DICTIONNAIRE des TERMES BOUDDHIQUES

français, japonais, chinois, sanskrit, pali


Burnouf - Appendice XI


LES DIX FORCES D'UN BUDDHA - bala

Les dix forces d'un Buddha sont une des catégories intellectuelles et morale auxquelles il est fait le plus fréquemment allusion dans les livres canoniques des Buddhistes et l'idée en doit être ancienne, car on les trouve aussi souvent rappelées dans les textes du Népal, que dans ceux de Ceylan. La conviction où sont les bouddhistes de toutes les écoles que le Buddha les possède au degré le plus élevé, lui a fait donner le titre de Dashabala, "celui qui a les dix forces." Ce titre est un des plus estimés de ceux qu'il porte; on le trouve à chaque instant dans les textes, et il paraît même sur des monument épigrphiques où il est question du Buddha Shakyamuni.

Mais si les allusions que font les textes à ces dix forces sont aussi fréquemment répétées que l'est le titre qu'elles ont valu au Buddha, on n'en peut dire autant de l'énumération de ces dix forces elles-mêmes, et surtout des explications dont chacune d'elles aurait besoin. Ce silence des textes est très aisément explicable ; les auteurs n'ont pas besoin de dire ce que sont les dix forces, chaque fois qu'ils en parlent : la définition en a dû être donnée une fois pour toutes dans les commentaires qui ont été composés à l'époque où le bouddhisme a essayé de se constituer sous une forme dogmatique. [...]

La première force d'un Buddha, selon le Vocabulaire pentaglotte, est sthanasthanadjana-bala : il y a là une légère faute de copiste que l'on corrigera en lisant sthanasthana; en pali, cette force se nomme thanathanan anam. Que l'on traduise littéralement ce terme d'après le sanskrit, "la force de la science des positions et des non-positions" ou d'après le Tibétain, comme fait M. Foucaux, "la force de la science du stable et de l'instable", la définition sera aussi inintelligible d'un côté que de l'autre. Ces obscurités se dissipent à la lecture du commentaire du Djina alamkâra : voici en effet ce que j'y trouve. Lorsque le Tathâgata, celui qui donne la science, s'adresse à ses auditeurs pour les instruire, il emploie les trois formules suivantes : "faites cela; faites-le par ce moyen-là; faire cela vous produira de l'avantage et du bonheur". L'auditeur ainsi instruit, qui se conforme à la parole du Maître doit atteindre à tel résultat, obtenir un rang donné. C'est là un sthana ou un thana, c'est-à-dire une position, ou une proposition légitime, une assertion permise, et en fait, quelque chose de possible. Mais dire que l'auditeur ainsi instruit, qui n'accomplit pas les devoirs de la morale, obtiendra tel ou tel rang, c'est là une proposition illégitime, une assertion qui n'est pas permise, en fait, quelque chose d'impossible, ou, comme dit la définition, un asthâna ou athâna. Le Tathâgata dans la bouche duquel le commentateur place cet énoncé, qui est vraisemblablement emprunté à quelque Sutta, énumère ainsi un grand nombre de thèses dont les unes passent pour fondées, les autres pour non fondées; tantôt c'est l'affirmative, tantôt la négative qui précède. Voici quelques unes de ces thèses prises pour exemple par le Tathâgata.

Qu'un homme éclairé prive sa mère de la vie, c'est là une thèse inadmissible; mais qu'un homme vil se souille d'un tel crime, c'est là une thèse possible. Qu'un homme éclairé produise un schisme dans l'assemblée des religieux, c'est là une thèse impossible; mais qu'un homme vil commette ce crime, c'est là une thèse possible. Qu'un homme éclairé voulant nuire au Tathagata fasse couler son sang, ou détruise le Stupa du Tathâgata, après qu'il est entré dans le Nirvana complet, c'est là une thèse inadmissible; mais qu'un homme vil se rende coupable de ces divers crimes, c'est là une thèse parfaitement admissible. La science approfondie de ces diverses propositions est ce qu'on nomme Sthanasthanadjnana, "la connaissance des propositions admissibles et des propositions inadmissibles", ou, dans notre langage du possible et de l'impossible en droit. L'homme, avec sa raison limitée, ignore réellement ce qui est possible et ce qui ne l'est pas; un Buddha seul, connaissant toutes les lois, sait quelle chose est possible et quelle autre est impossible. Le mot sthâna, et en pali, thana se prête donc à deux acceptions qui reviennent au fond à une seule. S'agit-il des réalités dont on constate les rapports, sthâna signifie "situation, position;" mais s'il s'agit de l'enseignement qui fait connaître ces rapports, en les affirmant ou en les niant, sthâna doit signifier "position, proposition, thèse." Ainsi, l'homme vertueux est heureux et l'homme vertueux est malheureux, sont deux situations dont l'une est, et dont l'autre n'est pas, au moins en droit; et ce sont aussi pour le Buddha qui énonce ces affirmations contradictoires, deux positions, dont l'une est admissible, et dont l'autre ne l'est pas. Au reste, je dois me hâter d'ajouter que le sens assigné ici à sthâna n'appartient pas en propre aux Buddhistes; il est parfaitement classique et se trouve justifié par un texte de la Bhagavad gîtâ où Schlegel traduit bien sthâna par "avec juste raison"

