L’exclusivisme de Nichiren dans une perspective historique 6 -Shakubuku dans la période moderne : Jacqueline I. STONE* |
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Nichiki avança des arguments pertinents pour abandonner le traditionnel shakubuku au profit du plus souple shoju. Influencé par les érudits nichiréniens accommodants de la période Tokugawa, Nichiki suit manifestement les recommandations de Nichiren, pour qui la méthode de propagation du Sutra du Lotus devait être en accord avec le temps. Connaissant les critiques de Tominaga Nakatomo (1715 - 1746) et de Hirata Atsutane (1776 -1843), (réf.) il était bien conscient du sentiment montant antibouddhiste. De plus, il avait été personnellement témoin de la répression du bouddhisme dans le fief de Mito.(réf.) Nichiki se rendait compte que le bouddhisme avait depuis longtemps perdu son hégémonie et que l’école Nichiren avait donc à coexister, non seulement avec d’autres formes de bouddhisme plus influentes, mais aussi avec le confucianisme, le Kokugaku, (note) et diverses traditions intellectuelles européennes. Dans son Gukyo yogi (Principes essentiels de propagation du sutra), Nichiki argua que shakubuku était inapproprié à une époque où un changement d’obédience religieuse était interdit par la loi. Critiquer d’autres écoles était aussi susceptible d’engendrer la colère, renforçant les gens dans leurs croyances d’origine et les détournant de la Vraie voie. Moyen efficace au temps de Nichiren, shakubuku était devenu maintenant irréaliste, pouvant seulement provoquer le mépris chez les gens cultivés.(réf.) Par ailleurs, Nichiki écrivit que la méthode shakubuku était utilisée avec empressement et à mauvais escient par ceux qui manquaient d’instruction et de patience et que ceux qui s’attachaient à cette forme manquaient souvent de compassion, ce qui était pourtant son vrai but. De plus, les attaques arrogantes contre les autres écoles pouvaient conduire des innocents à commettre la faute d’offense au Sutra du Lotus (Shiku kakugen ben. Discussion des Quatre maximes). (réf.) Dans le Shoshaku shintai ron (Le choix de shoju ou de shakubuku), Nichiki lia ses arguments à la réinterprétation de la pensée traditionnelle de mappo*. Shakubuku, selon lui, était approprié durant les premiers cinq cents ans de mappo, une période définie dans le Daji Jing (Grande collection de sutras) comme la cinquième et dernière période de cinq cents ans après le parinirvana du Bouddha, celle du déclin du Dharma. Calculant depuis l’année 1052, que les érudits japonais pré-modernes identifiaient généralement comme le début de mappo, Nichiki conclut que ce cinquième demi-millénaire durant lequel Nichiren avait vécu et enseigné, s’était achevé en 1551. (réf.) De plus, le Japon du temps de Nichiren avait été un pays d’offense au Dharma, et donc shakubuku était adéquat. Le Japon agissant plutôt par ignorance, shoju était désormais préférable. Au tournant de 1551, Nichiki nota plusieurs occasions lors desquelles, de son point de vue, un attachement aveugle à shakubuku avait inutilement fait tomber sur l’école Nichiren le courroux des autorités. (réf.) Il soutint que le Rissho Ankoku ron, longtemps regardé comme l’expression exemplaire de la pratique de shakubuku de Nichiren, ne convenait plus à son époque. (réf.) Miyakawa Ryotoku émet l’hypothèse qu’en rejetant le shakubuku du Rissho Ankoku ron, il réfutait du même coup le principe selon lequel la paix de la nation repose sur l’établissement du Vrai Dharma. (réf.) Si