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Nagarjuna et la Voie du milieu

causerie au Centre de Sceaux, le 30 janvier 1982 par
Guy Bugault,
professeur de philosophie indienne à la Sorbonne (Paris IV)

 

Nous sommes convenus de parler ce soir de Nagarjuna (Ryuju) que je fréquente à travers ses textes depuis plusieurs années. J'ai cru comprendre que Nichiren et la communauté Nichiren se rattachaient directement au Saddharmapundarikasutra (Hokekyo) ou Sutra du Lotus qui est un des textes centraux du Mahayana. Il est certain que l'ombre du Madhyamaka (Chugan-ha) c'est-à-dire de l'école du milieu (dont le fondateur, aux environs du IIe ou IIIe siècle de notre ère, est Nagarjuna), se porte sur l'ensemble du Mahayana, avec bien entendu des adaptations, des accommodements.

En effet, Nagarjuna fait partie de la chaîne qui, du Bouddha à Kumarajiva (Raju), deuxième moitié du IVe siècle, à l'école Tiantai (Tendai) en Chine vers le VIe siècle, et jusqu'au Japon avec Saicho vers le VIIIe ou IXe siècle, aboutit à Nichiren au XIIIe siècle et enfin jusqu'au XXe siècle. J'ai vu, en effet, qu'il y avait une chaîne continue - avec des adaptations - d'un certain bouddhisme indien à la Chine, puis de la Chine réexporté en Corée et au Japon, et réexporté maintenant en Europe.

Le Bouddha n'a jamais interdit aux gens qui devenaient bouddhistes de continuer leur ancien culte ; simplement, il leur disait : « Cela peut vous donner un certain nombre d’avantages, mais ce n’est pas le chemin du nirvana

Le bouddhisme a donc su s’acclimater un peu partout grâce à cela et aussi au fait qu'il n'exige aucun a priori théologique, mystique ou religieux. Il suffit de se soumettre à la raison et à l'expérience - les deux instruments du bouddhisme. Il a par conséquent une très grande force d'adaptation.

Mais, même en Inde, le bouddhisme a subi dans l'espace et dans le temps de très grandes évolutions ; et ces hommes qui devaient se consacrer au si1ence - je parle surtout des moines - ont beaucoup écrit, beaucoup parlé sur le silence (la nature humaine prend ainsi sa revanche), et il existe des divisions dans le bouddhisme ancien et même des schismes. Le Grand Véhicule, en revanche, n'est pas un schisme par rapport au bouddhisme ancien. Les moines des deux obédiences pouvaient très bien vivre ensemble dans certains monastères et bien s'entendre. C'est un éclairage différent, une projection différente sur le même décor, comme lorsqu'au théâtre les feux s'allument différemment et que les choses se métamorphosent un peu sous le regard. Mais il y a eu dans le bouddhisme ancien des fissures, des schismes dans la communauté, et c'est un des péchés qui vous emmènent en enfer. Même en Inde, donc, il y a eu des évolutions et quelquefois des batailles.

Malgré tout, toujours et partout le bouddhisme est resté la Voie du milieu. Ce qui a varié, ce sont les extrêmes entre lesquels il s'est situé. Au début - les textes pâlis nous le rapportent - cela a consisté pour le Bouddha à trouver une Voie du milieu entre l'excès des austérités et des macérations d'une part et la vie de jouissance et de luxe d'autre part. Ni l'un ni l'autre ne menaient évidemment au nirvana. Mais ce n'est pas d'emblée évident, car le futur Bouddha a mené un yoga et un tapas, c’est-à-dire des austérités extrêmement violentes, pendant des années à 1'école de certains maîtres. Voilà donc la première Voie du milieu entre deux extrêmes, l'excès de plaisir et 1'excès de macération.

Et puis constamment, quand on a demandé au Bouddha si 1'on était déterminé par un fatalisme absolu ou bien si l'on était absolument libre, il a toujours répondu qu'on n'était ni l'un ni l'autre. La loi du karma nous enseigne que la vie présente résulte de nos actes passés ; mais, alors que les masses indiennes en ont tiré une leçon de fatalisme, les hommes forts - et le Bouddha en fut un - se sont dit : "Si mon passé a déterminé mon présent, il serait illogique que mon présent ne détermine pas mon avenir." Par conséquent, là encore, vis-à-vis du fatalisme et de la liberté, le bouddhisme est une Voie du milieu, et la loi du karma est le milieu entre l'accablement fatal sous lequel succombent encore aujourd'hui les masses indiennes et une affirmation que certains philosophes occidentaux ont faite d'une manière absolue et probablement insoutenable de la liberté.

Les textes mentionnent divers aspects de la Voie du milieu où ce sont seulement les extrêmes qui changent. Mais le Bouddha, de son vivant, a donné un enseignement tout à fait majeur à l'un de ses disciples qui s'appelait Katyayana (Kasennen). Vous devez connaître le Katyayanasutra qui se trouve dans les Nikaya, c'est-à-dire le corpus des moines theravadas de Ceylan. Là, le Bouddha résume finalement tous les excès possibles et donc la Voie du milieu entre les extrêmes comme ceci : "Dire : 'il y a', ô Katyayana , c'est un extrême ; dire : 'il n'y a pas', c'est un autre extrême." Le premier extrême est celui des brahmanes qui affirment l'ontologie*, l'être plein à la manière presque parménidienne*, divinisé. L'autre extrême est celui des matérialistes* ; on est alors nihiliste*. Le bouddhisme passe entre les deux extrêmes.

Nagarjuna, six ou sept siècles après le parinirvana, a voulu revenir à l'orthodoxie écrite ou non - que personne ne pourra prouver - du Bouddha, justement sur ce point. Finalement, pour les madhyamika, la Voie du milieu passe entre affirmer qu'il y a quelque chose et affirmer qu'il n'y a rien. Ce n'est pas par hasard qu'ils s'intitulent "partisans de la Voie du milieu". Et ils s'estiment parfaitement orthodoxes. Ceux qui ne les trouvent pas orthodoxes les appellent "sunyavadin"*, c'est-à-dire "partisans du vide". Nous essaierons avec les textes de Nagarjuna de dissiper le malentendu.