La deuxième force est, selon le Vocabulaire pentaglotte, Karmavipâkadjnânabalam, "la force de la connaissance de la maturité des actions," et, selon le Djina alamkâra, Sabbatthagâminîpatipadânânam, "la connaissance des degrés qui échoient universellement (aux êtres)." C'est, avec d'autres mots, la même idée que la définition du Vocabulaire pentaglotte, et les développements qui suivent ne laissent aucun doute à cet égard. Les Tibétains traduisent dans le même sens, "la science de la maturité complète des oeuvres." Voici maintenant comment le commentateur du Djina alamkâra entend cette force en la rattachant à la précédente. Bhagavat a dit que tous les êtres, quels qu'ils soient, se placent ou dans les positions dites thana, ou dans les positions dites athana, c'est-à-dire qu'ils commettent des actions donnant lieu soit à des thèses admissibles, soit à des thèses inadmissibles. Les auteurs de ces deux catégories d'actions vont les uns dans le Ciel, les autres dans les existences inférieures où ils sont punis et malheureux; d'autres enfin atteignent le Nibbâna. Les créatures sont toutes destinées à mourir, car la vie c'est la mort. Elles seront placées après leur vie selon leurs oeuvres, et recueilleront le fruit de leurs vertus ou de leurs vices. Les pécheurs renaîtront dans l'enfer, les hommes vertueux reparaîtront dans une meilleure existence; mais d'autres, ayant reconnu la véritable voie, parviendront au Nibbâna complet. Ces derniers sont ceux qu'on nomme anasavâ, "exempts des souillures du péché", et comme le dit positivement le commentateur, "affranchis des causes qui produisent la renaissance." Ils atteignent le Nibbâna ou, à proprement parler, ils s'anéantissent comme une flamme éteinte qui ne se rallume plus. L'enfer, une bonne existence, le Nibbâna, ce sont là les rangs ou degrés du péché, de la vertu, et de l'affranchissement de toute imperfection. De ces trois degrés, ceux qui ont pour résultat un état quelconque d'existence, sont les degrés universels ; celui qui a pour but l'anéantissement ou la non-existence est le degré essentiel. La science qui connaît à fond tout cela se nomme "la connaissance des degrés qui échoient universellement aux êtres."

La troisième force, selon le Vocabulaire pentaglotte, est Viçvaçradhadjnânabalam. Cet énoncé doit être fautif, car, tel qu'il est, il ne se prête à aucune traduction. Au lieu de çradha>, il faut certainement lire çraddhâ, de sorte qu'on traduirait ainsi cette catégorie : "la force de la connaissance de la foi de tous." Cela n'est certainement pas encore clair, et j'ajoute que la version tibétaine, "la force de la science des divers respects," ne l'est pas davantage. C'est cependant bien l'énoncé du Vocabulaire pentaglotte qu'entendent rendre ainsi les Tibétains; ce point me paraît évident malgré l'obscurité de leur version.

Ce qui ne l'est pas moins à mes yeux, c'est que le Vocabulaire pentaglotte place ici sous le n° 3 une catégorie qui, dans le Djina alainkâra, paraît seulement sous le n° 4, et que ce déplacement est fautif en ce qu'il rompt la série des explications par lesquelles le commentateur de ce dernier ouvrage rattache les uns aux autres les divers termes de l'énumération des dix forces. Je n'hésite donc pas à préférer ici l'autorité du Djina alamkara à celle du Vocabulaire pentaglotte, et prenant pour le n° 3 l'énoncé que le premier de ces deux textes place sous ce numéro même, je renverse l'ordre du Vocabulaire, remontant au n°3 son n° 4 actuel, et descendant son n° 3 au lieu et place de son n° 4.

Le résultat de cette interversion, c'est que le'n° 4 actuel du Vocabulaire, devenu pour moi le n° 3 véritable, est ainsi conçu: Nânâdhâtudjddnabalam, littéralement, "la force de la connaissance des éléments multiples." Cet énoncé est, selon le Djina alamkara, Anêkadhâtunanadhâtuânam, "la connaissance des éléments multiples et des éléments divers." Les Tibétains le traduisent ainsi : "la force de la science des diverses régions." Nous allons voir que le mot "région" n'est qu'une traduction imparfaite du terme de dhâtu, "élément", et qu'il faut entendre ce terme dans le sens très-large que j'ai essayé de justifier plus haut. Voici en effet comment s'exprime le commentateur du Djina alamkâra :

" Le degré universel, c'est le monde des éléments multiples; le degré spécial ou individuel, c'est monde des éléments divers. Or, qu'est-ce que le monde des éléments multiples? C'est l'ensemble de tout ce qu'on appelle dhâtu ou "élément," savoir : la vue, la forme et la notion que donne la vue; l'ouïe, le son et la notion que donne l'ouïe; l'odorat, l'odeur et la notion que donne l'odorat; le goûter (ou la langue), le goût et la notion que donne le goûter; le toucher (ou le corps), l'attribut tangible et la notion que donne le toucher; le manas (l'esprit ou le coeur), le mérite moral (ou l'être) et la notion que donne le manas. Il faut ajouter à cette série les éléments comme la terre, l'eau, le feu, le vent, l'espace (ou l'éther) et l'intelligence (ou la connaissance) ; puis, ce qu'on nomme encore dhâtu, comme le désir, la méchanceté, la cruauté, l'inaction, l'absence de méchanceté, l'absence de cruauté; comme encore la douleur, le désespoir, l'ignorance, le plaisir, le contentement, l'indifférence; comme encore le désir, la forme, l'absence de forme, la cessation, la conception, le Nibbâna. Tout cela constitue ce qu'on appelle le monde des éléments multiples. Voici maintenant ce que c'est que le monde des éléments divers. C'est comme quand on dit : autre est l'élément de la vue, autre est l'élément de la forme, autre est l'élément que donne la vue, et ainsi de tous les autres éléments énumérés tout à l'heure jusqu'à ceux-ci; autre est l'élément des conceptions, autre est l'élément du Nibbâna."

La science qui connaît à fond tout cela se nomme Anékadhâtunânâdhâtunânamt, "la connaissance des éléments multiples et des éléments divers."

La transposition que je viens d'adopter pour cette partie de l'énumération du Vocabulaire pentaglotte, rendue déjà si vraisemblable par les observations précédentes, a cependant besoin, pour être acceptée définitivement, qu'on reconnaisse que le n° 3 du Vocabulaire est bien en réalité le n° 4 du Djina alamkâra. J'en fais ici la remarque parce que ces deux énoncés n'ont, au premier coup d'oeil, aucune ressemblance l'un avec l'autre.

