Ryusho Jeffus

Le médecin habile et sage

Nichiren Shu Buddhism Blog by Ryusho龍昇
novembre 2014



 

Introduction

Il y a quelques jours, dans un échange de courriels avec le Grand-Prêtre de l’école Nichiren en Caroline du Nord (NONA) nous cherchions le sujet que je pourrais aborder en décembre à Las Vegas. Il me suggérait de parler soit de la parabole de la Cité magique soit de celle du Médecin habile et de ses fils malades. Comme je venais juste d’écrire un essai sur la première des deux, ma conférence me semblait toute prête.

Malgré cela j’hésitais encore. J’avais commencé à rassembler des documents sur les paraboles qui parlent des joyaux : celle du Joyau caché dans la doublure ou celle du Joyau sans prix dans la coiffure. J’avais même envisagé de me rendre dans la région minière près de Charlotte où l’on continue l’extraction des gemmes. Je pensais prendre des photos et me faire une idée sur la prospection et la taille des pierres précieuses.

Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre comment se déroule tout le processus et ce qui fait que les découvertes dans le sol ont de la valeur ou non. Justement, les mines près de Charlotte sont réputées dans l’industrie des pierres précieuses, ayant donné des spécimens particulièrement intéressants et toute la région est riche en gemmes précieux ou semi-précieux. 

Mais le Grand-Prêtre me suggéra de parler plutôt de mon expérience d’aumônier dans les hôpitaux. Ce qui, d’ailleurs, correspond à l’intérêt que beaucoup de personnes portent à la façon dont je travaille. J’optais donc pour la parabole du Médecin habile.

Cette parabole a ceci de particulier qu’elle n’apparait pas dans la partie versifiée du chapitre XVI mais seulement vers la fin du passage en prose, avant l’affirmation par le Bouddha de son Atemporalité. Peut-être que le compilateur du Sutra était tellement bouleversé par les révélations du Bouddha sur son essence qu’il en négligea la répétition de la parabole du médecin. Ceux qui me connaissent savent qu'à à défaut de preuves certaines, je suis ouvert à toutes les hypothèses, .   

Ce qui m’a séduit également dans la suggestion du Révérend, c’est une évidente synchronicité. Plutôt que de chercher à tout rationaliser, je crois davantage à l’attention que l’on prête aux évènements concomitants. Or il s’avère que cette conférence coïncide avec une intervention chirurgicale que je dois subir pour une petite réparation physique. Ce n’est rien de grave mais toute chirurgie comporte un risque, surtout si elle touche les organes internes ; l’issue létale n’est jamais exclue. Je me suis posé la question de savoir ce qui comportait plus de risques : l’opération ou pas d’opération ? La réponse fut que les risques étaient plus importants sans intervention chirurgicale. D’ailleurs, on risque de mourir à n’importe quel moment et il est certain que l’on n’a contre cela aucune garantie.

Ainsi, j’ai remis à plus tard mon travail sur les joyaux et me suis penché sur la médecine dans le Sutra du Lotus.

Quand je vais à l’hôpital, j’emporte toujours une médaille où est inscrit : “Ce Sutra est un remède efficace pour les maladies des hommes du continent Jambudvipa.” (Sutra du Lotus, XXIII) et “Prenez-le sans penser qu'il est inefficace." (Sutra du Lotus, XVI). C’est comme une prière constante pour la guérison du malade et l’expression de mon désir de le voir placer sa confiance dans le Sutra du Lotus.

Cette fois encore, comme dans mes écrits précédents – voire même plus –, je consacrerai une partie de mon exposé à mes expériences personnelles. Je parlerai aussi de quelques mystiques – chrétiens ou musulmans – et de pratiques des religions de la Terre. J’espère par ce texte apporter quelque soulagement pour vos maladies ; quelle que soit la façon dont elles se manifestent. La maladie n’est pas uniquement ce qui vous fait consulter un allopathe traditionnel mais c’est tout ce qui nous prive de la joie de vivre innée, celle qui est latente en chacun de nous. 

Chapitre I – L’acédie*

Alors que le médecin habile était absent, ses enfants, sans doute un peu curieux et espiègles, commettent une grosse bêtise en faisant quelque chose qu’ils n’auraient pas dû, et sont empoisonnés. On peut l’expliquer de deux façons : ou bien ils ont transgressé un interdit ou bien ils n’ont pas mesuré les conséquences de ce qu’ils faisaient.      

Je n’ai pas eu d’enfants mais j’ai pu constater le pétrin dans lequel se fourrent les chiots en faisant ce qui est interdit. Parfois, c’est juste la soif de découvrir le monde et la recherche de nourriture ; ils ne se rendent pas compte des dangers qui emplissent nos maisons modernes : les produits ménagers toxiques, le réseau électrique, etc.

Pour la première fois, j’ai une chienne que j’ai élevée tout seul ; pour les précédents, on se partageait les tâches avec un ami. Et bien, les six premiers mois de son existence j’ai dû la confiner dans la cuisine et mettre des verrous à toutes les portes, cacher toutes les prises et câbles électriques. Par terre, il y avait du lino et vraiment elle ne pouvait pas se faire mal. Que je sois à la maison ou dehors, elle était dans son enclos. Cela me rendait les choses plus faciles. Toutes ces précautions n’ont été nécessaires que pendant la période où elle machouillait tout. Les chiens restent toujours curieux de leur environnement et elle ne faisait pas exception.

Dans notre jeunesse, nous n’utilisons pas notre capacité rationnelle pour prendre des décisions et sommes inconscients des dangers qui nous entourent. Il faut toujours tenir compte de ces deux facteurs, même lorsque nous prenons de l’âge ; la maturité ne garantit pas la connaissance des choses.

