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Théorie des Corps de Bouddha et le Sutra du Lotus
Implications sur la pratique

par Ruben L. F. Habito

  Ruben L. F. Habito est professeur des religions du monde et de la spiritualité à la Perkins School of Theology, Southern Methodist University. Spécialiste de longue date de Nichiren, il a coédité Revisiting Nichiren, un numéro spécial de Japanese Journal of Religious Studies (1999). On peut citer parmi ses oeuvres Experiencing Buddhism: Ways of Wisdom and Compassion (New York: Orbis Books, 2005) et Healing Breath: Zen for Christians and Buddhists in a Wounded World (Somerville, Mass.: Wisdom Publications, 2006).

Cet article se propose d’examiner la place du Saddharma pundarika-sutra (Sutra du Lotus) par rapport à la théorie des « corps » de Bouddha, dans l’histoire de la pensée bouddhiste. La première partie présentera un schéma succinct des principaux courants de la théorie du corps de Bouddha et la formation de deux courants doctrinaux trikaya. La deuxième partie mettra en évidence l’image du Bouddha tel qu’il apparait dans le Sutra du Lotus ainsi que les éléments qui ont peut-être joué un rôle dans le développement de cette doctrine. La dernière partie proposera une réflexion sur la signification de l’image du Bouddha lotusien dans la praxis bouddhique passée et présente.

Historique de la théorie des Corps de bouddha

Le Mahaparinibbana-suttanta raconte comment Shakyamuni, prévoyant sa mort imminente, s'adressa à ses disciples sur la façon dont ils devaient se comporter après son départ :  

« Ainsi donc, ô Ananda, soyez à vous-même votre flambeau, soyez à vous-même votre refuge ; n’ayez d’autre flambeau que le Dharma, d’autre refuge que le Dharma. » (réf.)

Cette injonction, n'a, cependant, pas empêché les disciples, dans leur dévouement envers leur Maitre décédé, de cultiver des pratiques de vénération à l’égard des reliques de son existence physique. En effet, l'enseignement [dhamma] a été sacralisé comme refuge, mais parallèlement à cela, l'enseignant [le Bouddha] lui aussi fut sacralisé. Les textes palis indiquent clairement que les premières formules de prise de refuge plaçaient le Bouddha en parallèle avec le dhamma, ce qui, par ailleurs, laisse penser que le troisième élément, le sangha, fut un ajout ultérieur. (réf.)

C'est parce que le Bouddha avait réalisé la vérité (dhamma) qu'il était capable de l'enseigner (Bhagava dhammam deseti). Ce lien étroit entre l'enseignant (Bouddha) et l'enseignement (dhamma) est une caractéristique qui court au long des textes palis en général.

"[Écoute,] Vakkali, celui qui voit le dhamma me voit. Celui qui me voit, voit le dhamma. En effet, Vakkali, voyant le dhamma, on me voit, et en me voyant, on voit le Dhamma." (réf.)

Ce lien entre le Bouddha et le Dhamma se retrouve dans l'utilisation d'un terme clé dans la théorie des corps de Bouddha, le dharmakaya. Ce terme, qui a pris plus tard une connotation métaphysique, signifiait à l'origine «collection d’enseignements», c'est-à-dire l'identification et la localisation de l’enseignant même après son entrée dans le nirvana.

Un passage du célèbre Milinda-panho (Les Questions de Ménandre) illustre cet usage :

"De cette manière, O Grand Roi, le Bienheureux a éteint toutes les passions illusoires et est entré dans cet état final d'extinction. Le Bienheureux, entré ainsi dans cet état d'extinction, ne s'est pas manifesté, disant : «Il est ici», ou «Il est là».
Cependant, O Grand Roi, le Bienheureux se manifeste par la collection des enseignements [dhamma-kayena]. En effet, ô Grand Roi, le dhamma est ce qui a été enseigné par le Bienheureux." (réf.)

C'est pratiquement la même signification que nous trouvons dans les premiers textes prajnaparamitas pour le terme dharmakaya : «le corps des enseignements».