Après la correction que je proposais tout à l'heure, celui du Vocabulaire devrait se lire : Viçvaçraddhâdjnânabalam, tandis que le Djina nous donne Sattânam nânâdhimuttikatânânam, ce qui signifie d'un côté "la force de la connaissance de toute foi ou de la foi de tous," et de l'autre, "la connaissance des diverses dispositions des créatures." Mais la diversité de ces deux énoncés est plus apparente que réelle; elle disparaît dans la vaste étendue des significations qu'embrasse le mot adhimutti, pour le sanskrit adhimukti. Je me suis précédemment expliqué sur ce mot qui exprime, en général, les dispositions intellectuelles ou même morales, en un mot les inclinations. Or, parmi les inclinations diverses des êtres, la foi joue un des premiers rôles; voilà pourquoi le Vocabulaire pentaglotte se représente la troisième force d'un Buddha de cette manière : "la force de la connaissance de la foi de tous les êtres". L'énoncé si divergent des Tibétains trouve également ici son explication; car, sous les mots "la connaissance des divers respects," je soupçonne l'existence du mot mas, que Csoma de Cörös rend toujours par "respect, égard," mais qui répond régulièrement au sanskrit adhimukti. Il s'agit donc ici de la puissance qu'a le Buddha de connaître les inclinations, les dispositions de tous les êtres; les développements du Djina alamkâra mettent cette assertion hors de doute. Quel que soit l'élément pour lequel les créatures ont de l'inclination, dit notre auteur, c'est vers cet élément qu'elles tendent, c'est dans cet élément qu'elles se fixent. Quelques-uns ont de l'inclination pour la forme, d'autres pour l'odeur, la saveur, l'attribut tangible, le mérite moral ou la loi. Ceux-ci ont de l'inclination pour la femme, ceux-là pour l'homme; d'autres ont des inclinations misérables ou élevées; quelques autres enfin ont de l'inclination pour l'état de Dêva ou pour le Nibbâna. La science approfondie de ces diverses dispositions, science qui permet de dire : celui-là peut ou ne peut pas être converti, celui-là tend vers le Ciel, celui-là tend vers une existence misérable, se nomme Sattânam nânâdhimuttikatânânam, "la connaissance des diverses inclinations des êtres".

La divergence que j'ai signalée entre le Vocabulaire pentaglotte et le Djina alamkâra, s'augmente avec le n° 5, et je suis certain que les énoncés de ces deux ouvrages n'expriment pas la même catégorie. Suivant le premier, la cinquième force est Intriyaparâparadjnânabalam, terme qui, après la correction du premier mot, indriya au lieu de intriya, doit signifier "la force de la connaissance de celui qui est supérieur et de celui qui est inférieur par les organes des sens." Cette interprétation est reproduite par les Tibétains de cette manière : "la science des organes bons ou mauvais." L'expression n'est sans doute pas assez claire, parce qu'on ne voit pas s'il s'agit des organes de celui auquel on attribue cette force de connaissance, ou bien de ceux des personnes étrangères; mais la version tibétaine n'en est pas moins très rapprochée de l'énoncé du Vocabulaire pentaglotte. Il n'en est pas ainsi de la formule des Buddhistes du sud; la voici telle que la donne le Djina alakâra : Atitânâgatapatchtchuppannânam kammasamâdânânam vipâkavémattatânânam, c'est-à-dire, si je ne me trompe pas, "la connaissance de la mesure diverse des conséquences résultant des déterminations d'agir passées, futures et présentes." Nous allons voir tout à l'heure que le Djina alamkâra place au septième rang l'énoncé du Vocabulaire pentaglotte, et comme l'énumération du Djina se compose de termes liés entre eux, ici encore je donne la préférence à ce livre sur le Vocabulaire. "Maintenant dit le commentateur, rattachant sa définition de la cinquième force à celle de la quatrième, selon les inclinations qu'ont les êtres, ils prennent telle ou telle résolution, c'est-à-dire qu'ils se déterminent pour l'action dont il y a six espèces : les uns sous l'influence de la cupidité, les autres sous celle de la haine ; ceux-ci sous celle de l'erreur, ceux-là sous celle de la foi; d'autres sous celle de l'énergie, d'autres enfin sous celle de la sagesse. Ces agents agents, divisés en deux catégories, donnent lieu à la révolution du monde. Dans ce cas l'action qu'on accomplit sous l'influence de la cupidité, de la haine et de l'erreur, est une action noire, et elle a un résultat noir aussi. L'action qu'on accomplit sous l'influence de la foi, mais sans énergie ni [sagesse], est une action blanche, et elle a un résultat blanc aussi. L'action qu'on accomplit sous l'influence de la cupidité, mais sans haine, est sous l'influence de l'erreur, de la foi et de l'énergie réunies, est une action à la fois ténébreuse et lumineuse, et elle a un résultat de même nature qu'elle. L'action qu'on accomplit sous l'influence de l'énergie, mais sans sagesse, est une action qui n'est ni noire ni blanche, et dont le résultat n'est ni noir ni blanc. C'est la meilleure action, l'action la plus excellente; elle aboutit à la destruction de l'action.

Il y a ensuite quatre résolutions d'agir : celle qui donne du plaisir dans le présent pour produire dans l'avenir de la douleur ; celle qui donne de la peine dans le présent pour produire dans l'avenir du plaisir ; celle qui donne de la douleur dans le présent pour en produire également dans 1'avenir; celle qui donne du plaisir dans le présent pour en produire dans l'avenir également. Suivant que les hommes agissent, d'après telles et telles résolutions, lesquelles constituent l'ensemble de leur conduite, Bhagavat leur donne ou ne leur donne pas l'enseignement. C'est ainsi qu'il n'essaye pas de convertir l'homme naturellement pervers, comme Dêvadatta, fils de Kôkali. Mais quand il trouve des êtres qui n'ont pas comblé la mesure du vice comme Angulimâla, il ne désespère pas de les convertir et leur enseigne la loi. La science qui sait reconnaître et distinguer clairement les divers résultats des déterminations et des actions humaines, se nomme "la connaissance de la mesure diverse des conséquences résultant des déterminations d'agir passées, futures et présentes. "

Dans cette définition, il y a un mot, samâdâna, qui joue le rôle principal; je le prends dans le sens de "détermination, résolution, pari," et particulièrement ici de détermination suivie d'effet." Le sens général de "résolution" me paraît résulter d'une glose de Mahânâma sur une des premières stances du Mahâvamsa, où l'expression panidhi, "voeu" est employée, dit le commentateur, aviparitadalhasamâdânâni dassanattham, "pour montrer ses déterminations fermes et qui ne doivent pas rencontrer d'obstacles." Mais le sens particulier de "détermination suivie d'acte," est ici le seul admissible, car il n'est question dans le passage que des actions humaines et de la mesure des résultats qu'elles amènent à leur suite.