Lorsque les enfants du médecin ont bu le poison, ils s’attendaient peut être à quelque chose d’amusant, comme c’est le cas de certains jeunes d’aujourd’hui qui prennent des substances psychotropes et même des produits ménagers pour planer et connaitre une expérience “hors du commun”. Bien sûr, cela est dangereux mais il leur semble que le jeu en vaut la chandelle.

Un jour par semaine, j’enseigne la méditation aux patients d’un centre de désintoxication. J’ai ainsi l’occasion de parler à pas mal de gens qui luttent contre leur addiction à l’alcool ou à la drogue, ou aux deux. Il y a aussi les poly-toxicomanes comme on appelle ceux qui sont accros à plusieurs substances – légales et interdites – dont le traitement est très complexe. Lorsqu’on parle d’addiction, j’entends trop souvent dire qu’ « ils ne veulent pas affronter la souffrance », une explication qui fait plus de mal que de bien et qui rabaisse ceux qui sont dans la dépendance.

Vous savez, nous sommes tous accros à quelque chose. Je vais donc parler de façon plus crue. Si l’addiction est moralement condamnable, nous devrions tous être blâmés car nous vivons tous dans quelque dépendance. On pourrait m’objecter qu’il y a des addictions dommageables et d’autres qui ne le sont pas. C’est une façon d’excuser sa conduite en se cachant la vérité.

Tant qu’une personne ne sera pas prête à examiner ses propres manquements et faiblesses sans mettre en avant les manquements et les faiblesses des autres, le bienfait de la pratique bouddhique sera un vain mot. Il est plus facile de discourir sur les problèmes des autres, proférant des conseils éclairés sur la façon d’améliorer magnifiquement leur vie "si seulement ils changeaient certaines conduites essentielles!". Le bouddhisme n’est pas une doctrine religieuse qui prône le jugement ; ce n'est pas le but. Pour atteindre la bodhéité il ne s'agit pas de pratiquer uniquement son auto-perfectionnement pour arriver à l'Éveil, car notre capacité à réaliser notre vœu de voir les autres délivrés de la souffrance resterait ainsi inassouvi.

Il y a un terme qu'une amie thérapeute utilise pour décrire ceux qui ne parviennent pas à voir comment ils se comportent eux-mêmes et ne critiquent que leur environnement. Elle dit qu’ils souffrent d’un « singularisme extrême ». J’ai pu le constater chez des patients de toute sorte mais cela est particulièrement vrai dans les unités de désintoxication. Ces patients expriment souvent leur sentiment de ne pas être comme les autres. D’un certain point de vue, on peut dire que nous avons tous pensé cela de nous-même à un moment ou un autre : « Je ne suis pas comme Untel, je suis mieux qu’Untel » ou bien : « Moi, je n’aurais jamais agi comme ça ». C’est une incapacité de voir que derrière des circonstances différentes l’essence de leur comportement et du nôtre est la même. Lorsque je travaille avec des toxicos qui cherchent à vaincre leur dépendance, je suis surtout attentif au comportement provoqué par l’addiction et à ce qui a mené à l’addiction. Je ne suis ni un expert ni un soignant capable de traiter n’importe qui pour n’importe quelle addiction. Mais je suis profondément convaincu que nous sommes tous accros à quelque chose et que le bouddhisme peut intervenir au niveau de la prise de conscience de cette addiction et permettre de gérer son impact sur nos comportements.

Mettre de côté tout jugement moral et affronter ce que nous essayons de fuir ou bien ce que nous essayons d’obtenir est un bon moyen pour commencer à pratiquer le bouddhisme. Mais nous devons être prêts à creuser plus profondément et ce n’est ni facile ni indolore la plupart du temps.

L’acédie, en latin, peut avoir plusieurs sens tels que torpeur, apathie, indifférence ou désintérêt pour ce qui se passe autour de nous. Je pense que ce mot convient bien par sa polysémie au mal que le médecin du Sutra du Lotus doit soigner chez ses enfants.

La parabole raconte qu’en rentrant à la maison et trouvant ses enfants empoisonnés, le médecin prépare un remède. Certains enfants le prennent et sont aussitôt guéris, retrouvant tout leur esprit. Mais d’autres refusent le bon médicament et souffrent atrocement, l’esprit troublé par le poison qu’ils ont absorbé. En dépit des preuves incontestables de l’efficacité du remède, certains enfants ne sont pas capables de croire que ce remède peut les guérir. C’est une façon classique de comprendre la parabole.

Mais il me semble que l’on peut aller plus loin dans sa lecture. On peut penser que ces enfants, bien que conscients d’avoir pris du poison et avoir constaté que leurs frères étaient guéris, ne sont pas assez motivés pour essayer de s’en sortir et ne se sentent pas concernés par ce bon remède. Nous ferions, peut-être bien de nous référer à ce terme d’acédie – même si personne ne sait exactement ce qu’il recouvre. Ne pas être intéressé par ce qui nous arrive, ne pas se préoccuper de son propre état, c’est-à-dire ne pas regarder ses problèmes et le travail à faire sur soi, c’est précisément l’acédie. Comme il est bien plus facile de s’occuper des problèmes des autres, cela implique une certaine dose de paresse et d’orgueil. Et on en arrive tous au singularisme extrême, à la pensée que l’on est différent de la personne que l’on critique. Ou bien, pour celui qui est accro, c'est regarder les autres et se dire : « je ne suis pas comme eux » et d’ajouter : « je n’ai pas besoin de vos outils tels les AA, la méditation, la rééducation. Pour moi, c’est différent. »