Tout cela est un préambule pour dire que nous ne sortons pas du bouddhisme primordial en revenant à la Voie du milieu. Mais avant de montrer dans quelle situation historique Nagarjuna et ses descendants ont été amenés à revenir aux sources, il faudrait évidemment montrer ce qui s'est interposé entre les deux. Pour le faire, j'ai besoin que nous fassions un rappel des deux grands piliers de la doctrine-médecine bouddhique, puisque nous sommes bien d'accord qu'il n'y a pas de dogme spéculatif dans l'enseignement du Bouddha. C'est un médecin ; il s'intitule Bhaisajyaguru, maître en médicaments, et Walpola Rahula* traduit d'une façon audacieuse mais tout à fait exacte "docteur en médecine". C'est un des très nombreux surnoms du Bouddha.

Voyons donc comment s'agencent les deux grands piliers de la doctrine-médecine bouddhique. André Bareau* subodore qu'il y a deux commencements doctrinaux dans le bouddhisme. C'est très possible, en effet, que ce ne se soit pas constitué d'un coup. Si c'est vrai, il faudra convenir d'une chose, c'est que le raccord a été fait avec une telle perfection qu'on ne s'en aperçoit pas.

Le premier pilier est le sermon de Bénarès qui énonce les Quatre nobles vérités que je résume très vite.
Sarvam duhkham : tout est douleur. Plus exactement, tout est mal-être ; c'est le contraire de bien-être. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des plaisirs et des joies, mais il y a toujours un certain malaise et sa conséquence est 1'instabilité. Dans le dictionnaire de Littré, mal-être comporte trois rubriques : le mal-être physique, puis une sourde angoisse, un peu d'anxiété, et puis, à la fin du mois, le mal-être financier... C'est notre portrait, je n'insiste pas. Voilà le diagnostic. Vous savez ce qu'est un schéma médical : 1° diagnostic, 2° étiologie, 3° pronostic, 4° ordonnance. Ce n'est pas le Bouddha qui l'a inventé ; c'était à la mode à son époque dans tout le bassin moyen du Gange. Des masses d'ascètes-médecins se promenaient. C'est l'illusion de l'histoire de retenir seulement ceux qui ont dominé les autres.

2° Quelle est l'origine de ce mal-être ? C'est la soif (trsna).

3° Pour arrêter la douleur, il faut arriver à l'extinction du moi-qui-souffre-et-qui-transmigre. Soigner le malade, ici, c'est aussi lui donner ou lui enlever plus que ce qu’il demande.

4° L'astanga marga est la prescription des huit ordonnances, qu'on regroupe très facilement d'après les textes bouddhiques en trois : sila, samadhi* et prajna.

Sila, c'est mettre en ordre la conduite ; c'est la morale, mais sans moralisme. Samadhi* c'est la pensée recueillie et concentrée, à tous les degrés, depuis les enfants qui arrivent à la maternelle et qui mettent parfois quelques jours à rester assis. Prajna, c'est l'intelligence au service de la sagesse, la prajna est science et sagesse. Dans cette ordonnance, jamais l'un des trois membres n'est séparé des deux autres. C'est pourquoi le bouddhisme n'est pas une philosophie. Ce n'est pas non plus un yoga sauvage ni un moralisme. Les trois sont toujours associés.

L'autre pilier du bouddhisme est la doctrine de la production conditionnée (pratityasamutpada, engi). J'en rappelle très brièvement le théorème qui s'énonce ainsi : "Ceci étant, cela se produit. Ceci n'étant plus, cela disparaît." C'est x et y ; x étant là, y survient. S'il y avait des variations quantitatives, on pourrait dire que c'est de l'algèbre. Dans la littérature mondiale, c'est la première fois que je vois noir sur blanc inscrite la découverte de l'idée de loi ou de fonction. C'est capital dans l'histoire de l'humanité. Cela n'a l'air de rien mais cela va exactement à l'envers de notre pensée habituelle, y est fonction de x. Appliqué à la vie humaine, car le Bouddha ne faisait pas de spéculations, il a dit : "Je vais rendre compte du cycle de la vie humaine, de la roue de la vie en douze bhavana*, douze épisodes, douze connexions. C'est la doctrine de la production conditionnée.

Voici comment la greffe a été faite - si c'est un greffe - voici en tout cas l'articulation logique : ce n'est jamais que le développement et l'approfondissement de la deuxième Noble vérité.

Vous vous rappelez que dans sa recherche le Bouddha est parti du problème de la vieillesse et de la mort. Il est remonté à la naissance puis à l'existence, à l'appropriation, la soif, la sensibilité affective, le contact, les six domaines des sens, 1'individualité, puis la conscience embryonnaire, les tendances à l’action et enfin l’ignorance. Il a d'abord exposé cette production conditionnée dans le sens régressif, pour retourner aux origines. Comme c'est incompréhensible ainsi, on a préféré la plupart du temps énoncer cela dans le sens descendant. Mais pour quelqu'un qui pratique le bouddhisme, on part dans le sens régressif. Personne n'a encore compris la doctrine de la production conditionnée. Il faudrait être un bouddha. Il y a des moments où l’on comprend quelque chose, puis une zone d'ombre ; ensuite, on approfondit.

Les douze bhavana* : 1° On a dit que l'origine du mal-être était la soif (trsna). Mais si l'on veut approfondir, à l'origine de tout, il y a avidya, l'ignorance. Donc, si nous sommes là, c’est qu’il y a à l'origine de tous les êtres une ignorance fondamentale, radicale. Je ne dirais pas métaphysique car il n'y a pas de métaphysique dans le bouddhisme, mais c'est quand même quelque chose qui se perd dans la nuit, insondable. Supposez que nos parents aient réfléchi, nous ne serions peut-être pas là. On dit que dans la vie il y a toujours un quart d'heure qui ne nous appartient pas. Ou alors on fait une chose, et puis, après coup, on se dit : «Si j’avais su…» Voilà l’ignorance, vécue comme rétrospective existentiellement. A l'origine de tout, il y a un non-savoir qui nous fait prendre le pur pour l’impur, le non-soi pour le soi, 1'impermanent pour le permanent, et ainsi de suite.

