allégées. Mais même s'il en est ainsi, ils ne seront pas libérés de la terreur, de l'anxiété et de la souffrance qu'elle provoque.

II n'y a qu'une seule manière d'être libre devant la mort ; c'est d'adhérer à une pratique religieuse grâce à laquelle nous pouvons comprendre l'éternité : nous ne mourrons pas puisque notre vie changera seulement de forme. Lorsque nous pourrons parfaire notre conscience grâce à des pratiques spirituelles, nous serons vraiment libérés de cette terreur et de cette souffrance.

Nous vivons non seulement à l'ombre des affres de la mort mais aussi des souffrances de la vie. Nous sommes assaillis jour et nuit par des souffrances matérielles, physiques, spirituelles et autres. Parmi ces nombreuses souffrances, deux d'entre elles, les souffrances matérielles et physiques, sont susceptibles d'être allégées grâce aux connaissances et aux efforts humains. Même si, dans l'état actuel de nos connaissances, elles ne peuvent pas être totalement supprimées, elles diminueront petit à petit grâce au progrès de la science. En fin de compte, elles disparaîtront peut-être complètement.

Les souffrances psychiques dont les causes peuvent être perçues par notre conscience, peuvent, elles aussi, être traitées en éradiquant leurs causes ou par une éducation morale. Mais restent des souffrances psychiques et spirituelles qui échappent à notre volonté quelle que soient les efforts que nous déployons. Comme nous l'avons mentionné, lorsque l'inconscient se manifeste dans toute sa violence, aucune volonté ne suffit à le contrôler.

Même si nous pensons ne pas haïr une personne, cela n'empêche pas la haine pour celle-ci de se développer dans notre inconscient. Se dire fermement que nous ne devons pas nous fâcher, fait que notre rage éclate d'un seul coup. Nous dire que nous ne devons pas avoir peur de quelque chose ne nous libère pas d'un sentiment de terreur ou d'anxiété. Dans la vie quotidienne, nous faisons souvent l'expérience de tels conflits. Nous ne pouvons même pas contrôler les souffrances de la vie, combien moins encore la terreur et l'anxiété devant la mort.

Souvent, lorsque des personnes subissent une grande souffrance qu'elles ne peuvent surmonter, elles sentent le besoin de se fier à quelque chose de plus fort qu'elles, quelque chose d'absolu, à qui demander de l'aide. Elles se fient corps et âme à cette puissance suprême, comme si elles disaient : ‘‘Qu’il en soit selon votre volonté ! Je m'en remets à vous complètement.’’

Mais à qui ou à quoi se fier, de qui ou de quoi dépendre, à qui ou à quoi confier notre corps et notre âme ? Les hommes primitifs se prosternaient devant le soleil, les montagnes, les animaux, les plantes ou les êtres humains. Ce n’est plus le cas de nos jours. Les religions plus élaborées proposent comme "pouvoir absolu" un dieu considéré comme tout-puissant qui crée et dirige tout dans le ciel et sur la terre. En priant ce dieu et en lui demandant son aide certains parviennent à une paix intérieure — mais qui est toute relative.

Il n'est pas possible d’avoir la certitude de la protection d'un tel dieu parce que ce dieu existe à l'extérieur de nous dans une sphère transcendante que nous nommons "ciel". Ce dieu majestueux regarde la terre et sa miséricorde punit le mal et récompense le bien ; plus ce dieu possède un pouvoir absolu, plus nous en dépendons et plus notre anxiété augmente parce que nous ne savons jamais à quel moment nous serons rejetés et punis. Nous continuons à vivre "dans la crainte de Dieu", en dépendance consentie, et nous ne pouvons pas atteindre la véritable paix intérieure, le nirvana.

Qu’en est-il alors de la dépendance de quelque chose qui est déjà en nous ? C’est aussi vain, car notre esprit est continuellement la proie des illusions. Se fier à notre corps est tout aussi incertain, puisqu'il est destiné à se décomposer. Si nous pouvions nous fier à quelque chose qui est déjà en nous, nous n'aurions plus besoin de religion et serions capables de nous sauver par nos propres efforts. Ce qui n’est pas le cas.

Alors à quoi se fier et en quoi chercher notre salut ? Rappelons que le Bouddha enseigna "Ji-tomyo, ho-tomyo" (sa propre lumière, son propre Dharma), lorsque Shakyamuni allait entrer dans le parinirvana, Ananda, un de ses dix grands disciples, se sentit anxieux :

« Lorsque le Bhagavat, qui est un guide et un maître incomparable, mourra, sur qui pourrons-nous compter pour notre pratique et notre vie ? »

En réponse le Bouddha enseigna ce qui suit :

« Ainsi donc, ô Ananda, soyez à vous-même votre flambeau, soyez à vous-même votre recours; n’ayez d’autre flambeau que le Dharma, d’autre recours que le Dharma. »

Il n'y a pas de meilleur enseignement que celui-ci car il résume en quelques mots ce que devrait être une religion. Le Bouddha dit : ‘‘Soyez à vous-même votre propre recours’’. Lorsque nous avons recours à d'autres personnes, nous sommes désemparés dès qu’elles nous abandonnent ou qu'elles disparaissent. Le Bouddha nous exhorte à ne dépendre que de nous-mêmes et à parcourir la Voie par nos propres efforts. Qu'est ce qui peut nous guider sur cette Voie ? Le Bouddha enseigne que nous pouvons avoir recours au Dharma, c'est-à-dire à la Réalité de la vie, sans dépendre des autres. Ici les mots "les autres" désignent les dieux, que nous voyons en dehors de nous-mêmes comme s'ils étaient nos maîtres. Le Bouddha insiste sur le fait que nous devons nous fier à la Réalité de la vie et non pas aux dieux.

Ces paroles sont lourdes de conséquences. Une seule phrase de l'enseignement ‘‘Soyez à vous-même votre propre flambeau et votre propre recours, ne cherchez pas d’autre recours’’ est plus précieuse que tout ce qu'ont pu dire sur les innombrables grands penseurs des temps anciens sur la vie humaine et sur les religions.

Cet enseignement nous fait comprendre que le Dharma, la loi de la vie, dont nous dépendons existe à la fois en nous et à l'extérieur de nous. C'est une réalité qui imprègne tout l'univers, sans différence entre l'extérieur et l'intérieur. Notre corps est produit par cette réalité et c'est elle qui est la cause de sa vie. Notre esprit aussi est produit par cette réalité qui est en même temps la cause de son fonctionnement. Toutes les choses, la société, le ciel, la terre, les plantes, les oiseaux et les bêtes, sont produits par ce Dharma-Réalité et vivent grâce à lui.

Si on trouve que le mot "réalité" est un peu froid et abstrait, on peut le remplacer par "la Vie" avec un grand V, le phénomène Vie, ce qui fait vivre et exister toutes les choses en ce monde. À mesure que nous prenons conscience, jusqu'au tréfonds de notre esprit, que notre vie nous vient de cette Vie qui imprègne l'univers, nous pouvons ressentir une véritable paix intérieure que rien ne viendra troubler.

Comment arriver à cette prise de conscience ? Il faut, bien sûr, étudier les enseignements du Bouddha, les enraciner profondément dans notre esprit, les relire maintes et maintes fois et méditer. Nous devons garder constamment en mémoire active (smriti) l'union de notre vie et de la Vie de l'Univers (le Bouddha). C'est ce que nous appelons une méditation spirituelle.

Par ce genre de méditation, nous purifions la part de l'esprit dont nous ne sommes pas conscients et pouvons faire en sorte que notre pensée et notre conduite s'harmonisent spontanément avec notre environnement. Si nos pensées et notre conduite sont en harmonie avec ce qui nous entoure, les souffrances et les inquiétudes ne pourront plus nous troubler. Cet état d'esprit est la vraie paix ; c'est l'état qu'exprime le sceau du Dharma "le nirvana est sérénité et pureté" (nehan jakujo, santam nirvanan), état dans lequel nous ne sommes plus aliénés par quoi que ce soit. Cet état d'esprit n'est pas seulement une paix mentale passive, la conscience d'être animés par la Vie universelle renforce en nous l'espoir et le courage. De cette conscience jaillit l'énergie nécessaire pour progresser dans les réalisations de notre vie quotidienne, dans notre travail et nos activités de bodhisattva pour le bien d'autrui dans ce monde.

Notre prise de conscience de la causalité, du Dharma qui régit notre vie, mène à un salut authentique. Notre dévotion absolue pour ce qui nous donne la vie, dévotion qui est exprimée par l'invocation dans notre cœur de "Namu" doit être considérée comme le point culminant de la foi. Namu est la translittération sino-japonaise du mot sanskrit "namas", et signifie "prendre refuge de tout cœur, avec une foi et une confiance absolues". Namu c’est l’état d'élévation spirituelle qui exprime notre joie et la gratitude envers le Dharma. Nous n'adorons pas une chose, une personne, un esprit ou un dieu en dehors de nous-mêmes, mais nous adhérons au Dharma qui nous donne la vie et qui nous unit à elle - c'est la foi suprême la plus pure. Notre pratique est l’invocation du titre du Sutra du Lotus (Myoho Renge Kyo) qui exprime de tout notre cœur et de tout notre esprit notre prise de refuge dans le Dharma. Aucune religion n'est plus épurée que celle-ci ; c'est l'expression la plus élevée de la spiritualité.

Il est naturel que la compréhension du Dharma soit différente suivant les périodes et en fonction des capacités de chaque individu. Comme, aujourd'hui, la plupart des gens reçoivent une éducation rationnelle, ils croient seulement ce qui est incontestablement perceptible ou ce qui a été prouvé scientifiquement. Ils doutent de la vérité de concepts tels que Dharma, "ce qui donne la vie à toute chose" ; ils pensent que ce sont des idées simplement inventées par des religieux.

Ces personnes devraient se pencher sur les structures de toutes les entités physiques telles qu'elles nous sont présentées par la physique nucléaire. En pénétrant à l'intérieur de la matière, la science a découvert que tous les constituants de l’univers sont composés de particules élémentaires : électrons, protons, neutrons ; les différences entre les constituants viennent des innombrables combinaisons possibles de ces particules. Or, ces particules ne constituent pas une substance matérielle dite "solide", mais des "amas d'énergie en transformation constante."

L'énergie est généralement définie comme le "travail d’une force" ; la force désignant l'interaction entre deux systèmes.

[N.d.T. : L'exposé suivant sur l'énergie et la matière doit être lu avec un certain recul. Écrit en 1975, il reflète plus une tentative de visualisation à des fins pédagogiques plutôt qu'une réflexion scientifique. Certaines de ces affirmations ne trouvent pas de confirmation dans la science actuelle].

Mais pour que la matière agisse il doit y avoir eu une énergie productrice de cette matière. C'est la théorie avancée par l'ingénieur Yoichi Yamamoto. (réf.) Nous ne pouvons ni voir l'énergie à l'œil nu ni la percevoir en tant qu'entité physique. À première vue, l'énergie serait une "non-substance" qui, pourtant, existe ; on parle alors de "quasi-matière". L'accumulation de cette "quasi-matière" produit les électrons, les protons et les neutrons. L'accumulation de ces particules élémentaires produit diverses sortes d'atomes. L'accumulation de ces atomes produit des éléments tels que l'hydrogène, l'oxygène, le carbone, etc. L'accumulation des éléments forme l'air, l'eau, les minéraux, les plantes et le corps humain. À l'origine donc, la matière serait produite par "une sorte d’énergie".

Nous ne pouvons pas voir l'énergie à l'oeil nu ni la percevoir en tant qu'entité physique. De prime abord l'énergie pourrait sembler être "un vacuum", mais pourtant elle existe, on dit que c'est "une sorte de matière"* . L'accumulation de cette "sorte de matière" produit les électrons, les protons et les neutrons. L'accumulation de ces particules produit diverses sortes d'atomes. L'accumulation de ces atomes produit des éléments tels que l'hydrogène, l'oxygène et le carbone. L'accumulation de ces éléments produit l'air, l'eau, les minéraux, les plantes et le corps humain. A l'origine donc, la matière est produite par une "sorte d'énergie" ou de force.

Il y a plus de deux mille ans, Shakyamuni aurait désigné l'origine de la matière par les expressions shiki soku zeshiki (note) (la forme équivaut à la non-substantialité) et ku soku zeshiki (la non-substantialité équivaut à la forme). Ku ou shunyata, littéralement "vide" ne signifie pas "rien" mais "non-substantialité" (sans existence indépendante). Shiki, littéralement "forme", désigne les phénomènes, la matière. Shiki soku zeku signifie que toutes choses, y compris la matière, l'esprit humain et les événements, tirent leur origine des mêmes constituants. Bien qu'aux yeux de l'homme les choses semblent différentes, leur état "ultime" est identique. Lorsqu'on pousse cette analyse encore plus loin, on constate que tout dans l’univers n’est qu’"une sorte d'énergie". Ainsi, ku soku zeshiki signifie que tout — la matière, l'esprit et les événements — est ku (non-substantialité) et que ku "s’identifie à" shiki. En un mot, tous les phénomènes sont produits par une même énergie, un même élan dynamique.

Ku (non-substantialité ou énergie) accumulé par les conditions (causes secondaires, en) produit une entité perceptible. Les différences de conditions engendrent l'eau, l'air, la pierre ou le corps humain. Lorsque les conditions changent, les entités produites se modifient et prennent une forme différente. À haute température, l'eau s'évapore. Lorsque la vapeur arrive en contact avec de l'air froid, elle se condense et forme un nuage. Les événements et le fonctionnement de l’esprit suivent le même schéma ; dans notre monde, il n'existe rien qui ne suive pas cette règle de base.

Shakyamuni exposa cette règle par la doctrine du pratitya-samutpada, (engi) ou de la production conditionnée (origine dépendante), ce qui veut dire que tous les phénomènes sont produits ou annihilés par la causalité. Toute chose se développe ou se produit grâce à une condition (une cause secondaire, en). Une entité ne prend pas forme tant qu'il n'y a pas une condition appropriée. Cette vérité s'applique à toutes les existences et à tous les phénomènes de l'univers. Même la science moderne ne peut pénétrer plus loin que cette intuition du Bouddha.

Si on adopte cette idée, notre vie peut sembler soumise au hasard des circonstances. Le fait que l’accumulation de ku (non-substantialité) soit produite par des causes secondaires (en) pourrait indiquer que toute chose résulte d'un hasard. Il n'en est rien. En observant avec attention notre environnement, nous constatons que l'eau, les pierres et les êtres humains sont produits chacun suivant un certain modèle, chacun possédant ses propres caractéristiques. Par quel pouvoir ou vecteur les conditions sont-elles engendrées de façon à produire de la matière dans un ordre parfait à partir d'une énergie-ku non différenciée ?  Lorsque nous considérons cette régularité et cette organisation, nous ne pouvons pas nous empêcher d'admettre qu'il y a là un schéma sous-jacent. C'est la "règle" qui fait que toutes choses existent. C'est en fait le Dharma (Loi, Règle) enseigné par le Bouddha.

Notre vie n'est pas due au hasard, nous existons selon le Dharma (Loi, Règle). En comprenant cela, nous prenons conscience que c'est un appui suprême sur lequel nous pouvons compter de façon infaillible. Cet appui (ce "Refuge") n'est pas fluctuant car le Dharma est la stabilité même. Cette certitude est la source inébranlable d'une grande paix intérieure. Le Dharma structure la vie de tout et de tous ; ce n'est pas quelque chose de froid et d'abstrait mais c'est, au contraire, une puissance colossale, c'est le phénomène Vie.

Il y a des milliards d'années, la vie n'existait pas sur terre : les volcans rejetaient des torrents de lave, des vapeurs et des gaz emplissaient le ciel. Cependant, lorsque la terre se refroidit, des créatures vivantes unicellulaires microscopiques se développèrent. Elles furent produites par la force du Dharma. Ces cellules naquirent lorsque l'énergie potentielle (ku) de la lave, du gaz, de la vapeur, etc. rencontra les conditions appropriées (cause secondaire, en). Le Dharma est porteur des conditions qui génèrent la vie. Il est la cause de l'existence manifestée et de la Vie.

En corolaire, tout possède le désir d'exister et de vivre. Il y a des milliards d'années, même la lave, les gaz et la vapeur possédaient la volonté de vivre, l’élan vital. C'est pourquoi les créatures unicellulaires furent engendrées à partir de différents éléments dès que les conditions devinrent favorables. Ces créatures, infiniment petites subirent toutes sortes d'épreuves — températures extrêmes, inondations gigantesques, pluies torrentielles — mais continuèrent à vivre malgré tout. Elles évoluèrent lentement vers des formes plus élaborées. C'est toujours la pulsion de vie, le désir de vivre de ces premières créatures microscopiques qui permit l'évolution jusqu'à nous. La pulsion de vie existe à travers tout l'univers et, bien évidemment, dans l'homme d’aujourd'hui. Du point de vue scientifique, l'homme est formé d'une combinaison de particules élémentaires ; en d'autres termes, l'homme est un "amas d'énergie" avec, à la base, une prodigieuse pulsion de vie.

