Comment être bouddhiste ?


Les quatre bienfaits infinis :
amour-empathie (maitri), compassion (karuna), joie, équanimité

Ryuei Michael McCormick

 

Ce qui suit reprend les grandes lignes d’une causerie informelle qui a eu lieu au temple après le service du 24 août 2003 ; en réalité il y a eu plus d’échanges avec les participants. Mais c’est sous cette forme que le texte a été repris dans la Newsletter du mois.

Dans le chapitre Devadatta du Sutra du Lotus, le Bouddha énumère les vertus et les qualités auxquelles il était parvenu alors qu’il s’entrainait sous la direction de Devadatta dans une vie antérieure. Il cite les quatre vertus infinies :

C'est grâce à Devadatta, l'ami de bien (zenshishiki), que je fus amené à disposer totalement des quatre bienveillances infinies : de l'amour empathie (maitri), de la compassion (karuna), de la joie partagée (mudita), de l'équanimité (upeksha).

Ces quatre attitudes ou dispositions d’esprit sont également appelées « brahmaviharas », séjours de Brahma ou résidences divines car ce sont des qualités qui ont permis à Brahma de naître dans un « Ciel » aussi élevé. On parle aussi de ces vertus comme des quatre états infinis de conscience. Dans le Theravada, elles ont longtemps occupé un rôle de premier plan dans les pratiques spirituelles et même en dehors de l’Asie elles sont devenues très populaires dans la plupart des lignées bouddhistes.

Ces quatre attitudes commencent par l’amour-empathie (maitri, metta) car c’est la vertu cardinale dont la compassion, la joie partagée et l’équanimité ne sont que différents aspects. Alors que l’amour-empathie est une attitude générale de bienveillance et d’entraide, la compassion se manifeste quand on rencontre des personnes dans la souffrance ; la joie partagée est celle éprouvée lorsque des personnes sont parvenues à la délivrance, que ce soit en partie ou complètement ; l’équanimité est l’aspect impartial et serein de l’amour-empathie qui s’exerce en toutes circonstances à l’égard de tous les êtres sans exception. Le nom du futur bouddha, Maitreya - Celui qui aime – atteste de l’importance de l’amour-empathie.

L’amour empathie est également le thème du Metta Sutta, que l’on récite fréquemment. Dans ce sutra le Bouddha expose les différentes attitudes et actions propres à celui qui ressent l’amour-empathie. Le Bouddha le décrit ainsi :

Qu'il soit compétent et honnête,
Franc et doux en paroles,
Humble et sans suffisance,
Content et satisfait de peu.
Qu'il ne se laisse pas dévorer par les affaires du monde,
Et qu'il reste frugal dans la conduite de sa vie.
Qu'il soit serein et paisible, sage et habile.
Qu'il ne soit pas arrogant, dominé par ses sens.

Puis le Bouddha forme plusieurs vœux à l’égard de tous les êtres sensitifs.

… que tous les êtres
Connaissent la joie et la sécurité,

et plus loin :

Qu'il ne cause jamais de tort à l'autre,
Qu'il ne méprise aucune être quel que soit son état.
Qu'il ne permette à personne de déverser sa colère
Ou sa haine sur qui que ce soit.
Pareil à la mère qui, au péril de sa vie,
Surveille et protège son unique enfant,
De même, avec un amour sans bornes
Doit-on chérir tout ce qui vit.
Déversant sa compassion sur le monde tout entier,
Embrassant les cieux,
Plongeant dans les abîmes
Et tout autour, sans aucune limite.