Bien sûr, le syndrome du « je ne suis pas comme eux » se rencontre tout aussi bien dans des communautés spirituelles où certains pratiquants affichent des airs de supériorité moralisatrice. L’idée qu’en tant que bouddhiste « j’ai mieux compris la vie et par conséquent suis au-dessus des troubles qui frappent les autres », relève de la folie condescendante et décrit parfaitement l’acédie dans notre vie. Pour les bouddhistes, la complexité du problème se double, peut-être, du fait que nos enseignements peuvent être interprétés comme une incitation à prendre une certaine distance par rapport à la société dite « mondaine » et se placer en quelque sorte au-dessus. La pleine conscience (smriti*) devient un détachement stoïque absurde parce que la solution pour éliminer les souffrances ne peut être ailleurs que dans la réalité de la vie. Éliminer les souffrances et éviter les souffrances sont deux choses bien distinctes. S'il est vrai que l'élimination de la souffrance ne se situe pas dans l'acquisition des choses matérielles, elle ne réside pas non plus dans le rejet et l’évitement de tout ce qui est matériel.

Le Bouddha choisit la Voie moyenne, rejetant l’ascétisme tout autant que l’hédonisme. L’enjeu pour nous est de trouver la voie correcte entre les deux, sans ignorer ni l’un ni l’autre. Le père de la parabole n’exulte pas de joie de voir la guérison de certains, ni ne se lamente de la passivité des autres, de leur refus de se soigner. La guérison est dans le contrôle de soi de chaque enfant et le rôle du père se limite à inventer ce qui peut les pousser à guérir. Plutôt que de se satisfaire du résultat positif obtenu par certains le père continue à chercher la solution qui lui permettra d’atteindre son but.

En ce qui nous concerne, c’est comme si, insatisfaits des résultats, nous continuions à rechercher d’autres moyens permettant de changer notre vie. Je ne peux pas dire que j’ai compris d’emblée cette façon de faire mais si je regarde en arrière cela me parait lumineux. Ainsi, lors de ma récente certification en tant qu’aumônier, un de membres du comité dit qu’on avait l’impression que j’avais été bouddhiste toute ma vie. Il m’a demandé ce qui m’avait poussé à changer de nom. Enfant, entre 5 et 7 ans, j’avais droit à toute sorte do quolibets. A l’école, les brimades étaient si fréquentes qu’aller en classe était une des choses les plus terrifiantes et se rendre aux toilettes était encore plus angoissant. Les enfants, tout particulièrement les plus âgés, m’accablaient de railleries et se moquant du nom que mes parents m’avaient donné. Ils me poursuivaient jusque dans les toilettes. J’étais terrorisé. Un jour, alors que je jouais dans la cour de récréation, un groupe de garçons a pris une corde, m'a ficelé et pendu à un arbre de la cour. Il a fallu couper la corde et me transporter à l’infirmerie. Mes parents ont réagis en disant que je l’avais certainement cherché et que c’était de ma faute. Drôle de pédagogie pourrie qui ne m’a pas loupé ! 

Pendant l’été, avant le troisième niveau du primaire, mon père a été transféré à New Orléans et je changeais d’école. Ici personne ne savait comment je m’appelais et je ne donnais qu’un seul prénom et mon nom de famille. Après avoir réfléchi sur toutes les plaisanteries que l’on pouvait faire sur un nom, j’ai dit m’appeler George. Cela ne changeait pas mon prénom tant que cela. C’est peu de dire que mes parents n’en étaient pas contents et jusqu’à leur mort ont continué à m’appeler par le sobriquet qu’ils avaient inventé. Je ne dirais pas qu’à l’époque je l’aurais formulé de façon aussi claire, mais de fait j’avais compris que si je voulais que les choses changent, c’était à moi seul d’en prendre la responsabilité. Il y a bien eu quelques tentatives de faire des blagues sur le prénom Georges mais je laissais braire et les ricanements s’arrêtaient.

Lorsque j’ai raconté cet épisode au comité, le prêtre Baptiste qui m’avait posé cette question dit : « Vous étiez bouddhiste avant l’heure ! ». Je n’y avais jamais pensé de cette manière. J’étais juste désespéré et j’avais peur. Je voulais seulement que les brimades et les humiliations s’arrêtent et rein de plus. Je ne pensais à aucun exploit philosophique, pas même à quelque chose qui pourrait être un tournant dans ma vie. Je suis assez réaliste pour me dire qu’en l’occurrence les circonstances m’ont aidé. J’espère que personne ne prend mon récit comme un modèle à suivre, chacun ayant à trouver tout seul la solution de ses problèmes. Mon propos est seulement d’encourager chacun de nous – moi y compris – à ne pas se complaire dans la souffrance ; pas plus que dans le bonheur. Nous sommes tous mis au défi d’agir toujours pour le mieux. Si nous sommes complaisants avec nous-mêmes, nous risquons fort de passer à côté d’une possibilité d’améliorer notre vie de façon significative.

Je suis persuadé qu’à mesure que croît notre foi et son application dans notre vie, nous gagnons une certaine sagesse qui nous permet de faire des choix plus avisés. Cela demande toutefois une plus grande intégration du bouddhisme et du Sutra du Lotus dans notre quotidien. Plus nous passerons de temps à vivre les principes du Sutra, plus chacun de nos moments sera nourri de la sagesse bouddhique innée latente au fond de nous. Acédie, le je-m’en-foutisme ou le désintérêt pour ce qui fait la vie est une des maladies qui peut être guérie par notre adhésion au Sutra du Lotus et sa mise en pratique, mais seulement si nous sommes réellement prêts à aller au fond de nous-mêmes avec toute notre honnêteté.