Nous ne pouvons pas saisir, isoler ou contrôler la pulsion de vie. Elle est à l'origine de la vie et elle est l'origine de la vie. Elle dépasse l'inconscient de l'homme. Le désir de vivre n'est pas analysable par la science, pas plus qu'il ne peut être expliqué par une théorie. Les savants les plus éminents considèrent que ce phénomène dépasse la compétence humaine. Les philosophes ont essayé de le rendre par des expressions comme "un vouloir-vivre aveugle" ou "la volonté d’être universelle" ou "la Vie universelle". Nous pouvons aussi décrire ce phénomène comme étant "la force qui fait vivre toute chose" ou "la règle qui fait tout exister". On peut résumer le point de vue de Shakyamuni de la manière suivante : "toutes les choses dans l'univers sont ku (non-substantielles) et sont produites et annihilées par en (la causalité). Rien n'existe sous une forme éternelle et fixe ; seul le Dharma (principe) qui pénètre la matière est immuable."

Il est difficile pour une personne ordinaire de percevoir clairement le Dharma (Loi, Règle, Principe, Réalité Ultime) parce que, dans son essence, celui-ci est intangible. Pour les contemporains de Shakyamuni, à moins d’être d’une intelligence supérieure, il a dû être extrêmement ardu de saisir cette théorie. Shakyamuni parla donc du Dharma (ou de la Vérité) comme d’un Bouddha, que l'homme pouvait voir, ou du moins imaginer. Il enseigna que ce Bouddha possédait un pouvoir absolu et était la Vie atemporelle présente en toute chose. Ce Bouddha est, bien sûr, le Bouddha Atemporel (Honbutsu).

Dans cette optique, le Bouddha Atemporel (Honbutsu) est la puissance qui fait tout vivre et qui est omniprésent dans l'univers. Il n'y a pas d'endroit où ce Bouddha n'existerait pas. Mais il prend des formes appropriées selon les entités auxquelles il donne vie. Ainsi lorsqu'il apparut dans le monde des hommes, il en prit la forme.

Si nous interprétons littéralement les mots "le Bouddha Atemporel apparut" nous pouvons nous demander pourquoi tout le monde ne voit pas son apparition. Ce doute est levé si on remplace "apparaître" par "prendre conscience de son existence". Du moment que le Bouddha Atemporel est la Vérité, le principe qui fait vivre tous les hommes, il existe forcément en chacun de nous. Nous pouvons, dans une certaine mesure, devenir conscients de son existence. C'est cela "voir le Bouddha".

Shakyamuni fut le premier être humain à prendre distinctement conscience de la vérité qui fait vivre toutes choses. Une personne ordinaire ne peut comprendre cela, même lorsqu'on lui explique ce qu'est le Dharma ou la Vérité ultime. Lorsque nous pensons à la Vérité sous la forme d’un Bouddha Atemporel qui perçoit notre esprit et nous donne la vie, alors il nous est plus facile de comprendre la puissance de l'amour-empathie (maitri) qui rend notre esprit capable de s'unir à l'esprit du Bouddha et qui nous fait vivre. La bienveillance du Bouddha s'exprime par le don de la Vie.

Dans le Sutra du Lotus, il est souvent dit que le Bouddha existe partout et apparaît sous des formes diverses pour sauver les hommes — c'est-à-dire, pour leur donner la vie. Les sutras parlent aussi des vies antérieures du Bouddha. Jusqu'à ce chapitre cependant, Shakyamuni n'a pas explicité la Vérité dans toute sa profondeur. Afin de guider ses disciples, il a essayé d'éduquer leur esprit petit à petit et de l’orienter différemment. Exposer soudainement (tonkyo) l'état profond et réel de toutes choses, aurait troublé ceux des disciples qui n'étaient pas prêts à comprendre cela.

Lorsqu'il jugea que le temps était venu, Shakyamuni exposa son enseignement le plus important. C'est le cœur du chapitre XVI, "La longévité de l’Ainsi-Venu", dans lequel sont révélées la vie atemporelle du Bouddha et son essence. Cette vie n'est pas celle de Shakyamuni tel qu'il est vu par ses disciples, c'est celle du Bouddha Atemporel. Ce chapitre révèle que le Bouddha Atemporel existe en dehors du temps, depuis le passé infini jusqu'au futur infini, et qu'il est omniprésent dans l'univers. En d'autres termes, il enseigne que la puissance qui engendre la vie ne dépend pas de l'espace/temps.

Que la vie du Bouddha soit infinie implique que notre vie l’est également. En prenant conscience de l'infinité de la vie du Bouddha, nous pouvons ressentir un espoir et un courage illimités. Le chapitre XVI n'est pas seulement le cœur du Dharma Atemporel, il résume aussi l'esprit du Sutra du Lotus tout entier.

L'enseignement de ce chapitre est trop profond pour se contenter d'une interprétation littérale. C'est pourquoi nous avons commencé par un rappel des enseignements théoriques. Puis nous avons essayé de dégager ce que pouvait être l'essence d'une religion et, pour finir, nous avons rapproché cet enseignement des concepts de l'homme moderne. Voyons maintenant le contenu de ce chapitre.

Dans le chapitre XV, Surgis de Terre, les bodhisattvas présents sont pris de doutes en entendant que d'innombrables bodhisattvas-mahasattvas issus de la Terre avaient été instruits par le Bouddha Shakyamuni depuis son Éveil. Au nom de tous les bodhisattvas, Maitreya demande à l’Ainsi-Venu de faire disparaître leurs doutes. C'est le début du chapitre XVI du Sutra du Lotus.

« A ce moment*, le Bouddha s'adressa à la multitude des bodhisattvas ainsi qu'à la Grande assemblée: "Fils de foi sincère*, vous devez croire et comprendre (note) la vérité des paroles de l'Ainsi-Venu. A nouveau il s'adressa à la Grande assemblée : "Vous devez croire et comprendre la vérité des paroles de l'Ainsi-Venu." Une fois de plus, il s'adressa à la grande et diverse Assemblée : "Vous devez croire et comprendre la vérité des paroles de l'Ainsi-Venu." »

Le Bouddha répète ces paroles trois fois pour insister sur l'importance de l'enseignement qu'il est sur le point de donner. "Les propos véridiques et lucides de l'Éveillé" sont ceux de la vérité des profondeurs de son esprit ; c'est l'opposé des hoben, les moyens appropriés*.  Ainsi que nous l'avons vu, dans l'enseignement provisoire (shakumon), l'enseignement adapté (zenkyo) expose la vérité en termes simples de diverses manières, suivant la capacité de ceux qui écoutent. Une personne ordinaire ne peut pas comprendre la vérité sans passer par ce processus de l'enseignement adapté. Par contre, les propos véridique de l’Éveillé sont la Vérité telle qu'elle est réellement.

Pourquoi le Bouddha révèle-t-il ici pour la première fois la Vérité "telle qu'elle est" ? C'est en partie parce qu'il fait confiance à la capacité de ses disciples de comprendre le Dharma et parce que ses enseignements ne seraient pas parfaits s'il ne prêchait pas la plus profonde des Vérités avant son parinirvana. Le fait que le Bouddha dise ‘‘Vous devez croire et comprendre’’ au lieu du simple ‘‘Vous devez croire’’ a une importance capitale. Shakyamuni ne demande jamais à ses disciples de simplement adopter ses idées. Il expose la Vérité telle qu'elle est, puis exhorte ses auditeurs : ‘‘Vous aussi, faites le chemin vers cela.’’ Il les guide sur la voie de la Vérité et les attire en disant : ‘‘Rejoignez-moi sur cette voie’’. Son exhortation à comprendre la Vérité, et pas seulement de croire ce qu’il dit, est un point crucial. Cette courte phrase du Bouddha reflète le caractère de son enseignement. Ces paroles "comprendre la Vérité" en langage actuel correspondent à « avoir l'esprit scientifique". Par ces quelques mots Shakyamuni présume que si quelqu'un regarde la réalité, l'étudie et la comprend, il acceptera certainement la Vérité avec bonheur.

Son exhortation à le rejoindre traduit la même idée fondamentale. Elle signifie : ‘‘Venez vers moi et pratiquez le Dharma comme moi. Alors vous serez certains d'en comprendre la valeur.’’ Shakyamuni n'aurait jamais prononcé ces mots s'il n'avait pas eu une confiance absolue dans le Dharma et dans la Voie.

Parce que Shakyamuni était quelqu’un de raisonnable, il ne dit pas, même à ses disciples les plus proches : ‘‘Croyez la vérité’’ mais ‘‘les propos véridiques et lucides de l'Éveillé’’ c'est-à-dire, ‘‘Acceptez cette vérité après l'avoir comprise’’. Le fait que le bouddhisme insiste sur une croyance fondée sur la compréhension le rend fondamentalement différent de nombreuses autres religions.

Les trois catégories de sagesse, compassion et pratique

« A cet instant, l'Assemblée des bodhisattvas qui avaient fait de Maitreya* leur héraut, joignit les mains et s'adressant au Bouddha dit: "O, Vénéré du Monde*, voila la seule chose que nous désirons. Sans aucun doute nous croirons et accepterons les paroles du Bouddha." Après qu'ils eurent répété cela trois fois (note), ils dirent encore: "Notre seul désir est que vous nous instruisiez. Nous croyons certainement les paroles du Bouddha." »

La répétition de ces paroles par les bodhisattvas illustre leur désir ardent d'entendre le Dharma et leur ferme détermination de le pratiquer après l'avoir entendu. Leur résolution est confirmée par leur déclaration : "nous recevrons avec foi les propos de l'Éveillé".

Nous devons aussi garder à l'esprit que c'est le bodhisattva Maitreya qui demande au Bouddha d'expliquer l'enseignement. Dans le premier chapitre du Sutra du Lotus, le Bouddha

"émit de la marque de sa touffe blanche entre les sourcils* une lumière qui illumina dix-huit mille mondes".

A ce moment-là le bodhisattva Maitreya s'étonna de ce prodige et demanda au bodhisattva Manjushri de lui expliquer cet événement. Ce dernier, se fondant sur son expérience passée, prédit:

« Selon mon expérience, l'Éveillé Vénéré du monde* va à présent prêcher son grand Dharma, il va faire pleuvoir la pluie du grand Dharma, il va souffler la conque du grand Dharma, il va faire retentir le tambour du grand Dharma, il va exposer le sens du grand Dharma. »

D'après cet épisode nous pouvons deviner que Manjushri était le bodhisattva le plus avancé. Dans les chapitres XII et XIV, Manjushri demande de nouveau au Bouddha d'instruire le groupe de bodhisattvas. Cependant, à partir de la deuxième moitié du chapitre XV, c'est le bodhisattva Maitreya qui représente le groupe des bodhisattvas et Manjushri n'apparaît plus dans les derniers chapitres du Sutra du Lotus. Ce changement a un sens.

Manjushri est considéré comme l'idéalisation ou la personnification de la prajna (sagesse de bouddha). Dans l'enseignement provisoire (shakumon), qui enseigne la théorie et la sagesse, ce bodhisattva représente généralement le groupe de bodhisattvas. Quant à Maitreya, il est l'amour-empathie (maitri) du Bouddha. Dans l'enseignement essentiel (honmon), qui enseigne la compassion (à partir de la deuxième moitié du chapitre XV), c'est le bodhisattva Maitreya qui est le porte-parole de tous les bodhisattvas. Plus tard, dans le chapitre XXVIII, Exhortation du bodhisattva Samantabhadra, le dernier chapitre du Sutra du Lotus, c'est le bodhisattva Samantabhadra (Fugen) qui agit au nom des bodhisattvas. Samantabhadra symbolise la pratique du Bouddha. Ce bodhisattva est généralement considéré comme représentant kyo gyo sho (enseignement, pratique et preuve), mais dans le Sutra du Lotus il représente plus particulièrement la pratique du Bouddha.

L'apparition de ces trois bodhisattvasManjushri (la sagesse-prajna de bouddha), Maitreya (l'amour-empathie de bouddha) et Samantabhadra (la pratique de bouddha) — fait partie de la structure même du Sutra du Lotus

Pour devenir bon, l'homme a besoin avant tout de sagesse. On dit communément : "L'ignorance est le pire des maux". Le mal arrive parce que l'homme manque de sagesse. La sagesse-prajna n'est pas la connaissance du simple mortel. Une personne parfaitement au fait du fonctionnement interne du gouvernement ou de l'industrie et qui fait de larges profits ou bien qui échappe à la punition de ses crimes grâce à son intelligence ne possède pas la sagesse-prajna. La prajna permet à l'homme de voir les qualités essentielles de tous les phénomènes dans ce monde et d'en reconnaître la causalité et l'impermanence. Si un homme possède la prajna, il agit de façon juste dans tout ce qu'il entreprend. Il ne peut pas mal agir, même si on le lui demande. Il ne fait pas le mal même lorsqu'on le trompe ou qu'on cherche à le séduire. C'est pourquoi Shakyamuni insiste tant sur l'acquisition de la prajna.

La prajna permet de comprendre à quel point tous les phénomènes de l'univers sont liés et interdépendants (principe d'absence d'un ego). Si moi seul possède la prajna et si je suis le seul à avoir raison, le monde n'en deviendra pas meilleur. C'est pourquoi lorsque nous voyons les gens manquer de sagesse et s'écarter de la Voie juste, nous souhaitons les préserver de cette situation douloureuse. Nous sommes alors guidés par un sentiment de compassion (karuna).

Si nous ressentons de l'amour-empathie (maitri), ce sentiment transparaît dans nos actes. Nous expliquons le Dharma à ceux qui ne le connaissent pas ; nous remettons sur la bonne voie ceux qui s'en sont écartés. Nous souhaitons protéger et instruire ceux qui sont assidus dans la pratique du Dharma. Et quand nous maîtriserons parfaitement les trois vertus (sagesse-prajna, amour-empathie, pratique), l'enseignement du Bouddha sera accompli en nous et ce monde deviendra pour nous la Terre Pure. L'enseignement du Sutra du Lotus est extrêmement structuré. C'est pourquoi ne pouvons pas en saisir la véritable signification tant que nous n'en lisons que certains passages.

Les trois corps de bouddha

« A ce moment, le Bhagavat sachant que la multitude des bodhisattvas qui s'est exprimée par trois fois ne s'arrêterait pas, prononça les paroles suivantes: "Ecoutez bien tous attentivement le pouvoir secret, mystérieux et s'étendant surnaturellement à tout. " (note) »

Le mot "secret" ne signifie pas qu'il a été caché mais que c'est quelque chose de si profond qu'il est difficile de le saisir. Le pouvoir illimité de l'Ainsi-Venu, qui fait jaillir la Vie de tout ce qui est, étend son influence sur tous les êtres vivants sans que rien ne puisse l'arrêter. L'absence de toutes les limites fait dire que ce pouvoir "s'étendant surnaturellement à tout". "Secret" fait référence à l'essence de l'Ainsi-Venu et "s'étendant surnaturellement à tout" fait référence aux actes de compassion de l'Ainsi-Venu.

Pour l'Ainsi-Venu, on distingue donc essence et action. L'essence de l'Ainsi-Venu est son pouvoir originel, atemporel, et l'action est l'expression de ce pouvoir. Mais rien ne peut être considéré achevé tant que le pouvoir originel et l'expression de ce pouvoir ne fusionnent pas en se complétant.

Les hommes aiment souvent se vanter de leurs "expressions" c'est-à-dire, de leur habilité dans certains domaines. Certains groupes encouragent même cela chez leurs membres. Cependant, l'attitude ostentatoire ne porte jamais de fruits valables parce que la "façon de faire" ne provient pas d'une capacité réelle mais d'une agitation superficielle. L'activisme s'épuise rapidement comme s'assèche un puits peu profond. D'un autre côté, si important que puisse être le pouvoir inné d'une personne, il n’a d’effet que s’il est exprimé. Une quantité infinie d'eau souterraine n'est d'aucune utilité dans notre vie quotidienne si nous n'en trouvons pas la source ou si nous n’arrivons pas à la pomper.

L'essence de l'Ainsi-Venu, son pouvoir de créer la vie, est sans limites, et l'activité de l'Ainsi-Venu, l'expression de son pouvoir, s'exerce dans une liberté totale. Le salut qui vient de l'Ainsi-Venu est absolument parfait. Ici "Ainsi-Venu" (Tathagata, Nyorai) ne désigne pas le Bouddha historique mais le Bouddha Atemporel (Honbutsu). Nyo renvoie à shinnyo (ainsité, tathata) ou réalité ultime, la nature réelle de tous les phénomènes. Une personne ordinaire ne peut pas comprendre intellectuellement ce qu'est shinnyo. Lui expliquer par des mots que c'est ce qui fait que tous les hommes possèdent la Vie ne sera jamais qu'une formulation abstraite.