Dans ce contexte, nous trouvons toutefois une distinction entre ce dharmakaya, d’une part, le corps des enseignements (y compris les prescriptions de discipline, ou sila, la pratique méditative, ou samadhi*, et l'étude des enseignements qui apporte la sagesse, ou prajna) enseigné et laissé par le Bienheureux aux disciples, et d’autre part le rupakaya, ou corps formel perceptible qui autrefois avait foulé la terre et dont il reste des reliques physiques vénérées par les disciples dans des lieux publics.

Dans le sutra Astasahasrika Prajnaparamita (Perfection de la grande sagesse), par exemple, nous trouvons une mise en garde suivante adressée aux disciples :

« En effet, le Tathagata ne doit pas être vu dans le corps formel perceptible [na rupakayato drastavyah]. Les Tathagatas sont les corps des enseignements [dharmakaya] » (réf.)

Cela est également attesté dans les célèbres stances du Sutra de la Sagesse du Diamant (Kongo hannya haramittakyo, Vajracchedika prajnaparamita sutra) :

"Ceux qui tentent de me voir dans le corps formel perceptible,
Ceux qui essaient de m'entendre avec des sons et des voix,
Ceux-ci s'efforcent dans des directions erronées,
Ces gens ne pourront pas me voir.

Les bouddhas doivent être considérés comme le Dharma.
En effet, les enseignants sont le Corps du Dharma*
Et la nature intrinsèque des choses [dharmata, hossho] n’est pas connue.
Ce n'est [en effet] pas connaissable. (réf)

Inutile de dire que dans la littérature de la Sagesse de Diamant, le sommet du Dharma n'est autre que la prajnaparamita, ou perfection de la sagesse elle-même, fondée sur la réalisation du shunyata (non-substantialité, vacuité).

Cette distinction entre le « Corps du Dharma* » et « le corps formel perceptible » a donné naissance à la théorie des deux corps où le premier est défini comme le lieu où le vrai Bouddha peut être vu, avec la dévalorisation concomitante du second comme étant une direction erronée ou fallacieuse dans la recherche de l'Éveil. En d'autres termes, cette «théorie des deux corps» distinguait le Dharmakaya du Rupakaya, impliquant que le premier est le véritable lieu pour chercher le Bouddha et s’est probablement développée parmi ceux qui s’adonnaient à la pratique des six perfections (paramitas) conduisant à la réalisation de shunyata, à la différence des dévots dont la pratique était centrée sur la vénération des reliques du Bouddha.

Dès le premier siècle avant notre ère, parallèlement au mouvement qui conduisit à la composition des sutras de la Sagesse de Diamant qui exposaient la pratique des six paramitas, il y eut une montée de la dévotion populaire envers divers figures salvifiques, des Éveillés, qui avaient fait des vœux pour aider tous les êtres sensibles et les libérer de leurs souffrances : Amitabha (Amitayus), Bhaisajyaraja (Roi de la médecine), Aksobhya, entre autres. C'est probablement aussi pendant cette période que les principaux chapitres du Sutra du Lotus, présentant Shakyamuni comme le Tathagata de la Vie incommensurable, ont été composés. (réf.)

Corollaire de ces mouvements de dévotion, la spéculation sur le statut d'un Éveillé s'est poursuivie et des notions de «bouddhas du passé» et de «bouddhas des dix directions» ou de «différents royaumes» sont devenus courantes. C'est le statut des grands bouddhas salvifiques, objets de dévotion dans ces mouvements populaires, qui aboutit plus tard à la formulation de la théorie du triple Corps de Bouddha (trikaya) dans les traités du Mahayana.

Un des traités majeurs qui expose la théorie du trikaya est le Mahayana-Sutralamkara * [Daijo Shogonkyo Ron], datant du quatrième siècle. Les Trois Corps y sont présentés comme suit :

"Concernant les distinctions du corps de Bouddha: […] Celui de la nature propre [svabhavika], le corps de la jouissance [sambhogyah kaya] et celui de la transformation [nairmanika]
Ce sont les distinctions dans les corps des bouddhas. La première est la base [asraya - refuge] des deux [autres].
Tels sont les trois sortes de Corps des bouddhas.
Celui de la nature propre est dharmakaya, caractérisé par la révolution à la base (asraya-paravrtti-laksanah)

L’entièreté des Corps des bouddhas
Doit être reconnue dans ces Trois Corps.
La base, le Corps de jouissance pour soi et le Corps de jouissance pour les autres
est révélée par ces Trois Corps." (note)

Ici, le premier Corps est compris comme la base des deux autres et se caractérise par la «révolution à la base» - terme technique qui indique une expérience transformatrice où les illusions sont abandonnées et la sagesse de la non-discrimination commence à se mettre en place, sagesse qui réalise shunyata. En bref, la base qui fait qu’un bouddha est un bouddha n'est autre que la réalisation cette sagesse de shunyata.

