Les quatre siddhantas
Interview de Michael McCormick (McC) par Yushiro Oseki (YO)

Source : https://www.youtube.com/watch?v=i6LJkd_jJzM
(Traduction à partir de la minute 16:20, le début de la vidéo traite de questions générales du bouddhisme de la Nichiren Shu)

YO :  Parlons maintenant des quatre siddhanta ou des quatre façons de voir l'enseignement. Qu'est-ce que c'est ? Et pourquoi est-ce si important ?

McC : « Siddhanta » est le terme sanskrit pour désigner la façon d’exposer le Dharma (note) et que l’on trouve dans le Mahaprajnaparamitasutra, Grand sutra de la perfection de sagesse. Il a été traduit et peut-être en partie écrit et compilé par Kumarajiva . C’est le célèbre traducteur qui a traduit, au début Ve siècle, si je ne me trompe pas, le Sutra du Lotus (Myoho Renge Kyo) que nous récitons aujourd’hui. Il s’agit d’un très long sutra, pièce maitresse de l’école Tiantai, que Nichiren cite lui-même de nombreuses fois. Dans ce traité, Nagarjuna, ou peut-être Kumarajiva, expose l'idée qu'il y a quatre façons d’enseigner le bouddhisme.

Le premier de ces quatre  siddhanta est dit « profane » et s’adresse au bon sens commun :  vous pouvez enseigner aux gens la loi de causalité et l'idée qu’en créant de bonnes causes, vous pourrez parvenir à une renaissance en tant qu'humain ou dans le royaume céleste. Vous vous trouverez alors dans de bonnes conditions où vous pourrez pratiquer le bouddhisme et atteindre la libération. Au contraire, si vous créez de mauvaises causes, vous tomberez dans les royaumes inférieurs des enfers et des esprits affamés, vous minerez votre propre vie et vous ferez du mal aux gens autour de vous. En comprenant cela, vous serez en mesure d'éviter ces mauvaises causes et de créer à la place de bonnes causes ayant pour effet d'atteindre un certain bonheur terrestre. Le but plus important serait de créer une situation dans laquelle vous pourrez transcender le simple bonheur terrestre. C'est donc le premier siddhanta : le point de vue profane. Les deux stratégies suivantes découlent en quelque sorte de celui-ci.

Le deuxième siddhanta pourrait être qualifié d’individuel. Il s'agit d'utiliser votre pratique pour cultiver les qualités que vous possédez déjà. Ainsi, si vous êtes une personne  très aimante et dévouée vous pouvez exprimer la dévotion envers le Bouddha en offrant des fleurs, en circumambulation autour de stupas, etc. Ou si vous êtes une personne très généreuse, vous pouvez pratiquer la compassion, donner votre temps et votre argent, ce que vous avez, afin d’aider les gens autour de vous. Donc cherchez en vous cette qualité et renforcez-la. Travaillez-la pour la rendre plus forte.

Le troisième siddhanta est thérapeutique. Comme vous le savez, nous avons tous en nous ces trois poisons que sont l’avidité, la haine et l’illusion. Il existe des pratiques que l'on peut utiliser pour les contrer. Par exemple, si vous êtes une personne très lascive, vous pouvez aller dans un cimetière et méditer sur la mort et la décomposition, afin de ne pas être si attaché au corps. C'est une pratique bouddhiste classique. Ou si vous êtes quelqu'un de constamment plein de haine et de rancune vous pouvez méditer sur le fait de cultiver l’amour-empathie à la fois pour vous-même et pour les autres, pour les personnes avec lesquelles vous ne vous entendez pas, essayant de faire rayonner cet amour autour de vous. Il s’agit d’une autre forme classique de méditation bouddhiste. Si votre problème est la distraction, vous pouvez méditer sur la respiration, ou vous concentrer sur la récitation d’un mantra, comme le daimoku. Bien sûr, le daimoku peut être utilisé pour n'importe laquelle de ces pratiques, je vais l’expliquer dans un instant. Si vous êtes dans l'illusion et que vous ne comprenez pas comment le monde fonctionne, vous pouvez méditer sur les causes et les conditions, en particulier sur les douze liens causaux de l'origine interdépendante. C'est donc le siddhanta thérapeutique, pour surmonter vos faiblesses. Et comme je le disais plus haut, ces deux derniers découlent de la stratégie profane.