2° Sur ce fond naissent des tendances à l'action (samskara, gyo) qui peuvent être conscientes ou subconscientes, voire inconscientes. La psychologie du bouddhisme est une psychologie de l'inconscient en avance de vingt siècles sur ce qui se passe en Occident et qui s'accroche autour des samskara. La racine KR veut dire "agir". "Ah ! si j'avais su, je n'aurais pas fait ça !" C'est bien une étude de l'action et de la loi du karma.

3° L'une des choses les plus mystérieuses : puisqu’il y a eu des tendances à agir, il y a la formation d'une conscience embryonnaire (vijnana, shiki) dont la racine est la même que gnose. Et l'on est très ennuyé, puisqu' aucun être n’est encore né, de parler de conscience. Donc je joue sur le double sens du mot français "conception". Nous sommes ici dans le sein de la mère et il semble qu'une conscience embryonnaire se forme. Tout cela est la vie prénatale.

4° C'est quelque chose de tout à fait panindien que le couple nama-rupa qui signifie forme, relief, couleur (rupa) qui est immatériel ou subtil (nama) ; le nom est tout ce qui est du côté de la conscience. Nama-rupa, au fond, est l’individualité. Un être individuel prend forme.

5° Il va s'équiper des six ayatana : les domaines des cinq sens plus l'organe mental (citta), la pensée. Pour la vue, l’objet est forme, relief, couleur ; pour l’oreille, ce sont les sons ; et pour la pensée, ce sont les dharmas. On pourrait presque résumer le bouddhisme par le mot "Dharma" (c'est le saddharma, la Loi authentique), tantôt au pluriel : les dharmas; c’est le cas ici.

Sparsa : c'est le toucher mais il désigne toutes les sensations externes, toutes les informations qui nous viennent par les sens. Pourquoi a-t-on pris comme prototype le toucher ? Parce qu'au fond, nous sommes tous comme saint Thomas ; si l'on croit voir quelque chose et qu'on a un doute, on va se précipiter pour voir si c'est vrai. Donc le toucher ici désigne toutes les informations qui viennent par les sens.

Vedana, qu'on traduit souvent par "sensation" - et c'est un contresens - est le retentissement affectif des sensations sur notre sensibilité : c'est agréable ou désagréable, contrariant ou ça nous met en euphorie. C'est l'affectivité et non pas le domaine sensoriel à proprement parler. C'est la sensibilité intime. Et c'est très important dans le bouddhisme, car ce qui détermine à agir est fonction de ce qui nous plaît ou nous déplaît.

8° Seulement maintenant en n°8 - et c'est un étonnement dont je ne suis pas encore sorti tout à fait - la soif (trsna). Dans le sermon de Bénarès, qui est peut-être un enseignement exotérique, ce qui était n°l est ici n°8. Nous savons que dans le bouddhisme, il n'y a pas de n°l, pas de commencement absolu. N'empêche que s’adressant à des hommes faibles d'esprit, une fois le Bouddha a dit que la soif était au début, une autre fois il est remonté beaucoup plus haut, en disant – traduisons familièrement - que c'était la bêtise (avidya). Vous voyez qu'il y a un approfondissement considérable. Avant, on voyait la soif sur la margelle et, là, il faut aller très profondément dans le puits de 1'existence pour la trouver. La soif, c'est le désir, et spécialement le désir sexuel.

9° Quand on a des désirs, on cherche de quoi les satisfaire. On cherche à posséder l’objet qui va les apaiser. Et c’est l'appropriation (upadana). On désire devenir propriétaire. On dit "moi" et on dit "à moi". On se marie, on tient à son conjoint. C’est l'appropriation car on se dit : "Je tiens là la clé de la répétition de l'apaisement des désirs, de l’affectivité agréable, etc." Toute la société, au fond, roule là-dessus.

10° Bhava, c'est l’existence en devenir. A partir de là, la roue se met en route.

11° Jati, c'est la naissance ; nous sortons de la vie prénatale.

12° Jara-marana : la vieillesse et la mort.

Voilà donc brièvement résumée la production conditionnée.
J'ai encore une petite chose à ajouter sur nama-rupa. Des Quatre nobles vérités, seule la deuxième nous intéresse aujourd'hui et, dans la production conditionnée, principalement nama-rupa. Nama-rupa, c'est l'individu, équipé 1° d'une forme physique (rupa, shiki), 2° d'une sensibilité affective (vedana, ju), 3° d'un logiciel (samjna, so). Par exemple l'enfant qui grandit - puis l'adulte - a un certain nombre de perceptions. Il peut dire : "Ça, c'est une chaise." Il en a la perception visuelle, tactile ; il sait aussi à quoi elle sert, il en a donc un concept pratique et, enfin, il peut la nommer. Si l'on en a besoin, on dit : "Voulez-vous m'avancer un siège? " C'est quand même très commode. Quand on est à l'étranger, on se rend compte que tout cet équipement est prodigieux. Ce logiciel est donc percept, concept et nom. Tout le langage, tout le dictionnaire. Nous sommes constitués avec ça et nous trouvons là aussi un très grand obstacle pour nous en servir sans en être esclave. C'est la culture au sens anthropologique du terme. 4° Samskra (gyo), les tendances à l’action et 5° vijnana (shi-ki), que nous connaissons déjà.

Tout cela représente l'individu qu'on appelle nama-rupa et qui est le résultat de la conjonction des cinq skandha (go'on) que nous venons de voir, c'est-à-dire des cinq éléments porteurs de l'individualité psychosomatique.

Une petite parenthèse : Nagarjuna s'intéresse très peu au sermon de Bénarès. Il n'en parle que pour dire que c'est exotérique. C'est tout juste s'il ne dit pas que c'est pour les simples. Par contre, quand il salue le Bouddha au début des Madhyamakakarika (Stances de la Voie du milieu), il annonce bien la couleur : "Je salue le meilleur, le plus grand des maîtres, celui qui a enseigné la production conditionnée." Tout Nagarjuna est là-dedans.

