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Karma et renaissance

Ryuei Michael McCormick

Causeries mensuelles données au temple San Jose entre 1999 et 2006
http://nichirenscoffeehouse.net/Ryuei/karma_01.html
 

Contenu

1 - Karma et renaissance - Trois sortes de vraie connaissance
2 - Monde profane et monde spirituel - La vue juste
3 - Critique des vues fausses sur la causalité
4 - Le karma – une loi de la nature
5 - Actions délibérées et leurs conséquences
6 - La complexité du karma
7 - Six voies de renaissance
8 - Transcendance du karma et de la renaissance

Les lois du karma et de la réincarnation sont souvent les premières notions que l’on associe au bouddhisme.  Les mésinterprétations sont malheureusement trop fréquentes. Même parmi ceux qui se disent bouddhistes, des opinions divergentes et superficielles viennent trop souvent obscurcir ce que le Bouddha a réellement enseigné. Certains bouddhistes prétendent que le bouddhisme perd tout son sens si on ne croit pas à la réincarnation au sens littéral du terme et au karma en tant qu’explication des souffrances et de l’injustice apparente. De ce point de vue, si ces deux notions étaient contestées, le bouddhisme n’aurait plus aucune raison de prétendre à quelque suprématie. Pour d’autres, le karma et la réincarnation sont des métaphores et rien de plus qu’un "moyen  habile" dont le Bouddha a usé avec des disciples incapables de comprendre son enseignement plus profond. J’aimerais confronter ces mésinterprétations aux enseignements du Bouddha tels qu’ils sont consignés dans le canon pali.

Mais avant d’aller plus loin, précisons la signification des termes. Beaucoup d’auteurs bouddhistes préfèrent parler de renaissance. Damien Keown* explique ainsi son choix :

"Le terme de réincarnation est généralement évité par les exégètes, car il implique l’existence d’une âme immortelle (atman) qui s’incarne périodiquement dans un corps de chair. Ce point de vue, propre à l’hindouisme, n’est pas celui du bouddhisme qui nie l’existence d’une âme immortelle et réfute l’opposition dualiste entre esprit et matière impliquant la croyance à une âme. Les écrivains occidentaux préfèrent parler de renaissance pour décrire le processus dynamique et le continuel changement de l’individu qui passe d’une vie à une autre. Toutefois, ni la réincarnation ni la renaissance ne traduisent exactement le terme sanskrit. Les sources indiennes parlent de punarbhava (régénérescence, réapparition)  et de punarmrtyu (mort récurrente)."(réf.).

Le terme de renaissance conviendrait donc mieux, car il ne se réfère à aucun esprit qui prendrait corps dans une vie matérielle après avoir vécu une autre vie matérielle. Je parlerai donc de renaissance au sens bouddhique de processus "punarbhava". Ce processus est celui des causes créées dans une existence et qui persistent même après le décès d’une personne donnée, se combinant à d’autres causes et conditions pour donner naissance à une nouvelle personne ; c’est une re-naissance, un événement ponctuel dans le flux incessant des causes et conditions. Quant au karma, pas mal de gens le confondent avec le destin ou la fatalité. Mais "karma" signifie en fait "action", et le Bouddha le définit comme étant la somme des actions commises par des êtres sensitifs de façon intentionnelle et délibérée. J’associe le karma à la volition   (cetana), le fait d’avoir voulu un acte - avec le corps, la parole, la pensée. (réf.)

Les actes intentionnels peuvent être soit salutaires et bénéfiques soit malsains et pernicieux. Les actes malsains sont engendrés par les désirs dévorants (klesha), l’aveuglement né de la haine ou les erreurs dues à l’illusion. Les actes salutaires sont motivés par la générosité et la compassion éclairées par la sagesse. Le karma fait référence aux causes que nous créons et qui auront un jour une conséquence (rétribution, ho) dès qu’elles parviendront à maturation. Le sanskrit parle de "vipaka"  (maturation, résultat, conséquence, récompense) et de  "phala", fruit.  Ainsi, quand nous parlons des effets de causes précédentes, il serait plus juste de les appeler "vipaka et pala", "conséquences et fruits".