Le Metta Sutta (Sutra de l'Amour Universel) était particulièrement estimé dans le bouddhisme theravada et s’est largement répandu en dehors de l’Asie. Il est à la base d’une série de méditations que j’aimerais partager avec vous lors d’une session de daimoku en tant que voie de concentration et de développement de la maitri.
Les sentiments exprimés dans le Metta Sutta font en fait partie de notre pratique quotidienne et sont contenus dans le Sutra du Lotus. Un grand nombre de dévotions finales lues dans les temples de la Nichiren Shu sont très proches des vœux et enseignements exprimés dans le Metta Sutta. Vous pouvez comparer le texte de ce sutra avec le passage qui clos votre pratique quaotidienne. Le Sutra du Lotus insiste également sur la valeur de l’amour-empathie et les autres bienveillances infinies en parlant des « pratiques paisibles » dans le chapitre XIV ou chapitre du bodhisattva Fukyo dans le chapitre XX ou encore dans le chapitre X lorsque le Bouddha dit :

Ces fils et filles de foi sincère entreront dans la demeure de l'Ainsi-Venu, revêtiront la robe de l'Ainsi-Venu, s'assiéront sur le trône de l'Ainsi-Venu ; c'est à ce moment qu'ils devront prêcher largement ce Sutra aux quatre congrégations. La demeure de l'Ainsi-Venu, c'est l'action d'habiter dans la grande compassion à l'égard de tous les êtres. La robe de l'Ainsi-Venu, c'est la parure de la grande douceur et de la patience. Le trône de l'Ainsi-Venu, c'est la non-substantialité (vacuité) de tous les phénomènes.

C’est seulement lorsqu’on réunit ces trois qualités qu’on peut exposer le Dharma.

Il importe de noter que si les quatre vertus sans limites font partie des mérites du Bouddha, nous y avons accès, selon Nichiren, par la récitation de daimoku :

"… les pratiques de Shakyamuni et les vertus qu'il obtint grâce à elles, sont toutes contenues dans les cinq caractères Myo Ho Ren Ge Kyo. Si nous croyons en cette phrase, nous obtiendrons naturellement les mêmes bienfaits que lui." (Kanjin no Honzon Sho)

Alors comment appliquer cela à notre pratique quotidienne du bouddhisme de Nichiren ? Lors du Shodaigyo il y a deux périodes de méditation silencieuse. La première consiste à maîtriser notre mental et notre psychisme par l’attention portée à notre souffle, la seconde période, celle qui suit daimoku est un moment pour approfondir notre foi par la contemplation de daimoku. Mais la première période peut également servir à se centrer sur la maitri en tant que préparation à la récitation de daimoku dans cet esprit. Pour rendre cela plus facile j’aimerais vous faire part d’une pratique traditionnelle de maitri en six parties. Elle pourrait sembler très facile mais peut demander un certain temps pour pouvoir réellement ressentir chaque partie. On peut pratiquer chaque partie séparément, ajoutant progressivement la suivante jusqu’à ce que les six ensemble deviennent faciles.

1. Prenez quelques minutes pour vous asseoir en faisant un cycle de dix respirations ou plus si nécessaire, en vous concentrant sur le comptage des respirations. Sans porter de jugement notez votre état physique et mental. Puis imaginez-vous bien-portant et heureux. Si vous voulez, vous pouvez répéter en vous-même : « J’aimerais être bien-portant et heureux ». Faites cela au moins quelques minutes. Ressentir de l’amour-empathie pour soi est très important car si nous n’en avons pas pour nous-mêmes nous ne pourrons pas en avoir pour qui que ce soit d’autre.

2. Pensez maintenant quelques minutes à une personne qui vous a fait du bien ou qui est un ami mais de préférence pas quelqu’un avec qui vous avez une relation trop proche parce que cela pourrait générer des sentiments trop forts et trop d’attachement. Souhaitez que cette personne soit bien-portante et heureuse. Cela sera d’autant plus facile si on choisit une connaissance ou un ami pour lesquels on éprouve des sentiments positifs.

3. Etendez ces pensées de maitri à un étranger ou une personne à l’égard de laquelle vous n’éprouvez pas de sentiments forts, ni positifs ni négatifs. Cet exercice est un peu plus ardu car il nous entraine au-delà des limites de nos intérêts personnels.