Shinnyo (ainsité, telléité, être ainsi, être tel quel) peut prendre n'importe quelle forme parce que c'est la seule chose qui existe réellement dans ce monde. Mais sous quelle forme pouvons-nous imaginer shinnyo avec notre esprit d’être humain ? Nous ne pouvons pas imaginer une personne au potentiel illimité. Si on se dit qu'une telle "entité" existe dans ce monde depuis le passé atemporel et que c'est de cela nous vient la Vie, les humains sont juste capables de ressentir concrètement le Bouddha avec sa compassion chaleureuse de source de vie. Nous ne savons pas quelle forme shinnyo prend avec des êtres autres que l’homme mais, pour nous, shinnyo réalise son pouvoir salvifique lorsque cette ainsité prend la forme humaine.

Pour apparaître dans le monde des humains, shinnyo, l'ainsité, prend donc la forme d'un être humain. Cette personnification de shinnyo est appelée Tathagata (Nyorai), l'Ainsi-Venu, celui qui est venu ainsi ou venu de l'ainsi, du tathata. "Tathagata" est l’un des titres que l’on donne au Bouddha. L'essence du Bouddha est tathata (ainsi) et lorsque nous cherchons à personnifier celui qui a réalisé le tathata, nous voyons l'image vivante du Bouddha, avec sa compassion qui nous guide vers une Voie juste.

La tradition mahayana parle de Trois Corps de Bouddha (trikaya ou trayah kayah, sanjin): le Corps du Dharma (dharmakaya, hosshin), le Corps de Rétribution (sambhogakaya, hojin) et le Corps de Manifestation (nirmanakaya, ojin).

En tant que tathata (ainsité), le Bouddha est appelé Corps de Dharma : c'est l'essence.

Lorsque cette essence apparaît sous une forme qui est compréhensible, elle est appelée Corps de Rétribution* et représente un bouddha doté d'une sagesse parfaite en récompense de ses pratiques spirituelles pendant de longues périodes.

Le Bouddha qui apparaît en ce monde sous la forme humaine pour instruire et guider tous les êtres vivants est appelé Corps de Manifestation* (ojin).

Le Bouddha Shakyamuni, qui prêche le Dharma au groupe de bodhisattvas, est le Corps de Manifestation*. Le Tathagata mentionné par Shakyamuni indique son Corps de Dharma, et son Corps de Rétribution* est la représentation qu'en ont perçu les hommes.

Ensuite le Bhagavat prêche comme suit :

« Dans tous les mondes, des devas* jusqu'aux asuras* tous croient que le Bouddha Shakyamuni a quitté la résidence des Shakya  et partit non loin de la ville de Gaya et s'assit au lieu de la Voie pour obtenir l'Éveil complet, parfait sans supérieur*. Pourtant, fils de foi sincère*, depuis que je suis vraiment Bouddha un temps incommensurable et infini de centaines de milliers de millions de milliards de myriades de kalpas s'est écoulé.»

Ce passage révèle l'essence du Bouddha. Une personne ordinaire croit en l'existence de ce qui est tangible. Elle considère l’homme Shakyamuni visible comme étant le Bouddha et c'est à lui qu'elle se fie mentalement et spirituellement. C'est pourtant là une grave erreur car le Bouddha est l'existence du non-commencement et de la non-fin, c’est-à-dire de l'atemporalité.

Shakyamuni s'adressa non seulement à ses disciples et aux autres êtres vivants mais aussi aux "êtres" (phénomènes) célestes et aux êtres non-humains, tels que les asuras. C'est parce que même les êtres célestes ne pouvaient pas encore atteindre le véritable nirvana et restaient dans un monde de joie temporaire, un monde de paix provisoire. Ils devaient donc aussi écouter l'enseignement du Bouddha pour rechercher la véritable délivrance. Tous les êtres, et même la personne la plus ancrée dans le mal, peuvent être sauvés s’ils ont la chance d'être initiés à l'enseignement du Bouddha. Shakyamuni ne fait pas de distinction entre humains et non-humains.

Il y a une raison profonde pour que le Bouddha associe les êtres célestes (6ème monde-état) et les asuras (4ème monde-état). Le "lieu de la Voie pour obtenir l'Éveil" (hoza) n'est pas un bâtiment spécifique pour des disciplines spirituelles. Le Bouddha était assis sous un arbre de la forêt au moment où il atteignit l'Éveil suprême. Les lieux sacrés pour l'étude et pour la pratique de la Voie sont partout. Que ce soit la maison, le lieu de travail, le train, le terrain de jeu, tous ces lieux deviennent "sacrés" en fonction de l'attitude mentale de la personne qui s'y trouve. Cela ne signifie pas que nous ne devons pas avoir d'endroits privilégiés pour la recherche de la Voie. Nous avons besoin d'un environnement favorable pour nous aider à développer la spiritualité. Même Shakyamuni s'assit dans la tranquillité d'une forêt pour entrer en méditation. Il choisit un environnement favorable comme "lieu de la Voie pour obtenir l'Éveil". L'environnement quotidien est propice à la distraction. Il est bon de rechercher autant d'occasions que possibles pour s'assoir en un lieu d'entraînement où les personnes de la même foi se rassemblent pour purifier leur esprit. C’est en accumulant graduellement les vertus au moyen des disciplines spirituelles que nous pourrons comprendre que notre environnement quotidien est identique (soku) au "lieu de la Voie pour obtenir l'Éveil" (hoza).

Pour faire comprendre qu'un temps infini s'était écoulé depuis qu'il est réellement Bouddha, Shakyamuni, compare la période infinie à un nombre incalculable de mondes

« Cela est comparable à un homme qui réduirait en particules infimes 500, 1.000 myriades de kotis de 10 puissance 12 (nayuta), d'infinités (asamkhyeya, asogi = 10 puissance 59) de 3.000 de grands 1.000 mondes. Après quoi, il se dirige vers l'est et une fois qu'il a franchi 500, 1.000 myriades de kotis de 10 puissance 12 d'infinités de contrées, il laisse tomber une particule ; puis il repart vers l'est jusqu'à épuisement de toutes les particules. Fils de foi sincère, concevez-vous cela ? Toute cette multitude de mondes est-ce que vous pouvez ou non en imaginer l'ordre de grandeur ? »

Parmi les "3.000 de grands 1.000 mondes" il y a aussi le monde dans lequel nous vivons. Les 500, 1.000 myriades de kotis de 1012 (nayuta) d'infinités de mondes désignent les étoiles incalculables de l'univers. Nayuta est une unité de mesure indienne égale à 100 ayutas qui équivaut à 100 kotis, et le koti est un nombre à valeur indéfinie : dix millions, mille millions, etc.  Asamkhyeya signifie incalculable, innombrable, infini. Ainsi il est clair que nous ne pouvons pas imaginer ce que représente "500 000 myriades de kotis de 1012 nayuta, de 1059 asamkhyeya.

Maitreya et les autres bodhisattvas disent au Bouddha :

« Bhagavat, cette multitude de contrées qui est incommensurable et infinie nous ne pouvons la dénombrer; les capacités mentales ne peuvent l'atteindre. Tous les shravakas* et les pratyekabuddhas* avec leur sagesse sans égale ne peuvent en imaginer ni même en concevoir le terme. Bien que nous soyons parvenus au stade d'avaivartika nous sommes totalement incapables de comprendre cela. Bhagavat, ces mondes sont infinis et sans limite. »

En dehors du Bouddha, l'existence d'un tel nombre infini de mondes est au-delà de la compréhension. D'où la formulation de sa question aux bodhisattvas sur "l'ordre de grandeur".

Un shravaka cherche l'Éveil en écoutant l'enseignement du Bouddha tandis qu'un pratyekabuddha obtient la libération par lui-même. On les appelle nijo, les deux véhicules. Cependant, même ceux qui ont atteint la spiritualité de ces "deux véhicules" vivent dans un monde mental limité. Ils se satisfont de leur purification personnelle et de leur émancipation de l'illusion. Leur sagesse est incomplète tant qu'ils restent dans ce monde mental limité. C'est pourquoi Maitreya dit : ‘‘Nous-mêmes, qui sommes parvenus au stade d'avaivartika, ne pourrions avoir accès à une telle chose.’’

Un bodhisattva est une personne qui a atteint un niveau plus élevé que celui d'un shravaka ou d'un pratyekabuddha ; il recherche l'Éveil avec le désir de sauver tous les êtres. Avec un esprit ouvert et des sentiments profonds, le bodhisattva parvient au stade d'avaivartika, "celui qui ne revient pas". Dans le bouddhisme, avaivartika désigne celui qui ne rétrograde pas de l'état déjà atteint et n'est troublé par rien, en aucune circonstance. Une personne qui a atteint ce stade reste néanmoins toujours engagée dans les pratiques religieuses pour parvenir à l'Éveil. Elle n'est toujours pas libérée du "soi". Quelque part dans son esprit demeure toujours l'idée égocentrée qu'elle peut sauver autrui et améliorer la société. Tant qu'elle est à ce stade, elle ne peut pas atteindre la liberté parfaite. Son esprit reste bridé. Le bodhisattva Maitreya lui-même en est conscient.

Le Bouddha est complètement dépourvu d'ego. Lorsqu'une personne atteint le même état d'esprit que le Bouddha, elle se départit de toute idée de "moi, mon, mien" parce qu'elle réalise à quel point elle est unie à tout ce qui existe dans l'univers. Elle sent que toutes les choses de l'univers existent aussi dans son esprit ; alors sa perception devient pure. Nous n'atteindrons peut-être pas un cet état d'esprit durant notre vie ni même dans notre vie suivante mais plus nous supprimerons le "moi", plus fort sera notre désir d'agir pour le bien des autres et de la société, et plus notre sagesse s'approfondira et s'étendra. C'est ce que nous apprend la réponse du bodhisattva Maitreya au Bouddha.

Après ces paroles de Maitreya, le Bouddha va plus loin en s’adressant aux bodhisattvas-mahasattvas :

« Fils de foi sincère, je le proclame clairement devant vous. Supposez que tous ces mondes - qu'ils aient reçu une particule ou non - soient une fois de plus réduits en poussière. Considérez qu'une particule représente un kalpa. Alors le temps écoulé depuis que j'ai atteint la bodhéité surpasse ceci de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi kalpas. Et toujours depuis j'ai été en ce monde Saha* pour enseigner le Dharma. (note) J'ai aussi guidé et protégé les hommes de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi, autres mondes (note). »

Le Bouddha en tant que Vie Absolue

Les mondes innombrables et illimités dont parle le Bouddha en introduisant l'idée de l'espace infini abordent en fait la notion d’un temps illimité, l'atemporalité. Incapables d'imaginer de tels mondes infinis et illimités, nous sommes obligés de dépasser la représentation du nombre de mondes où a été déposée une particule, c’est-à-dire le concept même d'espace-temps, et de parler, faute de mieux, d' "absolu".

Le Shakyamuni ne fit pas ces comparaisons simplement pour faire naître dans l'imaginaire des disciples un nombre extraordinairement grand. Il cherchait à faire passer l'idée du "sans limites", de quelque chose d'immanent*. Mais des concepts tels que l'espace-temps, ne signifient rien pour un non spécialiste. Pour que cela ne reste pas une vague abstraction, Shakyamuni est parti de quelque chose de relatif et de limité - ce monde et les étoiles - compréhensible pour tous et essaya ainsi de rendre plus accessible l'idée d'immanence (note) et d'infini.

Shakyamuni ne faisait pas ces comparaisons simplement pour faire naître dans l'imaginaire des disciples un nombre extraordinairement grand. Il cherchait à faire passer l'idée du "sans limites", de quelque chose d'absolu. Mais le concept de l'espace-temps ne signifie rien pour un non-spécialiste. Pour que cela ne reste pas une vague abstraction, Shakyamuni est parti de quelque chose de relatif et de limité — ce monde et les étoiles — compréhensible par tous ; ainsi, il essaya de rendre plus accessible l'idée d'immanence (note) et d'infini. Partant d’un nombre infini il introduit le concept de temps infini.

Dire ‘‘Supposez que tous ces mondes — qu'ils aient reçu une particule ou non — soient une fois de plus réduits en poussière. Considérez qu'une particule représente un kalpa. Alors le temps écoulé depuis que j'ai atteint la bodhéité surpasse ceci de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi kalpas’’ est une façon d'enseigner "le passé sans commencement", autrement dit, l'atemporalité.

Il en ressort que le Bouddha est une immanence, une "existence absolue" depuis le passé infini. Cette Vie, cette existence absolue, est, de loin, l’idée la plus importante de tous les sutras. Comme il a été dit au début de ce chapitre, nous ne voulons pas dépendre de quelque chose de limité et de relatif.  Or, même le plus grand homme est "relatif" parce qu'il est un homme et qu'il mourra un jour. Nous ne pouvons donc pas nous mettre sous sa dépendance. Un mécanisme savamment et merveilleusement construit finira quand même par s’user et se détériorer. La durée d'existence des machines est également relative et limitée.

Même en possédant une somme d'argent colossale, nous pouvons un jour la dépenser jusqu'au dernier centime. Aussi haute que soit la position que nous occupons, un jour il faudra bien la quitter. Toutes ces choses sont relatives et limitées. Même un dieu céleste existant en dehors de nous est relatif car lié à l'image que s'en fait l'homme et, un jour, ce concept disparaît.

Nous ne pouvons vraiment "prendre refuge", lier entièrement notre existence à aucun de ces concepts. Le Bouddha, lui, est Vie et existence absolue. Le Bouddha existe partout, à l'intérieur et à l'extérieur de nous. Il est permanent depuis un passé infini jusqu'à un futur infini. En même temps, le Bouddha est une existence que, même si nous le voulions, nous ne pourrions pas séparer de la nôtre. C'est cela que nous entendons par "absolu".

Pour nous, le Bouddha peut être comparé à l'air. L'air existe toujours autour de nous et aussi dans notre corps. Nous ne pouvons pas vivre un seul moment sans air bien que nous n'y pensions pas à chaque instant. C'est seulement lorsque nous sommes confinés dans un lieu clos que nous sentons le besoin d'air. C'est lorsqu'il nous manque que nous prenons conscience à quel point l'air est important. Il en est de même pour le Bouddha.

Shakyamuni continue :

« Et toujours depuis j'ai été en ce monde Saha* pour enseigner le Dharma. J'ai aussi guidé et protégé les hommes de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi, autres mondes. »

Ces paroles impliquent beaucoup de choses. Shakyamuni révèle qu’en tant que Bouddha Atemporel, il a enseigné dans notre monde depuis un passé sans commencement, alors que l'homme Shakyamuni n’est parvenu à l'Éveil que quarante ans plus tôt. Celui qui guide tous les êtres vivants partout, dans tous les mondes, c'est le Bouddha Atemporel, c'est à dire l'Ainsi-Venu Shakyamuni, que l’on appelle aussi Bouddha Originel ou Bouddha Primordial. Tout bouddha, en tant que Corps de Rétribution* (hoshin) ou Bouddha Atemporel, a la responsabilité d'instruire un monde donné. Ce monde est appelé kedo en japonais : un "monde temporaire" où ce bouddha est présent pour enseigner. Par exemple, le kedo de l'Ainsi-Venu Yakushi* est le Monde de l'Émeraude (Joruri-sekai) à l'est de l'univers, l'Ainsi-venu Amitabha enseigne dans la Terre Pure (Jodo) à l'ouest. L'Ainsi-Venu Shakyamuni se manifeste dans le monde Saha, le nôtre. Mais en tant que Bouddha Atemporel, il n'a pas de limites pour instruire : il est omniprésent et apporte la Vie partout et à tous.

Tous les bouddhas sont des Corps de Rétribution* (hoshin) du Bouddha Atemporel (Honbutsu) et apparaissaient sous différentes formes (Corps de Manifestation*, ojin) et dans diverses situations. Bien que chaque bouddha soit digne de vénération en lui-même, il tire son origine de l'Ainsi-Venu Shakyamuni, le Bouddha Atemporel, dont il est une émanation. Ce point détermine notre choix du honzon (objet de vénération). Conformément aux sutras, le Rissho Kosei-kai a pour honzon la représentation du Maître (Sasta devam anusya nam,Tenninshi) Shakyamuni, le Bouddha Atemporel.

Un autre point important de ce passage est que Shakyamuni n'a pas dit dès le début qu'il avait prêché dans tout l'univers ; il a dit d'abord qu'il avait prêché dans le monde Saha. Cela peut sembler de moindre importance, mais la grande leçon est que pour enseigner le Dharma, il "commence par ouvrir le proche pour révéler le lointain" (kaigon kennon).

