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Tous les êtres sensibles sont des bodhisattvas

Par Fumihiko Sueki

Fumihiko Sueki, Ph.D. (docteur en philosophie), est professeur émérite de l'Université de Tokyo (Faculté des Lettres - Recherche Avancée) et du Centre International d’Études Japonaises (Nichibunken). Il est actuellement président de l'Association japonaise pour la philosophie comparée(Japanese Association for Comparative Philosophy). Ses recherches portent principalement sur la reconstruction de l'histoire intellectuelle du bouddhisme au Japon de l'Antiquité à l'époque moderne. Il est l'auteur et éditeur de nombreux livres, principalement sur le bouddhisme japonais et l'histoire de la philosophie et des religions japonaises.


Certains bouddhistes modernes remettent en cause la doctrine du karma et du cycle des renaissances et cherchent à la présenter comme contraire à l’enseignement du Bouddha. Ont-ils raison ? Faut-il abandonner le concept des vies antérieures et futures affirmant que les quelques décades de notre vie actuelle est notre seule réalité.

Faut-il rejeter la doctrine du karma et du cycle des renaissances ?

Les actions (karma) d’une personne portent des fruits ou résultats (vipaka). Les bonnes actions apportent le bonheur et les mauvaises actions conduisent à la souffrance. Les effets karmiques ne se limitent pas à cette vie ; bonheur et malheur résultent des actions dans les vies antérieures et les actions de cette vie vont déterminer si les circonstances de la prochaine vie vont être bénéfiques ou maléfiques. Mais aussi bénéfiques que puissent être les circonstances nous sommes pris dans le cycle des naissances-morts, le cycle récurrent de renaissances appelé samsara si bien que dès que l’accumulation de causes positives est épuisée, nous renaissons de nouveau dans un état médiocre. La palette de ces renaissances peut être caractérisée par six mondes-états : enfer, esprits faméliques, animaux, démons, humanité, êtres célestes. Les êtres pris dans ce cycle des six mondes-états sont appelés sattvas ou êtres sensitifs. Pour échapper aux souffrances de ce cycle de renaissances, il faut pratiquer une discipline spirituelle pour se libérer des attachements aux désirs terrestres et parvenir au nirvana.

Le paragraphe ci-dessus résume ce que nous pouvons considérer comme enseignement général du bouddhisme. De nos jours, la doctrine du karma et du cycle des renaissances est souvent soumise à de fortes critiques. Du point de vue du rationalisme moderne, les vies antérieures ou futures ne sont que des superstitions absurdes. De plus, si on accepte le fait que les circonstances présentes sont déterminées par les actions correctes ou erronées des vies antérieures, cela signifie que la chance en cette vie provient des bonnes actions dans une vie antérieure et que c’est la récompense d’actions positives antérieures. Inversement, ceux qui souffrent dans cette vie ne feraient que recevoir la rétribution de leurs actes d’une vie précédente. C’est là une théorie pernicieuse et discriminatoire qui défend les forts, ceux qui possèdent le pouvoir de l’argent et abandonne les malades et les pauvres, alléguant qu’ils méritent leur sort. Certains bouddhistes modernes occultent donc la doctrine du karma sous prétexte qu’elle va contre les véritables enseignements du Bouddha.

Peut-on les suivre dans cette voie ? Faut-il rejeter le concept des vies antérieures et futures et supposer que les quelques décades dans cette vie sont notre seul lot ? Le bouddhisme serait-il si étriqué ? Dans ce cas, quel besoin aurait-on du bouddhisme ? La science et l’éthique seraient bien suffisantes. Le bouddhisme ainsi modernisé et « rationalisé » est en fait la négation même du bouddhisme.

Le bouddhisme présente une conception du monde infiniment plus vaste, englobant la naissance et la destruction de l’univers et des univers au-delà de notre galaxie. Cet enseignement bouddhique en est parfois venu à être considéré comme un conte pour enfants, hors de la réalité. Et pourtant la science actuelle est confrontée au problème du début et de la fin de l’univers et spécule sur l’existence d’univers autres que le nôtre. En un mot, la science s’est considérablement rapprochée des points de vue bouddhistes.  

Bodhisattvas et le don des bonnes actions

Il s’en suit qu’il n’est pas pertinent de rejeter la doctrine du karma et du cycle de renaissances en la taxant d’irrationnelle. Et si elle parait « pernicieuse et discriminatoire » ce n’est pas que la théorie est fausse mais que son interprétation est erronée.