L'individu psychosomatique que nous prenons pour une entité, surtout lorsqu'il s'agit de nous-même, une substance, le bouddhisme nous enseigne que ça n'est que la réunion des cinq éléments qui se dissocient ensuite et qui n'ont pas de réalité substantielle.

Nous avons ici résumé - dans les douze bhavana* de la production conditionnée et les cinq éléments constitutifs de 1'individu - tout le matériel strict pour comprendre le bouddhisme. On peut tout reconstruire à partir de là.

Je me suis amusé à relever quels sont les mots qui reviennent. Samskara, les tendances à agir, vient en n° 2 dans la doctrine de la production conditionnée et en n°4 dans la doctrine de l'individu. Ce sont des problèmes très difficiles ; le Bouddha, lui, voyait certainement très clair dans tout cela et je crois que c’est parfaitement rationnel. Vijnana en n°3 de la production conditionnée se retrouve en n°5 des skandha. Nama-rupa est en n°4 dans la production conditionnée. Rupa est le premier skandha (go'on) et nama, c'est tout le reste. Vedana vient en n°7 de la production conditionnée et en n°2 des skandha. Voilà un certain nombre de mystères que je n'ai pas tout à fait résolus. On ne peut pas tout comprendre par les 1ivres et les exposés.

Je vous lis maintenant la stance dédicatoire des Madhyamakakarika : "Celui qui nous a enseigné la production conditionnée, apaisement béni des dispersions phénoménales (c'est-à-dire apaisement des bavardages, des discussions et de la multiplicité), à lui le meilleur des enseignants, je rends hommage, lui qui nous a enseigné la doctrine de la production conditionnée : il n'y a ni arrêt ni production (au sens d'émergence), ni interruption ni permanence, ni unité ni multiplicité, ni arrivée ni départ." Le dernier mot des Madhyamakakarika est également dédié "à celui qui nous a enseigné le saddharma (la Loi authentique) pour éliminer toutes les vues fausses", et nous montrer le saddharma, c'est-à-dire la doctrine de la production conditionnée.

Donc, au début et à la fin, Nagarjuna a un accent dévotionnel bien normal, il s'incline devant le maître en disant bien lequel : en tant qu'il nous a enseigné la doctrine de la production conditionnée qui, en effet, est une doctrine de la vacuité. Car si les choses ont une genèse et qu’elles sont dépendantes, on ne peut plus professer que les choses existent par elles-mêmes, comme nous le croyons spontanément dans la vie courante, moi le premier et nous tous. Là, on s’aperçoit que ce n’est pas une existence ontologique absolue et combien le moi, finalement, n'est qu'une espèce de coagulation de cinq groupes différents : les skandha.

Pourquoi Nagarjuna a-t-il éprouvé le besoin, lui bouddhiste, donc tenant implicite de la Voie du milieu, de fonder une école qui s'appelle la Voie du milieu ? C’est qu’à son avis certains de ses coreligionnaires avaient perdu pied. La situation de Nagarjuna est la suivante. Le Bouddha a vécu, à quelques années près, de 560 à 480 avant notre ère. Nagarjuna se situe sans doute au IIe ou IIIe siècles de notre ère. Il s’est donc écoulé six ou sept siècles.

On peut imaginer que dans la communauté des moines, on a beaucoup discuté. En effet, les hommes ont dû éprouver le besoin de mettre de l'ordre dans leurs expériences. Une des grandes activités de 1' humanité est une activité classificatoire. Parmi les moines qui, au long des siècles s’engageaient sur le chemin ardu de la loi bouddhique, beaucoup n’arrivaient pas à grand-chose ou faisaient de petits pas. Ils avaient des textes qui présentent la caractéristique suivante. Ce sont 1es textes pâlis, les plus anciens, fixés par écrit à Ceylan, deux à trois siècles après la mort du Bouddha. On peut penser qu'ils reflètent assez exactement son enseignement. Chacun de ces sutras commence par la formule suivante : "Voici ce que j'ai entendu en telle circonstance", c'est-à-dire s’adressant à tel personnage, en tel lieu, à telle occasion. N'oublions pas que le Bouddha est un médecin et, quand on va voir un médecin, il demande ce qui ne va pas. En fonction de la plainte du patient pour qui il y a du duhkha*, le Bouddha articule des réponses qui ne sont pas forcément les mêmes dans tous les cas. C’est dire que les moines, après la mort de leur maître, se sont trouvés devant des textes qui ne disaient pas la même chose.

Par exemple, devant le moine Vacchagotta qui, en présence d'Ananda, demande s’il y a un principe spirituel qui subsiste après la mort, le Bouddha se résigne à dire : "Je ne peux pas dire qu'il n'y a pas de principe spirituel. " Quand Vacchagotta est parti, le Bouddha, plein de scrupules, se tourne vers son secrétaire et lui dit à peu près : "Ecoute, Ananda, je ne pouvais pas lui dire le contraire. Il aurait pu être tenté de faire des viols, des vols, des meurtres, d'être sans foi ni loi, et quel karma il allait accumuler !" On voit souvent le Bouddha donner une réponse en situation. C'est une pratique, et non une spéculation, donc les réponses sont adaptées. Voilà déjà une raison pour laquelle les moines ont essayé de mettre de l'ordre dans les réponses qu’a pu donner le Bouddha.

Deuxièmement, il y a des cas où il refuse de répondre. Quelquefois il répond par un sourire, et quelquefois il ne répond pas du tout. On a ensuite fait le compte de ces questions – au fond ces moines font un travail de bibliothécaires - et on en a trouvé quatorze. Par exemple, l'arhat (le saint) survit-il après la mort ? Est-il anéanti ?

La troisième raison est que les bibliothécaires aiment bien avoir des fiches et des tiroirs parce qu'on peut consulter très vite. Qu'est-ce que le Bouddha a dit sur le Dharma, sur les dharmas, sur jati* ou bhava* ? Ils ont fait un travail d'intellectuels, moitié de philologues et moitié de philosophes, et ils ont extrait des enseignements en situation un certain nombre de termes avec les réponses, et ils ont mis ça dans leurs tiroirs.