tel était le cas, cela représenterait une rupture beaucoup plus nette avec l’enseignement de Nichiren qu’un simple passage à une forme différente de propagation. Il est assez curieux de noter que c’est en cherchant à revivifier le principe nichirénien de la propagation en accord avec le temps, que Nichiki en soit venu à un concept religieux qui s’écartait considérablement de celui de Nichiren. Les écrits de Nichiki soulevaient des questions herméneutiques difficiles, à savoir quels éléments définissaient la tradition de Nichiren, et à quel point ils pouvaient être modifiés sans compromettre son intégrité. Ces questions troublaient particulièrement ceux qui étaient chargés de la formulation normative des interprétations doctrinales. L’analyse de Nichiki par des érudits nichiréniens actuels met à jour une certaine ambivalence, allant d’une franche admiration pour les tentatives innovantes à affronter les défis de la période Bakumatsu, (note) jusqu’à des réserves appuyées concernant la pertinence d’une relecture de la doctrine.(réf.) Peu de communautés nichiréniennes - sinon aucune - pratiquent aujourd’hui le shakubuku dans un style conflictuel, mais il reste une répugnance à l’éradiquer totalement de la rhétorique orthodoxe comme l’avait explicitement proposé Nichiki. Les disciples éminents de Nichiki qui eurent pour tâche de guider l’école Nichiren à travers les années troublées du début de la période Meiji* (lors de la promulgation des ordonnances sur la séparation du shinto et du bouddhisme, visant à évincer le bouddhisme au profit de l’idéologie d’Etat basée sur le shinto), durent faire face à la brève mais violente vague de persécution antibouddhiste connue sous le nom de‘‘haibutsu kishaku’’, littéralement ‘‘supprimer le bouddhisme et détruire Shakyamuni’’. Au premier plan parmi ces disciples fut Arai Nissatsu (1830 - 1888) qui, en 1874, devint le premier superintendant (kancho) de plusieurs branches alliées à l’intérieur de l’école Nichiren (l’actuelle Nichiren Shu fut officiellement fédérée sous ce nom en 1876). Comme de nombreux dirigeants bouddhistes durant les années de persécution, Nissatsu vit la coopération entre les écoles comme le seul espoir de survie de son mouvement - vue reflétant la position de son maître Nichiki sur le caractère non approprié de la confrontation. Nissatsu consacra une bonne partie de sa carrière à cette coopération, faisant souvent face aux critiques de la part de sa propre école. (réf.) Nissatsu prit une part active dans le Shoshu Dotoku Kaimei (Union de Coopération Interreligieuse), organisé en 1868 pour contrecarrer la politique antibouddhiste du gouvernement Meiji. Ainsi que des milliers d’autres officiants cultivés, shinto et bouddhistes, Nissatsu faisait partie du Daikyoin (Académie de l’Enseignement Supérieur), le centre administratif de Kyobusho (Ministère de la Doctrine), comme Maître chargé de l’enseignement du « Grand Enseignement » inspiré du shinto et qui représentait la nouvelle orthodoxie d’Etat. Il y soutint Shimaji Mokurai (1838 - 1911) dirigeant de l’illustre temple Nishi Hongan-ji pour obtenir la dissolution de l’Académie au nom de la liberté de culte. Nissatsu prit également part au lancement d’un projet d’entraide sociale bouddhiste sur le modèle chrétien, établissant un programme d’aumôneries de prison en 1873 et fondant un orphelinat en 1876. En 1877, il se joignit à de notables dirigeants bouddhistes tels que Shimaji, Shaku Unsho, Fukuda Gyokai et Ouchi Seiran pour former le