La compassion du Bouddha s'étend sur tout le monde de manière égale et en dehors du temps. Ses paroles ne signifient pas qu'il instruisit de préférence les êtres dans le monde Saha et qu'ensuite seulement il s'intéressa au salut des autres. Mais, en ce qui nous concerne en tant que bodhisattvas, il y a un ordre à respecter dans la transmission aux autres. Nous ne pouvons pas, d'un seul coup, sauver le monde entier. Il vaut mieux commencer par son entourage puis étendre l'enseignement aux autres, ceux qui ont une relation avec nous. Conformément à l'ordre indiqué par l'exemple de Shakyamuni, commençons par notre localité ou notre ville et ensuite nous pourrons élargir la propagation jusqu'aux régions voisines, aux provinces ou aux états. Lorsque nous aurons accumulé assez d'énergie et de savoir-faire, nous pourrons étendre notre enseignement du salut au pays tout entier et plus loin encore, aux pays étrangers.

Il arrive que des personnes profondément émues par le merveilleux enseignement du Bouddha s'enorgueillissent en disant : ‘‘Je veux sauver le monde’’. Cette ambition est, certes, fort louable ; sauver le monde entier est un but de valeur. Mais aussi grands que soient notre ambition et notre désir, nous ne pouvons pas les réaliser par un simple souhait, nous devons d’abord rendre efficaces des actes concrets. Une personne incapable de sauver un de ses amis ne peut pas sauver le monde. Même si elle a ce grand désir au début, elle l'abandonnera vite dès qu'elle rencontrera des difficultés car elle manque de capacités pour réaliser son ambition. C’est seulement pas à pas que l’on peut accumuler ces aptitudes. Personne ne possède assez de compétences pour y arriver en un tour de main.

Nous pouvons acquérir les compétences nécessaires pour éveiller les autres en ne sauvant, en ne guidant et en n'instruisant qu'une, deux ou trois personnes à la fois, juste comme une petite boule de neige devient plus grosse à mesure que nous la faisons rouler jusqu'à ce qu'elle soit assez consistante pour faire un vrai bonhomme de neige. Le principe de kaigon kennon impliquant le conseil d'étendre les enseignements du Bouddha d'abord aux proches puis aux êtres que nous ne connaissons pas, ne doit pas être interprété seulement en termes d'espace ou de nombre de personnes mais également d'un point de vue spirituel. Il importe de constituer une base solide pour notre enseignement. On peut diviser l'instruction du Bouddha en deux phases. La première ‘‘Et depuis lors, j'ai toujours été dans ce monde de Saha à prêcher le Dharma, à enseigner et convertir’’, et la seconde : ‘‘j'ai aussi guidé et protégé les hommes de cent, mille, dix mille, cent mille, nayuta, asogi, autres mondes’’. C'est ainsi que nous devrions interpréter les paroles de Shakyamuni.

Le sutra continue :

« Fils de foi sincère, pendant ce temps je donnais mon enseignement sur le bouddha Dipamahara* et d'autres, expliquant l'entrée dans le nirvana. Tout cela en utilisant divers moyens appropriés* adaptés aux capacités des hommes. Quand les hommes venaient à moi, je percevais avec les yeux de bouddha le degré de leur foi et des autres capacités. Alors, selon que leur esprit était ouvert ou non, je faisais mon apparition dans de nombreux mondes, sous différents noms, et leur apprenais combien de temps mon enseignement serait efficace. En d'autres occasions, quand j'apparaissais, je disais aux hommes que je devais bientôt entrer dans le nirvana ; j'ai exposé de bien de façons les enseignements merveilleux et j'ai fait en sorte de réjouir leur cœur. »

Les cinq racines de la conduite juste

Approfondissons la portée des "moyens appropriés*" dans l'enseignement de Shakyamuni. Nous comprenons que ses divers enseignements, fort appréciables et dignes de vénération, ainsi que la forme qu'a adoptée le Bouddha Atemporel pour se manifester dans notre monde étaient des "moyens appropriés*". L'apparition de tout bouddha est un "moyen approprié".

J’avais établi ailleurs un parallèle entre le Bouddha Atemporel et les ondes de télévision. Bien qu'elles remplissent notre environnement, nous ne pouvons pas les percevoir par nos seuls sens. Mais nous pouvons voir les images et entendre les sons par l'intermédiaire de téléviseurs. Il en est de même pour le Bouddha que nous pouvons capter grâce à ses "moyens appropriés*".

Les "postes de réception" possédés par des êtres vivants sont plus ou moins sensibles. Le Bouddha discerne les différentes sensibilités et il augmente ou diminue les hoben suivant le besoin. Il prêche ses enseignements en fonction de la capacité mentale et spirituelle de ses auditeurs. C'est ce que traduisent les paroles de compassion du Bouddha : ‘‘Quand les hommes venaient à moi, je percevais avec les yeux de bouddha le degré de leur foi et des autres capacités’’.

Les mots "degré de leur foi" font référence aux cinq racines (pancendriyani, gokon) qui guident les hommes vers une conduite juste :
- le sens de la foi (sraddhendriya, shin-kon),
-
le sens de l'effort (viryendriya, shojin-kon),
-
le sens de la mémoire (smritindriya, nen-kon),
- le sens de la méditation (samadhindriya, jo-kon)
- le sens de la sagesse (prajnendriya, e-kon).
Tous les cinq sont fondamentaux dans notre vie spirituelle.

Le sens de la foi (sraddhendriya, shin-kon) c'est, bien entendu, croire. Mais comme il a été signalé au chapitre 4 à propos de la croyance, une religion, à la différence d'une étude intellectuelle, ne donne pas au croyant le pouvoir de sauver ni soi ni autrui si l'adhésion est seulement théorique. C'est lorsqu'on croit du fond du cœur que la croyance engendre de l'énergie. Aucune foi ne peut être authentique si elle n'a pas atteint cet état.

Le sens de l'effort (viryendriya, shojin-kon), c'est un travail sur soi constant et sans compromis. La foi seule n'est pas suffisante. Notre vie spirituelle ne peut pas être vraie sans efforts pour garder notre foi intacte et sans actions pour que notre recherche spirituelle ne perde pas sa puissance.

Le sens de la mémoire (smritindriya, nen-kon), c'est l'esprit qui place le Bouddha au centre de tout. Lorsqu'un étudiant se consacre à ses études ou lorsqu'un adulte est complètement absorbé par son travail, il se concentre sur un seul objet. On procède de la même manière pour la Voie de bouddha. Tout en étant occupé par une tâche, nous pouvons penser ‘‘Je vis grâce au Bouddha’’. Lorsque nous avons surmonté un obstacle et que nous nous sentons délivrés, nous remercions le Bouddha en disant : ‘‘Comme j'ai de la chance ! Je suis protégé par le Bouddha.’’ Quand une pensée négative nous vient à l'esprit ou que nous nous fâchons tout à coup, nous pouvons nous dire immédiatement : ‘‘Est-ce la voie vers l'état de bouddha ?’’ L'esprit qui fait surgir le souvenir du Bouddha est "le sens de la mémoire".

Le sens de la méditation (samadhindriya, jo-kon) implique un esprit déterminé. Lorsque nous avons foi en une religion, nous ne sommes jamais troublés, quoi qu'il arrive. Nous supportons patiemment les agressions ou les tentations et continuons à croire en cet enseignement. Nous devons constamment maintenir cette détermination et ne jamais nous décourager. On ne peut pas dire que nous sommes réellement des "fils de foi sincère" si nous n'avons pas cet esprit.

Le sens de la sagesse (prajnendriya, e-kon) désigne la sagesse que les personnes qui se consacrent à la spiritualité doivent cultiver. Comme il a déjà été mentionné fréquemment, il ne s'agit pas d'une sagesse égocentrée, la vraie sagesse, la prajna, s'obtient quand nous nous libérons de l'ego et des illusions. Si nous possédons cette prajna, nous ne nous engagerons pas dans la mauvaise voie. Mais tant que nous sommes attachés à des désirs mesquins et égoïstes, nous aurons tendance à nous égarer dans des croyances erronées. Même si nous y croyons profondément, nous ne pourrons pas être libérés si un enseignement est vicié à la base ; nous nous noierons de plus en plus profondément dans le monde de l'illusion. Il y a autour de nous une multitude de personnes qui s'engagent dans de fausses directions. Bien que le sens de la sagesse soit mentionné en dernier, il doit être considéré comme le premier dans l'ordre selon lequel nous devons entrer dans une vie religieuse.

Les cinq sortes de vision

L'œil de bouddha permet de discerner jusqu'à quel point chaque être vivant maîtrise les cinq racines (foi, effort, mémoire, méditation et prajna). Grâce à cette vision, le Bouddha choisit différents moyens pour guider chaque individu.

Les yeux du Bouddha sont les yeux de l'amour-empathie (maitri). Lorsque le Bouddha regarde une personne de ses yeux compatissants, il perçoit tout - son caractère, son intelligence, sa mentalité. Les cinq sortes de vision (panca caksumsi, go-gen) ou les manières de voir les choses sont les suivantes :

- l'œil du corps (mamsa-caksus, niku-gen),
- l'œil divin des êtres célestes (dirya-caksus, ten-gen),
- l'œil de la prajna (prajna-caksus, egen),
- l'œil du Dharma ( dharma-caksus, ho-gen)
- l'œil de bouddha (buddha-caksus, butsu-gen).

L'œil du corps désigne la façon de voir d'une personne ordinaire qui ne perçoit que la matière et les formes. Souvent c'est une vue partielle et erronée des choses. On dit que cette personne "prend l'huile pour de l'eau et une baleine pour un poisson".

L'œil des êtres célestes consiste à examiner les problèmes "du point de vue de l'esprit" en dégageant les propriétés essentielles. C'est une manière scientifique de regarder les choses. C'est comprendre, par exemple, que l'eau est une combinaison d'oxygène et d'hydrogène. Grâce à cette vision des choses, nous pouvons prédire l'année, le mois, le jour, l'heure, la minute et la seconde pour la conjonction de deux astres. Nous pouvons aussi estimer combien de millions de tonnes de pétrole sont enfermés sous terre. Autrefois, quelqu’un qui avait la capacité de voir des choses inaccessibles pour une personne ordinaire était dit clairvoyant.

L'œil de la prajna signifie discerner l'essence des choses et leur état réel. C'est, dans un certain sens, une manière philosophique de voir les choses. Une personne possédant l'œil de la prajna peut observer des choses inaccessibles à la majorité et peut percevoir des entités au-delà de l'imagination. Elle réalise que toutes les choses de ce monde changent constamment et que rien n'existe sous une forme déterminée (tout est impermanent) ; rien dans l'univers n'a d'existence isolée, sans relation avec les autres choses. Tout est relié à tout comme les mailles d'un filet (rien ne possède un ego indépendant).

L'oeil du dharma est une manière de voir telle qu'en ont, par exemple, les artistes. Pour l'homme ordinaire (bompu), une montagne n'est qu'une montagne et un nuage n'est qu'un simple nuage. Mais un poète sent qu'une montagne lui parle et que les nuages l'instruisent. Il pense qu'une jolie fleur, un arbre majestueux, un petit cours d'eau s'adressent à lui, chacun dans son propre langage propre. A la différence des autres, un véritable artiste touche directement la vie des phénomènes naturels. Pour ce qui est de l'homme et de son humanité l'artiste peut aussi percevoir des vérités qu'une personne ordinaire ignore. C'est pourquoi au Japon le titre Hogen, signifiant littéralement "l'oeil de la Loi" fut discerné à certains artistes célèbres comme Kano Masanobu (1434-1530) et son fils Motonobu (1476-1559).

L'œil de bouddha est la vision la plus élevée. Une personne possédant ce regard pénétrant perçoit avec sa prajna le véritable l'état de toute chose et l'observe avec compassion. Sa vision de l'état réel de toute chose fait naître son désir d'amener tout potentiel à son épanouissement, conformément à sa nature véritable.

On peut dire que considérer l'univers d'un point de vue religieux c'est posséder l'oeil divin des êtres célestes, l'oeil de la prajna, l'oeil du Dharma ainsi qu'un immense amour-empathie.

Si nous regardons tous les êtres humains avec l'œil de bouddha, nous pouvons trouver le moyen le plus approprié de guider chaque personne. Le Bouddha le fait à la perfection. En tant qu'hommes ordinaires, même si nous ne pouvons pas atteindre ce degré d'élévation, nous pouvons au moins nous en approcher pas à pas grâce à l'accumulation de pratiques dans la Voie bouddhique. En tant que croyants, nous pouvons toujours essayer de voir toute chose avec une attitude mentale inspirée par l'esprit compatissant du Bouddha.

Shakyamuni continue à prêcher :

« Fils de foi sincère, l'Ainsi-Venu, remarquant que ces hommes, peu vertueux et souillés par leurs fautes, suivaient des Dharmas incomplets, leur prêche ainsi: "J'ai renoncé au monde dans ma jeunesse et j'ai atteint l'Éveil complet, parfait, sans supérieur." En fait, comme je viens de le dire, depuis que je suis Bouddha il s'est écoulé un temps sans limites. C'était seulement un hoben dont j'ai usé pour donner mon enseignement aux hommes et faire qu'ils s'engagent sur le chemin de la bodhéité. »

L'expression "des êtres, aux minces mérites et aux graves impuretés, se complaisent dans les enseignements mineurs" désigne ceux qui se satisfont de l'Éveil d'un shravaka ou d'un pratyekabuddha. C'est pour eux que Shakyamuni évoque sa vie de Bouddha de manifestation (ojin) afin de les encourager à plus d'assiduité dans leur pratique en prenant sa conduite pour exemple.

Pour nous, il n'y a pas de meilleur encouragement que celui-là. Un enseignement que nous devrions suivre sur l'ordre d'un dieu invisible qui existerait en dehors de nous, dans le ciel, est trop vague pour que nous puissions l'intégrer. Dans le bouddhisme, l'homme Shakyamuni est un exemple vivant pour tous. C'est là un avantage dont tous les bouddhistes devraient être conscients. Ils n'ont qu'à vivre selon les grands principes que Shakyamuni leur a laissés et suivre son exemple. Aucun autre enseignement ne peut inspirer autant de confiance.

Parce que les hommes ont tendance à être "de minces mérites et aux graves impuretés", le Bouddha leur dit : ‘‘Suivez-moi !’’ Cet appel est déjà en soi une grande délivrance et un encouragement à notre époque de décadence spirituelle. En cherchant à nous élever nous ne devons pas perdre de vue que nous avons un exemple concret de cheminement intérieur.

Ensuite Shakyamuni parle de ses méthodes salvifiques:

« Fils de foi sincère, tous les sutras que l'Ainsi-Venu a exposés ont pour seul but de délivrer les hommes de toutes leurs souffrances. Qu'il parle de lui-même ou qu'il parle des autres, qu'il se nomme ou nomme les autres, qu'il montre ses faits ou qu'il montre ceux des autres, (note) toutes ses doctrines sont vraies et aucune n'est vaine. (note) »

Ce passage est difficile à comprendre mais il est très important. Dans la phrase "qu'il parle de lui-même", "lui-même" (ko-shin) représente l'essence du Bouddha, c'est-à-dire, le Bouddha Atemporel. Dans la phrase "qu'il parle des autres", "autres" (ta-shin) indique les autres bouddhas qui apparaissent en tant que Corps de Rétribution* (hoshin) du Bouddha Atemporel, par exemple le Bouddha Dipamkara (Brûle-Lampe) et l'Ainsi-Venu Amitabha (Amida). Dans "qu'il se montre lui-même", "il" renvoie à Shakyamuni, apparu dans le monde en tant que Bouddha historique. Dans "qu'il montre autrui", "autrui" indique le Bouddha tel qu'il apparaît sous la forme de saints et de sages de ce monde. Dans l'expression "qu'il montre sa conduite ou qu'il montre la conduite d'autrui", la signification de "sa conduite" (ko-ji) et "la conduite d'autrui " (ta-ji) est particulièrement difficile à rendre correctement. Le plus souvent ces mots ont été mal interprétés.

Essayons d'y voir un peu plus clair. Le salut bouddhique vise à orienter notre esprit en direction de la Vérité et à harmoniser l'énergie vitale. Cependant, ce salut apparaît de deux manières différentes : "le résultat apparent " et "le résultat inapparent".

Supposons qu'un homme souffre d'un amour (ai,) malheureux, d'un échec dans son entreprise ou d'ennuis familiaux et qu'il en devienne perpétuellement anxieux et sur le qui-vive, qu'il s'écarte de la vérité et manque d'harmonie au niveau de l'énergie vitale. Si, grâce aux enseignements du Bouddha, il pouvait trouver une attitude mentale correcte, son esprit s'harmoniserait avec son énergie vitale et il commencerait à agir de manière plus juste et lucide. C'est "le résultat apparent", dans lequel le salut bouddhique est direct et visible. Cela correspond à "ses faits" (ko-ji). Mais le salut bouddhique n'apparaît pas toujours de cette façon. Il se manifeste parfois indirectement.