Le «fruit» de cette réalisation est la manifestation du second «corps de jouissance», caractérisé comme étant celui qui reçoit pour soi le bénéfice de cette expérience transformatrice de l’Éveil. Et, partant de la même base d’Éveil,  c'est-à-dire du premier Corps, se manifeste alors le troisième «corps de Manifestation » qui est la jouissance pour les autres, les guidant et les aidant sur leur propre chemin vers l'Éveil. Ce troisième corps, avec ses différentes manifestations à travers l'histoire, est la sagesse compassionnelle de l'Éveil.

Le Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-sastra (Kukyo Ichijo Hosho Ron) est un autre traité important qui présente la théorie du triple corps, mais sous une forme différente. La bodhéité se manifeste à travers Trois Corps : le Corps de la nature propre et les autres Corps sont représentés respectivement par des qualités de profondeur, de magnificence et de magnanimité.

"Ici, le Corps de la nature propre du Bouddha doit être connu comme ayant cinq caractéristiques,
Il est doté de cinq types de propriétés.
Il est incréé, indivisible, dépourvu de deux extrêmes,
Libéré des trois obstructions de la souillure, de l'ignorance et de la distraction. . .

[Le Corps] de jouissance de la Vérité [dharma] dans diverses formes,
Manifeste la vérité de sa nature même.
Étant une face naturelle de compassion,
Il travaille sans cesse pour le bien des êtres. . . .

[Le Corps de Transformation] connaissait le monde,
Perçoit le monde pleinement.
Rempli de Grande Compassion
Il se manifeste dans diverses transformations, sans être séparé du Corps de Vérité [dharmakaya].

La jouissance pour soi et pour les autres
[Caractérise] le Corps de la Vérité suprême [para-martha-kayah]
Et les Corps phénoménaux [samvrti] basés sur elle." (réf.)

On note ici une différence par rapport au récit du Mahayana-Sutralamkara dans la description de la relation des Trois Corps entre eux. Dans le Mahayana-Sutralamkara, le premier Corps est la «base», le deuxième reçoit - littéralement, «jouit» - de bienfaits pour soi (svartha) de l'Éveil et le troisième agit au profit des autres (parartha) par compassion. Dans le Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-sastra, le premier corps est décrit comme recevant le bénéfice de l'Éveil, et les deux Corps (phénoménaux), dans leurs différentes sphères d'activité, fonctionnent au profit des autres, utilisant toutes sortes d'excellents moyens appopriés*, d'une compassion sans bornes, sans être séparé de sa base, c'est-à-dire du dharmakaya (réf.).

A première vue, cela peut sembler une différence mineure, mais la prise en compte des implications conduit à une compréhension de deux conceptions différentes de la bodhéité et de la praxis menant à sa réalisation. Il y a de nombreux aspects à examiner en détail sur cette différence cruciale entre le Mahayana-sutralamkara et le Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-sastra dans leurs récits du triple corps de Bouddha, mais nous pouvons les résumer de la manière suivante :

Le Mahayana-sutralamkara présente une théorie du trikaya que nous pouvons décrire comme «ascendante», tandis que la théorie de Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-sastra trikaya est «descendante».

Le mouvement ascendant peut être compris comme une activité ou un mouvement de ce monde vers le monde supérieur, ou de cette existence personnelle humaine au dharmadhatu impersonnel, le monde des dharmatas. Le mouvement descendant est l'inverse : c'est le renouveau et l'affirmation de l'humanité ou de l’individuation dans l'existence humaine (réf.).