Qu’est ce que cela signifie dans la réalité quotidienne ? C’est examiner dans quelle mesure vous contribuez – positivement ou négativement à ce qui vous arrive dans la vie et à la façon dont vous l’interprétez. Par exemple, est ce que vous vous énervez quand un vendeur traine à vous servir ? Est-ce que le sentiment de votre propre importance influence la façon dont vous percevez la façon de conduire des autres ? Qu’en est-il de votre sentiment d’infaillibilité et de perfection ? Est-ce que votre idée sur la façon dont les choses devraient – ou de devrais pas – être améliorent ou au contraire obscurcissent le problème ? Est-ce que vos actions et vos pensées ne sont jamais votre pire ennemi ? Voilà quelques questions qui engagent votre responsabilité. J’insiste que le fait de se remettre en question ne signifie pas que vous êtes nul ou quelqu’un de mauvais. L’introspection doit toujours aller de pair avec une certaine bienveillance à l’égard de soi. Plutôt que de vous étiqueter comme mauvais, dites vous que vous avez découvert un moyen pour rapprocher votre vie de ce, qu’au fond cœur, vous désirez être. Si nous sommes englués dans l’acédie nous ne verrons jamais la source devant notre nez qui nous permettrait de transformer vraiment les choses. A moins que vous ne croyiez que vous pouvez dominer quelqu’un au point de le contraindre à se conformer à votre mode de vie, vous devrez admettre que faire changer quelqu’un est une des choses les plus difficiles au monde et qu’en tout état de cause cela va peu améliorer vos conditions à vous. C’est dans votre vie que vous avez le plus de chances d’effectuer des changements efficaces.

Dans ma jeunesse, un des messages que me transmettaient mes parents était : « Tu n’est bon à rien ». A la même époque où j’affirmais mon nom, j’ai compris qu’en fait j’étais assez bon pour des tas de choses. Je ne me trouvais nullement parfait mais j’ai compris que c’était à moi de décider si j’étais bon à quelque chose ou pas. Le comité m’a demandé ce que j’entendais par bon à quelque chose. Et j’ai répondu que c’était d’être moi. Bien sûr, je voudrais parfois être meilleur et si je dis que je suis suffisamment bon cela ne veut pas dire que je suis parfait.

Mes années de pratique du bouddhisme m’ont fourni les outils pour me changer et surtout une direction dans laquelle faire ces changements. C’est le Sutra du Lotus qui en a été la clé. Le Bouddha ne dit pas à multitude des quatre congrégations que certains parmi eux sont déficients. Il ne leur dit pas qu’ils n’atteindront pas la bodhéité dans ce monde Saha parce qu’ils sont tordus ou mauvais d’un certain point de vue. Il dit seulement qu’après un certain temps et après certaines pratiques ils pouvaient être surs d’atteindre l’Éveil. Il n’est jamais question de punition. Ne pourrions-nous pas être aussi bienveillants et doux avec nous-mêmes, tout en nous efforçant d’apporter dans notre vie des changements qui nous donneront la certitude de l’Éveil futur et une vie libérée des souffrances ?

Le chapitre XIV nous prévient de ne pas voir dans ce monde un lieu terrible dévasté par le feu et la souffrance. Il n’y a pas deux mondes existant indépendamment l’un de l’autre ; ils sont concomitants et leur différence dépend de l’état d’esprit de celui qui les regarde, de la façon dont nous vivons les évènements et les interprétons. Le Bouddha n’est pas mort quelque part dans le passé. Tout comme son enseignement, il est réel et vivant aujourd’hui comme lorsque le Sutra du Lotus a été prêché. Notre choix de vie détermine la façon dont nous appréhendons la réalité, celle-ci dépend de notre esprit.  

L’inertie

Comme vous pouvez le constater, ma réflexion porte sur les maladies de l’esprit qui peuvent inhiber ou bloquer notre recherche de l’Éveil. Dans la parabole, les enfants ont perdu l’esprit et certains prennent le médicament et d’autres non. Ceux qui refusent prétendent que le remède est inefficace et ne pourra pas les guérir, malgré l’évidence de la guérison de leurs frères. Dans mon travail à l’hôpital, j’ai souvent à faire à des personnes qui ont passé la majeure partie de leur vie sans se préoccuper de leur santé jusqu’à ce qu’ils tombent brusquement malades. Peut-être ont-ils beaucoup fumé ou bien ont mangé sans se soucier de ce qu’ils avalaient. Il se peut qu’ils aient négligé l’activité physique qui est si importante pour la bonne santé. Il y a tant de choses que l’on peut faire et qui, au jour le jour, semblent avoir peu d’impact négatif mais qui en s’accumulant deviennent néfastes. 

On peut dire la même chose de notre santé spirituelle. Peut-être que certains n’ont pas passé la majeure partie de leur vie à peaufiner les principes moraux et spirituels qui ont guidé leur vie. Il peut arriver qu’un accroc de santé fasse comprendre la nécessité de régler non seulement son mode de vie mais également d'apporter des modifications dans sa spiritualité. Or trop souvent les changements nécessaires s’avèrent assez difficiles. Nous prenons tous des tas d’habitudes au cours de notre existence. Il se trouve que je ne suis pas quelqu’un d’aventureux dans le domaine de la gastronomie. J’avoue être un mangeur peu imaginatif, préférant les plats familiers et évitant l’inconnu. Même si je goûte un plat qui me plait, je trouve plus facile de revenir à mes aliments familiers. Heureusement que ce que je mange me réussit plutôt bien, même si ce n’est pas vraiment ce qu’il y a de meilleur. J’ai toujours préféré ne pas manger de viande, et les aliments gras ne font pas partie de mon régime. Je dois admettre que j’exagère un peu pour ce qui est des fruits. Je ne mange que les bananes et les myrtilles. C’est assez stupide, je sais, mais c’est ce que je préfère. Il y a quelques mois, j’ai acheté un extracteur de jus où on peut tout mettre : trognon, peau, pépins, tout cela. Du coup, je consomme bien plus de fruits et de légumes que je ne l’aurais fait autrement. J’ai toujours préféré les légumes verts aux légumes jaunes, contrairement à mon ami qui n’aimait pas les légumes verts.