Voici donc les trois raisons principales : les réponses qui divergeaient, les cas où le Bouddha ne répond pas, et la commodité d'aller consulter le fichier. Les moines ont ainsi constitué une véritable scolastique. C'est l'Abhidharma : une réflexion sur le Dharma. C'est aussi un super-dharma, une espèce - ô horreur - de métaphysique. En tout cas, c'est un travail d’école, qui les occupait les jours de pluie ! Si bien qu'il y a deux ou trois corbeilles, le Suttapitaka (les dits du Bouddha), le Vinayapitaka (la règle disciplinaire) et 1'Abhidharma-pitaka. Mais ceux qui s'en tiennent aux sutras disent qu'il n'y en a que deux, et je crois que Nagarjuna est de cet avis.

Nagarjuna est donc un homme attaché à la Voie du milieu mais qui se trouve, six ou sept siècles après, face à une montagne de documents scolastiques. Dans 1'Abhidharma, il y a quantité d'entités qui deviennent des abstractions véritables, comme le temps, la matière, etc. Comme dans la scolastique médiévale, il y a des piles et des piles d’abstractions, mais solidifiées, que les gens manipulent comme des êtres. Se trouvant devant tout ça, Nagarjuna donne un grand coup de balai.

Dans son oeuvre principale, "Les Stances de la Voie du milieu", il dialogue d'une manière polémique, principalement avec ses coreligionnaires, les Abhidharmika, pour leur dire : "Vous prenez des hypostases* pour des êtres réels et vous êtes à l’antipode de l'enseignement du Bouddha. Il faut revenir aux sutras et à la Voie du milieu." C'est la mission que Nagarjuna s’est assignée.

Chaque fois qu’il paraît audacieux - car audacieux, il l’est - je suis allé voir dans les sutras pâlis et j’ai trouvé des textes qui disaient la même chose que lui, mais sans combattre - et pour cause - les Abhidharmika.

Voilà donc la vision que j’ai de Nagarjuna et de sa postérité dans 1'école du milieu.

Nous allons maintenant aborder les principaux sujets de discussion au sein de la communauté des moines.

L'instrument de Nagarjuna est la dialectique. Il écoute la scolastique parler, puis il dit : "Vous avez dit ? Examinons votre énoncé." La discussion ne se situe pas au niveau des choses mais à celui du discours, d'un énoncé. Platon, dans "Le Sophiste", fait la même chose. Donc l'instrument par lequel Nagarjuna va essayer de réfuter la sco1astique bouddhique, c'est le dialogue, et plus précisément la dialectique, c'est-à-dire l'art de prendre un énoncé dans la bouche d'autrui et de démontrer que cet énoncé est contradictoire. Il y a deux espèces de contradiction pour un bouddhiste : du côté de 1'expérience ou du côté de la raison. La dialectique de Nagarjuna est donc une tenaille à deux pinces. Tantôt il dit : "Ça ne colle pas." (Ou : ça ne s'attelle pas bien, ce n'est pas jointif.) Beaucoup traduisent : c'est contradictoire. Nagarjuna veut dire : "Vous vous contredites vous-même ; il y a une contradiction interne." Exemple : parler du fils d'une femme stérile. Tantôt il dit, lorsque ce n'est pas en accord avec l'expérience après vérification critique : "Ça ne se trouve pas, ça n'existe pas." Puis il y a des cas intermédiaires fréquents, qui comportent une contradiction logique et une inadaptation aux données de l'expérience ; Nagarjuna emploie alors une troisième formule : "Ça ne tombe pas juste."

Son idée est toujours de revenir à l’enseignement du Bouddha et à la Voie du milieu. Dans le chapitre XV, Nagarjuna cite le Sutra de Katyayana. Un extrême consiste à dire : "il y a". Car montrez-moi une chose dont vous pouvez dire : "Elle existe". Si je prends l’exemple de mes lunettes, je ne peux pas vous faire la démonstration car j'y tiens, mais si je les laissais tomber, vous verriez très bien qu'elles sont réduites en morceaux. D'autre part, on sait qu’elles ont une genèse et une fin, qu'elles ont été composées. Vous pouvez chercher, il n'y a pas de chose dont on puisse dire : "Elle est, sans condition ni restriction". Inversement et a fortiori, impossible de montrer une chose dont on puisse dire : "elle n'est pas".

Tout cela est pour purger l’esprit et faire que l'on soit disponible pour le nirvana et la bodhéité. C’est très utile dans le chemin du nirvana, mais c’est comme une perche pour un perchiste. Il faut s'appuyer dessus puis la lâcher. Il y a une autre comparaison : celui qui apprend à nager. D’abord il y a l’auditeur, celui qui apprend par coeur les sutra ; puis celui qui réfléchit dessus, c'est le philosophe ; tantôt il va du mot à l’idée, tantôt de l’idée au mot. C’est comme un nageur qui tantôt s'accroche à la bouée, tantôt la lâche et se met à nager, mais vite il la reprend. Au troisième stade, il la lâche vraiment.

Le reproche des Abhidharmika à Nagarjuna, c’est qu'ils n'acceptent pas ce coup d'éponge pur et simple. Et Nagarjuna est parfaitement d'accord avec eux. Il leur dit dans le chapitre XXIV (Examen critique des nobles vérités), verset 8 : "C’est en prenant appui sur deux vérités que les bouddha ont enseigné la Loi." En général, Nagarjuna met "bouddha" au pluriel car il y a une chaîne de bouddhas. C'est beaucoup plus satisfaisant dans la perspective du Grand Véhicule, car cela veut dire qu'il y en a eu d'autres avant Siddhartha Gautama et qu'il peut y en avoir d'autres après lui. Le Bouddha n'est pas un nom propre.