L’objectif premier du mouvement ascendant est la réalisation de la sagesse alors que pour le second c’est l’activité générée par la compassion. Le Mahayana-sutra-lamkara, en tant que traité exposant la vue de l'école de Yogacara, expose sa théorie du corps de Bouddha dans le contexte de la pratique de cette école, c'est-à-dire la pratique ascendante centrée sur la méditation yogique conduisant à l’Éveil. Le « fruit » de cette pratique est vécu par le deuxième corps. Le troisième corps (transformation) se manifeste pour aider d'autres êtres à prendre le chemin ascendant.

Du autre côté le Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-Sastra, exposant la doctrine Tathagata-garbha, ou l'enseignement que «tous les êtres sensibles sont doués de la capacité de bouddha», présente sa théorie trikaya à partir de la présupposition que tous les êtres sont déjà en possession de ce qu'ils sont destinés à réaliser (l'Éveil), et n'ont besoin que d'ouvrir les yeux à cette réalité. L'activité du Bouddha (appelée Tathagata-dharmakaya dans le Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-Sastra), qui regarde le monde phénoménal d’un pont culminant consiste à "descendre" de ce sommet et, par compassion, manifester sa présence dans le triple monde, pour permettre aux êtres sensibles d'ouvrir leurs yeux et de réaliser ce que constitue leur véritable «nature» (réf.).

Ainsi, la jouissance pour soi qui caractérise le premier Corps (nature propre) est tournée vers le bénéfice des autres, et le deuxième Corps (jouissance) ainsi que le troisième Corps (transformation) sont tous deux présentés comme travaillant à ce but commun chacun sa propre sphère : Le Bouddha Sauveur continue son activité de compassion (comme Amitabha, conduisant les êtres sensibles à la Terre Pure, comme Bhaishajyaraja, œuvrant à la guérison des êtres, etc.)  et les manifestations terrestres (à commencer par le Shakyamuni historique, mais non limité à celui-ci) aident les êtres grâce à leurs moyens habiles (upaya-kausalya) à atteindre la réalisation de leur vraie nature, la bodhéité originelle.

C'est cette dernière théorie qui présente une image unifiée d'un Bouddha de Sagesse et de Compassion manifesté dans différents corps et qui emploie des moyens habiles à travers les différentes époques historiques et dans des mondes différents, qui est devenue prédominante au Tibet, en Chine, en Corée et au Japon, servant de toile de fond à la foi bouddhiste et à la pratique englobant différentes lignées doctrinales.

Le Bouddha Mahavairocana, élément central de la tradition ésotérique, illuminant tous les êtres de sa sagesse omniprésente et prêchant le Dharma universellement sous différents modes et formes, peut être signalé comme une forme extrapolée de cette vision du Bouddha (réf.).

Examinons maintenant quelques aspects de la notion de Bouddha dans le Sutra du Lotus.

Le Bouddha lotusien

Les érudits notent que certains éléments clés dans la représentation du Bouddha lotusien se trouvent également dans d'autres textes écrits avant ou vers la même époque, indiquant que ces éléments n'étaient donc pas empruntés au Sutra du Lotus. Par exemple, l'extension spatio-temporelle de la vie du Tathagata, thème principal du Sutra du Lotus, est une notion qui se trouve dans d'autres textes, dont le Mahavastu (note), les nikayas* palis et les traités des divers écoles actives au début de notre ère ou avant (réf.).

La représentation du Bouddha comme Sauveur n'est pas non plus unique au Sutra du Lotus : Amitabha, Bhaishajyaraja et d'autres étaient également considérés comme exerçant un rôle similaire envers tous les êtres sensibles. De même, l'identification du Bouddha avec le Dharma, présente à plusieurs niveaux (réf.), est un point de similitude également reflété dans les sources palies. Ce qui fait la prééminence du Sutra du Lotus, c'est la façon dont il tisse ces divers éléments pour présenter une image grandiose et convaincante de l'activité dynamique continue du Bouddha, d'une manière qui invite le croyant à participer lui-même à cette activité en réponse à la lecture du Sutra.

Voyons quelques éléments saillants.