Wakyokai (Société pour l’Harmonie et le Respect) afin de promouvoir l’entente entre les écoles. Toujours au Daikyoin* , Nissatsu aurait fait une curieuse relecture œcuménique des ‘‘shika kakugen’’ (quatre maximes) de Nichiren, qui sont, rappelons-le : « les enseignements du Nembutsu mènent à l’enfer, le bouddhisme Zen est l’œuvre du démon, le Shingon* détruit le pays et le Ritsu* est déloyal ». En assignant des lectures alternatives aux idéogrammes (kanji) et en réajustant les marqueurs syntaxiques du texte japonais, Nissatsu obtient :
Inutile de dire que cela désamorçait complètement l’intention agressive de l’interprétation traditionnelle. Le fait que Nissatsu altère ainsi une position considérée depuis longtemps comme fondamentale montre non seulement son engagement pour l’approche de shoju prônée par Nichiki, mais également sa prise en compte des difficultés posées par l’exclusivisme traditionnel du Lotus à une époque où les dirigeants bouddhistes de toutes obédiences comprenaient le besoin d’unité pour leur simple survie. La modération préconisée par Nichiki et ses disciples différait déjà du bouddhisme nichirénien des débuts par une tentative active et créative pour répondre aux changements de l’époque sans pour autant tomber dans la complaisance envers les institutions établies. Mais la réaction d’autres bouddhistes nichiréniens fut complètement à l’opposé. On peut citer, par exemple, la soudaine flambée de l’activité de shakubuku à l’initiative de bouddhistes laïcs pendant la période Bakumatsu, (note) souvent par contestation de l’autorité du bakufu. Ainsi, un fripier dénommé Surugaya Shichihyoe qui prenait une part très active dans son association laïque, fut banni d’Edo* et se vit confisquer sa boutique pour avoir pratiqué shakubuku à l’encontre d’autres écoles. Akahata Jingyo, fils d’un pharmacien de Nihonbashi, fut jeté en prison et empoisonné pour avoir brandi un drapeau avec l’inscription des quatre maximes et pour avoir critiqué la politique du bakufu qui interdisait tout changement d’affiliation religieuse.(réf.) On pourrait trouver les raisons sous-jacentes à cette vague de shakubuku lors de la période Bakumatsu dans les écrits d’un érudit laïc nichirénien, Ogawa Taido (1814 -1878), qui passait pour avoir été le maître d’Akahata Jingyo. Son Shinbutsu hokoku ron (Foi dans le bouddhisme et paiement de la dette de reconnaissance à l’égard du pays), écrit en 1863, établit une comparaison entre les crises affligeant le Japon des derniers jours des Tokugawa - mauvaises récoltes, épidémies, tremblements de terre, agitation intérieure et interférences étrangères - et les désastres qui ravagèrent l’archipel à l’époque de Nichiren, ce qui incita ce dernier à écrire son Rissho Ankoku ron. Pour Ogawa, aujourd’hui comme alors, « la sécurité de la nation dépend de la prospérité du Dharma du Bouddha ». (réf.) Ogawa était très critique à l’égard des défenseurs de shoju comme pratique appropriée de l’époque. D’après lui, puisque seul le Sutra du Lotus a la force d’assurer la paix à la nation, shakubuku est le moyen essentiel pour s’acquitter de sa dette de reconnaissance à l’égard du Japon. Cependant, ajoutait-il, la situation contemporaine différait de celle de Nichiren en ce que désormais existait une école Nichiren bien établie, malheureusement affligée d’une corruption interne. Par conséquent shakubuku devait maintenant s’appliquer non seulement à une confrontation avec les autres courants, mais aussi à une rigoureuse purification interne.