Il resterait cependant ici une difficulté, c'est la ressemblance remarquable qui existe entre la seconde force et celle que je viens d'examiner. La seconde force, en effet, consiste dans la connaissance du résultat des actions; la cinquième consiste dans l'appréciation des conduites. Y a-t-il là, peut-on se demander, une différence assez marquée pour constituer deux catégories distinctes dans une énumération qui n'a que dix termes? Certainement, pour la logique européenne la différence est plus apparente que réelle; mais il serait peu équitable de juger les classifications des Buddhistes d'après les procédés perfectionnés des méthodes modernes. Voici, si je ne me trompe, sur quel point porte la différence de la deuxième force d'avec la cinquième. La seconde force consiste dans cette connaissance que les actions, lorsqu'elles sont arrivées à leur maturité complète, ont un triple résultat. La cinquième force consiste dans la connaissance des diverses conduites et des conséquences inégales et variées qu'elles entraînent après elles. L'une est générale et absolue, l'autre est particulière et relative ; l'une atteint le résultat définitif, l'autre mesure et apprécie des conséquences partielles et passagères. Ajoutons que la cinquième force a particulièrement trait à l'enseignement du Buddha; c'est la lumière qui lui montre ceux auxquels il peut adresser sa parole, comme aussi ceux qu'elle doit trouver rebelles. Au contraire, le seul rapport qu'offre la seconde force avec les procédés d'enseignement du Buddha, c'est qu'il s'en sert pour poser absolument et comme une thèse irréfutable, la triple assertion qui est pour lui un véritable dogme. Des commentaires plus étendus que ceux que nous possédons nous révéleraient peut-être des différences plus essentielles entre ces deux énoncés. Quant à présent, celles que je signale me paraissent suffire pour justifier des classificateurs aussi minutieux en général, et en même temps aussi peu difficiles que le sont les Buddhistes.

Revenons maintenant à l'énoncé du Vocabulaire pentaglotte. On vient de voir que le n° 5 de ce recueil répond au n° 7 du Djina alamkâra, et l'on reconnaîtra tout à l'heure que les deux listes se suivent régulièrement à partir du n° 6 jusqu'à la fin. Il résulte de là qu'il y a dans la liste du Vocabulaire un énoncé, le 7°, qui resterait, sans explication, si nous ne le ramenions pas ici, à la seule place qui soit vacante. Cet énoncé s'éloigne cependant d'une manière sensible de la définition du Djina alamkâra qui forme le n° 5. L'exemplaire de la Bibliothèque nationale le lit Klêçavyavadânabhuttadjnânabalam, ce qu'il faut corriger vraisemblablement comme il suit, vyavadhâna et mukti, et traduire : "la force de la connaissance de l'affranchissement et de la disparition des corruptions du mal." Cet énoncé offre une assez grande analogie avec le dixième et dernier terme de la série des forces, ainsi qu'on le verra bientôt. Il en présente une plus grande encore avec la seconde partie de la définition que le Djina alamkâra donne de la sixième force, définition que je vais examiner dans un instant. L'expression du Vocabulaire pentaglotte semble donc faire double emploi avec le n° 6 et avec le n° 10 du Djina alamkâra, et sous ce rapport, je suppose qu'il y a quelque inexactitude dans la liste du Vocabulaire.

La divergence que je viens de signaler entre le Vocabulaire pentaglotte et le Djina alamkâra cesse au n° 6; les énoncés de ces deux ouvrages portent ici sur la même catégorie. Voici la formule du Vocabulaire : Sarvadhyani vimôkcha samâdhi samapatti samdjnânabalam, il y faut faire les corrections suivantes : lire dhyâna, samâpatti, supprimer sam devant djnâna, ou lire en un seul mot samâpattînâm; alors on traduira : "la sixième force, qui est la connaissance de la totalité des contemplations, des affranchissements, des méditait et des acquisitions." Les Tibétains font bon marché de tous ces termes, en traduisant plus brièvement ainsi : "la force de la science qui entre dans l'indifférence mystique." Toutefois, cette version écourtée pèche moins par inexactitude que par omission. Si l'on se rappelle en effet que, suivant les Tibétains, samâpatti signifie "l'acquisition de l'indifférence", et si le lecteur veut bien se reporter à la note spéciale sur le terme de dhyana "contemplation," qui va venir bientôt et où il verra que le but le plus élevé de la quatrième contemplation est l'indifférence, il restera convaincu avec moi que les Tibétains, en entendant, comme ils l'ont fait, la sixième force, semblent n'avoir traduit que mots samâpattinâm djnânabalam.