Tout d'abord, en ce qui concerne la durée de vie incommensurable du Tathagata, nous avons vu que l'originalité du Sutra du Lotus n'est pas tant dans l’exposé de cette notion en tant que telle, (notion que l’on trouve également dans des textes non mahayana), que dans la présentation de cette durée de vie illimitée comme toile de fond pour son enseignement sur les différents types de moyens habiles (upaya) utilisés par le Tathagata pour amener les êtres ordinaires à l'Éveil (réf.).

Le récit de la parabole de la maison en feu (chapitre III) et de la parabole du fils pauvre (chapitre IV), l'illustration de la compassion du Tathagata assimilée à l'eau de pluie qui arrose différentes sortes d'herbes, d'herbes et d'arbres (chapitre V), la représentation du Tathagata en  médecin habile qui prétend être mort pour ramener ses nombreux enfants à la raison (chapitre XVI) et ainsi de suite, tout cela compose  une image cohérente du Tathagata engagé dans l’activité dynamique pour le bien de tous les êtres sensibles, quels que soient leur aspect et leur dispositions. 

Autre caractéristique remarquable du Sutra du Lotus, la désignation des êtres sensibles comme étant les enfants du Tathagata. Cette notion a joué un rôle important dans le développement ultérieur de la doctrine de Tathagata-garbha* (réf.).

Il convient de noter particulièrement les innombrables bouddhas qui ont émané d’un Tathagata unique, et qui prêchent le Dharma dans tous les mondes dans toutes les directions ; ils sont maintenant représentés comme se réunissant au même endroit pour entendre la parole du Tathagata (chapitre XI, Tour aux Trésors). Cela indique que le Sutra considère les différents bouddhas (objets de dévotion de différentes écoles) comme jaillissant d'une seule et même source.

Dans tout cela, la base d'une telle activité dans la réalisation de shunyata n'est jamais perdue de vue.

"L'Ainsi–Venu perçoit le véritable aspect du monde des trois plans tel qu'il est [yathabhutam]: Il n'y a ni flux ni reflux de la naissance et de la mort, ni vie dans ce monde ni anéantissement plus tard. Il n'est ni substantiel ni non–existant, ni ceci ni cela." (réf.)

Inutile de dire que cette description fait écho aux diverses présentations de shunyata dans la littérature prajnaparamita. En d'autres termes, c'est la réalisation de shunyataqui est le point d'encrage autour duquel tourne l'activité compatissante du Tathagata.

Nous voyons dans le Sutra du Lotus une tentative pour trouver un point d'intégration des notions importantes liées aux différentes pratiques de dévotion et de méditation des disciples bouddhistes de l'époque (réf.). Le message du Véhicule unique (ekayana) intégrant les trois voies des auditeurs, des pratyekabuddhas et des bodhisattvas est, sans conteste, la pièce maîtresse de tout le Sutra du Lotus. Le Sutra du Lotus peut aussi être considéré comme présentant une vue intégrative de deux courants principaux du Mahayana - le courant de dévotion populaire aux bouddhas des différents mondes (pratique centrée sur Bouddha), et le courant représenté par les sutras de la Sagesse, avec son insistance sur la réalisation de shunyata comme source de toute sagesse et compassion (pratique centrée sur le Dharma) - en les présentant comme compatibles dans le contexte du Véhicule Unique (ekayana).

Rappelons-nous que dans ce dernier courant, on insistait beaucoup sur l’importance du Dharma, avec le dénigrement implicite ou exprimé de la pratique de dévotion populaire dirigée vers les reliques physiques du Bouddha, et la vénération des stupas. Le Sutra du Lotus, bien que penchant vers le côté dévotionnel par ses récits de la vénération des reliques et sa valorisation positive du culte des stupas, trouve un terrain d'entente. Dans la dernière partie du Sutra, en particulier dans les chapitres XI (Apparition de la Tour aux Trésors, Stupa-sam-darsana) et XIX (Bienfaits du Maître du Dharma, Dharmabhanaka-anusamsa»), l’accent est mis sur la préservation du vrai Dharma et sa transmission aux générations futures après l'extinction du Bouddha Shakyamuni, en particulier en période de persécution. Ainsi, les déclarations faites dans le Sutra sur les mérites particuliers de la propagation du Sutra et de la prédication de ce merveilleux Dharma (saddharma) à d'autres mettent en évidence cet accent mis sur le Dharma lui-même. En d'autres termes, toute cette insistance fait écho au thème trouvé dans les textes palis et d'autres sources : «Celui qui voit le Dharma me voit».