Vu sous cet angle, le karma est la maturation du karma passé. Cependant, le karma n’est pas le seul facteur qui contribue à la qualité de notre vie à un moment donné.  Il ne détermine rien et ne nous prive nullement de notre libre arbitre. Le karma est quelque chose que nous produisons nous-mêmes et dont nous sommes responsables ;  c’est cela qu’il est important de saisir. Ce n’est ni une force extérieure, ni un destin, ni une fatalité. C’est nous-mêmes qui créons le karma à chaque instant de notre vie.

 1. Trois sortes de vraie connaissance

Loin d’être une concession à l’ignorance des disciples et loin d’être un principe mineur, le karma et la renaissance sont des éléments essentiels de l’enseignement bouddhique. Après s’être assis sous l’arbre bodhi et être parvenu à la concentration sereine et lucide, le Bouddha exposa ce qui suit :

"Alors que mon esprit était ainsi concentré, épuré, lumineux, sans tache, débarrassé des souillures, malléable, régulier et avait atteint le calme, je l’ai dirigé vers la connaissance du souvenir de mes vies passées. Je me suis rappelé la turbulence des vies, c’est-à-dire d’une naissance, de 5, 10, 50, 100, 1.000, 100.000 naissances pendant beaucoup de kalpas cosmiques. Je me suis souvenu : dans cette vie-là, tel était mon nom, je faisais partie de telle famille, j’avais tel visage. Telle était ma nourriture et telles mes expériences de plaisir et de douleur. Telle fut ma mort. M’éteignant ici, j’ai resurgi là. Dans la vie suivante, j’avais tel nom, je faisais partie de telle famille et j’avais tel visage. Telle était ma nourriture et telles mes expériences de plaisir et de douleur. Telle fut ma mort. M’éteignant ici, j’ai resurgi là.
Ainsi me suis-je rappelé en détail la turbulence des vies, les unes après les autres.

"C’était la première connaissance que j’avais atteinte dans le premier tiers de la nuit. L’ignorance avait été détruite ; la connaissance avait surgi ; l’obscurité avait été détruite ; la lumière avait surgi comme cela se produit chez quelqu’un qui est prudent, ardent et résolu. Mais le sentiment de contentement qui avait surgi de cette façon n’a pas envahi mon esprit et n’y est pas demeuré.

"Alors que mon esprit était ainsi concentré, épuré, lumineux, sans tache, débarrassé des souillures, malléable, régulier et ayant atteint le calme, je l’ai dirigé vers la connaissance de l’œil divin pour voir la mort et la réapparition des êtres. J’ai vu - au moyen de l’œil divin, épuré et surpassant l’œil humain - des êtres s’éteindre et réapparaître, et j’ai discerné comment ils sont inférieurs ou supérieurs, beaux ou laids, chanceux ou malheureux en fonction de leurs actions : les êtres dotés de mauvaise conduite du corps, de la parole et de l’esprit, qui méprisaient les nobles et avaient de fausses vues et qui ont agi sous l’influence de ces fausse vues - à la dissolution du corps, après la mort ils sont réapparus dans des sphères de privations, dans de mauvaises destinées, dans des royaumes inférieurs, en enfer. Mais les êtres qui avaient une bonne conduite du corps, de la parole et de l’esprit, qui ne méprisaient pas les nobles, qui avaient des vues justes et agissaient sous l’influence de ces vues justes - à la dissolution du corps, après la mort réapparaissaient dans de bonnes destinées, dans des mondes merveilleux. Au moyen de l’œil divin, épuré et surpassant l’œil humain - j’ai vu ainsi des êtres mourir et réapparaître, et j’ai discerné comment ils sont devenus inférieurs ou supérieurs, beaux ou laids, chanceux ou malheureux selon leurs actions.