4. Imaginez maintenant quelqu’un avec qui vous avez un problème relationnel ou qui n’a pas les mêmes centres d’intérêt que les vôtres et souhaitez qu’il soit bien-portant et heureux. C’est l’exercice le plus difficile car il se heurte à nos sentiments et nos préférences. Cet exercice ne doit pas conduire à la condamnation d’une mauvaise conduite, qu’elle soit réelle ou imaginaire, pas plus qu’il ne doit absoudre inconditionnellement. Il doit vous aider à créer en vous des sentiments plus positifs. Au mieux, il peut vous amener à une meilleure compréhension du point de vue de l’autre, à défaut, vous pourrez comprendre que les personnes difficiles le sont souvent parce qu’elles sont malheureuses et qu’un bonheur authentique les rendrait plus faciles à aimer et à fréquenter.

5. Etendez maintenant votre amour-empathie simultanément à vous-même, un ami, une personne neutre et une personne difficile à vivre. Le but est de rendre la maitri équanime pour qu’il n’existe plus ni parti-pris ni discrimination. Cela peut être extrêmement difficile car cela se situe dans une perspective universelle et non plus celle du sentiment et de l’intérêt personnel.

6. Pour terminer vous pouvez passer quelques moments à imaginer que tous les êtres dans toutes les directions sont bien-portants et heureux, étendant sur eux les sentiments générés dans les exercices précédents. Cette partie est plus abstraite mais son but est de développer, ou tout au moins imaginer un amour-empathie sans restrictions ni exclusions.

Dans ma pratique personnelle j’ai expérimenté que ces exercices font apparaître un état d’esprit qui permet de mieux comprendre l’aspect illimité d’amour-empathie de Namu Myoho Renge Kyo. J’ai également constaté que la récitation de daimoku était un moyen puissant de renforcer en soi des attitudes et des conduites saines et qui agissait comme une sorte de « véhicule » pour exprimer et envoyer nos souhaits aux autres.

Il y aurait bien plus de choses à dire à ce sujet mais nous n’en avons pas le temps maintenant. J’espère donc que vous pourrez expérimenter ces exercices vous-mêmes, l’expérience étant le meilleur des maîtres.

Compassion – karuna

Le mois dernier j’ai abordé les quatre bienveillances infinies ou brahmavihara qui sont l’amour-empathie, la compassion, la joie partagée et l’équanimité. J’ai insisté particulièrement sur l’amour-empathie, base des trois suivantes, tel qu’il se manifeste dans notre pratique et dans le Sutra du Lotus et tel que nous pouvons le développer par une série de courtes réflexions qui peuvent être associées à la méditation Shodaigyo. Ce mois-ci, j’aimerais me pencher sur la compassion.

La compassion (karuna) est le sentiment qui nous vient à la vue d’êtres en difficulté – depuis soi-même, sa famille et ses amis, mais allant bien au-delà – et percevant avec amour-empathie la souffrance, le lot de tout ce qui vit. Cette souffrance peut aller d’un simple sentiment de mal-être jusqu’à la tragédie la plus terrible. Selon la première Noble Vérité la souffrance imprègne tout, sous une forme ou une autre. Si bien que la compassion, cette aptitude à être en empathie avec tous ceux qui souffrent, peut, elle aussi, imprégner tout. On pourrait dire que la compassion est le désir de soulager tous les êtres de leur souffrance et, ce qui est encore plus important, de les libérer des causes de la souffrance. La compassion ne se contente pas d’apaiser les symptômes mais cherche à éradiquer les causes de la souffrance : les trois poisons de l’avidité, de l’arrogance et de l’ignorance.

La nature d’omniprésence de la compassion est un thème majeur du Sutra du Lotus. Elle est mise en évidence particulièrement dans le chapitre XXV, Porte universelle du bodhisattva Contemplateur des sons du monde qui est régulièrement récité dans la plupart des bouddhismes d’Asie de l’Est. « Contemplateur des sons du monde » est la traduction de Avalokiteshvara, appelé Kuan Yin en Chine et Kannon ou Kanzeon au Japon. Le chapitre porte sur la perception par Avalokiteshvara de toutes les larmes et de toutes les souffrances et de sa réponse à ces souffrances quand on s’adresse à lui (ou elle, selon la forme que prend ce bodhisattva) en invoquant son nom pour s’en approcher spirituellement.