Quelle est donc la bonne explication ? Tout d’abord, il faut souligner que rencontrer les enseignements du Bouddha et de pouvoir les mettre en pratique est le plus grand bienfait que nous puissions connaitre dans ce monde. Tous les autres bonheurs ou malheurs sont peu de chose en comparaison. Cela m’étonnerait que quelqu’un qui a assimilé les enseignements du Bouddha remette cela en question. Beaucoup de personnes n’en sont pas conscientes mais c’est simplement que leur temps n’est pas encore venu.

Cela étant, que nous soyons en train de vivre le plus grand bienfait possible signifie que nous avons tous fait un maximum de bien dans notre vie antérieure. On cite souvent la parabole de la tortue borgne et du bois de santal flottant que l’on trouve dans le Sutra du Nirvana, entre autres, et qui enseigne qu’il est aussi rare de naitre en tant qu’être humain que pour une tortue borgne qui remonte à la surface des flots une fois par siècle de pouvoir trouver un morceau de bois de santal flottant avec un trou juste à sa taille pour y lover sa carapace douloureuse. Combien plus probable est pour nous de rencontrer les enseignements du Bouddha ? Ce qui nous arrive n’est pas un simple coup de chance mais la conséquence de nos actions de bien et nous ne devons pas négliger une occasion si rare.

Mais est-ce dû à nos seules actions antérieures ? Il est impossible de savoir ce que nous avons fait dans nos vies passées mais comment penser, vu nos capacités actuelles, que nous y avons accompli des actions si méritoires.  Peut-être est-ce concevable pour certains mais la majorité des gens estimerait improbable qu’autrefois ils avaient eu la capacité de faire autant de bien. Alors qu’en est-il de ces humains dénués de grandes capacités et qui néanmoins font l’expérience du plus grand bienfait possible ? C’est là qu’intervient la question à laquelle le simple énoncé de la théorie du karma ne répond pas. Il faut, en effet tenir compte d’autres facteurs qui jouent tout autant que la règle stricte des renaissances en fonction des ses actions passées.

Selon les écoles bouddhistes theravadas, les fruits du karma ne sont imputables qu’à celui qui crée les causes, sans laisser la moindre place à l’intervention d’un autre. Ce point de vue a été battu en brèche par l’arrivée du Mahayana qui prône la possibilité d’offrir ses bonnes actions aux autres. Autrement dit, les bonnes actions que vous accomplissez peuvent être mises au crédit des autres, leur permettant de renaitre dans de meilleures circonstances.  Ce transfert de bonnes actions, l’offrande des mérites, parinama en sanskrit est souvent évoqué en tant qu’eko en japonais. Ce concept de transfert de mérites, dont on trouve un exemple dans l’offrande de la récitation des sutras à l’intention des défunts comme si c’étaient eux-mêmes qui les lisaient, transforme radicalement l’approche theravada n’accordant le fruit des bonnes  actions qu’à celui qui les accomplit.  Il inclut les autres dans le destin individuel. Mes actions s’unissent à celles des autres et infléchissent les effets des causes qu’ils créent. Naturellement, nous ne pouvons pas donner nos mauvaises causes aux autres, tout comme nous ne pouvons pas donner aux autres nos dettes, alors que nous pouvons partager nos gains.

Le désir de faire profiter les autres de ses acquis bénéfiques est caractéristique du bodhisattva. Vivre avec l’esprit de bodhisattva, c’est agir pour son propre épanouissement et celui des autres. On peut même dire que puisque les non-bodhisattvas recherchent les mérites et les bienfaits pour eux-mêmes que c’est là le signe auquel on reconnait un bodhisattva. Agir pour le bien des autres consiste naturellement à éliminer leurs souffrances physiques et mentales et générer le bonheur. Mais, bien sûr, ce n’est que le premier pas car le but final est d’amener les autres à l’Éveil. C’est par la répétition incessante de l’offrande aux autres de ses mérites que le bodhisattva s’éveille lui-même et parvient à la bodhéité. En cela un bouddha n’est pas différent du bodhisattva, il est en quelque sorte un bodhisattva parfait qui exercerait pleinement ses pouvoirs et ses capacités.  Mais parmi les bodhisattvas il y a aussi ceux qui préfèrent agir en restant imparfaits, se plaçant au même niveau que les autres êtres sensitifs, sans rechercher la condition parfaite d’un bouddha. En japonais, cela s’appelle daihi sendai, la grande compassionsendai qui vient d’issendai translittération du sanskrit icchantika qui désigne les êtres qui ne croient pas au bouddhisme et négligent leur potentiel de bodhéité. Dai sendai met l’accent sur le choix de retarder volontairement la bodhéité en restant un simple bodhisattva pouvant secourir les autres.