Le Djina alamkâra dit plus longuement, sans doute parce qu'il mêle au texte un commentaire : Sabbésam djhânavimôkhasamâdhisamâpattînam samkilésavôdânavutthânânam, "la connaissance de la corruption, de la disparition et du réveil, en ce qui touche la totalité des contemplations, des affranchissements, des méditations et des acquisitions;" C'est, continue le commentateur, "la connaissance exempte d'obstacle qui permet de dire : voici la corruption, voici la disparition, voici le réveil, en ce qui touche les actions désignées, contemplations, les affranchissements, les méditations et les acquisitions désignées. C'est ainsi qu'a lieu la corruption, ainsi qu'a lieu la disparition, ainsi qu'a lieu le réveil. Or, combien y a-t-il de contemplations ? Quatre. Combien d'affranchissements? Onze, huit, sept et trois [selon diverses énumérations.] Combien de méditations? Trois, à savoir : la méditation accompagnée de raisonnement et de réflexion, la méditation sans raisonnent mais avec réflexion, enfin la méditation exempte de raisonnement et de réflexion. Combien y a-t-il d'acquisitions? Cinq, savoir : l'acquisition qui est l'idée, l'acquisition qui est l'absence d'idée, l'acquisition qui n'est ni idée, ni absence d'idée, l'acquisition qui est l'état d'être affranchi de l'existence, l'acquisition qui est la cessation. Qu'est-ce que la corruption ? C'est la corruption même du désir, de la passion, de la méchanceté, relativement à la première contemplation; c'est encore une certaine pensée d'abandon qui se produit dans le premier corps même qui soit donné à celui qui a songé à de mauvaises actions. Qu'est-ce que la disparition? C'est la disparition des obstacles apportés à la première contemplation ; c'est encore une certaine pensée de différence qui se produit dans le dernier corps même qui soit donné à celui qui a songé à de mauvaises actions. Qu'est-ce que le réveil ? C'est l'habileté à se relever de ses acquisitions. La connaissance approfondie de tout cela est ce qu'on nomme la connaissance de la corruption, de la disparition et du réveil, en ce qui touche la totalité des contemplations, des affranchissements, des méditations et des acquisitions."

Quelque obscures que restent encore plusieurs de ces formules, parce qu'elles se rapportent non pas seulement à la métaphysique, mais à une théorie trop peu expliqué de la contemplation extatique, j'ai cru nécessaire de les reproduire en entier, d'abord parce qu'elles signalent la véritable étendue de la sixième force de connaissance d'un Buddha; ensuite parce qu'elles portent des nombres, à l'aide desquels elles se rattachent à l'ensemble des classifications métaphysiques de la doctrine. Envisagées dans leur ensemble, ces formules signifient qu'au moyen de sa sixième force de connaissance, un Buddha aperçoit les corruptions du vice qui s'opposent à la pratique de la première contemplation, qu'il aperçoit de même le moment où disparaissent les obstacles qui arrêtaient à son début cette contemplation, et enfin qu'il sait, une fois acquis les résultats de cet exercice ascétique, comment on sort de cette extase, et comment on rentre dans le monde réel. Cette idée, que je crois être celle du texte embrassé dans son ensemble, est exprimée au moyen de termes qui, indépendamment de leur précision numérique, affectent une sorte de précision philosophique que nous ne pouvons apprécier à sa juste valeur, parce que nous ne possédons pas les commentaires à l'aide desquels on pourrait les interpréter sûrement.

Je distingue ces termes en deux catégories, d'abord ceux sur lesquels j'aurai occasion de revenir, comme les contemplations et les affranchissements; je n'en parlerai ici qu'en ce qui est absolument indispensable à l'intelligence du texte; et ensuite ceux qui paraissent actuellement pour la première fois; c'est sur ceux-là seuls qu'il faut nous arrêter quelques instants.

Un premier point a besoin d'être fixé. S'agit-il ici de la connaissance personnelle d'un Buddha, ou pour le dire plus clairement, de la conscience qu'a le Buddha de ses propres contemplations et des résultats qu'il en a obtenus, ou bien s'agit-il de la connaissance des contemplations des autres, de la manière dont ils y procèdent et des succès qu'ils y remportent; en un mot, s'agit-il d'un spectacle que se donne le Buddha contemplant les efforts des hommes vers la perfection extatique? Je crois pouvoir admettre sans hésiter la seconde hypothèse. Il ne peut être question ici de la vue intérieure que porte le Buddha sur lui-même et sur les luttes qu'il soutient contre le monde extérieur : selon l'opinion des Buddhistes, il est si facilement vainqueur, que c'est à peine s'il a le mérite de combattre. On définit, au contraire, dans la sixième force le pouvoir que possède le Buddha d'assister aux luttes des autres, et de connaître jusqu'à quel point ils se sont avancés dans la voie de la perfection. C'est là une force analogue à celle du quatrième article, d'après lequel il connaît sûrement la mesure des bonnes dispositions et de l'intelligence des autres hommes. C'est, en effet, un caractère commun des forces de la connaissance d'un Buddha qu'elles s'appliquent à des objets, à des idées qui lui sont extérieurs; sans cette remarque, il resterait dans le morceau que nous examinons bien des points qui seraient complètement inintelligibles.

Le Buddha connaît donc, et ce sont-là les termes dont se sert le Vocabulaire pentaglotte, tout ce qu'exécutent les hommes qui tendent vers la perfection, en fait de contemplation et de méditation. Entrant plus au fond du sujet, le Djina alamkâra ajoute : "Il connaît la corruption, la disparition et le réveil, en ce qui touche les contemplations et les méditations." Qu'est-ce que la corruption ? Une courte définition nous apprend que c'est l'inévitable kleça, le mal moral, qui est inhérent à toute nature mortelle; c'est l'ensemble des mauvais instincts qui s'opposent à la première contemplation, ce qui s'accorde parfaitement avec la définition qu'on nous donnera plus tard de cette première contemplation, dont l'abord n'est possible qu'à celui qui s'est dépouillé de toute passion et de tout désir coupable. Je passe rapidement sur l'énumération que fait le Djina des contemplations, des affranchissements, des méditations et des acquisitions : les deux premiers termes seront l'objet de deux notes spéciales; quant aux méditations, qu'on réduit ici à trois, parce qu'on les envisage dans leur généralité, je me borne à dire qu'elles tiennent intimement à la théorie de la contemplation, au premier degré de laquelle nous verrons l'intelligence se dépouiller successivement de la pratique du raisonnement et de l'exercice de la réflexion. J'en dis autant de l'énumération curieuse des cinq acquisitions, dans le texte, samâpatti : la définition qui se présente ici dépasse les limites des contemplations, et entre dans la plus élevée des sphères du monde sans forme, que j'examinerai plus bas à la suite des dhyânas. Ces trois termes, dhyâna contemplation, samâdhi "méditation" ou concentration sur soi-même, samâpatti "acquisition" ou état de possession du détachement le plus complet, ces trois termes, dis-je, embrassent, sous des mots moins nombreux, les évolutions de l'intelligence se perfectionnant par son passage à travers les huit sphères que j'étudierai bientôt.