Un autre chapitre parle également de la compassion, cette fois non du point de vue d’un bodhisattva céleste intercédant pour nous à cause de notre faiblesse, mais du point de vue d’un enseignant du Sutra du Lotus. C’est, bien sûr, le chapitre X, Maître du Dharma.

Le mois dernier j’ai cité un passage de ce chapitre :

Ces fils et filles de foi sincère entreront dans la demeure de l'Ainsi-Venu, revêtiront la robe de l'Ainsi-Venu, s'assiéront sur le trône de l'Ainsi-Venu; c'est à ce moment qu'ils devront prêcher largement ce Sutra aux quatre congrégations. La demeure de l'Ainsi-Venu, c'est l'action d'habiter dans la grande compassion à l'égard de tous les êtres. La robe de l'Ainsi-Venu, c'est la parure de la grande douceur et de la patience. Le trône de l'Ainsi-Venu, c'est la non-substantialité (vacuité) de tous les phénomènes.

Le chapitre X dit également :

Ceux qui sont capables de garder
le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux
sont, il faut le savoir, des envoyés du Bouddha,
prenant les êtres en pitié.
Tous ceux qui sont capables de garder
le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux
renoncent à leur terre purifiée
et, par pitié des êtres, naissent ici.

C’est un passage curieux. Il revient à dire que garder le Sutra et réciter Namu Myoho Renge Kyo est en soi un acte de compassion. Le chapitre dit même :

"Sache-le : de telles personnes sont de grands bodhisattvas qui, ayant accompli l'Éveil complet et parfait sans supérieur, ont pris en pitié les êtres et ont fait vœu de naître parmi eux pour exposer largement et détailler le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux. A plus forte raison, ceux qui peuvent le recevoir et le préserver complètement et lui faire toutes sortes d'offrandes."

Cela, et « le renoncement à la terre purifiée », signifie que ceux qui agissent avec compassion ont déjà réalisé l’Éveil mais reviennent dans ce monde en tant qu’êtres humains ordinaires pour répandre le Sutra du Lotus par solidarité avec les êtres humains. Voila une affirmation assez radicale ! Cela revient à dire que garder le Sutra du Lotus en récitant daimoku n’est pas seulement l’accomplissement du vœu de sauver de la souffrance tous les êtres en partageant avec eux la Vérité Ultime mais est en réalité la manifestation dans ce monde d’un bouddha pleinement éveillé.

Que cela ne nous gonfle pas d’orgueil, cependant. Cela devrait simplement nous faire réfléchir et nous rappeler l’immense pouvoir et la portée de cette pratique à laquelle nous avons pu adhérer, celle qui nous pousse à dépasser le rituel verbal et parvenir à une perception plus complète de ce que nous faisons et de ce qui peut être fait. La compassion ce n’est pas « être désolé » – pour soi ou pour les autres. C’est l’impulsion désintéressée pour soulager une souffrance par le Sutra du Lotus qui enseigne que nos vies peuvent faire cesser la souffrance, que les incalculables mérites, la dignité et les causes de la bodhéité sont déjà à l’œuvre dans les profondeurs de nos vies, qu’ils peuvent transformer toute souffrance en véritable bonheur, joie et sérénité. J’aimerais suggérer l’exercice suivant qui peut être fait en même temps que la médiation Shodaigyo, comme c’était déjà le cas pour la méditation sur l’amour-empathie dont j’ai parlé le mois dernier.

1. Prenez quelques minutes pour vous asseoir en faisant un cycle de dix respirations ou plus si nécessaire, en vous concentrant sur le comptage des respirations. Sans porter de jugement notez votre état physique et mental. Portez la compassion sur vous-même et sur les souffrances que vous ressentez et imaginez-vous libéré des souffrances et des causes des souffrances. Si vous voulez, vous pouvez répéter en vous-même : « Puissé-je être libéré de la souffrance et des causes de la souffrance ». Restez un certain temps sur cet exercice.

2. Prenez quelques minutes pour étendre la compassion à quelqu’un que vous connaissez et qui souffre, quelqu’un que vous aimeriez voir libre de la souffrance. Répétez en vous-même : Puisse (citez le nom) être libéré de la souffrance et des causes de la souffrance.