Nous avons tous nos préférences et, pour la plupart, cela ne tire pas à conséquence. Alors que nous n’en sommes pas conscients nous accumulons toutefois des causes – ou l’absence de causes. Au fil des ans, un manque d'exercice physique se paye au niveau des muscles, des articulations et des os, et notre esprit rechigne devant un entrainement, pourtant nécessaire, à mesure que nous vieillissons. Si on ajoute à cela une prise de poids, le changement parait de plus en plus difficile et ainsi le cycle se répète. Plus nous continuons à faire quelque chose, plus il est difficile de changer. En physique classique l’inertie d’un corps est définie comme sa résistance à une variation de vitesse ; plus la masse du corps est grande, plus la force requise pour modifier son mouvement sera importante. Il en est de même dans notre vie, sur le plan physique, mental et spirituel. Dans notre pratique, l’inertie peut se manifester de plusieurs façons et selon différentes conditions, l’une d’elles étant une certaine confusion intérieure et même une rigidité mentale due au relâchement de l’attitude spirituelle lors de la pratique. Peut-être qu’un « sommet spirituel » avait été atteint lors d’une activité donnée ou dans sa pratique individuelle mais qu’après s’en est suivi une déflation et que le pratiquant s’est retrouvé face à la réalité et à la rude tâche d'avoir à transformer sa vie.

En d’autres termes, après avoir facilement vécu certaines expériences spirituelles, il faut se résoudre à un dur travail sur soi pour pouvoir prolonger ou revivre ces moments. Or cela pourra s’avérer plus difficile que l’on ne s’y attendait. Nombreux sont ceux qui espèrent un Éveil spirituel fantastique et sont déçus lorsque les résultats sont au mieux banals ou carrément imperceptibles.

Il en va de même pour les maladies physiques. Le plus souvent, les gens viennent à l’hôpital pour être guéris ou réparés et dès qu’ils se sentent mieux reviennent à leurs vielles habitudes, celles qui justement les ont rendus malades. Confrontés à la nécessité de changer, ils refusent la réalité et reproduisent les mêmes schémas de comportement. C’est une des raisons pour lesquelles je ne juge pas ceux qui sont accros à l’alcool ou d’autres drogues. Fondamentalement, c’est le même comportement qu’on peut observer dans différentes couches de la société et, si on y regarde de plus près nous faisons tous la même chose, à part que ce sont d’autres « drogues ». Bien sûr que les drogues sont dangereuses, mais le manque d’exercice et la mauvaise alimentation causent aussi des ravages. Le drogué qui vient se faire désintoxiquer n’est pas très différent de celui qui a un taux de glycémie élevé parce qu’il ne s’en est jamais soucié ou n’a pas surveillé son régime alimentaire. Dès qu’on va mieux, on promet de changer mais face à la dure réalité on estime cela au-dessus de ses forces. Que l’on soit accros à une vie stressante ou au contraire inactive, les changements sont tout aussi difficiles à poursuivre. Allons, soyons honnêtes, c’est dur de changer !

Dans notre pratique bouddhiste nous avons, peut-être, surmonté quelque grand obstacle et ressenti la joie de cette expérience. Et puis, peu de temps après nous sommes confrontés à la rude constatation que ce n’était qu’un obstacle d’une longue série qui nous accompagnera tout au long de la vie, sous une forme ou une autre. A ce moment, notre choix est de même nature que celui du toxicomane, du diabétique ou du malade cardiaque. Qu’allons-nous faire désormais ? Qu’est ce qui nous importe : la bodhéité, la santé ou bien la facilité d’un retour aux vieilles habitudes ? La pratique du bouddhisme n’est pas une garantie d’une petite vie tranquille à l’abri de perturbations. Croire cela serait de la pure fantaisie. Pratiquer le bouddhisme, c’est mettre en œuvre un travail spirituel qui mène par degrés à l’Éveil et faire face aux obstacles qui nous obligent d’avancer et franchir des étapes que sinon nous aurions négligées. C’est pourquoi la médecine du Sutra du Lotus n’est pas toujours à notre gout. Nous n’apprécions pas toujours la pratique et la dévotion, même si nous savons qu’en fin de compte elle a le gout du nectar.

Une autre cause d’inertie peut être le fait que ce que l’on ressent intérieurement soit pour nous plus réel que les résultats concrets qui interviennent dans notre vie. L’inertie est alors la croyance que notre interprétation des évènements est la vérité et la réalité et qu’à la suite de cela nous cherchions à nous détacher de l’aspect matériel de l’existence. Rien n’est plus faux. J’en ai parlé à propos de l’acédie. Mais j’aimerais ajouter maintenant quelques remarques qui complètent l’inertie.

Temporalité – Ichinen Sanzen

Aujourd’hui j’aimerais parler d’ichinen sanzen, les Trois mille mondes-états en un seul instant de pensée. C‘est une théorie bouddhique très complexe souvent réduite à la présentation des dix mondes-états. Mais il y a un aspect de cette théorie que j’aimerais étudier avec vous. Dans un sens, c’est un processus d'autoréalisation. En tous cas, c’est cela qui me parle. Je pense et je repense sans arrêt à quelque chose, l’abordant de divers points de vue. Puis un jour, quelque chose se passe, quelqu’un me pose une question peut-être, et brusquement cela fait tilt et c’est comme une lumière qui se fait dans ma tête.