Il est évident qu’Ogawa n’adhérait pas au mouvement interreligieux bouddhiste du début de l’ère Meiji. En 1872, lors d’une pétition à Oe Taku, gouverneur de la Préfecture de Kanagawa, il déclara que le Nembutsu, le Shingon, le Tendai et les autres formes de bouddhisme n’étaient pas en accord avec les principes de “révérer les kamis et chérir la nation” puis allégua qu’ils devaient être abolis par la cour impériale et que seul l’enseignement de Nichiren devait être adopté comme le vrai bouddhisme.(réf.) Dans la seconde décade de l’ère Meiji, alors que les organisations bouddhistes étaient en train de se remettre de la politique d’oppression des années de l’immédiate post-Restauration, certains religieux et laïcs nichiréniens recommencèrent à revendiquer la thèse de la vérité exclusive de leur tradition d’une façon plus agressive, entraînant des conflits directs avec la nouvelle rhétorique de l’unité interreligieuse. Des attaques apparurent dans différents journaux bouddhistes japonais après que deux éminents prélats nichiréniens écrivirent à John Barrows, président en 1893 du Parlement des Religions du Monde, prétendant que des formes “illégitimes” du bouddhisme ne devaient pas être représentées au Parlement. (réf.) Un autre incident, peut-être connexe, concerna l’édition du Bukkyo kakusho koyo (Grandes Lignes des écoles bouddhistes) sous la direction du Bukkyo Kakusho Kyokai (Comité bouddhiste interreligieux) pour laquelle chacune des principales traditions bouddhistes japonaises avait été sollicitée, afin de soumettre un article sur les grandes lignes de sa doctrine. Honda Nissho (1867 - 1931), un religieux éminent de la lignée Nichiren Kempon Hokkeshu, se vit refuser la publication de son texte traitant de la tradition nichirénienne. Deux des sous-sections de son manuscrit - celle sur les “quatre maximes” et celle sur les « admonestations contre le diffamateur du Dharma » - furent rejetées par Shimaji Mokurai, directeur de la publication, comme contraires aux objectifs du Comité interreligieux. Les dissensions qui en découlèrent retardèrent la publication de quelques années et, de plus, donnèrent lieu à une controverse idéologique majeure, conduisant Nissho à entamer une procédure en justice à la cour de Tokyo. Bien que débouté de sa demande d’une révision de la décision éditoriale, Nissho en tira une grande publicité, profitant de l’occasion pour gagner des soutiens pour shakubuku à l’intérieur de l’école Nichiren. (réf.) Parallèlement à la résurgence d’une ligne dure de l’exclusivisme du Lotus, cette période vit de nouvelles formes de rhétorique nichirénienne liant shakubuku à l’impérialisme militaire. Un des premiers représentants influents en fut Tanaka Chigaku (1861-1939). En tant que séminariste de l'Académie nichirénienne (Daikyo-in), créée récemment sous la direction d’Arai Nissatsu, Tanaka aurait été déçu par l’approche trop accommodante de shoju conformément à la nouvelle orthodoxie de Nichiki. Pour lui, elle était en contradiction avec la proclamation de Nichiren sur la vérité unique du Lotus. La nouvelle ère Meiji, où l’affiliation religieuse n’était plus restreinte par la loi, donna à Tanaka le sentiment que c’était le moment idéal pour revitaliser shakubuku . (réf.) Il quitta l’Académie et devint un prêcheur laïc du “Nichirénisme” (Nichirenshugi), un mélange de doctrine nichirénienne popularisée et d’aspirations nationalistes. Dans l’idée de Tanaka, shakubuku devenait non seulement l’instrument de la protection de la nation mais aussi celui de l’expansion impérialiste. Dans son Shumon no ishin (Restauration de l’école [Nichiren]), publié en 1901, il écrit :
Cette rhétorique qui comparait - ou même assimilait - la propagation du Sutra du Lotus par le shakubuku à l’extension du territoire japonais par la force militaire était un thème récurrent dans les cercles bouddhistes nichiréniens jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cela était lié au nationalisme japonais ambiant, aux aspirations de conquêtes et à la position des institutions religieuses sous le gouvernement militariste ; les groupes nationalistes nichirénistes n’étaient pas les seuls parmi les institutions bouddhistes à soutenir le militarisme, que ce soit de gré ou de force. Bien que ces questions soient trop complexes pour être discutées ici, il est important de noter que pendant la période impériale post-Meiji la façon d’envisager shakubuku fut complètement à l’opposé de celle des autres époques puisqu’elle allait dans le même sens que les puissances gouvernementales au lieu d’en être une critique. |
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