3. Prenez maintenant quelques minutes pour étendre la compassion à un ami ou bienfaiteur, mais de préférence pas quelqu’un avec qui vous avez, ou aimerez avoir, une relation privilégiée car cela génère des sentiments forts d’attachement. Exprimez le souhait de le voir libéré des souffrances et des causes de la souffrance. Cet exercice est assez facile car on est bien disposé à l’égard d’amis ou de bienfaiteurs.

4. Etendez maintenant la compassion à quelqu’un d’étranger ou à l’égard de qui vous n’avez pas de sentiments particuliers. Cet exercice demande plus d’efforts car il vous entraine au-delà des limites de nos intérêts personnels.

5. Imaginez maintenant quelqu’un qui avec qui vous avez un problème relationnel ou qui n’a pas les mêmes centres d’intérêt que les vôtres et exprimez le vœu de le voir libéré des souffrances et des causes de souffrances. C’est l’exercice le plus difficile car il se heurte à nos sentiments et nos préférences. Cet exercice ne doit pas conduire à la condamnation d’une mauvaise conduite, qu’elle soit réelle ou imaginaire, pas plus qu’il ne doit absoudre inconditionnellement. Il doit vous aider à créer en vous des sentiments plus positifs. Au mieux, il peut vous amener à une meilleure compréhension du point de vue de l’autre, à défaut, vous pourrez comprendre que les personnes difficiles le sont souvent du fait de leur souffrance et que si on les libérait de leurs souffrances et des causes de leur souffrance la relation avec elle pourrait devenir plus aisée.

6. Consacrez maintenant quelques minutes à l’extension de la compassion simultanément à vous-même, à quelqu’un qui souffre, à un ami ou bienfaiteur, à une personne neutre et à une personne avec laquelle la relation est difficile. Le but est de rendre la compassion équanime pour qu’il n’existe plus ni parti-pris ni discrimination. Cela peut être extrêmement difficile car cela se situe dans une perspective universelle et non plus celle du sentiment et de l’intérêt personnel.

7. Pour terminer nous pouvons passer quelques moments à imaginer tous les êtres de toutes les directions libérés des souffrances et des causes de la souffrance en étendant sur eux les sentiments générés dans les exercices précédents. Cette partie est plus abstraite mais son but est de développer, ou tout au moins imaginer une compassion sans restrictions ni exclusions.


La Joie partagée (mudita)

Le mois dernier j’ai poursuivi mon introduction aux quatre états d’esprit appelés quatre bienveillances infinies, l’amour-empathie, la compassion, la joie partagée et l’équanimité. J’ai mis l’accent particulièrement sur la compassion et la manière dont elle se manifeste à la vue de la souffrance, comment elle est abordée dans le Sutra du Lotus et comment nous pouvons la développer par une série de réflexions pendant la méditation Shodaigyo. Ce mois-ci, nous allons nous pencher sur la joie partagée.

La joie partagée (mudita) est ce qu’on éprouve en regardant tous les êtres (en commençant par soi mais ne s’arrêtant pas là) avec amour-empathie et la perception de leur bonheur et de tout sorte de mérites créés pouvant aller jusqu’à l’entière délivrance. Nous nous réjouissons de la bonne fortune des autres et particulièrement de l’Éveil qu’ils ont atteint. Ainsi nous dépassons le ressentiment, l’envie, la jalousie et nous pouvons même trouver notre inspiration dans leur accomplissement.

Même si le Sutra du Lotus est connu pour l’accent qu’il met sur la compassion, il ne manque pas d’exemples de joie que ressentent les disciples du Bouddha en entendant ses enseignements. Dans le chapitre III, ayant entendu l’enseignement sur le Véhicule unique Shariputra dit au Bouddha :

Au son du Dharma que je viens à présent d'entendre du Vénéré du Monde, ma pensée exulte comme jamais auparavant.

Dans le chapitre IV, Mahakashyapa, parlant de lui-même et de quatre autres grands disciples du Bouddha, dit :

Nous autres en ce jour,
à entendre le son de la doctrine du Bouddha,
exultons de liesse,
obtenant ce qui était sans précédent.