A ce propos, citons un passage dans la version sanskrite (absent de la traduction de Kumarajiva) où le terme dharmakaya apparaît.

" Toutes choses sont égales, vides, dépourvues de caractéristiques:
Quiconque ne désire aucune de ces choses, et qui voit les choses sans faire de distinctions,
Est un Grand Sage, qui voit le Corps du Dharma* dans son intégralité [dharmakayam asesatah]
[Et voit que] il n'y a pas trois véhicules, il n'y a qu'un seul véhicule.
Toutes choses sont égales, toutes sont les mêmes, toujours les mêmes.
Celui qui le sait, connaît le nirvana, l'immortalité, la béatitude." (réf.)

Comme ce passage n'apparaît pas dans la traduction de Kumarajiva, on suppose qu'il s'agissait d'une addition ultérieure, et donc le passage est contestable. Mais nous pouvons simplement le prendre comme il est, en tant que passage d'une version existante de sanskrit, et noter que son utilisation du terme dharmakaya reflète le sens antérieur de «collection d'enseignements» et ne contient aucune suggestion du sens développé plus tard dans le contexte de la théorie du triple corps de Bouddha.

On ne trouve aucune autre mention du terme dharmakaya dans le Sutra du Lotus. Ainsi, ce serait un anachronisme d'utiliser ce terme (au sens de la théorie du trikaya développée plus tard) pour désigner le Tathagata lotusien. Il est clair, cependant, que le point de vue de la tradition plus large identifiant le Bouddha avec le Dharma, et vice versa, figure aussi en évidence dans le Sutra du Lotus (réf.) . De ce point de vue, l'appellation dharmakaya appliquée au Bouddha peut être vue comme implicitement affirmée dans le Sutra du Lotus, dans une continuité de sens avec la tradition bouddhiste précédente. La description de l'activité incessante de compassion du Tathagata qui est une caractéristique du Sutra du Lotus, peut ainsi être notée comme une étape significative sur la voie de la notion développée ultérieurement, bien qu'il n'y ait aucune référence explicite reliant le terme dharmakaya à cette interprétation du Bouddha lotusien.

En somme, le Sutra du Lotus a joué un rôle important dans le développement de la théorie du corps de Bouddha de la manière suivante. Tout d'abord, il a relié la notion du Bouddha Atemporel (déjà trouvée dans d'autres textes) à la notion de moyens habiles, dépeignant une activité dynamique et incessante du Bouddha fondée sur la compassion. Deuxièmement, il a présenté les différents bouddhas des différents royaumes comme des émanationsd’un Tathagata unique identifié avec Shakyamuni, dans une tentative d'unifier dans un cadre cohérent les différents bouddhas, objets de dévotion de différents groupes dans différents lieux. C'était une contribution dans le sens de la connexion entre les différents bouddhas vénérés par différentes écoles de l'époque. Ainsi, dans ce contexte, il a également ouvert la voie à de nouvelles spéculations sur le sambhogakaya, en le présentant non seulement comme exerçant la fonction de jouissance pour soi (svartha) comme jouissant des fruits de l'Éveil, mais aussi de l'activité au profit des autres (parartha) comme conséquence naturelle de cet Éveil. C’est ainsi que l’on peut interpréter la représentation des multitudes de bouddhas, émanations d'un Tathagata, prêchant le Dharma dans différents mondes. Troisièmement, le Sutra du Lotus a assimilé et poursuivi la tradition concernant l'identification du Bouddha avec le Dharma d’une manière qui lui était propre. Cela implique aussi implicitement l'utilisation du terme dharmakaya pour désigner le Bouddha, laissant la voie ouverte à d'autres développements de la notion qui se réfère plus explicitement au Tathagata comme étant plein de sagesse et d'activité incessante à l’égard de tous les êtres sensibles, conformément au Tathagata-Dharmakaya du Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-Sastra.