Le point auquel je dois me hâter d'arriver, c'est la seconde définition qu'ajoute le Djina alamkâra, après avoir établi que le véritable obstacle à la première contemplation est formé par la corruption du mal. "C'est encore, dit-il, une certaine pensée d'abandon (kôtchi hânabhagiyô samâdhi>), c'est-à-dire, c'est une pensée de découragement qui suscite à l'homme le désir d'abandonner la rude tâche qu'il a entreprise en se livrant à la contemplation. Mais d'où provient cette pensée d'abandon? Par où entre-t-elle dans l'esprit de l'ascète qui veut, en se détachant du tumulte passionné du monde, se reposer dans le calme de la contemplation? Elle lui vient de son corps et se produit dans son corps, ce corps qui est pour lui le legs d'un état antérieur, ce corps qui lui a été donné parce qu'il avait conçu la pensée du péché (kukkutadjhâyîdê), ce corps enfin qui est le premier qu'il ait reçu depuis la conception de ces pensées coupables (pathamakâyêva). Tout cela, si je ne me trompe, doit s'entendre au sens de la transmigration; et voici comme les faits invisibles pour les simples mortels se déroulent sous le regard pénétrant du Buddha. Il voit un être quelconque dont le vice a occupé la pensée; cet être meurt, et reprenant parmi les hommes une vie nouvelle, il reçoit un nouveau corps, qui est bien réellement le premier qu'il revête depuis sa dernière existence, et qui est, comme le dit la définition, "donné à celui qui a songé à de mauvaises actions." Cet homme devient un religieux, un ascète; il veut se livrer à la contemplation. Deux obstacles s'élèveront devant lui, la corruption du vice dont il lui faudra se purifier, et une pensée d'abandon qui naîtra dans son corps, parce qu'il est encore bien rapproché d'un temps où ses pensées étaient occupées d'oeuvres coupables. Voilà l'idée qu'après bien des réflexions, je suis parvenu à me former de ce texte singulièrement obscur; mais je ne voudrais pas que la difficulté que j'ai eue à l'entendre me fît illusion à moi-même sur la valeur de mon interprétation. Autant j'aime à m'entretenir de bonne foi avec un lecteur bienveillant des sujets de mes études, même les plus difficiles, autant je répugne à lui imposer d'autorité mes opinions et à exercer sur son esprit, par l'assurance de mes affirmations, quelqu'une de ces surprises que je ne crois pas conciliables avec l'amour sincère de la vérité.

Nous voilà donc fixés, au moins approximativement, sur l'espèce d'obstacles qu'apporte la nature de l'homme à l'exercice de la première contemplation. Ces obstacles sont-ils susceptibles de disparaître? Sans aucun doute, lorsque l'ascète est assez fort pour les surmonter. C'est ce que notre texte nomme vôdâna, pour le sanskrit vyavadhâna, mot qui signifie non seulement "la disparition", mais "l'action de cacher, de faire disparaître;" car il ne faut pas oublier qu'il s'agit ici moins d'un état que de l'action d'un être actif, de l'ascète contemplé pendant la lutte qu'il soutient contre le monde dont il veut se détacher. Une seconde définition vient s'ajouter à la présente explication qui est suffisamment claire par elle-même, et je le regrette presque; parce que j'y trouve plus de difficultés que je n'y vois de clarté. Que cette seconde définition soit placée dans un véritable parallélisme avec la seconde définition de la corruption du mal, c'est un point qui n'est pas douteux; mais cette circonstance ne nous apporte pas ici toutes les lumières que nous aurions droit d'en attendre. C'est encore, dit notre texte, kôtchi visêsabhâgiyô samddhi, "c'est une certaine pensée de différence." Dans quel sens entendrons nous ce visêsa? Sera-ce dans le sens de "différence," distinction spécifique et constituant l'individu par opposition à tout ce qui n'est pas lui, de sorte que l'ascète, après avoir renversé les obstacles qu'élevaient devant lui les mauvais instincts, s'en reconnaît parfaitement distinct et se sent en possession de son individualité pure; ou bien sera-ce dans l'acception de "distinction, de supériorité," de sorte que cette pensée de distinction revienne au sentiment de la victoire qu'il vient de remporter sur ses adversaires? Nous aurions besoin d'un commentaire pour faire un choix éclairé; quant à moi, je penche, jusqu'à nouvel ordre, pour la première interprétation, quoiqu'il existe une catégorie de termes très voisine de la théorie des affranchissements, où l'ascète dont nous nous occupons en ce moment paraît avec le titre de vainqueur. Cette pensée d'individualité ou de supériorité se produit, comme la pensée d'abandon de l'ascète à son début, dans un corps qui a été donné à un être dont les pensées antérieures s'étaient tournées vers le mal. Mais ce corps n'est plus au même degré dans l'échelle des transmigrations; c'est le dernier, progrès immense, si du moins j'entends bien le texte, puisqu'il semble dire que l'ascète n'a plus que ce corps à occuper avant d'atteindre au Nirôdha, ou à la "cessation" de la loi de la transmigration. Du reste, rien n'est changé au degré de contemplation où se passe ce phénomène si heureux pour le sage; c'est toujours la première contemplation, ce qui prouverait, si le texte est correct et s'il ne faut pas lire quatrième au lieu de première, de deux choses l'une, ou qu'il n'y a eu dans le principe qu'un degré de contemplation et que les trois autres degrés ont été développés et ajoutés plus tard, ou que c'est en réalité au premier degré de la contemplation qu'a lieu le plus grand effort de l'ascète dans sa lutte contre les objets qui s'opposent à sa marche ultérieure. Voilà ce que je crois voir dans cette partie de notre texte, mais j'avoue que je ne présente pas cette explication avec autant de confiance que celle que je proposais tout à l'heure touchant le sentiment qui naît chez l'ascète à la rencontre de l'obstacle.