Et enfin, le quatrième siddhanta est celui du « sens suprême ». Ce qui signifie que votre objectif est de réaliser la vraie nature de la réalité. Au-delà de la simple conditionnalité, vous voyez l'inconditionné, vous voyez la nature non-substancielle de toute chose. Et je pense que cet enseignement est très important parce que dans mon expérience du bouddhisme en Amérique, j'ai trouvé que beaucoup de gens qui récitent daimoku, du moins lorsqu’ils débutent, sont très concentrés sur le bonheur et le succès dans le monde. Ils veulent de la stabilité dans leur vie. Ils veulent un endroit décent où vivre, un bon travail, des relations amoureuses, ce genre de choses et la plupart du temps, ils pensent à ces objectifs plutôt qu’à atteindre l'inconditionné, le nirvana. Cela ne les intéresse pas. Ils pensent que c’est quelque chose pour les moines ou les gens qui sont dans un endroit très spécifique. Peut-être s'y intéresseront-ils un jour, mais ce n'est pas ce qui les attire initialement. Et d'un autre côté, il y a beaucoup de gens qui pratiquent la méditation zen ou différentes formes de bouddhisme tibétain, ou vipassana, et parfois leur objectif est très élevé, ils veulent atteindre l' éveil. Il se peut aussi que des gens aient bien réussi  dans le monde et se rendent compte que cela ne les rend pas heureux, décidant alors de tout quitter et entrent dans un monastère ou font de longues retraites. Et le problème dans ces cas, est que ceux qui pratiquent le zen ou le mahamudra* , le dzogchen* ou peu importe, regardent de haut ceux qui font daimoku simplement pour les choses de la vie quotidienne, et ils pensent qu’il s’agit de superstition ; ils ne comprennent pas vraiment ce qu'est le bouddhisme. Quant aux gens qui utilisent daimoku pour améliorer leur vie quotidienne, ils regardent ces autres personnes en disant : « Vous êtes élitistes et vous ne comprenez pas que le bouddhisme consiste à être dans le monde et à aider les gens de manière pratique. » Ce genre de division existe ; j'exagère peut-être un peu mais je pense que l’on n’est pas loin de la réalité.

J’ai d’ailleurs été pas mal interpellé par le discours du Rév.Harada, évêque des temples bouddhistes d'Amérique, où il parlait du bouddhisme au niveau pratique et au niveau de la vérité. Et cela m'a fait penser à ces quatre siddhanta. Depuis quelques années, je dis aux gens que pour faire connaitre le Bouddha nous devons enseigner les quatre niveaux et ne pas nous en tenir à un seul. Les trois premiers siddhanta sont ce que le Rév. Harada appelait le bouddhisme pratique et le quatrième siddhanta est le niveau de vérité. Mais en réalité, quand on y regarde de plus près, si on utilise les siddhanta pratiques assez longtemps, on acquiert une compréhension de plus en plus profonde des choses, de la vie, et on finit par se rapprocher de la réalisation du quatrième point de vue. Alors que si vous atteignez vraiment le quatrième niveau vous allez aussi comprendre que vous devez, en tant que bodhisattva, ramener cela vers les gens du commun et dans la vie quotidienne. Cela signifie donc qu'il faut utiliser les trois premiers procédés  comme un moyen habile pour aider les autres. Mais en réalité, je pense que vous devez reconnaître que, quel que soit votre niveau, vous devrez toujours trouver un moyen de vous nourrir, vous habiller, vous loger et gérer les réalités pratiques et vos relations aux autres. Donc, encore une fois, cela forme un tout indissociable.

Je pourrais parler de la façon dont cela peut être appliqué à la pratique du daimoku, mais je devrais peut-être m'arrêter une seconde et voir quelles sont vos questions ou quel commentaire vous avez à faire ?

YO : C'est exactement ce que j'allais demander. Oui, c'était une belle présentation et j'aime la théorie, et je sens que j'ai compris, du moins je l’espère, mais la question est : comment pouvons-nous l'appliquer concrètement ? Comment puis-je utiliser daimoku pour réaliser ces quatre siddhanta ? C'est ce qui nous intéresse ! Donc, si vous pouvez nous éclairer un peu, ça serait merveilleux.