On pourrait objecter que la joie ressentie par les auditeurs-shravakas n’était pas tout à fait la joie partagée, car ils se réjouissaient de l’annonce par le Bouddha de leur future bodhéité et qui ne concernaient qu’eux. Mais en réalité ces disciples en tant qu’arhats étaient déjà parvenus à la délivrance. Pour eux-mêmes ils n’avaient rien à perdre et rien à gagner. Cependant ils se sentaient exclus de la bodhéité et donc de la possibilité d’être d’un grand secours pour l’humanité. Sans le Véhicule unique et la prédiction de leur future bodhéité ces auditeurs-shravakas n’auraient pas pu espérer aider les êtres sensitifs dans l’atteinte de la bodhéité. Leur joie avait donc une base altruiste.

Le Sutra du Lotus enseigne également que la joie, à l’égal de la foi, est un élément clef de l’Éveil. A la fin du chapitre II le Bouddha dit :

vous ne serez plus égarés par le doute,
et concevrez en pensée une grande allégresse,
sachant vous-mêmes que vous deviendrez bouddha.

Cette pensée se retrouve tout au long du Sutra. Par exemple dans le chapitre X il est dit :

… si, après le passage en parinirvana de l'Ainsi-Venu, quelqu'un entend le Sutra du Lotus du Dharma Merveilleux, n'en serait-ce qu'une stance ou un verset, et s'en réjouit en conséquence, ne serait-ce qu'un instant, je lui donnerai également la prédiction de l'Éveil complet et parfait sans supérieur.

Il est important de se rappeler que la joie du Sutra du Lotus n’est pas uniquement celle d’une délivrance pour nous-mêmes. Elle naît du sentiment que le Dharma Merveilleux peut libérer l’ensemble des êtres vivants.

Dans le bouddhisme Nichiren, c’est par daimoku que nous exprimons notre joie de connaître le Sutra du Lotus. Même si nous ne nous sentons pas particulièrement joyeux ou même si nous ne comprenons pas toute la portée de l’enseignement de ce Sutra, la récitation de daimoku génère au bout du compte un sentiment de confiance et de contentement dû au Dharma Merveilleux. C’est là un point de départ, une graine qui va se développer en bodhéité. Dans le chapitre II le Bouddha dit :

Ceux qui, à entendre le Dharma, exultent et le louent,
ne serait-ce que d'un seul mot,
cela revient à avoir fait offrande
à l'ensemble des bouddhas des trois phases de la vie,
et de telles gens sont très rares,
plus encore que la fleur de l'udumbara.

L’udumbara est une fleur légendaire qui fleurit une fois tous les trois mille ans. En récitant Namu Myoho Renge Kyo (Dévotion au Dharma Merveilleux du Sutra du Lotus) nous faisons quelque chose de rare et de précieux en reconnaissant le Dharma Merveilleux avec foi et joie.

Comment développer la joie partagée ? De même que pour l’amour-empathie et la compassion par une série d’exercices qui peuvent être intégrés à la méditation Shodaigyo et la pratique de daimoku.

1. Prenez quelques minutes pour vous asseoir en faisant un cycle de dix respirations ou plus si nécessaire, en vous concentrant sur le comptage des respirations. Sans porter de jugement notez votre état physique et mental. Commencez à développer la joie partagée par rapport à vous-même en pensant à toute la chance que vous avez et à tout ce que vous avez pu réaliser de positif. Si vous voulez, vous pouvez répéter en vous-même : « Puisse la bonne fortune s’étendre sur tous les jours de toutes mes vies ». Restez un certain temps sur cet exercice.

2. Prenez quelques minutes pour étendre la joie partagée à quelqu’un que vous connaissez et qui est heureux grâce à la chance et aux réalisations positives dans sa vie. Répétez en vous-même : Puissent tous les jours de toutes les vies de (citez le nom) être pleines de bonne fortune.