Implications pour la praxis

L'examen de la différence entre les théories du corps de Bouddha du Mahayana-sutralamkara et du Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-Sastra, comme décrit ci-dessus, mettrait en évidence certaines implications de la vision du Bouddha lotusien pour la praxis bouddhique en cours. La théorie du trikaya du Mahayana-sutralamkara met l’accent sur le sambhogakaya comme jouissant des fruits de l'Éveil (jouissance pour soi). Cette approche est liée aux prescriptions de la pratique comprise comme un chemin ascendant vers l'Éveil qui permettrait une telle «jouissance» : la pratique des six paramitas, en mettant l'accent sur la transe méditative (samadhi*) conduisant à la sagesse (prajna), tel qu'expliqué dans l’école Yogacara. C'est à partir du sommet de cette ascension, c'est-à-dire lors de la réalisation de l'Éveil décrit comme «la révolution à la base» (asraya-paravrtti), que l'on peut faire la «descente» et commencer à travailler au profit des autres.

Par contre, la théorie du trikaya du Ratnagotra-vibhaga Mahayanottaratantra-Sastra ne se focalise pas tant sur l'un ou l'autre des Trois Corps, mais les expose comme aspects du Tathagata-Dharmakaya intégral. Dans ce cadre, la pratique de la jouissance pour soi, c'est-à-dire vers l'Éveil (attribuée au premier corps), s'inscrit naturellement dans la pratique de la jouissance de l’autre, c'est-à-dire l'activité incessante pour conduire tous les êtres à cet Éveil (attribuée aux deux autres corps). Cette vision du corps de Bouddha appelle donc une praxis dans une direction «descendante», c'est-à-dire en mettant l'accent sur le fait de se mettre au service de l'activité compassionnelle incessante du Tathagata pour le bien des autres.

Inutile de dire que c'est ce mode de pratique descendant qui ressort le plus et est souligné dans le Sutra du Lotus. Basé sur la confiance (adhimukti) dans le Tathagata tel qu'il est décrit dans tout le Sutra, c'est-à-dire plein de compassion et œuvrant sans cesse et sur tous les fronts pour les êtres vivants, le lecteur est encouragé et habilité à participer à cette action de compassion, réassuré par les mérites qu’il en reçoit. Les activités décrites comprennent, sans y être limitées, les cinq pratiques : recevoir et garder ce sutra, le lire, le réciter, l'exposer et le copier (chapitre XIX, Bienfaits du Maître du Dharma, Dharmabhanaka). L'exposé du mérite de ces actions relatives à la préservation et à la propagation du Dharma tel qu'il est présenté dans ce sutra assure l'obtention de la jouissance pour soi tout en s'engageant dans une action orientée vers les autres.

En un mot, la praxis qui ressort de l'enseignement du Sutra du Lotus, fidèle à l'esprit intégrateur de ce sutra, est celle qui supprime la séparation entre la jouissance pour soi et la jouissance de l’autre. Ce que l'on fait pour les autres dans l’esprit de proclamer et de prêcher la sagesse compatissante du Tathagata enseignée dans ce sutra, apporte des bénéfices pour soi-même et inversement le bénéfice que l'on reçoit dans une telle activité profite aux autres.

C'est une description assez conforme de la voie du bodhisattva qui cherche l'Éveil non seulement pour soi-même, mais pour les autres et au nom de tous les êtres sensibles. L’engagement dans les diverses activités d'aide aux êtres sensitifs de toutes sortes et de toutes formes, en tous lieux et circonstances, pour alléger leur souffrance et enlever divers obstacles à l'Éveil, est déjà la réalisation du fruit de cet Éveil. En d'autres termes, la représentation du Bouddha lotusien fonde une sorte de praxis qui, en termes contemporains, peut être caractérisée comme un bouddhisme socialement engagé.

L'histoire de la transmission et de la réception de ce sutra et son influence permanente dans les différentes cultures de l'Asie du Sud-Est témoignent de l'actualité de "la jouissance pour soi égale jouissance des autres" et de son efficacité (réf.). Les activités des adhérents de ce sutra dans différentes parties du monde d'aujourd'hui peuvent être vus également comme la confirmation de la nature dotée d'auto-réalisation de ces paroles prophétiques.


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