Les dix mondes-états

La plupart d’entre vous connaissent les dix mondes ; aussi ne vais-je pas les passer en revue un à un. Je voudrais juste insister sur leur mutuelle implication [jikkai gogu, principe de l'école Tiantai, selon lequel chacun des dix mondes-états manifeste, de façon plus ou moins apparente, la présence des neufs autres mondes-états.]

Il existe aux États-Unis une philosophie thérapeutique appelée Système familial intérieur (Internal Family Systems Theory, IFS). C’est un modèle de psychothérapie développé par Richard Schwartz qui considère notre esprit comme constitué de "parties", ou "sous-personnalités", organisées en microsystèmes en fonction de la qualité et des tendances d’une expérience vécue. Je constate une certaine corrélation entre cette approche et la théorie des dix mondes-états. A tout moment, il y a en chacun de nous la présence latente de "mondes-états", ou conditions de vie, tels que l’état d’enfer, de colère*, de faim, d’animalité, et ainsi de suite. Lorsque nous nous trouvons dans l’une de ces conditions, nous pouvons en même temps ressentir n’importe lequel des autres états. Ainsi, lorsque nous sommes dans l’état d’enfer nous gardons la potentialité de l’état d’Éveil. Quand nous nous trouvons dans l’un des ces dix mondes-états, nous voyons le monde, notre environnement et tout ce qui nous arrive de manière fort différente de celle vécue dans un autre de ces mondes-états. Dans un "bon" jour, si, en faisant la cuisine, vous brulez un plat, vous allez considérer cela comme un simple manque de bol et vous recommencerez en sourient. Le même incident qui surviendrait un "mauvais" jour vous ferait hurler, jeter les casseroles par terre et baisser les bras.

Il y a également un autre aspect dont nous ne tenons pas suffisamment compte et qui est l’âge. Vous vous demandez, peut-être, ce que l’âge vient faire là-dedans. Mais réfléchissez bien. Auriez-vous réagi de la même façon aux mêmes évènements à l’âge de trois ans, à dix ans, à vingt ans (pour ceux qui en ont plus) ? Cherchez dans vos souvenirs. Celui que vous êtes aujourd’hui n’est pas le même que vous étiez dans le passé. L’état d’enfer pour un enfant de cinq ans n’est pas le même que celui d’un adolescent.

L’enfer à cinq ans est d’avoir aller se coucher ou de ne pas manger le dessert avant le repas principal. Ou encore d’avoir à réparer une bêtise. A vingt ans, l’enfer peut être une rupture sentimentale, ou bien de ne pas trouver de travail, ou bien de ne pas pouvoir quitter son boulot pour aller à un concert de rock. Pouvez-vous imaginer un enfant de cinq ans souffrir l’enfer parce qu’il n’a pas trouvé de travail ou n’a pas de rendez-vous avec une copine ? Pourtant, quel que soit l’âge de la personne, pour elle l’enfer est un enfer tout ce qu’il y a de plus réel. Les causes de la souffrance peuvent être différentes mais l’enfer est toujours l’enfer.

On peut dire la même chose de la bodhéité ou de n’importe lequel des dix mondes-états. Donc les dix mondes-états non seulement coexistent à tout moment mais leur nature change selon l’âge et les circonstances. Quelle qu'en soit la durée ils ne sont pas fixes; aucun moment n'est fixé dans le temps.

Les dix ainsités ou modes d’expression de la vie. – junyoze

Nous trouvons les dix ainsités dans le chapitre II que nous récitons lors de la pratique. En sino-japonais ce sont les nyo ze que nous répétons trois fois : apparence, nature, entièreté, énergie, actions, causes latentes, causes manifestes, effets latents, effets manifestes, globalité. Est-ce que votre apparence aujourd’hui est la même que celle de vos cinq ou six ans ? En ce qui me concerne, je sais qu’elles sont différentes. Il n’y avait pas toutes ces rides ni ces cheveux blancs. A vingt ans, je vivais à Hawaï, prenant du bon temps tous les jours à la plage, pilotant ma moto, profitant du vent et du soleil. Aujourd’hui je porte les marques de tout cela : des taches de vieillesse et des rides profondes. A vingt ans je me souciais peu de ma peau lisse. N’est ce pas ce que font la plupart des ados, s’imaginant qu’ils auront vingt ans toute leur vie ? Vous ne pensez pas ? Je suis - comme tout le monde - plus grand et plus fort qu’à l’âge de cinq ou dix ans. Ainsi donc l’apparence change avec le temps, comme nous le savons, même si nous l’oublions parfois et pensons que l’adulte de soixante ans est le même que l’enfant qu'il était à huit.

Il en est de même pour notre nature, la tendance de base de notre vie. La personnalité commence à se former vers six, sept ou dix ans. Même maintenant, bien que plus lentement, votre nature change. La pratique bouddhique est le meilleur moyen pour changer notre nature profonde.

Notre nature reflète en grande partie notre apparence, cette dernière pouvant être considérée comme objective alors que la nature est subjective ; elles sont, en tous cas, intimement liées. L’entièreté, nyo ze tai, est ce qui se perçoit de notre self ; on en parle comme de notre "forme" ; nyo ze riki est notre énergie latente, notre potentielle. A dix ans, les potentialités ne sont pas encore manifestes ou, comme pour la plupart des gens, les possibilités sont limitées. Votre "forme" est instable et votre pouvoir minime, contrôlé par vos parents ou vos maitres. A dix ans, vous faites ce que les autres vous commandent de faire et vos actions (nyo ze sa) ne relèvent pas beaucoup de votre initiative. Mais l’enfant accumule pourtant des expériences. Les causes latentes (nyo ze in) et les causes manifestes (ou agents environnementaux, nyo se en) jalonnent nos expériences et influencent la façon dont nous y réagissons. Ainsi, un enfant de huit ans peut être forcé à effectuer une tâche qui est peu de son gout car il n’a aucun pouvoir, qu’il ne contrôle pas son environnement et qu’il ne fait qu’obéir. Ce point est très important à comprendre. Plus tard, cet enfant grandira et comprendra la véritable nature de ce qu’il avait été obligé de faire. Il comprendra que ses actions étaient peut-être immorales ou préjudiciable aux autres. C’est sans doute un exemple extrême mais, à des degrés divers, l’idée peut être appliquée à chacun de nous. Le gamin de huit ans grandit et à quinze ans il traine derrière soi le souvenir de ses actions passées, alors même que dans la réalité, l'enfant de huit ans n’existe plus.