Nagarjuna n'a pas dit, comme beaucoup de traductions interprètent, "une double vérité", mais "deux vérités". Car il se trouverait bien un moine qui referait la synthèse des deux et dirait : "Le Dharma, le voilà." Non, il y a deux vérités et quelque chose d'infranchissable entre les deux. Quelles sont-elles ? 1° lokasamvrti satya, la vérité conventionnelle et mondaine, celle qui nous sert tellement dans la vie quotidienne. 2° paramartha, la vérité ultime ou le sens ultime. Comme on trouve un dernier panneau indicateur sur une route, ou le dernier geste indicatif du maître.

Et Nagarjuna continue : "Ceux qui ne discernent pas la ligne de partage entre les deux vérités ne discernent pas la vérité profonde qui est dans l'enseignement du Bouddha." Autrement dit, si l'on croit qu'il y a une vérité et si l'on ne discerne pas les deux plans de vérité, on ne peut pas entrer Nagarjuna poursuit : "Faute de prendre appui sur l'usage de la vie ordinaire, le sens ultime ne peut pas être indiqué." Donc il faut partir du point où nous sommes ; c'est très terre-à-terre. Et si l'on n'a pas pu atteindre le sens ultime, on ne peut pas atteindre le nirvana. Il y a trois choses : l’usage de la vie ordinaire qui conditionne l'atteinte d'un sens ultime, le dernier geste du maître, et si l'on n'a pas compris le dernier geste du maître, aucun espoir d'atteindre le nirvana. Donc Nagarjuna n'est pas fou ; il maintient tous les usages et concepts de la vie ordinaire, mais y compris et surtout pour prendre son élan dans la voie du nirvana. Il répond à ses accusateurs qu'ils ont fait un contresens sur la vacuité (sunyata, ku). Pour eux, c'est un gouffre et un néant.

Dans sarvam duhkham, tout est mal-être, c'est-à-dire qu'il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans la vie, car tout est impermanent (anityam). Même si l'on est heureux, l'on sait que ça ne va pas durer. Voilà la cause du malheur universel. Pourquoi est-ce impermanent ? Parce que - c'est la doctrine de la production conditionnée - tout surgit en contrepartie de causes et de conditions. Les causes et les conditions sont instables et leur rencontre est encore plus instable.

On rend compte du mal-être par l’impermanence, on rend compte de 1'impermanence par la production conditionnée. Et si les choses sont produites selon les conditions, donc ont une genèse et une fin, on peut bien dire qu'aucune d’elles n’a un être en soi et que tout est vide d'être en soi (svabhaba-sunya). C'est cela qui a fait scandale dans le Theravada. Il est certain qu'il y a un très grand danger dans cette formule : le nihilisme, la dépression, ou dire que puisque tout est vide, rien n'a d'importance. Mais attention à l'usage de la vie ordinaire : il faut traverser dans les passages cloutés et pas ailleurs.

Mais il faut lever tout ce qui pouvait scandaliser les coreligionnaires de Nagarjuna. Il y a deux équivoques, l’une sur sarvam (tout, chaque) et l'autre sur sunyam. Tout est vide veut dire n'importe quelle chose est vide et non pas le monde entier est un trou. Ça veut dire : "Montrez-moi une chose qui ne soit pas vide." C'est tout. Et ça change tout.

Deuxièmement, il faut apprendre que sunyam est un abrégé de svabhavasunyam : vide d’être en soi ou de nature propre. Bien sûr, puisque c'est conditionné. On ne tient pas sa réalité de soi-même. On a besoin de boire, de manger, de respirer sans arrêt, d'avoir des échanges affectifs et sociaux.

Nagarjuna reprend, chapitre XXIV, verset 18 : "Ce que nous appelons vacuité n'est en réalité que la production conditionnée." Donc c'est un nom, une image pour la désigner. Il ne faut pas en être dupe. C'est une désignation métaphorique, et non le précipice dans lequel on risque de tomber. En fait, dit Nagarjuna, la vacuité n'est rien d'autre que la Voie du milieu. En effet, on ne dit pas d'une chose qu'elle existe absolument et on ne dit pas, bien entendu, qu'elle n'existe pas. Donc Nagarjuna dégonfle le scandale.

La doctrine des deux vérités est capitale pour comprendre le scandale qui se fait dans la communauté bouddhique et pour chasser le contresens.

Pour un pratiquant, quand on dit que les êtres sont vides d'être en soi, il ne faut pas oublier de se compter dedans. Sinon, le danger est grand de garder son ego et de regarder le monde autour de soi en se disant que tout cela est vide... Il y a aussi un raffinement qui consiste à se dire que les pensées qui nous viennent peuvent être bénéfiques, mais il ne faut pas s'y arrêter ; juste le temps qu'il faut pour s'en servir. Sinon, on est prisonnier des idées. La pensée est une béquille infiniment précieuse, mais il ne faut pas s'y cramponner. Mais j'ai eu l'air de vous présenter cela comme le dernier mot de Nagarjuna. En réalité, c’est l’avant-dernier mot.

Puisqu'il n'y a pas d'être en soi, comment peut-on encore dire : "toute chose est vide" ? Le sarvam (tout) a disparu... C'est-à-dire que Nagarjuna, sans que vous vous en soyez aperçus, a écrit à 1'encre incolore tout le chemin qui reste à faire. Il n’y a plus de sujet à cette phrase. C’est très retors. C’est une dialectique de l'extinction, de 1'évanouissement. Le sujet du devenir, à un moment disparaît, s'éclipse. C'est comme un processus magique. "Magicien" est, d'ailleurs, un des noms du Bouddha. Si vous comprenez que n'importe quoi est vide d'être en soi, le n’importe quoi a disparu. Et pourtant, dans la vie, on dit : "Je suis Monsieur Untel." C’est comme le numéro de téléphone ; c’est très commode, mais je ne suis pas mon numéro de téléphone et je ne vois pas pourquoi je m’identifierais plus à mon nom qu’à mon numéro.

Donc, la doctrine de la production conditionnée est ce qu'on peut dire de mieux, mais il faut bien comprendre que c’est faux. Car il n'y a rien dont on puisse dire quoi que ce soit de substantiel. Mais il ne faut être nihiliste non plus, ce serait une autre erreur.