Je serai plus bref sur ce que le texte du Djina alamkâra nomme "le réveil," vutthânam. "C'est, dit le commentaire, l'habileté à se relever de ses acquisitions, ou, pour nous exprimer plus clairement, de se réveiller de cet état d'indifférence et de calme au sein duquel on se reposait loin du monde extérieur. Par là on entend, sans aucun doute, la fin de la méditation extatique, envisagée comme une sorte de réveil qui rend le sage au cours des événements au monde, qu'il ne quitte définitivement que quand la mort physique l'en a complètement détaché.

Il est temps de revenir à l'énumération des forces dont la sixième a dû attirer notre attention un peu plus longtemps que les autres. J'ai dit tout à l'heure que la cinquième force, selon l'énumération du Vocabulaire pentaglotte, était la septième dans celle du Djina alamkâra; les observations suivantes mettront cette remarque dans tout son jour. En effet, la septième force du Djina est ainsi définie : Parasattânam parapuggalânam indriyaparôvariyattaméttatânânam, "la connaissance de la mesure de la supériorité ou de l'infériorité des organes des autres créatures, des autres individus." Cette définition sert à corriger l'énoncé du Vocabulaire pentaglotte; au lieu de indriyaparâpara, il est probable qu'il faut lire indriyaparâvarya, "la supériorité et l'infériorité des organes des sens." Voici de quelle manière le commentateur explique cette catégorie en la rattachant à la précédente : "Les organes des sens sont les instruments de la méditation elle-même, selon leur mollesse, leur état moyen et leur pénétration. Celui-ci a des organes mous, celui-là en a de force moyenne, cet autre en a de pénétrants. Dans ce cas, Bhagavat instruit par un enseignement abrégé celui qui a des organes pénétrants, par un enseignement et abrégé et développé celui qui a des organes d'une force moyenne, par un enseignement développé celui qui a des organes mous. Bhagavat donne à celui qui a des organes pénétrants une instruction douce de la loi; à celui qui a des organes de force moyenne, une instruction douce et pénétrante; à celui qui a des organes mous, une instruction pénétrante; à celui qui a des organes pénétrants, il enseigne le calme; à celui qui a des organes de force moyenne, le calme et la vue; à celui qui a des organes mous, la vue; à celui qui a des organes pénétrants, il enseigne les trois refuges; à celui qui a des organes de force moyenne, l'état de misère et les trois refuges; à celui qui a des organes mous, l'état de bonheur, l'état de misère et les trois refuges. Bhagavat expose à celui qui a des organes pénétrants l'enseignement de la sagesse supérieure; à celui qui a des organes de force moyenne, l'enseignement de la pensée supérieure; à celui qui a des organes mous, l'enseignement de la moralité supérieure." La science approfondie de tous ces éléments est ce qu'on nomme "la connaissance de la mesure de la supériorité ou de l'infériorité des organes des autres créatures."

La huitième force, selon le Vocabulaire pentaglotte, est Pûrvanishâpânusmritidjnânabalam, qu'il faut lire et traduire ainsi : pûrvanivâsânusmriti, "la force de la connaissance du souvenir des anciennes demeures;" c'est exactement la traduction tibétaine, "la science qui se rappelle les séjours antérieurs." Le Djina alamkâra définit de même cette catégorie, Pubbênivâsânussatinânam, "la connaissance du souvenir des anciennes demeures." C'est là une des facultés sur lesquelles les Buddhistes reviennent le plus souvent; elle est développée à peu près dans les mêmes termes par les Buddhistes du Népal et par ceux de Ceylan. J'en ai parlé déjà ailleurs d'après deux textes authentiques, l'un du Lalita vistara, et l'autre du Sâmannaphala sutta. Je ne m'y arrêterai ici que pour dire que cette huitième force d'un Buddha est la faculté qu'on lui attribue de se rappeler ses existences antérieures, ainsi que celles de toutes les autres créatures. Les Buddhistes ont une foi si entière dans la réalité de cette connaissance fantastique, qu'ils n'hésitent pas à l'accorder même à d'autres qu'au Buddha; mais alors ils la limitent proportionnellement aux perfections morales et intellectuelles qu'ils reconnaissent à celui dans lequel ils en supposent l'existence. Un fragment du commentaire de Buddhaghôsa, traduit par Turnour, nous apprend que les Titthiyas, c'est-à-dire les ascètes des autres croyances, et, d'une manière plus générale, les Brâhmanes, partagent cette faculté avec cinq autres classes de personnes, savoir les disciples ordinaires d'un Buddha, les quatre-vingt grands auditeurs, ses deux premiers auditeurs, les Buddhas individuels, enfin le Buddha parfait. Les ascètes Titthiyas ne se rappellent pas leur passé au delà de quarante Kalpas. Il paraît que cette immense durée est encore peu de chose pour les Buddhistes, puisque celle qu'embrasse la puissante mémoire d'un Buddha ne connaît aucune limite.

La neuvième force, d'après le Vocabulaire pentaglotte, est Tchyutyusapattidjnânabalam; cet énoncé est certainement fautif, et la correction qui se présente le plus naturellement est vraisemblablement la meilleure : tchyutyutpatti, c'est-à-dire "la force de la connaissance des chutes et des naissances." C'est ce que les Tibétains expriment ainsi : "la science qui connaît la migration des âmes et la naissance." La définition du Djina alamkâra, Dibbatchakkhunânam, "la connaissance de la vue divine," malgré sa divergence apparente, revient exactement à celle du Vocabulaire, puisque c'est seulement avec le secours de sa vue divine que le Buddha voit la naissance et la mort des créatures, au moment même où elles ont lieu. Voici en effet comment s'explique le commentateur touchant cette force surnaturelle. "Alors avec sa vue divine, pure, surpassant la vue humaine, il voit les êtres mourants ou naissants, misérables ou éminents, beaux ou laids de couleur, marchant dans la bonne ou dans la mauvaise voie, suivant la destinée de leur oeuvres." Cette description de la vue divine est conçue dans les mêmes termes que celle qui a été donnée plus haut d'après un texte pâli, le Sâmannphala, et je me trouve ainsi dispensé de la reproduire ici. Je me contente de remarquer que, malgré la différence des termes, l'énoncé du Djina alamkâra revient exactement, pour le sens, à celui du Vocabulaire pentaglotte.