3. Prenez maintenant quelques minutes pour étendre la joie partagée à un ami ou bienfaiteur, mais de préférence pas quelqu’un avec qui vous avez, ou aimerez avoir, une relation privilégiée car cela génère des sentiments forts d’attachement. Exprimez le souhait de voir tous les jours de ses vies pleins de bonne fortune. Cet exercice est assez facile car on est bien disposé à l’égard d’amis ou de bienfaiteurs.

4. Etendez maintenant la joie partagée à quelqu’un d’étranger ou à l’égard de qui vous n’avez pas de sentiments particuliers. Cet exercice demande plus d’efforts car il vous entraine au-delà des limites de vos intérêts personnels.

5. Imaginez maintenant quelqu’un qui avec qui vous avez un problème relationnel ou qui n’a pas les mêmes centres d’intérêt que les vôtres et exprimez le vœu que tous les jours de ses vies soient remplis de bonne fortune. C’est l’exercice le plus difficile car il se heurte à nos sentiments et nos préférences. Cet exercice ne doit pas conduire à la condamnation d’une mauvaise conduite, qu’elle soit réelle ou imaginaire, pas plus qu’il ne doit absoudre inconditionnellement. Il doit vous aider à créer en vous des sentiments plus positifs. Au mieux, il peut vous amener à une meilleure compréhension du point de vue de l’autre. Il est bon de se rappeler que la joie partagée n’est pas de se réjouir de la bonne fortune matérielle ni de réalisations mondaines. C’est plutôt se réjouir de voir les autres créer de bonnes causes et particulièrement lorsqu’ils progressent sur la Voie de la délivrance.

6. Consacrez maintenant quelques minutes à l’extension de la joie partagée simultanément à vous-même, à quelqu’un d’heureux, à un ami ou bienfaiteur, à une personne neutre et à une personne avec laquelle la relation est difficile. Le but est de rendre la joie partagée équanime pour qu’il n’existe plus ni parti-pris ni discrimination. Cela peut être extrêmement difficile car cela se situe dans une perspective universelle et non plus celle du sentiment et de l’intérêt personnel.

7. Pour terminer nous pouvons passer quelques moments à imaginer que tous les jours de tous les êtres de toutes les directions sont pleins de bonne fortune, en étendant sur eux les sentiments générés dans les exercices précédents. Cette partie est plus abstraite mais son but est de développer, ou tout au moins imaginer une joie partagée sans restrictions ni exclusions.


Equanimité – upeksha

Ce mois-ci je vais présenter le dernier élément de mon exposé sur les quatre états d’esprit, les quatre bienveillances infinies : l’amour-empathie, la compassion, la joie partagée et l’équanimité. Nous allons aborder cette dernière.

C’est non seulement la quatrième bienveillance, elle sert en quelque sorte de conclusion. Chacune des bienveillances peut être considérée comme une manifestation de l’amour-empathie (maitri), comme le désir de voir les autres bien-portants et heureux. Si on voit les êtres qui souffrent, l’amour-empathie devient compassion (karuna). Si on voit ceux qui sont heureux des rétributions pour leurs actions méritoires, l’amour-empathie devient la joie partagée (mudita). L’équanimité consiste à avoir le même esprit face à la souffrance et face à la joie. C’est la capacité de rester dans la sérénité en toutes circonstances, dépassionné par rapport au malheur et au bonheur. C’est la capacité de voir ami ou ennemi avec le même esprit, sans parti-pris ni discrimination. C’est l’amour-empathie poussé au-delà de toutes les limitations. C’est également une bienveillance divine ou l’amour n’est plus un simple sentiment de bonté mais la voie vers une paix et une sérénité inébranlables.

Le Sutra du Lotus met l’accent sur la joie et la compassion mais l’équanimité y est indubitablement présente. Dans le chapitre II le Bouddha dit :

En quoi la raison pour laquelle les bouddhas, Vénérés du monde, apparaissent au monde peut-elle être qualifiée de Grande œuvre unique ? C'est parce que les bouddhas, Vénérés du monde, veulent ouvrir les êtres au savoir et à la vision de la bodhéité et leur faire acquérir l'Éveil. C'est parce qu'ils veulent montrer aux êtres le savoir et la vision de bouddha qu'ils apparaissent au monde. C'est parce qu'ils veulent faire comprendre aux êtres le savoir et la vision de bouddha qu'ils apparaissent au monde. C'est parce qu'ils veulent faire pénétrer les êtres dans le savoir et la vision de bouddha qu'ils apparaissent au monde.