Supposons que vous ayez mal au ventre. Cette douleur vous avertit d'un dysfonctionnement au niveau de votre énergie vitale. Cela peut venir d'avoir trop mangé ou trop bu ou cela peut être le symptôme d'une maladie. Lorsque vous avez mal à l'estomac, vous prenez des médicaments ou vous allez consulter un médecin de façon à vous débarrasser de la douleur et vous vous modérez quant à la nourriture ou la boisson jusqu'à ce que vous vous sentiez mieux. Supposons que vous ne ressentiez aucune douleur. Si quelque chose était déficient dans votre intestin ou votre estomac parce que vous négligez votre santé, sans la douleur vous en seriez resté inconscient et votre état se détériorerait petit à petit jusqu'à ce que votre santé soit sérieusement endommagée. Donc, bien que la douleur et la souffrance soient désagréables et détestables, sans elles nous ne pourrions pas savoir que nous avons un manque d'harmonie dans notre force vitale.

Le sentiment de souffrance dans notre vie est l'avertissement par lequel la nature nous montre le manque d'équilibre entre notre esprit et notre force vitale. Si nous nous en rendons compte et que nous réalisons que "ceci n'est pas bon pour moi" et si nous suivons alors un enseignement juste, nous rétablirons naturellement notre esprit dans la vérité. De ce fait, même si nous ne pouvons pas guérir immédiatement ou nous débarrasser de la pauvreté, nous ne ressentirons plus cela comme une souffrance. Le grand salut du Bouddha apparaît donc parfois sous une forme qui, à première vue, ne semble pas être un bienfait. C'est la signification de l'expression "la conduite d'autrui" (ta-ji).

Dans le Rissho Kosei-kai, lorsqu'un membre est admonesté par un ancien, il appelle cela "bienfait" (kudoku). C'est, bien sûr, déplaisant et désagréable pour n'importe qui d'être réprimandé ou chapitré. Mais puisque le salut du Bouddha survient souvent après de telles désapprobations et avertissements, notre salut se réalise lorsque nous recevons ces critiques avec gratitude. "La conduite d'autrui" (ta-ji)." est d’une grande importance et nous devrions toujours avoir cela à l'esprit dans notre vie quotidienne.

La nature du bouddhisme

Shakyamuni dit ‘‘qu'il parle de lui-même ou qu'il parle des autres, qu'il se montre lui-même ou qu'il montre autrui, qu'il montre sa conduite ou qu'il montre la conduite d'autrui, aucune de ses prédications n'est en réalité vaine’’. Il n'y a rien d'inutile dans ses enseignements dont le but est d'élever l'esprit des hommes et de les guider vers un Éveil authentique.

C'est la spécificité de l'enseignement bouddhique. Il n'est pas opposé au christianisme, à l'islam, ni aux enseignements des grands sages tels que Confucius, Mencius et Laozi. Pour nous, ces saints et ces sages sont des émanations du Bouddha Atemporel sous d'autres formes et donc leurs enseignements aussi sont les manifestations des enseignements du Bouddha Atemporel sous d'autres formes. Je ne dis pas cela parce que je suis bouddhiste, mais parce que si on admet que le Bouddha Atemporel est la Réalité ultime et la Vie de l'univers, il ne peut pas y avoir de vérité qui ne soit pas comprise dans le Bouddha, et pas de Dharma (enseignement) autre que celui du Bouddha. En conséquence, un bouddhiste à l'esprit étroit qui critique sans discrimination les autres religions et pense, par exemple, que le bouddhisme est la seule religion véritable tandis que le christianisme ne l'est pas, ne peut prétendre être un vrai bouddhiste.

Un enseignement juste est juste quel que soit celui qui le prêche. La vérité est la vérité, peu importe celui qui la proclame. Les bouddhistes considèrent comme bouddha toute personne qui guide les êtres par un enseignement juste et vrai. Il est bien naturel alors qu'ils ne doivent pas s'opposer aux autres religions.

Pour prendre un exemple terre-à-terre, l'alimentation comprend le riz, le pain, les fèves, les légumes, le lait, le poisson et le sel. Tous ces aliments nourrissent et ils sont nécessaires pour être en bonne santé. Tout cela est de la nourriture. Une personne qui dit : ‘‘je n'ai pas besoin de me nourriture parce que j'ai du pain, du lait et des légumes’’ n'a pas compris ce qu'est la nourriture. L'enseignement du Bouddha est comme la nourriture. Les enseignements de tous les saints et de tous les sages correspondent aux divers aliments. L'origine de ces différents enseignements est le Dharma. Par conséquent, on peut dire qu'ils représentent un repas bien équilibré, plein d'éléments nutritifs pour épanouir l'esprit humain. Nous pouvons manger ces repas sans nous inquiéter inutilement. Nous n'avons pas à discuter des mérites relatifs du riz, du lait et des autres ingrédients. Si nous arrivons à discerner clairement la différence entre le Bouddha Atemporel (hosshin) et le Bouddha de manifestation (ojin) cela nous semblera évident.

Puisque les enseignements du Bouddha Atemporel sont vastes et sans limites, le Bouddha historique Shakyamuni n'exclut pas les acquis positifs des autres religions. Le brahmanisme, — religion la plus influente en Inde à l'époque de Shakyamuni — comprenait de nombreuses divinités censées posséder des pouvoirs surnaturels. Le Bouddha ne les rejeta pas, il les ajouta aux êtres sauvés par son enseignement en tant que divinités bienveillantes dont les pouvoirs surnaturels protégeaient le Dharma.

Un puissant général de Vaishali qui avait été adepte du jaïnisme — une autre religion indienne — fut profondément impressionné par les enseignements du Bouddha et en devint rapidement disciple. Ce général voulut annoncer sa conversion au bouddhisme à travers tout le pays, mais Shakyamuni l'en dissuada en disant que ce n'était pas nécessaire. Il dit au général : ‘‘Continuez à vénérer la doctrine jaïn puisque vous l'avez pratiquée tout ce temps.’’ La vie du Bouddha est pleine d'histoires semblables.

Ces idées que Shakyamuni transmit aux hommes furent respectées pendant la période du Dharma correct (shoho). Ainsi Ashoka, un grand roi qui régna sur une grande partie de l'Inde et qui était aussi un disciple fervent du bouddhisme, ne persécuta pas les disciples des autres religions et instaura la liberté de culte.

On peut bien se demander si Nichiren n’est pas allé à l'encontre de l'intention du Bouddha lorsqu'il critiqua les autres écoles bouddhistes durant la période Kamakura (1185-1333) en disant :

« Moi, Nichiren, je suis le seul à déclarer que la récitation du nom du bouddha Amida conduit à l'enfer avici, que le Zen est une invention du démon, que le Shingon est une doctrine néfaste menant le pays à la ruine, et que l'école Ritsu et ceux qui observent les préceptes se rendent coupables de trahison." (Lettre à Akimoto. Minobu 1280) »

Nichiren avait pourtant de bonnes raisons de critiquer les autres écoles de cette époque. Le Japon était déjà dans la période de mappo (Derniers jours du Dharma) (note.) et les différents enseignements étaient fortement contradictoires. Ils ne tenaient plus compte de l'intention véritable du Bouddha : éradiquer la souffrance. Nichiren exhorta les bouddhistes de son temps à abandonner les interprétations de leurs écoles traditionnelles et à retrouver le véritable sens des enseignements du Bouddha. Il utilisa un langage assez dur en fustigeant les autres courants religieux parce que c'était alors la meilleure façon de faire entendre raison aux hommes peu avertis en matière de religion. C'était réellement un hoben, un enseignement adapté, celui qui se référait à "la conduite d'autrui" (ta-ji) dans l'exposé de Shakyamuni.

Étant donné que les prêtres bouddhistes et le public actuel ont plus de discernement, nous n'avons pas besoin d'utiliser les hoben de Nichiren. Comme nous avons vu, les "moyens appropriés*" sont des méthodes pédagogiques adaptées aux capacités à comprendre les enseignements du Bouddha. Il serait stupide de répéter les mêmes méthodes alors que les aptitudes des personnes ont changé. Agir ainsi serai mal pratiquer les enseignements du Bouddha. Gardons bien cela à l'esprit.

La signification du triple monde

Shakyamuni poursuit:

« Pourquoi cela? L'Ainsi-Venu perçoit le véritable aspect du monde des trois plans exactement tel qu'il est. Il n'y a ni commencement ni fin, ni retrait ni émergence, ni entité dans ce monde ni anéantissement plus tard. Il n'est ni substantiel ni vide, ni ceci ni cela. Il n'est pas ce qu'en perçoivent ceux qui vivent dans le monde des trois plans. Le Bouddha ne voit pas ce monde comme étant trois. Il voit tous les phénomènes dans leur ainsité. »

Plusieurs termes de ce passage difficile demandent une explication. "Pourquoi ?" (sho-i sho ho) est l'interrogation qui porte sur les paroles ‘‘aucune de ses doctrines n'est en réalité vaine.’’ Elles signifient : ‘‘Tout ce que dit l'Ainsi-Venu est tout à fait réel et n'est ni trompeur ni vide de sens, bien que l'enseignement de l'Ainsi-Venu varie dans son apparence. En voici la raison.’’

Le "triple monde" (ou monde des trois plans) a été très diversement interprété depuis les temps anciens, mais généralement il désigne le monde des personnes dans l'obscurité (avidya). Ce monde est divisé en trois parties : le monde du désir (yoku-kai), le monde de la forme (shiki-kai) et le monde du sans-forme (mushiki-kai). Le monde du désir est celui des cinq désirs (la possession, le sexe, le boire et manger, la notoriété, le sommeil). Le monde de la forme est celui des configurations et des formes qui existent dans notre imaginaire, tout ce à quoi nous pensons d’ordinaire. Le monde du sans-forme n'a pas d'entités physiques. C'est le plan de l'esprit auquel nous accédons en nous concentrant sur un thème particulier ou par d'autres pratiques religieuses. Seul l'Ainsi-venu voit le triple monde tel qu'il est réellement.

Dans l'expression "il n'y a ni naissance ni mort, ni retrait ni émergence", "ni naissance ni mort" désigne le non-changement, "ni retrait ni émergence" se réfère aux phénomènes qui disparaissent et apparaissent. L'ensemble signifie que, du point de vue des phénomènes, tout semble relatif et en perpétuel changement alors que, pour l'Ainsi-Venu, qui voit l'aspect réel des phénomènes (shoho jisso), il n'y a ni disparition ni apparition, il y a immortalité et éternité.

Si on applique cette expression au corps humain "ni retrait ni émergence" désigne la naissance et la mort. Bien que l'homme semble naître, vieillir, souffrir de maladies et finalement mourir, ces phénomènes sont produits seulement par des changements superficiels dans les éléments qui constituent le corps humain ; la véritable vie humaine dure éternellement. Shakyamuni l'exprime par il n'y a ‘‘ni entité dans ce monde ni anéantissement plus tard’’. Loin de désigner un mode miraculeux, ces paroles trouvent un équivalent dans la science qui affirme la conservation de la matière : "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme". La neige qui recouvre le sol semble disparaître au fil des jours mais, en réalité, elle se change simplement en eau et pénètre dans la terre ou s'évapore dans l'air. La neige change seulement de forme ; la quantité d'éléments de base qui la constituent ne diminue pas, ni ne disparaît. Lorsque l'eau qui s'évapore arrive en contact avec de l'air froid (cause secondaire, en), elle se transforme en fines gouttelettes d'eau lesquelles, en s'accumulant, forment des nuages. Lorsque ces gouttelettes se rassemblent pour former de grosses gouttes, elles tombent sur la terre sous forme de pluie. Et si la température descend en-dessous d'un certain degré, ce sera de la neige. Donc, bien que la matière semble disparaître, en réalité elle se transforme.

Il en est de même pour l'homme. Aux yeux de l'Ainsi-Venu, la naissance et la mort de l'homme ne sont que de simples changements de forme ; la vie de l'homme elle-même reste éternelle. Aux yeux du Bouddha, l'existence de l'homme n'est "ni vie ni mort".

Voyons l'expression suivante : ‘‘Il (le mondes des trois plans) n'est ni substantiel ni inexistant, ni ainsi ni autrement.’’ Nous percevons les choses comme si elles étaient réelles, possédaient une substance, comme si elles "existaient". "Inexistant" renvoie à la théorie opposée de la non-existence. Considérer un objet tangible comme existant est une manière réductrice de considérer la matière. Mais considérer une entité intangible comme non-existante est tout aussi discutable.

Par exemple, comment affirmer l'existence de l'eau parce qu'elle est visible et tangible alors qu'elle s'évapore sans que nous en soyons conscients ? Inversement, comment nier l'existence de la vapeur parce qu'elle est invisible si elle devient de la pluie et tombe sur la terre ? Osciller entre existence et non-existence est une manière superficielle de voir les choses. Il n'y a ni matérialité ni immatérialité.

L'expression suivante "ni ainsi ni autrement" s’applique à la notion de quelque chose qui existe toujours sans changement et à la notion contraire, que tout change. Voir la matière soit comme un élément changeant soit comme élément immuable est une manière tronquée de considérer la matière, comme le font généralement les personnes ordinaires. Mais l'Ainsi-Venu peut discerner la conjonction des opposés. Comme on l'a dit, il sait voir l'ainsité des phénomènes (les choses telles qu'elles sont réellement).

Mais laissons aux érudits les subtilités philosophiques concernant les changements de la matière. Essayons d'appliquer les paroles du Bouddha à notre vie quotidienne. D'un certain point de vue, tout semble changer mais, considéré sous un autre angle, tout parait inchangé. Par exemple, les idées concernant les relations humaines aujourd'hui sont bien différentes de celles de l'époque féodale. Les rapports entre parents et enfants ont énormément changé, mais il n'y a pratiquement pas de modification quant aux sentiments d'affection que les parents portent à leurs enfants et de l'attachement des enfants à leurs parents. Tous les hommes sont différents physiquement et mentalement mais ils ont tous deux yeux, une bouche, deux mains et deux pieds.

Nous n'avons pas à décréter que choses sont changeantes ou qu'elles sont immuables. Ne voir que ce qui distingue les choses entre elles est une manière imparfaite de les voir, tout autant que de les considérer comme identiques. Nous devons avoir sur la matière un regard plus large et entrer en empathie avec elle: c'est nous qui faisons vivre toute chose!

Par exemple, si nous pensons que notre corps est changeant et que la vie est générée par ses mécanismes de base, nous pouvons en tirer l'idée erronée qu'il faut être indifférent à notre corps. Au contraire, si nous pensons que notre corps actuel est la manifestation de la Vie atemporelle, prendre soin de notre santé c'est être en phase avec l'éternité. Cela nous paraîtra naturel et cette attitude mentale nous fera voir la matière avec le sentiment que "c'est nous qui faisons vivre toute chose".

Shakyamuni nous enseigne que la vision de l'Ainsi-Venu est libre et sans obstacle et qu'il voit l'aspect réel de tous les phénomènes (shoho jisso) d'un point de vue universel. Il n'en est pas ainsi pour le simple résident du monde des trois plans.

Une théorique pratique pour la vie quotidienne

Nous venons de voir que Shakyamuni nous enseigne de ne pas prendre ce qui change pour ce qui est immuable. Supposons que nous fassions du golf, allions à des soirées ou nous adonnions à d'autres loisirs en pensant que nous pouvons nous permettre cette détente parce que nous avons établi les bases de nos affaires assez solidement pour être parés contre toute éventualité. Pourtant, des événements que nous ne pouvions même pas imaginer peuvent se produire. Comme les économies du monde entier sont interdépendantes, personne ne sait quelle influence un changement soudain d'un pays peut exercer sur le sien. Donc, bien qu'une personne ait réussi en affaires, elle n'atteindra jamais un état immuable. Cette personne doit prendre en considération la possibilité d'un changement à n'importe quel moment et ne pas se reposer sur les acquis.

Tout homme d'affaires devrait savoir cela, mais un nombre incroyable de personnes échouent dans les affaires à cause de leur suffisance ou de leur négligence. Même l'homme le plus riche, le plus influent en affaires ou le plus éminent des hommes d'État aurait tout intérêt à adopter avec humilité les enseignements du Bouddha. C'est une grave erreur que de penser que les enseignements du Bouddha n'ont rien à voir avec la vie quotidienne car ces enseignements sont le principe fondamental de l'univers et de toute vie humaine

Ces principes fondamentaux régissent l'univers et donc s'appliquent à chaque moment de notre vie. Prenons, par exemple, notre corps. Il change si imperceptiblement que lorsque nous sommes en bonne santé nous ne sommes pas conscients des modifications physiques. Nous surestimons notre santé et  nous comptons inconsidérément sur nos forces. Supposons qu'un homme âgé continue à boire autant que lorsqu'il était jeune, sans tenir compte du vieillissement de son corps. Le résultat en sera, bien sûr, affligeant. Son erreur est de croire que ce qui change est permanent.  Normalement, nous prenons conscience des modifications de notre corp par paliers plus ou moins marquants, mais une personne qui boit beaucoup ignore ou néglige les avertissements que lui envoie son corps. Si on comprend correctement les enseignements du Bouddha, on s'adapte, on est attentifs aux avertissements de la nature et, ainsi, on peut mieux vivre sa vie.