"Ceci était la deuxième connaissance que j’avais atteinte dans le deuxième tiers de la nuit. L’ignorance avait été détruite ; la connaissance avait surgi ; l’obscurité avait été détruite ; la lumière avait surgi comme cela se produit chez quelqu’un qui est prudent, ardent et résolu. Mais le sentiment de contentement qui avait surgi de cette façon n’a pas envahi mon esprit et n’y est pas demeuré.

"Alors que mon esprit était ainsi concentré, épuré, lumineux, sans tache, débarrassé des souillures, malléable, régulier et avait atteint le calme, je l’ai dirigé vers la connaissance de la fin des choses composées. J’ai discerné telle qu’elle est la souffrance, l’origine de la souffrance, la fin de la souffrance et la voie menant vers la fin de cette souffrance. J’ai discerné telles qu’elles sont les choses composées, l’origine des choses composées, la fin des choses composées et la voie menant vers la fin les choses composées.

"Mon cœur, devant ce fait, était libéré de l’attachement à la sensualité, libéré de l’attachement (trishna) au devenir, libéré de l’attachement à l’ignorance. Avec le détachement, il y eut la connaissance que j’étais libéré. J’ai discerné qu’il n’y avait plus de renaissance pour moi, que la vie sainte avait été bien menée, que la tâche avait été accomplie. Il n’y avait plus rien à faire pour moi dans ce monde.

"Ceci est la troisième connaissance que j’avais atteinte dans le troisième tiers de la nuit. L’ignorance avait été détruite ; la connaissance avait surgi ; l’obscurité avait été détruite ; la lumière avait surgi comme cela se produit chez quelqu’un qui est prudent, ardent et résolu. Mais le sentiment de contentement qui avait surgi de cette façon n’a pas envahi mon esprit et n’y est pas demeuré."(réf.)

Ces trois sortes de vraie connaissance sont en discordance avec les connaissances brahmaniques des trois collections d’hymnes* qui forment le corps de la révélation védique. Le Bouddha rejette la croyance aux textes révélés, tels que les Védas, en tant que source valable de connaissance, et la remplace par la perception directe de la réalité. Par la méditation on peut se rappeler ses vies passées, acquérir l’œil divin de la perception clairvoyante des vies/morts des autres êtres et - ce qui est le plus important - détruire les chaines des désirs dévorants (klesha) de satisfactions sensuelles, du désir dévorant de continuer cette existence ainsi que l’attachement (trishna) aux conceptions erronées. Même ceux qui n’ont pas atteint l’Éveil et la délivrance sont capables de briser les deux premières catégories de chaines. Mais seul un arhat pleinement éveillé est en mesure de briser la dernière catégorie, parvenant ainsi à la bodhéité. En fait, un arhat ne doit pas nécessairement se rappeler ses vies antérieures ou avoir l’œil divin en ce qui concerne les vies/morts des autres, mais il (ou elle) doit se débarrasser de l’ignorance et des attachements par une contemplation profonde des Quatre Nobles Vérités : la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance et la Voie pour y parvenir. L’arhat devra donc nécessairement parvenir à la troisième  vraie connaissance, même s’il ne passe pas par la première et la deuxième.

Pour ce qui est du Bouddha, il a parachevé les trois. On peut dire que  sa capacité de contempler les causes et les conditions de sa propre vie de celle des autres, tout au long d’innombrables kalpas, a servi de base à sa profonde compréhension des Quatre Nobles Vérités. Il a été en mesure d’extrapoler les principes de ces Vérités ainsi que la nature conditionnée de tous les êtres, parce qu’il sut voir le processus des ses propres vies-morts et de celles d’incalculables êtres vivants, en remontant jusqu’au temps sans commencement.  Pour lui, les Quatre Nobles Vérités n’étaient pas l’aboutissement d’un raisonnement abstrait mais celui d’une observation directe du fonctionnement du karma et des renaissances.  

SUITE : Monde profane et monde spirituel

Pour les renvois aux sutras pali voir Les grandes lignes du bouddhisme

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