C'est si important que nous récitons trois fois les dix nyo ze. Or ce qui les caractérise, c’est leur temporalité. J’y reviendrai un peu plus bas. S’il vous plaît, soyez indulgents pour ma façon de présenter ainsi un sujet qu’il est difficile d’exposer de façon linéaire.

Pour en finir avec les ainsités, nous avons aussi les effets latents, les effets manifestes ou rétributions et la globalité des modes d’expression de la vie. Comme vous voyez, je ne détaille pas beaucoup chaque ainsité. C’est juste un rappel général.

Enfants, nous créons une foule de causes dont nous recevons des effets tout au long de notre vie. Certains d’entre nous ont appris à mentir de façon efficace, certains ont appris à réagir avec sensibilité aux émotions des autres, ou alors à éviter tout conflit. Aucun enfant ne se rend pratiquement compte qu’il apprend ces choses. L’esprit d’un enfant ne peut pas, comme celui de l’adulte, avoir une telle complexité mentale. Ce processus est du ressort de notre environnement, de nos expériences, de nos caractéristiques physiques et même de notre ADN. Nous sommes des êtres d’une grande complexité. A chaque moment de notre existence, nous créons des causes qui ont différents effets selon les circonstances.

Prenons l’exemple d’un gamin de dix ans. Sa façon de se mettre en colère ne se manifeste pas de la même manière que celle d’un homme de trente ans ; n’est ce pas ? D’accord, il y a quelques similitudes mais j'imagine mal un trentenaire se rouler par terre en suffoquant. C’est un comportement que l’on a à dix ans, pas à trente.

Un adulte de trente ans est plus à même d'aller se saouler et provoquer une bagarre, alors qu’en général, un enfant de dix ans n’est pas capable de le faire. Un trentenaire peut blesser quelqu’un, tout comme un enfant de dix ans mais les dégâts que ce dernier peut occasionner sont inférieurs à ceux d’un adulte. Même le remord change à mesure que nous vieillissons et devenons plus conscients du tort que nous avons pu causer.

La triple vérité – santai : ku, ke, chu

Ce concept est probablement un des plus difficiles à expliquer et à comprendre, et je ferai sans doute une pauvre performance mais, tant pis, je vais faire de mon mieux. La traduction courante est ku : vacuité, ke : temporalité et chu : voie du milieu. Les différentes écoles bouddhistes en donnent différentes interprétations. Comme pour tout ce qui précède, j’expose là une compréhension personnelle, tel que je suis en ce moment, et tels que vous êtes en ce moment. Aujourd’hui nous portons tous en nous les souvenirs de notre passé. Nous savons plus ou moins ce que nous avons fait pendant l’enfance. Nous avons tous des souvenirs. Ces souvenirs varient selon la façon dons nous avons appris à réagir et ils changent à mesure que nous grandissons et murissons. Par exemple, le souvenir de mes relations avec mes parents décédés et de la manière dont ils éduquaient l’enfant que j’étais a drastiquement changé il y a deux ans, alors qu’ils étaient déjà morts depuis un certain temps. J’ai pu voir certaines actions de mes parents sous un jour différent grâce à une idée qui m’avait été soufflée. Les faits datant d’il y a quarante ans m’apparurent sous un angle nouveau, si bien que l’effet de ces causes a lui aussi changé. Bien sûr, le changement intervint uniquement dans mon esprit. Alors que ces causes paraissaient fixes et immuables étaient, en fait, parfaitement modulables. Elles sont en même temps inscrites dans le temps et non-existantes en soi, "vides". Ces causes n’existent plus, ce sont seulement des souvenirs ; or les souvenirs, même mille fois ressassés, peuvent être modifiés. La cause originelle est ku, vacuité, le souvenir est ke, temporaire et modifiable et la voie du milieu est la compréhension que les deux, ku et ke sont des réalités qui existent au même moment.

Et un autre exemple. C’est l’histoire qui m’a été racontée pas une de mes amies. Elle va reconnaitre son histoire et ses proches en feront autant. En fait, c’est l’histoire de pas mal de gens et peut nous faire réfléchir. Enfant durant la Seconde Guerre mondiale, elle a dû trier les vêtements de Juifs gazés dans les camps de concentration. Bien sûr, nous sommes tous au courant des horreurs et des atrocités de cette époque. Alors que cette enfant effectuait ce travail pour avoir le droit de survivre, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle faisait. Comme souvent enfants elle en avait fait un jeu. Avec les autres enfants de déportés qui travaillaient là elle plaisantait et se moquait de différents vêtements. C’est comme ça que nous agissons dans notre enfance. A cet âge nous n’avons pas les structures mentales nécessaires pour des raisonnements complexes. Le jeu est une technique de survie. Pensez à ces personnes qui sont tout le temps dans l’autodérision alors même qu’elles sont dans une grande douleur. Le rire fait paraitre la souffrance plus légère. Maintenant, plus de soixante-dix ans plus tard, elle n’est plus une enfant de 8 ans mais une femme qui a acquis savoir et sagesse, mais elle porte encore le l'empreinte de cette fillette qui a marqué toute sa vie. L’enfant de huit ans existe encore et en même temps n’existe pas. Où que nous regardions nous ne verrons jamais l’enfant de huit ans. Nous pouvons avoir la preuve de  son existence par des photos ou des récits mais l’enfant n’a plus de réalité physique. Il en est de même pour l'octogénaire. En regardant les photos de la fillette nous ne pouvons pas voir la femme âgée actuelle ; la petite fille qu’elle a été est maintenant seulement une virtualité.