Le premier chapitre des karika est une critique - ô quelle audace ! - de la production conditionnée. Stance 1 :   "Jamais nulle part au monde on n'a vu quoi que ce soit naître de soi-même ni d’autre chose, ni de la somme des deux, ni non plus sans raison d'être." Le premier membre de la phrase est la conception des brahmanes selon laquelle le Brahman (au neutre, à ne pas confondre avec le prêtre qui est masculin) est né de lui-même. Dans la philosophie chrétienne, on enseigne, surtout depuis le XVIIe siècle, que Dieu est "causa sui", cause de soi-même. Pour Nagarjuna, cela n’a pas de sens. Nulle part on ne voit un être sorti de lui-même. Le voit-on sortir d’un autre que lui ? Non plus. (C'est infranchissable. Je vous laisse ruminer ça.) De la somme des deux, non plus. Mais Nagarjuna n'est pas irrationaliste : on n'a pas vu non plus quelque chose naître sans raison d’être ou sans cause.

Dans le grand chapitre XXV sur le nirvana, Nagarjuna balaie beaucoup d'idées qu’on s’est faites sur le nirvana comme lieu ou paradis, comme néant ou comme être, et il suggère que c’est une expérience et non une chose.

Dans le chapitre XXII, Nagarjuna examine le nirvané*. Il n’y a pas quelqu'un de nirvané. Le Bouddha n'est pas quelqu'un qui survit après la mort, car il n’y a plus de quelqu’un, puisque le quelqu’un s'est justement éteint. Mais si l’on a un peu de piété, on est bien obligé - c'est plus fort que soi - de s'imaginer que le Bouddha survit après la mort. Eh bien non, dit Nagarjuna, ce n’est pas orthodoxe. Le Bouddha est éteint. C'est comme si l'on se demandait où le feu est parti lorsqu'il est éteint. Nulle part, il n'est plus ; on ne peut plus rien en dire.

Les stupas sont faits surtout pour les laïcs. Cela permet à ceux qui ne se détachent pas de tout d'avoir des quasi-reliques. Remarquez, c'est comme les saints chrétiens. Si l'on mettait bout à bout leurs reliques, on obtiendrait un dinosaure. Si l'on comptait tous les stupas de l'Inde, c'est fabuleux. Mais c'est une approche terriblement extérieure.

Il y a le chapitre XVI merveilleux sur le lien et la délivrance. Le bouddhisme supprime quatre catégories : le où et le quand (on les utilise dans la vie pratique, mais ils ont la même importance qu'un numéro de téléphone) et, ce que ne font pas les autres religions, le qui et le quoi. Donc, qui est lié ou délié ? Ce sont des questions absurdes.

Le dernier chapitre, sur les drsti (opinions personnelles), nous concerne tous. Nagarjuna passe en revue toutes les opinions qui sont des hérésies et des causes de schisme dans la communauté. Il y a les hérésies d'anéantissement ou de survie après la mort. Ou aussi : qu'est-ce que j'étais avant ma naissance ? Pour Nagarjuna, ce sont des faux problèmes. Il faut faire une purgation de l’esprit. Ainsi débarrassé de la scolastique, on peut revenir aux sutras et pratiquer la Voie du milieu. C’est la portée de la grande révolution de Nagarjuna, comme un retour aux origines, et qui lance tout le Mahayana, avec des variantes bien sûr - mais le Sutra du Lotus est tout de même largement imprégné de l'école du milieu – et qui renouvelle d’une manière considérable l'élan du bouddhisme, non seulement en Inde mais dans tout le reste de l'Asie et, je le vois maintenant, jusqu'en Europe.

***


REPONSES AUX QUESTIONS POSEES LORS DE LA DISCUSSION


Tout être humain aspire à une vérité ; il a l’espoir de trouver une vérité définitive dont il va être le maître et qu’il va pouvoir mettre dans sa poche. Je crois que nous avons tous l’esprit d’école, de système. Ce serait tellement bien, en effet, de pouvoir présenter à soi-même et aux autres une synthèse et dire : "Voilà la vérité." Mais Nagarjuna a toujours parlé au duel, en disant "les deux vérités". C’est pour prévenir la tentation spéculative et la tentation de reconvertir le bouddhisme, bref d’en faire une pratique et une thérapeutique, dans une représentation spéculative, bref d’en faire une philosophie. Il est plein de philosophie, sans doute, mais jamais coupée de la mise en ordre de la conduite et d’un minimum de yoga. Il ne faut pas retomber dans une structure unidimensionnelle.

Il existe une école chinoise, dérivée de l’école indienne du milieu, qui a réédifié une scolastique dans l’école du milieu. C’est, sous son nom japonais, l’école Sanron. Ses partisans ont cru qu’on ne pouvait rester à deux vérités et ils les ont fait converger vers une troisième vérité.

Vous le savez, les bouddhistes ont des manières de raisonner qui ne sont pas celles d’Aristote (c’est-à-dire principe de contradiction, principe du tiers exclu, etc.) et nous, nous avons une façon de raisonner héritière d’Aristote. Depuis vingt-quatre siècles, nous sommes enferrés là-dedans. Il n'y a peut-être que les logiques de fin du siècle qui vont nous aider à briser ça.

Les Indiens en général et les bouddhistes en particulier raisonnent selon un schéma à quatre points qui s’appelle le trétralemme. Premier énoncé : oui ; deuxième : non ; troisième : oui et non ; quatrième : ni oui ni non. Un bouddhiste se reconnaît à ce qu'il raisonne selon le tétralemme, et il ne s'arrête jamais au 3° mais au 4°. Car la Voie du milieu, c'est ni l'un ni 1’autre, à l’écart des deux extrêmes. Nagarjuna et les Madhyamika disent par exemple : les bouddha ont enseigné le moi, ils ont enseigné le non-moi, ils ont aussi enseigné le moi et le non-moi, ils ont enfin enseigné ni le moi ni le non-moi. Et ce n'est pas fini. Ils ont aussi enseigné la feuille blanche, c’est-à-dire qu’on ne parle plus ni du moi ni du non-moi. Par exception, Nagarjuna concède, aux débutants que nous sommes, la quatrième position, mais toute position, quand on s'y arrête, est fausse ; donc il faut passer au-delà de la quatrième branche du tétralemme. Car on est encore dans la dialectique, donc dans la vérité mondaine.