Un esprit souple perçoit clairement les avertissements de la nature. Par exemple, lorsque nous étions jeunes, nous n'hésitions pas à prendre des risques mais, avec l'âge, nous devenons plus prudents avant de sauter dans l'inconnu. C'est normal : c'est un avertissement de la nature pour que nous ralentissions. Un homme jeune peut courir en descendant le sentier escarpé d'une montagne, tandis qu'un vieil homme le descend pas à pas, prudemment. Le corps humain sait de lui-même que les blessures se guérissent rapidement lorsqu'on est jeune mais que la cicatrisation est plus lente lorsqu'on est vieux, pour cette raison il nous prévient : ‘‘Prenez soin de vous’’. Une personne à l'esprit souple accepte cet avertissement et descend le sentier lentement alors que celui qui essaye de maintenir le même pas que les jeunes peut mal tomber et se casser une jambe.

Les enseignements bouddhiques nous incitent à ne pas considérer ce qui change comme immuable. Il faut analyser les situations jusqu'au bout et avec lucidité. Agir en fonction des modifications en s'y adaptant est certes une preuve de sagesse mais, d'un autre côté, il n'est pas bon d'être trop lié aux changements. Penser que nous ne pouvons rien faire aussi bien que les jeunes ou que nous sommes trop vieux pour travailler efficacement, se laisser gagner par la passivité le restant de nos jours est un comportement trop influencé par les changements.

Même en vieillissant, il reste en nous une part inchangée. Nous pouvons faire un meilleur usage de nos expériences, de notre cerveau, de notre habileté, de notre capacité à diriger les autres. Il est possible d'œuvrer pour le bien de l'humanité et de la société durant notre vie entière.

Sir Winston Churchill écrivit sa grande œuvre en six volumes La Seconde Guerre Mondiale après s'être retiré de la politique active, et il obtint le prix Nobel de littérature en 1953 à l'âge de 79 ans. Nakamura Utaemon IV, un célèbre acteur de Kabuki, se faisait porter en scène tellement il était vieux et avait des difficultés à marcher ; c'est assis qu'il joua ses rôles les plus émouvants. Ce sont là des exemples de personnes qui n'ont pas subi négativement les changements provoqués par la vieillesse.

Prenons maintenant quelques exemples concernant les jeunes gens. Depuis que la nouvelle constitution a été promulguée au Japon d'après-guerre, les femmes ont obtenu les mêmes droits légaux que les hommes. Ce fut un changement considérable mais cela n'a pas changé leur structure physique qui leur permet de donner la vie et de nourrir les bébés. De ce point de vue, elles sont restées immuables. Si les femmes essayaient de vivre en hommes en toutes circonstances simplement parce que l'égalité des sexes a été garantie par la constitution, cela représenterait une façon de penser influencée par le changement et incompatible avec la raison. Nul besoin de nier la féminité pour être en accord avec les enseignements du Bouddha.

Les paroles "ni substantiel ni inexistant" sont également un enseignement qui touche notre mode de vie. Nous ne devons pas nous montrer trop sûrs de nous quand nous percevons l'existence des choses, ni être pessimistes lorsque nous percevons leur non-existence. Tout en percevant l'existence des choses, nous devons préparer le moment où nous percevrons leur non-existence. Inversement, même si nous pensons qu'une chose est inexistante, elle existe réellement et nous devons la rechercher. Ceci est vrai pour tout, même si l'homme n'a pas la faculté de le comprendre. Nous devons toujours faire au mieux ce qui nous incombe sans être rigidement liés par l'idée de l'existence et de la non-existence des choses.

Prenons l’exemple d'une rivière. L'eau s’écoule en un flot continu. L'eau vue il y a une seconde n'est plus là le moment suivant. Et pourtant la rivière ne disparaît pas, elle existe réellement. Il en est de même pour la vie humaine. Ce que nous étions hier n'est pas ce que nous sommes aujourd'hui. Les cellules qui forment notre corps renaissent à chaque instant. L'état de notre pouvoir mental et de nos capacités ont changé entre hier et aujourd'hui. En même temps, nous ne pouvons pas dire que ce que nous étions hier était telle personne et que ce que nous sommes aujourd'hui en est une autre ; il y a continuité entre hier et aujourd'hui.

Il ne faudrait pas dire ‘‘Je vois la rivière’’ car on n’en voit jamais qu’une partie. De même nous ne pouvons considérer notre vie en négligeant toutes les parties qui la constituent. L'attitude qui consiste à balayer les conséquences de nos actes pourvu que l'on passe un moment agréable est totalement erronée. Hier c'était hier et aujourd'hui c'est aujourd'hui ! Mais le karma que nous avons produit hier continue d'exister aujourd'hui et le karma d’aujourd’hui affectera notre lendemain. Si quelqu'un verse du poison dans la rivière, il tuera les poissons en aval. Si on pollue l'eau, la rivière en aval sera polluée.

En même temps, il est vain de nous inquiéter continuellement de ce qui est arrivé hier. Nous ne pouvons pas aller de l'avant si nous sommes ligotés par le passé. Bien que le passé ait vraiment existé, il ne doit pas nous obséder au point de ne pas vivre le présent pleinement et sans regret. Vivre le plus complètement possible le moment présent nous mènera à éliminer le karma négatif que nous avons produit hier et à accumuler un karma positif pour demain.

Le "présent" disparaît instantanément mais il existe réellement, nous devons donc attacher une grande importance à ce temps qui semble être tellement éphémère. C'est de cela que parle Shakyamuni et disant que le véritable aspect (jisso shinnyo) du monde n'est "ni substantiel ni inexistant".

Et il continue :

« Puisque les hommes ont des natures, des comportements et des désirs différents, qu'ils se distinguent par leurs idées et leurs raisonnements, je leur ai proposé différents enseignements, diverses relations causales, des paraboles et autres moyens appropriés, afin de planter les graines de l'Éveillé dans leur coeur. Je n'ai jamais cessé de poursuivre ce but. »

Les "natures" désignent les personnes aux caractères différents, comme le sont les désirs insatiables, les actions, les pensées et les raisonnements ; ces derniers traduisant la tendance générale à avoir une idée personnelle sur tout et sur tous.

Les êtres vivants étant tous différents, le Bouddha prêche la vérité de nombreuses manières de façon à ce que tous puissent développer leurs propres "racines de bien", c'est à dire une bonne nature, un bon comportement, de bons désirs, de bonnes idées, de bons raisonnements. Ces qualités sont comme les racines d'une plante qui produisent une belle tige, de belles branches et de belles feuilles.

Quelles sont les diverses manières dont le Bouddha expose la vérité ? Parfois il enseigne par des raisonnements mettant en avant les liens causaux, comme lorsqu'il parle de son passé. À d'autres occasions, il procède par paraboles. Ou encore, il tient des discours adaptés aux circonstances et à un auditoire donné.

Shakyamuni dit que ‘‘Jamais encore la conduite d'Éveillé qu'il a réalisée ne fut, même un instant, abolie.’’ La "conduite d’Éveillé", c’est toute son activité pour instruire les hommes, les sauver de leurs souffrances et les guider vers le nirvana. Nous avons vu que le Bouddha instruit tous les êtres vivants partout et de diverses façons, selon ‘‘qu'il parle de lui-même ou qu'il parle des autres, qu'il se montre lui-même ou qu'il montre autrui, qu'il montre sa conduite ou qu'il montre la conduite d'autrui’’. Ce serait une grave erreur de considérer la "conduite d’Éveillé" les faits et gestes du seul Shakyamuni. Apporter les enseignements du Bouddha aux autres, les écouter et les lire, c’est également la "conduite d’Éveillé". Il nous incombe de ne pas ‘‘abolir même un instant’’ l’œuvre de l’Ainsi-Venu.

Puis le Bouddha prêche comme suit:

« Depuis que j'ai atteint l'Éveil, un temps incommensurable s'est écoulé. La durée de ma vie est d'infinis kalpas-asamkhyeya. Ma vie a toujours existé et n'a pas de fin. Fils de foi sincère, j'ai aussi jadis pratiqué les austérités de bodhisattva et cet acquis n'est pas encore épuisé, ma vie sera encore deux fois plus longue que le nombre de kalpas précédents. Dans le nirvana actuel non-substantiel je prédis mon parinirvana. »

Dans la première partie de ce passage, Shakyamuni parle du Bouddha Atemporel (hosshin) : ‘‘ma longévité est d’asamkhyeya de kalpas et je demeure en pérennité sans disparaître’’. Alors que dans ce qui suit, il parle du Bouddha de manifestation (ojin) : ‘‘Fils de foi sincère, à présent, la longévité que j'ai réalisée en pratiquant à l'origine la voie de bodhisattva n'est pas même venue à son terme : elle sera encore du double de ce chiffre. Et cependant, alors qu'il ne s'agit pas pour l'instant du passage réel en parinirvana, je proclame que je vais aborder mon parinirvana’’.

Shakyamuni a pratiqué la voie de bodhisattva dans ses existences précédentes et pas seulement dans sa vie actuelle. Il déclare que la vie qu'il a ainsi méritée est infinie. Or la vie infinie est celle du Bouddha Atemporel (hosshin). Par ces paroles il marque son identité avec le Bouddha Atemporel, sans nier pour autant la différence dans sa manifestation (ojin). Le parinirvana de l’homme Shakyamuni est limité (non-réel) par rapport au nirvana final (réel). Au moment où le Sutra du Lotus est exposé, le temps de vie que le Shakyamuni historique devait atteindre n'est pas encore épuisé. Pas plus que n'est épuisé le temps de vie de son Corps de Rétribution* (hoshin, son enseignement). Mais voilà que maintenant, dans ce nirvana limité (non-réel), il annonce qu'il devra bientôt entrer dans nirvana réel, le parinirvana.

Pourquoi donc le Bouddha doit-il entrer dans le parinirvana, abandonnant les êtres vivants, alors que le restant de sa vie est encore infiniment long ? C'est un hoben, un "moyen approprié" adapté à la mentalité des hommes, et c'est l'expression de sa compassion. C'est ce qu'il explique dans le passage suivant :

« C'est un moyen approprié* par lequel le Bouddha enseigne. Pourquoi cela? Si le Bouddha reste trop longtemps dans ce monde, les hommes qui n'ont pas acquis les racines de vertu, et qui sont privés de pureté, tomberont dans des vies misérables liées par les cinq désirs, ils seront pris dans les filets des notions inférieures et erronées. En voyant l'Ainsi-Venu constamment présent et immortel en ce monde, ils deviendront non seulement arrogants et égoïstes, mais négligeront les efforts pour me rencontrer. Ils risqueront de perdre leur respect pour le Bouddha. »

Cet exposé est capital. Les hommes dont la spiritualité sera pauvre et misérable s'attacheront avec cupidité aux cinq désirs, c'est-à-dire qu'ils seront désorientés par la joie qu'ils ressentent grâce aux organes des sens : les yeux, les oreilles, le nez, la langue et le corps. C'est la joie de voir de belles choses, d'entendre des sons plaisants, de goûter des mets savoureux, de respirer de doux parfums, de toucher ou ressentir ce qui est agréable, comme la fraîcheur en été ou la chaleur en hiver, comme d'être protégé de la pluie et du vent ou encore de porter des vêtements doux et seyants.

Ces désirs sont innés et ne sont pas négatifs en soi mais ils sont dangereux parce que les illusions se développent à partir des plaisirs des sens. Et aussi parce qu'ils détournent de la Voie ou du moins freinent sa recherche.

C'est un point tellement important que Shakyamuni l'enseigna à maintes occasions. C'est pour cela aussi qu'il abandonna la pratique de l'ascétisme, accepta le gruau au lait offert par une jeune fille du village et prêcha la Voie du milieu. Shakyamuni déclare clairement que les instincts de l'homme sont "muki" moralement neutres : ils sont en-deçà du clivage entre le bien et le mal. Si notre appétit naturel et nos instincts étaient mauvais, nous devrions cesser de manger et nous mourrions de faim. Nous devrions nous boucher les oreilles et nous arracher les yeux pour ne rien désirer. Shakyamuni ne prêcha nulle part ces extrêmes mais il nous dit que, bien que les instincts ne soient pas mauvais en soi, le feu de l'illusion qui naît d'un trop grand attachement aux sens est destructeur. Nos instincts sont moralement neutres mais les attachements qui en découlent sont négatifs. Si nous interprétons mal ce point, nous tombons dans l'extrême de l'ascétisme ou de l'hédonisme et donc, nous ne respectons pas la Voie du milieu.

Les paroles ‘‘ils se jetteraient dans le filet des notions et des opinions erronées’’ signifient que nous jugeons de tout soit par rapport au passé, en fonction de nos souvenirs et des expériences vécues, soit que nous nous projetons dans l'avenir par notre imaginaire. Shakyamuni dit ici que s'il restait indéfiniment dans ce monde, il y aurait le risque d'entraver le développement spirituel des êtres vivants. Les "notions erronées" sont l'incapacité de voir les choses comme elles sont réellement. C'est l’égocentrisme qui empêche les humains de voir les choses comme elles sont.

Imaginons un jeune cadre qui ignore qu'il a une tache d'œuf sur le menton. S'il passe devant son directeur et que celui-ci sourit, le jeune cadre peut en conclure qu'il aura bientôt une promotion. S'il est fainéant ou qu'il falsifie les comptes, il peut aussi se troubler et penser que ce sourire est sarcastique et qu’il indique que ses malhonnêtetés ont été finalement mises au jour. Dans les deux cas, à cause de son égocentrisme, le jeune homme ne peut pas saisir la raison du sourire du directeur. S'il était moins préoccupé de sa personne, il pourrait se demander ce qu'il y a d'amusant et se regarderait peut-être dans un miroir.

Ces situations nous sont familières. Dans la vie quotidienne, il y a beaucoup de gens qui, à cause de leur égocentrisme, ne reconnaissent pas l'état réel des choses, qui s'inquiètent sans cesse et sont malheureux. En dernière analyse, toutes nos anxiétés proviennent de vues incorrectes.

L'expression "le filet des notions et des opinions erronées" signifie que les inquiétudes inutiles concernant le passé ou le futur nous prennent comme dans un filet pour nous empêcher d'agir librement et efficacement. Lorsque nous restons avidement attachés aux cinq désirs, nous sommes pris par l'égo et, dans ce cas, il ne faut pas s'étonner du sentiment d'angoisse.

Quand Shakyamuni parle de "disposition arrogante" il vise le sentiment de toute-puissance. L'homme gonflé d'orgueil s'imagine qu'il pourra facilement écouter l'enseignement du Bouddha au moment où il l’aura décidé. Il ne croit pas devoir faire un effort, il préfère se faire plaisir aujourd'hui et remettre à demain la rencontre avec le Bouddha, puisque celui-ci est toujours dans ce monde.

Les provinciaux en visite dans la capitale en voient souvent plus que ceux qui y sont nés et y ont grandi. Probablement parce que les autochtones remettent à plus tard l'effort d'aller voir les monuments, puisqu'ils peuvent les voir quand ils le souhaitent. De même, si nous pensons pouvoir voir le Bouddha quand nous le déciderons, nous serons enclins à remettre à plus tard cette rencontre. Entre temps, certains deviendront paresseux à mourir d’ennui. D'autres penseront : ‘‘Les enseignements du Bouddha sont toujours et partout les mêmes, j'en connais assez et n'ai pas à les écouter plus longtemps’’. Si les hommes voyaient le Bouddha constamment présent, ils ne ressentiraient pas l'urgence des efforts à faire pour le rencontrer, ils ressentiraient point de vénéreraient pour lui. Voilà pourquoi le Bouddha usa d'un moyen approprié (hoben) et annonça qu'il allait bientôt mourir.

Le Bouddha savait que les hommes veulent toujours obtenir des résultats en agissant à leur manière personnelle. Au Japon, les gens vont parfois au théâtre pour écouter des conteurs professionnels raconter des anecdotes historiques ou humoristiques. Normalement, ils devraient faire attention au spectacle puisqu'ils ont payé pour cela. Cependant, certains chuchotent avec leur voisin, mangent, remuent et manifestent un malaise.  Cette agitation se remarque spécialement quand un acteur quitte la scène et que le suivant arrive pour jouer son rôle. À ce moment-là, selon la coutume des professionnels, le conteur s'assoit sur un coussin et salue les spectateurs. Il tape légèrement avec son éventail pour attirer l'attention et commence à raconter son histoire d'une voix tellement basse que les spectateurs peuvent à peine l'entendre. Alors le silence s'établit parce que tout le monde veut entendre l'histoire. C'est le hoben, le subterfuge du conteur qui attire l'attention de l'auditoire et qui veut se faire entendre. L'idée qu'il est difficile de rencontrer le Bouddha et que l'on doit manifester du respect envers lui est comparable — mais c’est tellement plus important !