J’espère que ce n’est pas trop difficile à comprendre. Pourtant c’est un des aspects de la doctrine d’ichinen sanzen, malheureusement trop souvent négligé.

D’après la théorie IFS, notre self est organisé en plusieurs microsystèmes appelés "parties" ou "sous-personnalités" qui se définissent par des caractéristiques telles que la compassion, la connectivité, la concentration, la convergence, la créativité et un tas d’autres mots en "c" pour ne parler que de cette lettre. Toutes ces caractéristiques décrivent le self profond de l’individu. Je trouve qu’il y a là une grande similitude avec la complexité de l’inclusion mutuelle (jikkai gogu) et avec la bodhéité. Les parties (sous-personnalités) qui gravitent autour du self central sont les différentes facettes de ce self.

En ce qui me concerne, une de ces sous-personnalités est un "garçon de dix ans" qui a pris des coups, a été humilié et abreuvé de remarques sur sa nullité. Il y a aussi l’ado de vingt ans qui se prenait pour un gros loubard, un vrai dur, qui ne s’en laisse pas compter. Il y a aussi le gars-bouddha qui expérimente l’empathie et qui souffre réellement en ressentant pour de bon la douleur des autres. Il y a aussi beaucoup de sous-personnalités que j’ai développées comme techniques de survie ou comme conséquences de la croissance intérieure. Mais, s’il vous plaît, ne confondez pas cela avec la personnalité éclatée (trouble dissociatif de l’identité) qui est tout à fait autre chose. Dans l’IFS, il y a une totale intégration de toutes les parties ou, dans le langage bouddhiste, tous les trois mille mondes-états de l’esprit présents au même moment, interconnectés et communiquant entre eux.  

Revenons maintenant à notre octogénaire qui encore aujourd’hui est marquée par le souvenir de ses huit ans. La femme d’aujourd’hui possède des outils qu’elle n’avait pas à l’époque. La petite fille n’avait ni les compétences ni les possibilités de la femme âgée. Maintenant, prenons les dix ainsités. Imaginez celles de la fillette et celles de la femme âgée. C’est pas mal différent, n’est-ce pas ? La fillette de 8 ans a, bien sûr, existé mais n’est maintenant qu’un souvenir. L’enfant d’alors a une influence sur la femme d’aujourd’hui, alors qu’il n’y aucune force qui s’exerce en ce moment ; on peut même dire que la fillette est morte. Il y a bien longtemps qu’elle est morte, même si elle n’a pas de tombe. A sa place il y a eu une multitude de femmes, ses réincarnations si vous voulez, qui sont venues et sont parties.

Le processus de réincarnation, le cycle naissance-mort a lieu à chaque instant, indéfiniment, sans interruption. Alors qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? C’est là qu’intervient la notion de chu, la voie moyenne. Les deux sont tout aussi réels qu’irréels. Est-ce que la femme de 80 ans peut toucher celle qui en a 8 ? Certes, par moments l’enfant peut être douloureusement présente mais en réalité où se trouve-t-elle ? Nul ne peut la voir.

Nous avons tous vécu cela, des choses qui nous sont arrivées, des choses que nous avons faites à différentes époques de notre vie. Nous en regrettons certaines et nous sommes fiers des autres. Mais toujours elles existent et en même temps elles n’existent plus, elles sont là et ne sont plus là. La vie est quelque chose de fluide alors que nous aimerions qu’elle soit fixe et immuable.

Comment faire alors ? Je pense que la pratique bouddhiste nous incite à comprendre la vraie nature de notre existence qui est continuellement transitoire, toujours changeante, toujours en train de mourir et de renaitre, à chaque souffle de l’instant présent. C’est assez fou, n’est-ce pas ? Alors, dès aujourd’hui je fais la paix avec mon passé. Ce n’est plus moi, celui qui a été il y a soixante ans et je ne suis pas celui qui sera dans une semaine. Je suis responsable de mes actions dans le présent mais n’ai aucun contrôle sur ce qu’il y a eu dans le passé. C’est seulement le moment présent qui me permet de vivre les effets des causes passées. C’est seulement au présent que je peux décider comment je veux vivre dans le futur. D’une certaine manière le passé n’existe pas vraiment alors que nous y accrochons comme si c’était la vie/mort, la vérité. Le passé, c’est seulement la mort et le présent, la vie. La fillette de 8 ans n’a de pouvoir que dans la mesure où la femme âgée le lui permet.

Nous sommes tous conviés à vivre en amitié avec notre passé, avec notre self passé, nos expériences passées, nos causes passées. Ce n’est pas à nous de porter un jugement sur les actions de nos différents selfs du passé. Ce ne pas la pratique bouddhique. C’est même incompatible avec le bouddhisme qui nous incite à vivre intelligemment la voie moyenne.  

J’aurais encore tellement de choses à dire mais je pense que j’ai déjà été assez long. Je vous remercie de m’avoir accordé votre temps et votre attention. N’hésitez pas à me poser des questions, elles sont bénéfique pour faire avancer ma réflexion.

Prenez soin de vous.

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