La dixième et dernière force, selon le Vocabulaire pentaglotte, est Açravakchayadjnânabalam c'est-à-dire, en lisant âçrava, "la force de la science de la destruction des souillures du vice." Les Tibétains traduisent trop peu exactement, "la science qui connaît le développement et le déclin." Le Djina alamkâra donne la même définition que le Vocabulaire, c'est-à-dire Asavakkhayanânam, "la science de la destruction des souillures du vice." Cette force, dont la destination est suffisamment claire par elle-même, est brièvement commentée ainsi : lorsqu'après avoir obtenu et compris toutes les lois des Buddhas omniscients, on est parvenu à s'établir sur le terrain de la science des omniscients, qui est exempte de passion et de péché, on possède la science de la destruction des souillures du vice."

On voit maintenant ce que sont ces dix forces si vantées dans toutes les écoles Buddhiques. Ce sont des attributs intellectuels et moraux qui appartiennent seulement au Buddha, ou plutôt, c'est un attribut unique, la science, qui pénètre avec une puissance irrésistible les grandes divisions du monde physique et moral, telles que se les représentent les Buddhistes. Indépendamment des analyses qui précèdent, nous avons, par le Lalita vistara, la preuve directe que les Buddhistes voient, dans "les dix forces", de véritables attributs intellectuels. Ainsi l'énumération des cent huit portes de la loi, qui occupe une place considérable dans le quatrième chapitre du Lalita, nous apprend que "les dix forces" sortent positivement de la connaissance. Voici comment s'exprime cette énumération sur le Djnânasambhâra, ou sur "la provision des connaissances," c'est-à-dire la réunion de tout ce qui peut contribuer à la science; cette provision, dit le texte, daçabalapratipûryâi samvartatê, "aboutit à l'achèvement complet des dix forces." Si les dix forces résultent de l'accumulation des connaissances, il faut nécessairement que ces dix forces soient des énergies appartenant à l'intelligence. Le Lalita dit donc très pertinemment qu'une provision complète de connaissances conduit à la possession entière des dix forces de science qui sont un des premiers attributs du Buddha; c'est exprimer cette idée parfaitement vraie que les connaissances ajoutent à l'énergie de l'intelligence. Mais cette force, pour les Buddhistes, n'est pas un ornement de l'esprit destiné à satisfaire l'orgueil humain, comme il semble que devait être, chez les Brâhmanes, le plus grand effort de la spéculation, c'est-à-dire la connaissance de l'être absolu, ainsi qu'ils appelaient Brahma. Les dix forces de la science qu'on attribue à Çâkyamuni ont un but pratique; ce but, c'est l'enseignement de la loi et l'affranchissement de la nécessité de la transmigration. Ces dix connaissances, qu'on nomme des forces à cause de la puissance avec laquelle le Buddha les exerce, embrassent donc en morale le bien et le mal, le juste et l'injuste, c'est la première force; la rétribution des œuvres, c'est la seconde et la cinquième; le moyen de détruire la corruption du mal, c'est la dixième; la connaissance des divers éléments, parmi lesquels les passions occupent la plus grande place, c'est la troisième. Dans cette dernière connaissance on retrouve en outre à peu près tout ce que les Buddhistes croyaient savoir du monde matériel, c'est-à-dire une classification déjà ancienne des éléments grossiers. Les cinq autres connaissances sont d'un ordre surnaturel, et là même il en est une qui a trait à l'état moral de l'homme; ce sont : la connaissance des dispositions diverses ou de la foi des créatures, qui est la quatrième force; la connaissance des autres hommes, sous le rapport des organes (septième force), sous le rapport des pratiques de l'ascèse extatique (sixième force); la connaissance du passé de tous les êtres (huitième force), et la vue actuelle de la naissance et de la mort de chacun d'eux, ce qui est la neuvième force. Voilà ce qui constitue l'ensemble de ce que les Buddhistes prétendaient connaître du monde visible par l'observation et l'induction, et du monde invisible par hypothèse. Mais l'induction et l'hypothèse n'étaient pas pour cela des procédés dont ils eussent la conscience claire; ils affirmaient tout, ce qu'ils supposaient comme ce qu'ils voyaient, avec une égale assurance. II n'en pouvait guère être autrement chez des Indiens et au point où en était l'Asie à cette époque. Comment aurait-on pu nommer çâkya le Buddha ou "l'éclairé," si la foi de ses adorateurs ne lui eût pas accordé une science supérieure à celle qu'il est donné à l'homme de posséder?

Au reste les Buddhistes ne font pas mystère du caractère surnaturel de ces forces; il est même probable qu'elles ont d'autant plus d'importance à leurs yeux qu'elles sont plus merveilleuses. Ainsi les Chinois ont, d'après M. Rémusat, une énumération de dix espèces de riddhi ou "puissances magiques," parmi lesquelles il en est deux qui ne sont pas sans rapport avec deux des dix forces analysées tout à l'heure. Ces deux puissances sont la connaissance des pensées d'autrui et celle de la succession non interrompue des créations. Si cette énumération chinoise n'est pas le résultat d'une combinaison d'éléments rassemblés par le savant sinologue français, c'est-à-dire, si elle est la traduction suivie d'un texte original, elle prouve qu'il y a quelque analogie entre les dix forces de science et les quatre parties de la puissance magique. Cette analogie, c'est selon toute apparence, que ces deux ordres de facultés sont aussi surnaturels l'un que l'autre.

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