Alors le Bouddha prêche :

« C'est pourquoi j'enseigne par un subterfuge: "Sachez, vous les bhiksus*, qu'il est rare de vivre à une époque où le Bouddha apparaît dans le monde''. Après un laps de temps infini de cent, mille, dix mille, cent mille kalpas, certains hommes à la vertu faible peuvent avoir la chance de voir un bouddha, mais d'autres ne le peuvent pas encore. Bhiksus, c'est un événement rare que quelqu'un puisse voir le Bouddha". Quand les hommes entendent ces mots, ils comprennent combien il est difficile de voir un bouddha, ils entretiennent alors un grand désir et une soif de sa venue. Ils plantent ainsi la cause de l'Éveil dans leur coeur. »

L'enseignement, dans ce chapitre sur la longévité du Bouddha, peut être divisé en deux parties. La première est la révélation du Bouddha concernant son essence et son immortalité. La seconde est son exposé concernant la raison pour laquelle Shakyamuni (ojin), en tant manifestation du Bouddha Atemporel (hosshin), doit passer en nirvana. Le cœur de la seconde est résumé dans la phrase ‘‘il est rare de pouvoir apercevoir un bouddha".

Un Bouddha peut rarement être rencontré

On peut trouver cette phrase contradictoire avec l'idée d'un Bouddha atemporel omniprésent, sauvant de la souffrance tous les êtres et les guidant vers le nirvana. Puisque le Bouddha peut sauver tous les hommes par sa compassion infinie, ne devrait-il pas permettre aux personnes peu élevées spirituellement de voir, malgré tout, un bouddha ?

Puisque le Bouddha Atemporel est omniprésent, une personne entraînée à la vertu sera naturellement capable de percevoir son enseignement qui reste toutefois incompréhensible aux personnes ordinaires. C'est comme un bon poste de télévision qui capte une image avec netteté. Les gens ordinaires ne captent pas l'enseignement du Bouddha tant qu'un grand maître spirituel comme Shakyamuni, Zhiyi, le prince Shotoku, Saicho, Dogen et Nichiren n'apparaît pas dans ce monde pour expliquer le Dharma.

Les personnes de faible spiritualité qui vivaient à l'époque de ces maîtres n'avaient pas, pour autant, l'occasion d'être en contact avec leurs enseignements. Comme nous l'avons déjà dit, voir des bouddhas implique un certain degré de conscience. C'est également le sens des mots "apercevoir un bouddha". Bien que nous écoutions fréquemment les enseignements du Bouddha, nous ne pouvons pas le voir si, de tout cœur, nous ne dirigeons pas notre regard vers lui. Bien que le Bouddha Atemporel existe depuis toujours et partout, son message de salut n'apparaît que si nous cherchons à savoir ce qu'est un bouddha. Nous ne devons pas nous attendre à ce qu'il nous aide si nous sommes oisifs ou cupides et si nous menons des vies centrées sur notre personne.

Comme nous l'avons dit maintes fois, le Bouddha Atemporel n’est pas une existence "en soi" qui nous traiterait avec indulgence, nous comblant de bonheur alors même que nous l'oublions et que nous violons le Dharma. Il est omniprésent, à la fois en nous et en dehors de nous, et nous accompagne où que nous soyons. Mais nous devons le rechercher activement et le "voir" pour qu'il nous enseigne la voie du salut.

La recherche des enseignements du Bouddha doit être consciente et consentie de plein gré. Nous pouvons entendre les enseignements sans vraiment les écouter ni avoir le désir de les approfondir. Même si nous les écoutons, ils ne s'impriment pas forcément dans notre esprit. Nous devons faire un effort conscient pour rechercher la doctrine ; c'est un des points majeurs enseignés par le Bouddha. Nous y reviendrons plus bas, à propos de la parabole des fils du médecin habile.

‘‘Ils auront au cœur une aspiration passionnée et assoiffée pour l'Éveillé’’, c'est admirer et respecter les qualités d'un bouddha et le rechercher comme un homme assoiffé désire ardemment l'eau. Cette phrase a parfois été traduite comme avoir une foi profonde. Mais nous préférons lui garder son sens littéral. Nous pouvons ainsi appliquer plus facilement ces paroles à nous-mêmes.

Parler du Bouddha est facile lorsque nous l'évoquons en toute tranquillité mais son apparition est un événement rare dans cette ère de dégénérescence du Dharma (mappo). Il est très difficile de voir le Bouddha dans un monde noyé dans l'illusion où les hommes se battent et s'entretuent. En prendre conscience augmente notre désir de le voir et d'être près de 1ui. Sa compassion nous attire comme un verre d'eau attire celui qui a soif ou comme un rayon de soleil attire après une période de grisaille et de pluie.

Le désir de voir le Bouddha purifie notre esprit. Aucune détresse émotionnelle (klesha), aucune impureté (kashaya) ne peut faire barrage à ce désir. Plus nous purifions notre esprit et plus nous approfondissons notre désir de rechercher l'enseignement du Bouddha et de le pratiquer. Ainsi, nous arrivons tout naturellement à faire du bien à nous-mêmes et aux autres. C'est ce qui rend une religion digne de ce nom, et c'est là que réside la plus grande richesse du bouddhisme. La soif du Bouddha et le désir de le rencontrer est un état d'esprit qui dépasse la raison. Nous ressentons un manque, pensons à lui sans cesse, voulons qu'il nous soutienne, comme un bébé cherche le giron de sa mère. C'est lorsque nous atteignons cet état que nous pouvons parler de vraie foi.

Ensuite Shakyamuni prêche comme suit:

« C'est pourquoi l'Ainsi-Venu annonce sa propre mort bien qu'il ne disparaît pas réellement. Vous, fils de foi sincère, sachez que tous les bouddhas agissent toujours ainsi. Ils ont en vue le salut de tous les êtres et leurs enseignements sont véridiques et non erronés. »

Les "moyens appropriés*" prennent ici tout leur sens. Ses enseignements peuvent être "réels" sans toutefois dévoiler la Réalité ultime. La vie du Bouddha est atemporelle, sans commencement ni fin. Mais il ne peut pas le révéler à ceux qui ne sont pas mûrs spirituellement. À eux il enseigne son extinction. Cela peut paraître mensonger car c'est inexact du point de vue du monde de la forme tandis que c’est parfaitement vrai au plan du monde du sans-forme (du monde spirituel). Dans l'esprit de Shakyamuni, sa mort annoncée est parfaitement réelle et il en parle pour sauver les êtres. La mort du Bouddha historique n'est pas un mensonge. Les mots "non erronés" qui viennent renforcer le mot "réels" renvoient à l'idée de "vues justes", "vues efficaces". Il est important de ne pas confondre un procédé pédagogique avec l'intention de tromper.

Pour illustrer le sens de "hoben", procédé salvifique, prenons l'exemple d'un certain monsieur X qui prendrait un bateau à Yokohama avec un jeune garçon et lui dirait : ‘‘Je t'emmène aux États-Unis pour te mettre dans une école’’. Le garçon pense que le bateau se dirigera vers l'est mais il se dirige vers l'ouest avec des escales à Manille, Singapour, Calcutta. Le garçon est désappointé et se sent trahi. Il se demande pourquoi X ne l'a pas emmené directement en Amérique par avion. Il commence à avoir des doutes sur les intentions de X qui préfère un long voyage en bateau dans une direction opposée. Pendant ce temps le bateau traverse la Méditerranée et accoste à Marseille. X débarque et emmène le garçon de plus en plus perplexe à Paris et de là en Angleterre. Après y avoir passé quelque temps, ils s'envolent enfin pour leur destination première.

Pourquoi est-ce que monsieur X a agi de la sorte ? Le garçon parle mal l'anglais, ne connaît ni les mentalités ni les coutumes des pays autres que le sien. S'il avait été emmené directement dans une école américaine il aurait été incapable de suivre les cours. Le voyage que lui a fait faire X l'a progressivement habitué aux nouveautés : aux gens très différents, à leur nourriture, à leur manière d'entrer en contact avec les autres. Il a eu l'occasion de se perfectionner en anglais. Lorsque X l'a jugé suffisamment prêt, il l'a mené à sa destination.

Ce n'était pas un mensonge de dire qu'ils allaient en Amérique. Et c'est plus efficace pour le garçon d'avoir fait ce long chemin. La conduite de X est un procédé pédagogique motivé par l’attention qu’il porte à ce garçon. Les hoben devraient toujours être des faits concrets motivés par la compassion.

Pour bien faire comprendre aux hommes ce qu'est un hoben, Shakyamuni l'illustre par la parabole du médecin habile et de ses fils, la dernière des sept paraboles du Sutra du Lotus.

La parabole des fils du médecin

« Imaginez un médecin sage et perspicace, bien versé dans l’art de la médecine, plein d’expérience dans l’art de guérir toutes sortes de maladies. Il a de nombreux fils, peut-être dix, vingt, ou même cent. Pour ses affaires, il part en voyage dans une contrée lointaine. Après son départ, ses fils absorbent des remèdes empoisonnés ce qui les jette dans le délire et ils se roulent par terre de douleur. A ce moment, le père revient et voit que ses enfants ont pris du poison. Parmi les fils qui ont bu le poison, certains ont perdu les sens, d’autres sont encore sensés, mais voyant leur père approcher, ils sont tous remplis d’une grande joie, ils s’agenouillant et le saluent en implorant : "Quel bonheur que vous soyez là! Par ignorance nous avons bu du poison. Guérissez-nous et rendez nous à la vie."

« Le père, voyant ses enfants subir un tel supplice, se reporte à divers traitements. Il rassemble de bonnes herbes médicinales aux couleurs, au parfum et à la saveur exquis, il les broie, les tamise, les mélange et les donne à ses enfants en disant : "Cet excellent médicament est parfaitement doté de couleur, parfum et saveur exquis. Prenez-le et il éliminera vos souffrances, vous serez guéris."

« Ceux des nombreux enfants qui n'ont pas perdu l'esprit peuvent voir que la couleur, l'odeur et le goût du médicament sont excellents, aussi le prennent-ils et sont complètement guéris. Mais ceux qui ont perdu l'esprit refusent de prendre le médicament, bien qu'ils soient tout aussi heureux de voir leur père et qu'ils l'aient prié de les guérir. Pourquoi cela? Ils agissent ainsi parce que le poison a profondément pénétré dans leur vie, provoquant la perte de leur esprit ; donc ils pensent que cet excellent remède est inefficace malgré sa couleur et son parfum agréables. Alors le père réfléchit : "Mes pauvres enfants ! Leur esprit est obscurci par le poison. Heureux de me voir, ils refusent néanmoins de prendre le bon remède. Par quel stratagème vais-je les amener à le prendre?" Il leur dit : "Enfants, écoutez ! Je suis maintenant vieux et faible. Ma vie touche à sa fin. Je laisse maintenant ici pour vous ce bon remède. Prenez-le sans penser qu'il est inefficace." Les ayant conseillé ainsi, il repart pour une autre région, d'où il envoie un messager annoncer: "Votre père est mort."»

Les fils qui ont perdu l'esprit voient tout à travers leurs illusions et portent des jugements erronés. On dit que les gens ordinaires sont empoisonnés par les quatre illusions (shi-tendo) suivantes :
- jo-tendo (nitya-viparyasa) : croire que ce qui est impermanent est permanent ; alors que tout change, refuser de voir le changement,
- raku-tendo (sukha-viparyasa) : prendre la souffrance pour le bonheur,
- joo-tendo (suci-viparyasa) : considérer l'impur comme pur, se fier à l'apparence,
- ga-tendo (atma-viparyasa) : croire qu'il existe un soi alors tout est non-substantiel et que tout est interdépendant.

Une autre approche présente ces illusions de façon inverse : prendre pour impermanent ce qui est permanent, prendre le bonheur pour de la souffrance, prendre le non-substantiel pour le substantiel et prendre ce qui est pur pour ce qui est impur. Les fils qui ont perdu l'esprit considèrent sans valeur ce qui a une valeur suprême.

La parabole continue :

« En entendant que leur père était mort, les fils ressentent une grande solitude et se disent: "Si notre père était en vie, il nous aurait aimés et protégé. Mais il nous a quittés et il est mort dans un lointain pays; nous nous sentons orphelins et ne pouvons compter sur personne." Le chagrin incessant leur rend l'esprit. Ils comprennent que le remède a réellement une couleur, un parfum et une saveur excellents ; ils le prennent sur le champ et leur empoisonnement disparaissant  totalement. Le père, apprenant que ses enfants sont tous guéris, revient chez lui afin qu’ils puissent tous le voir. »

Dans cette parabole, le médecin est le Bouddha et les fils représentent tous les êtres vivants. Les hommes ne savent pas apprécier ce qu'ils doivent au Bouddha tant qu'il demeure dans ce monde, mais ils recherchent ses enseignements dès qu'il s'éteint. C'est pourquoi il se sert de son nirvana comme d'un stratagème (hoben).

Reprenons les points importants de cette parabole. Les fils boivent "une substance empoisonnée" alors que leur père se trouve dans un pays lointain. Les "substances empoisonnées" sont les illusions produites par les cinq désirs. Si les hommes étaient en contact avec les enseignements du Bouddha tous les jours, ils ne souffriraient plus de ces cinq désirs qui troublent leur esprit. Mais dès qu'ils s'éloignent des enseignements du Bouddha, ils s'attachent avidement à leurs cinq désirs.

Notons ensuite que tous les fils, même ceux qui ont bu le poison et perdu l’esprit, sont très heureux de voir revenir leur père. La parabole montre donc que même un fou est capable de reconnaître son père. Même ceux qui ont perdu le sens des valeurs à cause des illusions, même les matérialistes convaincus qui se vantent de ne croire ni en Dieu ni en Bouddha, tous, dans les profondeurs de leur cœur, ressentent une angoisse, une solitude qu'ils n'arrivent pas à maîtriser avec des objets matériels. Ils recherchent la paix de l'esprit et la plénitude bien qu'ils n'en soient pas conscients. Alors, s'ils rencontrent un enseignement leur apportant la sérénité et l'Éveil, ils s'en réjouissent. Tout comme les fils qui ont perdu l'esprit et qui sont contents de voir arriver leur père

Le Bouddha, considérant tous les êtres vivants comme ses fils en détresse, recherche des herbes médicinales parfaites de couleur, d'odeur, ayant un bon goût ; il les broie, les tamise et les mélange. Pour guérir la détresse morale des hommes, diverses prescriptions du Bouddha sont nécessaires : un remède pour éliminer les illusions, un remède pour faire acquérir la véritable sagesse, un remède pour élever esprit jusqu’à l’altruisme. Broyer ces herbes médicinales signifie rendre une personne ordinaire capable de les assimiler facilement, c'est-à-dire la rendre capable de comprendre les enseignements du Bouddha. Tamiser les herbes signifie enlever les impuretés, c'est-à-dire être pur et sans tache d'un point de vue spirituel.

Les enseignements du Bouddha sont suprêmes, et ceux qui y croient et qui les reçoivent peuvent être sauvés de leurs souffrances immédiatement. Mais certains n'ont aucun désir de recevoir l'enseignement du Bouddha. Les hommes dont l'esprit est rendu malade par le poison des illusions ne reçoivent pas volontiers les enseignements, même s'ils lui accordent une certaine valeur.

Même un fou qui erre dans la rue reconnaît sa mère qui vient le ramener à la maison et il lui sourit en retour. Mais il ne lui obéit pas obligatoirement et ne rentre pas forcément avec elle. Il peut résister de toutes ses forces ou bien s'enfuir. De même tous ne comprennent pas la compassion du Bouddha, bien qu'ils le reconnaissent comme étant leur père.

Comme le médecin habile avec ses fils, le Bouddha ne se fâche pas, ne les rejette pas. Au contraire, il dit ‘‘Mes pauvres enfants’’. Nous pouvons être reconnaissants au Bouddha pour la grande compassion qu'il manifeste même à l'égard de ceux qui tournent le dos à ses enseignements. Il ne les méprise pas mais agit avec bonté, recherchant le meilleur moyen pour qu'ils viennent à croire ses enseignements. C'est un moyen salvifique (hoben) que de parler de sa mort apparente alors qu'il ne meurt pas vraiment.

Il est très important de faire les choses non pour quelqu'un mais pour soi. C'est encore plus nécessaire dans le cas de la foi. Adopter une foi sur la suggestion d'autres personnes n'est pas mauvais, mais nous ne pouvons pas être de vrais disciples si nous ne recherchons pas sérieusement la Voie par nous-mêmes. Se dire : ‘‘J'ai besoin qu'un ami m'encourage à aller écouter la parole du Bouddha’’ ne relève pas vraiment d'une foi profonde.

Une épouse ou une servante sert le repas, mais on doit le manger soi-même, sans l'intervention de personne. Celui qui ne peut pas manger tout seul est un malade. Le Bouddha n'essaie jamais de desserrer nos lèvres pour nous forcer à boire son remède. C'est une tâche sacrée que de le prendre dans nos mains et de le porter nous-mêmes à la bouche. Nous y arrivons sans trop de mal car le Bouddha utilise divers moyens appropriés* : il se montre lui-même ou il montre les autres, il attire notre attention sur ses propres actions ou sur les actions des autres. De tous ces moyens salvifiques, le plus important et le plus impérieux est la mort du Bouddha. Les indolents et les auto-satisfaits qui pensaient pouvoir écouter ses enseignements quand ils le décideraient sont brusquement obligés de prendre la vie au sérieux. En cela la mort du Bouddha témoigne d’une merveilleuse compassion.