McC : Au début, mon expérience de la récitation de daimoku était la suivante : on m'a dit - non pas dans la Nichiren Shu mais dans une autre lignée avec laquelle  j’ai pratiqué - que je devais faire daimoku pour ce que je désirais. Alors, tout en m’interrogeant sur mes sentiments vis-à-vis de la pratique je m’asseyais devant mon butsudan où mon Gohonzon était enchâssé et commençais par penser à toutes les personnes qui étaient importantes pour moi et les incluais dans mes daimokus pour qu’elles soient bien-portantes et heureuses.  Après cela, je commençais à réciter daimoku en me concentrant sur une préoccupation dans ma propre vie, comme par exemple, trouver un meilleur travail ou la résolution d’un conflit.  Je ne le faisais pas forcément dans l’attente d’un résultat spécifique, mais j'avais l'impression qu’en récitant daimoku de la sorte, je présentais d’une certaine manière ces problèmes au Bouddha. Je ne parle pas ici du Bouddha en tant qu'être extérieur, mais lorsqu’on se trouve devant le Gohonzon , c’est comme si l’on participait à la Cérémonie dans les Airs du Sutra du Lotus . Le Bouddha Shakyamuni, le Bouddha Maints-Trésors, tous les bodhisattvas, tous les dieux, tous les êtres sont rassemblés dans cette Assemblée. Lorsque que vous entrez dans cette atmosphère de pratique, dans ce monde de bouddha, vous éveillez votre nature de bouddha et cela jette une lumière différente sur vos problèmes. Vous sortez alors de votre propre perspective étroite, inquiète, anxieuse, avide ou peut-être trop optimiste et vous voyez cela d’une manière dépouillée et réaliste. Vous pouvez alors voir tous vos soucis, vos espoirs et vos peurs sous un nouveau jour, en présence du Bouddha ! Finalement, vous pouvez lâcher prise, prendre de la distance. C’est du moins mon expérience personnelle. Et après ce moment de psalmodie méditative sur ce qui se passe dans ma vie, je me laisse simplement aller à écouter le son de mon daimoku : Namu Myoho Renge Kyo, Namu Myoho Renge Kyo, Namu Moyho Renge Kyo…

Souvent, le fait de prendre de la distance avec ses problèmes et de les voir sous un autre angle, nous permet de trouver une réponse et une manière différente d’agir par rapport au problème ou la personne concernée. Peut-être réaliserez-vous alors que cette autre personne ne vous déteste pas, mais qu’elle a un problème parce que vous ne souriez pas assez ou que vous ne lui dites pas bonjour lorsque vous arrivez au travail. Elle pense alors que vous lui en voulez. Ou alors je comprendrai peut-être que cette personne à trop de problèmes personnels qui n'ont rien à voir avec moi, et que je la considère comme froide alors que je devrais peut-être me montrer un peu plus patient et compatissant à son égard. Tout à coup, j'aurai une perspective très différente sur la façon de communiquer avec cette personne. Avec ce genre d'intuition, si j'en fais quelque chose, si j'essaie un peu plus d’appliquer ce que j'ai appris dans ma pratique, si je souris, je dis bonjour, que je suis plus disposé à écouter au lieu de juger, je constaterai que mes relations s'améliorent. Il est aussi possible que je découvre des opportunités que je ne voyais pas avant, et si j’en tire profit, cela contribuera à améliorer ma vie. Voici donc une façon d'appliquer daimoku.