Dans 1a vie sociale, bien sûr, on peut faire un peu de ceci, un peu de cela. Le Bouddha lui-même pourrait nous conseiller parfois d’avoir la sagesse quelquefois d'accepter les compromis. Mais on sait bien que ça n'a pas de valeur ontologique ; ça n’est pas quelque chose d'absolu.

Dans la vraie vérité conventionnelle, 2 et 2 font 4 ; mais dans la fausse vérité conventionnelle, quand on vous rend la monnaie, recomptez bien ! Donc il y a celle qui est en règle et celle qui ne l’est pas.

Cette doctrine, qui a pu semer le trouble chez des gens tout à fait sincères mais engoncés dans leurs abstractions, est d’un réalisme complet, les pieds sur la terre. Justement parce qu’elle distingue deux vérités. Si l’on refaisait une synthèse, ce serait beaucoup plus difficile. Là, c'est d’un terre-à-terre parfait : on appelle un chat un chat. C'est la vérité mondaine. Mais lorsqu’il s’agit d’évoquer la manière d’être en silence des saints, alors c’est le doigt de l’ange. Sinon, vous cédez aux mirages de la spéculation. Le Bouddha ne mettait de majuscule à rien ; il ne diminuait rien non plus. Il prenait les choses "comme ça" (tatha, nyo).

Au fond, quand on compare le bouddhisme au brahmanisme, on obtient ceci : l’idéal des ascètes brahmaniques est un agent sans actes, qui ne fait rien, et l'idéal bouddhique est au contraire l'acte sans agent. Mais l'acte ne périt pas.

Ce n'est pas que le monde soit illusoire, au sens d’irréel, pour le Mahayana. Pour les hindous, le Brahman est la vérité-réalité, le monde est "faussement" (c'est-à-dire mensonger). L’affreux contresens qui traîne partout dans les interprétations ayant trait au Vedanta et au Mahayana est cet axiome : le monde est irréel. C’est faux. Jamais un texte ne dit que ça n’existe pas. Il serait moins faux de traduire par "illusoire" si l'on se rappelle la racine latine du mot qui signifie "jeu". Exemple : un jouet qui est un éléphant est-il réel ou irréel ? Il donne l'illusion d'être réel, mais il n'est pas irréel non plus. Au fond, cela veut dire qu’il existe dans le monde une puissance d’illusion. Il existe dans les êtres des conditions qui favorisent le délire de l'imagination. Nous tombons dans l’illusion mais il faut reconnaître que la nature nous y invite. 1° Nous oublions que les choses sont produites, qu'elles ont une genèse et une fin. Or, le critère pour distinguer le réel de l’irréel, ou plutôt le rêve de la veille, c’est, après le rêve, de se dire : "J’ai rêvé." 2° Nous oublions, ce qui en est la conséquence, qu'elles sont impermanentes.

Aucun bouddhiste, même le plus "coup de torchon", si j'ose dire, comme Nagarjuna, n'a dit que le monde est irréel (quelle hérésie !) ni qu'il est réel. Ni existence, ni non-existence. La seule chose qui est dite est que les choses sont produites selon des conditions, et donc impermanentes.

Beaucoup d'écoles ont rétabli des absolus. Par exemple : le Dharma. On met le suffixe abstrait - qui correspond au suffixe français -té et on obtient dharmatâ, comme on dirait ipséité, substantialité. Beaucoup de grandes écoles en Asie ont rétabli un bouddha absolu ou une loi absolue. Si l'on traduisait dharmatâ en philologue, on obtiendrait "légalité".

Dans les tantras bouddhistes, il y a aussi des adi-bouddha, sans commencement ni fin, des bouddha éternels, et l'on a reconstitué un panthéon avec une cour de bodhisattvas.

Il existe un texte célèbre dans les Udana du Bouddha qui fait partie du canon pali. Littéralement, udana veut dire "élévation de la voix". Le Bouddha prend la parole. Un jour qu’il discutait avec des matérialistes, ils lui dirent : "Mais alors, tu vas être un négateur, un mécréant." Il a dit, et c'est resté unique : "Il y a un aja (un non-né), un asamskrta (quelque chose qui n'est pas composé)." Il a donc énoncé non pas un absolu en termes positifs, mais quand on lui a dit qu'il n'y avait pas d'absolu, il a réfuté cette affirmation en se servant de termes apophatiques*. On ne peut pas dire qu'il n'y a pas de chose non-née, qu'il n'y a pas de chose non-composée ; on ne peut pas dire qu'il n'y a pas d'absolu non plus ; seulement il ne faut pas le définir. Ce qu'il veut dire au fond, en parlant du non-né, du non-composé, c'est le nirvana. Le nirvana, ce n'est pas rien, ce n’est pas un trou noir dans lequel on tombe. Ce n'est ni une survie ni un anéantissement. Et, finalement, il y a quand même quelque chose de sacré dans le bouddhisme : c'est cette relativité universelle et cette extinction qu'est le nirvana. Sinon, on serait matérialiste.

Il est vrai que les mots "Dharma" ou "Nirvana" sont porteurs d'un certain absolu. Mais le Dharma est la loi absolue (j’oserais à peine 1'écrire) de la relation entre les phénomènes mais, coupée des phénomènes, on ne peut plus en parler. Ne rétablissez pas trop tôt les autels. Pour quelqu'un qui pratique, c’est un sujet assez profane et mondain ; c'est quand même l'écorce et non le jus.

Les textes disent bien que le nirvana n'est pas une survie ; il est maintenant. L'expérience montre aussi que les gens ont patienté en travaillant. Ce sont toujours les deux vérités.

Tant qu'on a besoin de s’accrocher à la notion d'un absolu, je crois qu'il faut s'y accrocher. Mais un jour on peut être orphelin. A ce moment-là... On n'est adulte que le jour où l'on a perdu ses parents. Ce jour-là, on se dit : "Je suis tout seul." Jusque-là on est un enfant. Il faut se prendre par la main tout seul.

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