Le dernier point important de la parabole est que le père revient à la maison aussitôt qu'il apprend la guérison de ses fils. Cela montre que tous les hommes peuvent voir un bouddha aussitôt qu'ils croient en ses enseignements et qu'ils rejettent leurs illusions. Le Bouddha, qu’ils avaient perdu, leur revient à l'esprit et ils peuvent demeurer continuellement en sa présence. "Voir un bouddha" ce n'est pas poser un regard de façon délibérée ; voir quelque chose n'implique pas forcement la participation intentionnelle comme c’est le cas pour "regarder". Si nous avons une grande foi dans le Bouddha, il apparaît spontanément. Nous ne pouvons pas voir la forme extérieure d'un bouddha mais nous pouvons être conscients de sa présence dans ce monde, à côté de nous.

Le rapport entre le Bouddha et les êtres humains n'est pas distant comme celui qui existe entre un dirigeant et les subordonnés mais ressemble à celui entre un père et son fils. Les deux sont unis par une chaude affection. C'est pourquoi, si notre croyance est correcte et que nous recevons et gardons les enseignements du Bouddha — même si, pendant un certain temps, nous avons perdu tout contact avec lui —, il nous revient à l’esprit dès la première occasion. Il vit éternellement avec nous et nous protège dans ce monde. L’image du médecin habile illustre bien sa compassion indéfectible.

Après cette parabole, le Bhagavat demanda aux bodhisattvas et à toute la Grande assemblée :

« Maintenant, fils de foi sincère, que pensez-vous de cela ? Quelqu'un peut-il dire que cet excellent médecin est coupable de fausseté? - Non, Bhagavat. Alors le Bouddha dit : "Il en est de même pour moi. Le temps est sans limite - cent, mille, dix mille cent mille, nayuta asogi kalpas depuis que j'ai atteint la bodhéité. Mais pour sauver les hommes dont l'esprit est obscurci, j'ai utilisé des stratagèmes, parlant de ma propre mort. Cependant, aucun ne peut raisonnablement m'accuser de fourberie. »

Le vers le plus important du Sutra du Lotus

Alors le Bhagavat parla en vers de la vie infinie du Bouddha Atemporel et de la mort du Bouddha de Manifestation. Le passage suivant est considéré comme le plus important du Sutra du Lotus.

« Depuis que j'ai atteint l'Éveil
D'innombrables kalpas
Se sont écoulés,
Cent mille asogi kalpas.

« J'ai continuellement enseigné le Dharma
Et permis à d'infinis millions d'hommes
D'entrer dans la Voie de la bodhéité.
Pour sauver les êtres je fais croire à mon nirvana
Comme moyen de les sauver.

« Pourtant, je ne meurs pas réellement
Mais suis toujours ici, enseignant le Dharma.
Je suis ici éternellement
Utilisant mes pouvoirs mystiques
Pour guider les hommes pervertis
Incapables de me voir bien que je sois proche. »

Dans ce passage, "nirvana" ne signifie pas la bodhéité atteinte par Shakyamuni au cours de sa vie mais l'état de sa mort, son extinction. Les "hommes pervertis" désignent tous les êtres vivants dont l'esprit est complètement faussé par l'illusion.

« Quand ils voient mon décès
Et rendent grand hommage à mes reliques,
Tous ressentent du regret
Et la vénération jaillit de leur coeur. »

Ce passage reprend ce que nous avons dit plus haut à propos de la grande soif de sa venue. Parler de ses reliques est une façon pour le Bouddha de se référer à son Corps de Rétribution*

« Ces êtres deviennent droits,
Doux et bienveillants.
Leur seul désir est de voir le Bouddha
Et ils ne donnent pas leur vie à contrecoeur. »

Quand les êtres éprouvent un désir ardent de voir le Bouddha, ils commencent à étudier sérieusement et croient les enseignements qu'il avait prêchés durant sa vie. Alors ils acquièrent la droiture et à abandonnent les arrière-pensées et les désirs cachés. Ils deviennent "doux et bienveillants". Ces mots caractérisent bien le bouddhisme et les bouddhistes. Être doux ne signifie pas être mou mais être souple et tolérant. Si un athlète n'est pas souple, il ne peut améliorer sa technique, développer de véritable résistance ou devenir plus fort. De la même manière, avoir un esprit "doux et bienveillant" signifie ne pas être centré sur "soi" et accepter facilement ce qui est vrai et juste.

Le bouddhisme lui-même est une doctrine douce. Cet enseignement est droit mais non rigide. Il n'est ni intolérant ni obstiné. La Voie du milieu du bouddhisme est en accord parfait avec la réalité et possède la souplesse de la parfaite liberté. Un bouddhiste ne doit être ni bigot ni fanatique.

Ceux qui croient et obéissent aux enseignements du Bouddha souhaitent le voir avec un esprit intègre, désintéressé et doux. Ils atteignent un degré de spiritualité qui les détache de leur "moi". "Désirer de tout cœur voir le Bouddha" c'est prendre conscience à quel point nous voulons demeurer avec lui. Lorsque nous comprenons vraiment ce que signifie "prendre refuge dans le Bouddha" et qu'il est notre vie, cela équivaut à l'avoir vu. Cette conscience installe une grande paix intérieure et nous sommes prêts à tout ce qui peut advenir. En atteignant un tel état d'esprit, il est naturel qu'on arrive à ne plus s'attacher à l'argent, au statut social, à la célébrité et même à sa propre vie.

« A ce moment, moi et mon Sangha
Apparaissons ensemble sur le Pic du Vautour.
Alors je dis aux hommes
Que je suis toujours ici, jamais mort,
Et que ma naissance et ma mort
Ne sont que des stratagèmes.
Si dans d'autres mondes il y a
Ceux qui révèrent, cherchent et croient,
Parmi eux j'enseignerai aussi
Le plus élevé de tous les Dharmas.
Mais vous ne m'écoutez pas,
Et pensez seulement que je meurs. »

Les mots "moi et mon Sangha" signifient que le Bouddha apparaît avec les disciples qui l'ont aidé à propager ses enseignements. À l'origine, le Sangha se référait à une communauté bouddhique uniquement de moines et de nonnes, mais il inclut rapidement les laïcs, hommes et femmes qui ont adhéré aux enseignements du Bouddha. Le fait que le Bouddha n'apparaisse pas tout seul dans ce monde mais accompagné de ses nombreux disciples nous révèle qu'un enseignement juste et important est toujours accompagné de ceux qui y croient, le respectent et le protègent.

Le Bouddha dit : ‘‘nous apparaissons ensemble sur le Pic du Vautour’’ parce que c'était l'endroit où il prêchait à ce moment-là. Mais cela désigne le monde en général et n'importe quel endroit où nous entendons le Dharma, que ce soit le Japon ou l'Amérique, dans la rue ou dans une maison, un temple bouddhique ou n'importe quelle salle dans laquelle une discipline spirituelle est enseignée.

« Je vois les êtres obscurcis
Plongés dans une mer de douleur,
Pourtant je ne me montre pas encore
Mais les amène à désirer me voir.

« Quand leurs coeurs me respectent
J'apparais aussitôt pour enseigner le Dharma.
Mon pouvoir mystique est celui-ci.
Depuis d'innombrables kalpas
J'ai toujours été au Pic du Vautour
Et dans d'autres univers. »

Tous les êtres vivants qui ne connaissent pas les enseignements du Bouddha sont "plongés dans les affres et la douleur". Certains n’en sont pas vraiment conscients, mais à un moment ou un autre, ils ressentent une inquiétude et une solitude inexprimables et cherchent à pouvoir s'appuyer sur quelque chose. Parfois ils pensent qu'ils ne peuvent plus mener cette existence. Leur aspiration à quelque chose d'absolu est déjà le désir ardent de voir le Bouddha.

« Les esprits obscurcis voient un monde en flammes
Et pensent que c'est le kalpa du déclin
Mais en réalité mon monde à moi est paisible.
Les devas et les hommes sont toujours assemblés ici.
Les jardins et les palais
Sont décorés de joyaux inestimables.
Des arbres précieux sont couverts de fleurs et de fruits
Les êtres y vivent dans la joie.
Les devas frappent sur les tambours célestes
Une symphonie harmonieuse, sans fin.
Les fleurs mandarava* pleuvent
Sur le Bouddha et sur sa grande assemblée. »

Ici kalpa ne désigne pas une unité de temps mais une période, le kalpa de déclin (e-ko). Dans l'Inde ancienne, on croyait qu'à la fin d'un kalpa-période toutes les créatures étaient complètement détruites.

La fin du kalpa, le kalpa de déclin, arrivera pour toutes les créatures mais le monde du Bouddha ne sera jamais détruit. Au contraire, le royaume du Bouddha sera toujours merveilleux et tranquille. Bien que le monde visible des phénomènes soit soumis au changement, le monde de l’aspect réel (jisso shinnyo) est impérissable et éternel. La "Terre Pure" décrite ici est l'équivalent de l'état mental d'une personne transformée par la foi, parce qu'une personne qui a complètement purifié son esprit peut demeurer dans le monde de la véritable ainsité (shin nyo) tout en habitant dans ce monde de Saha.

Le corps humain, fait de matière, est destiné à changer. Même dans le cas d'un homme extraordinaire comme Shakyamuni, le corps disparut de ce monde lorsque sa vie de quatre-vingts ans s'éteignit. Nos objets familiers, l'argent et les engins matériels, sont aussi impermanents et changeants. Personne ne sait quand ils vont disparaître, même si l'on sait qu'ils existent. La classe sociale et la célébrité sont de nos jours tout aussi instables. Cependant, si nous purifions notre esprit, nous pourrons maintenir un état mental paisible quels que soient les changements du monde extérieur. L'état d'exaltation spirituelle est décrit ici comme un paradis.

« Ma Terre Pure est indestructible
Mais les esprits obscurcis la voient consumée.
Remplie de tristesse, de crainte et de souffrances
Lieu de troubles innombrables.
Tous ces hommes qui ont commis des fautes
Sont enchaînés par leur mauvais karma.
Ils n'ont pas entendu les noms des trois trésors
Depuis des myriades de kalpas. »

"Les esprits obscurcis" ne désignent pas nécessairement ceux qui ont fait quelque chose de mal. Dans les enseignements du Bouddha, commettre une faute signifie arrêter ou inverser la progression de la Vie. C'est le contraire de faire le maximum pour purifier son esprit et en faire bénéficier les autres. C'est cela qu'on appelle le mal ou acte négatif. Inverser la progression de la Vie humaine, c'est faire du mal aux autres, les piéger, accaparer leurs biens ou entrer en conflit avec eux et les pousser à s'entretuer. Il est inutile de dire que de telles actions sont des fautes graves.

Aussi longtemps que nous accumulons des actions négatives et négligeons les actions positives, c'est-à-dire, aussi longtemps que nous accumulons un mauvais karma et ne créons pas de bonnes causes, nous ne pouvons pas obtenir de bons résultats. Beaucoup de temps peut s'écouler sans que nous puissions rencontrer le Bouddha, écouter ses enseignements ou devenir ses disciples. C'est ce que signifie ‘‘Ces êtres renaissent / conditionnés par leur mauvais karma / et passent des kalpas incalculables / sans entendre le nom des Trois Trésors’’.

Les Trois Trésors — le Bouddha, le Dharma et le Sangha — sont les valeurs que, peu après avoir commencé son œuvre de propagation, Shakyamuni enseigna à ses disciples comme étant la base spirituelle du bouddhisme.

Parler de cette base spirituelle nous renvoie immédiatement à l'enseignement : ‘‘Soyez à vous-même votre propre flambeau, et votre propre recours ; ne cherchez pas d’autre flambeau que le Dharma, d’autre recours que le Dharma’’.  Ces paroles sont un grand encouragement pour nous. Quand le Bouddha dit ‘‘vous-même’’ il ne se réfère pas à l’ego rempli d'illusions mais au "moi" qui vit dans le Dharma. Nous devons brûler du feu du Dharma et projeter sa lumière sur la société. Tout en vivant par nos seuls efforts, notre façon de vivre doit toujours être en accord avec le Dharma.

Le Dharma est la Vérité ultime ou la Loi universelle dont l'aspect réel (jisso shinnyo) est très difficile à saisir pour des gens ordinaires. Soumis à toute sorte de fluctuations dans leur psychisme et dans leurs actes quotidiens, ils ne se sentent pas en sécurité. Pour cette raison, Shakyamuni enseigna les trois principes (refuges) suivants afin que les hommes puissent y adhérer.

- Le premier des trois principes est le Bouddha.
- Le deuxième est le Dharma ou les enseignements du Bouddha.
- Le troisième est le Sangha dont la signification a été fort mal comprise dès le début.

Le Sangha est généralement interprété comme étant une communauté de moines et de nonnes bouddhiques. Mais dans l'expression "moi et mon Sangha", ce terme indique les croyants dans le sens large du terme, même si à l'origine "sangha" désignait un ordre religieux ou une communauté de disciples. Le mot sanskrit sangha signifie littéralement "groupe intime de nombreux fidèles". Shakyamuni donna le nom de Sangha à une communauté de croyants qui recherchaient les mêmes enseignements que ses disciples.

Les gens ordinaires trouvent difficile de rechercher le Dharma et de le pratiquer complètement seuls. Ils tombent facilement dans la paresse et dans les mauvaises voies. Mais s'ils forment une communauté avec d'autres croyants, ils peuvent progresser régulièrement en s'exhortant et en s'encourageant les uns les autres. Shakyamuni nous suggère donc de considérer le Sangha comme un élément fondamental de notre foi.

Spirituellement, nous dépendons des Trois Trésors : le Bouddha, le Dharma et le Sangha, c'est-à-dire du Bouddha, de ses enseignements et de la communauté de croyants, qui vont nous aider à pratiquer correctement dans notre vie quotidienne. C'est pour cela que les bouddhistes parlent toujours de "prendre refuge" auprès des Trois Trésors.

Ceux qui accumulent un mauvais karma ne connaissent pas les Trois Trésors. Ils ne peuvent pas entrer en contact avec les enseignements du Bouddha, être guidés pour rejoindre la communauté des croyants, et encore moins rencontrer le Bouddha.

« Mais à ceux qui ont accumulé des mérites,
Qui sont bienveillants
Et me voient dans cette vie
Enseignant le Dharma, je dis :
"Ma longévité est sans fin."

« Et à ceux qui ne voient le Bouddha qu'après une longue période
J'enseigne qu'il est difficile de rencontrer le Bouddha.
Tel est le pouvoir de ma sagesse,
Elle éclaire infiniment loin.

« Ma vie dure depuis des kalpas innombrables
J'ai obtenu ceci après une longue pratique.
Vous, fils de foi sincère
Rejetez vos doutes à ce sujet.

Dans ‘‘Ma vie dure depuis des kalpas innombrables’’ il ne s’agit pas de la vie du Bouddha Atemporel mais bien de celle de Shakyamuni. Cette vie, obtenue par l’accumulation des pratiques de bodhisattva est, elle aussi, éternelle.

« Extirpez-les une fois pour toutes.
Les paroles du Bouddha sont vraies, non trompeuses.
Il est comme l'excellent médecin,
Utilisant un stratagème pour guérir ses enfants dans l'erreur.

« Il vit mais leur dit qu'il est mort.
Personne ne peut qualifier de mensongers ses enseignements.
J'agis comme le père de ce monde
Qui sauve la totalité des êtres souffrants.

« C'est parce qu'ils sont pleins de poisons
Que je parle de mon nirvana
Alors que je ne meurs jamais
Car s'ils pouvaient toujours me voir ici,
Ils commenceraient à devenir arrogants.

« Complaisants avec eux-mêmes et tournés vers les cinq désirs,
Ils tomberaient dans les voies du mal.
Je sais qui pratique la Voie
Et qui ne le pratique pas.

« C'est pourquoi j'enseigne selon leur capacité.
Je pense à tout moment :
"Comment amener tous les êtres vivants
A la Voie insurpassable qui conduit à la bodhéité ? »

La profonde maitri, l’amour-empathie du Bouddha, apparaît avec éclat, particulièrement dans les dernières strophes qui expriment le vrai désir et le vœu du Bouddha.

Ainsi se termine ce chapitre. À nous de comprendre que nous vivons la merveilleuse vie du Bouddha Atemporel et que nous avons la possibilité établir ce principe comme base de toutes nos actions. Si nous maintenons dans notre esprit cette conviction, notre vie deviendra lumineuse, sûre, pleine de courage et d'énergie positive.

Suite

Chapitre XVI du Sutra du Lotus

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