Il existe aussi une autre possibilité plus formelle ; dans la Nichiren Shu, nous avons une pratique appelée Shodaigyo. C’est une méditation assise pour purifier ses pensées et son environnement en étant bien installé dans un endroit calme, prêt à commencer la récitation de daimoku. On psalmodie alors pendant un certain temps, généralement au rythme d’un tambour taiko et à différents tempos. Vous pouvez commencer lentement, accélérer avant de ralentir de nouveau. Cela pendant quelques cycles. Lorsque nous nous entrainions sur le mont Minobu, nous le faisions pendant deux heures. Mais souvent ici en Amérique avec des laïcs, nous le faisons pendant environ une demi-heure à 40 minutes. Dans tous les cas, après la récitation, vous revenez à une autre période de silence,  pour vous imprégner de la puissance du daimoku que vous venez de réciter. Et ce que j'ai découvert, c'est que pendant la première période de méditation silencieuse  les gens ont du mal à garder leur esprit ouvert et conscient sans rien sur quoi se concentrer. Je pense que c’est alors une bonne idée de méditer sur l’amour-empathie, la compassion, la joie-partagée et l'équanimité. Ce sont ce qu'on appelle les quatre demeures divines, quatre façons différentes de méditer pour travailler sur son état émotionnel et développer un sentiment positif. Vous pouvez donc pratiquer la récitation pour obtenir la bonté. Comme je l’expliquais plus haut, lorsque je m'assois devant mon Gohonzon et commence à psalmodier, je pense à ma famille, à mes amis et à d'autres personnes qui me sont importantes. Vous pouvez donc simplement vous asseoir et penser : « Puissent tous les êtres vivants être heureux et en bonne santé ». Repassez cela dans votre esprit pendant que vous  méditez silencieusement avant de commencer à psalmodier et alors le daimoku devient un moyen d'envoyer aux autres cet amour-empathie. Comme une onde porteuse. Voilà une façon de cultiver ce genre d'amour-empathie  qui, comme je l'ai dit, aide à neutraliser les sentiments de haine, de rancune  et les sentiments paranoïaques. C'est un exemple d'utilisation du troisième siddhanta, le thérapeutique.

Ainsi, même si la récitation de daimoku peut parfois sembler monotone, l’intention que vous avez dans votre esprit peut vraiment changer la façon dont il est dirigé. Ayant pour but les préoccupations du monde, l’amélioration de soi, la résolution d’un problème quelconque ou l’aspiration à l’éveil pour le bien de tous les êtres, comme le veut le quatrième siddhanta, tout se trouve inclus dans le daimoku.

YO : Intéressant. Avez-vous pu expérimenter ce quatrième siddhanta ?

McC : Je ne me permettrais pas d’affirmer cela, mais j'ai remarqué qu'au fil des ans, je me suis beaucoup apaisé. Peut-être que cela se serait produit de toute façon, mais j'aime penser que ma pratique a vraiment contribué à cela. Et j’arrive aussi de plus en plus à comprendre à quoi Nichiren, Zhiyi, Xuanzang et d'autres font référence lorsqu’ils parlent de la vacuité. J'aime penser que ma pratique m'a vraiment aidé à introduire cela dans ma vie, à le voir toujours plus en profondeur et à comprendre comment je vis. Je fais bien sûr encore beaucoup d'erreurs, mais l'un des résultats est de m’aider à comprendre le concept de Zhiyi de la Triple Vérité : les choses sont non-substancielles(ku),vides d’être en soi mais elles sont aussi provisoirement existantes (ke), selon des causes et des conditions, et la Voie du milieu (chu) tient les deux  ensemble. Les choses sont vides de substance, d'une nature propre et fixe et, de ce fait, elles peuvent exister provisoirement (ke) à travers les causes et les conditions. Et inversement, c’est parce que les choses existent provisoirement (ke) à travers les causes et les conditions, qu’elles sont vides d'une nature propre et fixe. Ce n'est pas que les phénomènes soient rien, ils existent provisoirement,  ils sont et ne sont pas. Cela peut sembler très compliqué et très abstrait. Mais voici ce que cela signifie en pratique et voici pourquoi je pratique pour être capable d’appliquer cela dans ma vie. Je ne veux pas simplement savoir ces choses, mais les faire descendre réellement dans mon cœur, dans mon corps et dans ma vie quotidienne. Si les choses sont non-substancielles, cela signifie que vous pouvez vous en dépêtrer, que vous n’avez pas à avoir de blocages. Vous pouvez être pleinement libre dans la vie quotidienne. Et parce que la vacuité signifie également que les choses existent provisoirement, cela signifie que je peux m'engager pleinement dans les choses, m'engager dans leurs causes et conditions qui créent ma vie. Je peux exploiter pleinement la vie, de sorte à être pleinement engagé et libre en même temps.  C'est justement ce que doit être un bodhisattva  ! Avoir cette liberté dans le monde tout en étant engagé avec compassion.

Donc, je suppose que concernant le quatrième siddhanta, je le pratique lorsque j'ai à cœur d’obtenir une compréhension de plus en plus profonde de ce que signifie être pleinement  libre et engagé dans le monde.

Fin à la minute 34:15
Suivent les coordonnées pour le contact

Retour