Tous les êtres sensitifs sont des bodhisattvas

Vu sous cet angle, le bonheur que j’éprouve dans cette vie grâce à ma rencontre avec l’enseignement du Bouddha n’est pas dû uniquement à mes faibles bonnes actions mais aussi au transfert des mérites des autres, bodhisattvas ou bouddhas. C’est ce que l’on appelle tariki (la force de l’autre) la délivrance grâce aux bodhisattvas et bouddhas.

Le pouvoir des bodhisattvas pour sauver les autres est quelque chose d’impressionnant. Il s’agit d’effacer les effets des mauvaises actions commises par d’autres et de les remplacer par des effets plus puissants des bonnes actions. C’est quelque chose qui est au delà des capacités ordinaires. Les Jatakas, ces « récits » les vies antérieures de Shakyamuni, racontent souvent comment il a sacrifié sa vie pour sauver d’autres êtres vivants, alors qu’une personne ordinaire serait incapable de le faire. Il y a également le Bouddha Amitabha qui n’a pu acquérir la maitrise de ses immenses pouvoirs salvifiques qu’après cinq kalpaskalpas de rigoureuse méditation-samadhi*.

En écoutant ces récits hagiographiques, on peut se décourager de pouvoir un jour atteindre la capacité de transmettre des mérites alors que l’on n’est qu’un simple mortel (bompu) non éveillé. Plutôt que d’offrir les mérites de nos bonnes actions aux autres il peut nous sembler préférable de profiter des bonnes actions des bouddhas comme Amitabha ou de bodhisattvas comme Avalokiteshvara (Kannon, Guanyin). N’étant nous-mêmes ni bouddha ni bodhisattva, il est plus facile de nous voir comme recevant la délivrance de la part des bouddhas et bodhisattvas. Mais est-il sûr que nous serions satisfaits de cette sorte de bonheur ? Est-ce que cela nous procurerait un sentiment de sécurité et d’estime de soi alors que nous savons que notre bien-être n’est pas une fin en soi. Pourquoi en serait-il ainsi ?

Le Sutra du Lotus dit que « tous les êtres vivants sont des bodhisattvas ». Voila une affirmation étonnante et que Shariputra et d’autres disciples de Shakyamuni trouvent impossible à croire. Ils ont du mal à admettre que cette capacité se trouve en eux-mêmes. Et pourtant le Bouddha révèle à Shariputra son passé, lui expliquant qu’il y avait reçu l’enseignement bouddhique et qu’il avait pratiqué les innombrables disciplines des bodhisattvas pendant plusieurs vies successives. Maintenant Shariputra ne s’en souvenait plus et pensait qu’il rencontrait Shakyamuni et pratiquait dans cette vie-ci la discipline bouddhique autocentrée pour la première fois. Comme cet oubli était très profond et difficilement surmontable, le Bouddha permit à Shariputra de pratiquer d’abord son enseignement provisoire qui était autocentré et ce n’est qu’après une certaine évolution spirituelle qu’il a pu se rappeler la longue chaine causale qui le reliait au passé.

Il en est de même pour nous. Nous avons oublié les forts liens qui nous rattachent au Bouddha à travers d’innombrables existences mais nous sommes néanmoins les dépositaires des pouvoirs du Bouddha et n’avons jamais arrêté la pratique spirituelle en tant que bodhisattvas. Inconsciemment, sous l’action du Sutra du Lotus nous cessons de nous contenter d’un bonheur autocentré et nous nous impliquons dans celui des autres. Le merveilleux don que nous fait le Bouddha, c’est de nous sortir de cet oubli, de nous éveiller et de nous rappeler que nous sommes des bodhisattvas.

Alors qu’un regard superficiel peu ne voir là qu’une aimable légende, il s’agit en fait d’une vérité très profonde : notre souci des autres en tant que bodhisattvas et la possibilité d’être secouru par des bodhisattvas ne se limite pas à la simple petite vie actuelle. Dans un passé fort lointain « avant le commencement » que les écoles zen appellent « avant la naissance des parents » et qui doit être compris non pas au sens temporel mais ontologique, nous avons reçu les pouvoirs des bouddhas et des bodhisattvas et la capacité d’entraide. Notre karma et notre destin est d’être intrinsèquement liés aux autres, recevoir leur force et partager avec eux la nôtre. Tous les êtres sont fondamentalement des bodhisattvas. C’est là l’enseignement primordial du Mahayana.

Dharma World July-September 2016 (Kosei Publishing CO. Tokyo)

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