Cette déclaration ne laisse de côté aucun être. De plus le Bouddha dit que son enseignement s’adresse aux bodhisattvas et que le Véhicule Unique est destinée à tous et non pas à quelques uns. C’est cela l’impartialité du Bouddha. Le chapitre XVI se termine par la réitération puissante du souci constant du Bouddha pour sauver tous les êtres en toute impartialité et sans discrimination.

Je sais qui pratique la Voie
Et qui ne le pratique pas.
C'est pourquoi j'enseigne selon leur capacité.
Je pense à tout moment :
"Comment amener tous les êtres vivants
A la Voie insurpassable qui conduit à la bodhéité ?"

D’autres chapitres soulignent l’équanimité du regard que le Bouddha et les bodhisattvas portent sur tous les êtres. Ce sont les chapitres XIV (Pratiques paisibles) et le chapitre XX (Bodhisattva Fukyo). Mais en fait la valeur de l’équanimité et de l’impartialité à l’égard de tous les êtres transparaît à travers tout le Sutra du Lotus.

L’équanimité définit également l’attitude que l’on devrait développer à l’égard des causes et des circonstances. Avant d’exposer le Sutra du Lotus, le Bouddha s’est servi de l’image des huit vents pour décrire les différentes circonstances bonnes ou mauvaises qui peuvent perturber l’esprit des êtres aveuglés et leur faire perdre leur équanimité. Nichiren se réfère également aux huit vents dans ses goshos.

Un homme véritablement sage ne se laissera emporter par aucun des huit vents : fortune, misère, disgrâce, honneurs, louange, critique, souffrance, plaisir. Il ne tire pas orgueil de la prospérité, ni ne se lamente des revers de fortune. Les divinités bouddhiques protègeront à coup sur celui qui ne plie pas devant les huit vents. (Les Huit Vents - Minobu, 1277 à Shijo Kingo)

Une lettre attribuée à Nichiren souligne le lien entre l’équanimité et la confiance en Namu Myoho Renge Kyo.

Souffrez s'il faut souffrir, et goûtez pleinement la joie lorsqu'elle se présente. Considérez la souffrance et la joie comme des réalités inséparables de la vie et continuez à réciter Namu Myoho Renge Kyo, quoi qu'il arrive. Vous connaîtrez alors la joie illimitée que procure le Dharma. Fortifiez votre foi plus que jamais. (Le Bonheur en ce monde - Minobu, 27 juin 1276, à Shijo Kingo)

Le Sutra du Lotus enseigne que tout est non-substantiel (ou vide d’être en-soi) et n’existe qu’en vertu de causes et des conditions. De ce point de vue, les bonnes et les mauvaises circonstances sont impermanentes et conditionnées ; alors perdre son sang-froid n’a pas grand sens. En fait, puisque les choses n’ont ni caractère propre ni substance, on peut les considérer comme fondamentalement apaisantes, car elles ne génèrent ni perturbation ni empreinte permanentes. Le chapitre II du Sutra du Lotus le formule ainsi :

Tous les dharmas sont, dès l'origine et pour l'éternité,
marqués du sceau de leur propre apaisement et disparition.

Le résultat d’une telle compréhension est la paix et la sérénité ainsi que les actions basées sur l’amour impartial et l’empathie à l’égard de tous les êtres, résumant ainsi les quatre bienveillances infinies. Il importe de ne pas confondre l’équanimité avec l’indifférence et l’insensibilité. C’est elle qui a poussé le Bouddha à englober tous les êtres, dans toutes les circonstances et par d’incalculables moyens appopriés* les conduire vers le Véhicule Unique afin qu’ils expérimentent par eux-mêmes la paix et la sérénité.

SUITE : Les Trois Dharmas Cachés
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