Articles


Bouddhisme chinois
Réflexions sur le karma

Par Beverley McGuire
http://uncw.edu/par/faculty/faculty-foulks.html

 

Beverley McGuire est professeur associée (Associate Professor ) des Religions de l'Asie du Sud-Est à l'Université de Caroline du Nord Wilmington. Elle a obtenu son doctorat en langues et civilisations de l'Asie orientale de l'université de Harvard, et s'est spécialisée dans le bouddhisme chinois tardif et moderne. Elle a publié des articles dans le « Journal of Chinese Religions » « Religion matérialiste »,  un « Guide des Religions » et « Karma vivant – pratique religieuse d’Ouyi Zhixu » (Presses Universitaires de Columbia, 2014).

 

Article paru dans Dharma World - juillet-septembre 2016


Les bouddhistes chinois parlent du karma de bien de façons. Certains le décrivent comme une force générée par des actions corporelles, verbales et mentales qui entrainent des conséquences particulières dans la vie présente ou future, alors que d’autres considèrent les actions et les conséquences comme corrélées de façon plus étroite. Les bouddhistes chinois traduisent généralement le karma par «action» (ye), qui se réfère aux activités du corps, de la parole et de l'esprit, bien qu'ils y voient parfois des «causes et effets» (yinguo) ou «rétributions» (baoying) ce qui implique une relation déterministe entre les actions précédentes ou présentes et les répercussions futures. Je me propose de repenser la façon dont nous comprenons le karma à la lumière de ces perspectives bouddhistes chinoises.

Karma insondable

Les premiers bouddhistes chinois, tels que Xi Chao (ca. 331-373) et Huiyuan (334-417), soulignent l'insondabilité du karma. Xi Chao dépeint le karma comme secret et crypté. Il écrit :

"Les pensées ordinaires qui apparaissent dans l'esprit à chaque instant de la pensée reçoivent une rétribution ; bien que le phénomène n'a pas encore pris forme, il y a une réponse cachée et une structure mystérieuse."

Bien qu'il reconnaisse que les pensées et les intentions ont des répercussions futures, Xi Chao décrit ce karma comme "caché" et "mystérieux". Il en est de même pour Huiyuan qui qualifie le karma de "subtil et mystérieux". Il écrit :

"L'esprit fait des bonnes et des mauvaises actions la cause, la rétribution c’est le crime et la vertu en tant qu’effet [et leur relation est comme] la forme et son ombre, le son et son écho."

Son choix de métaphores - forme et ombre, son et écho - suggère une relation complexe plutôt qu'une correspondance directe entre cause et effet. Sans lumière les formes n’ont pas d'ombres et des barrières peuvent étouffer les échos du son. Ce qui découle de ces métaphores, c’est l'idée qu’en agissant sur certaines conditions, on peut intervenir dans le fonctionnement du karma. C’est ce point de vue qui fut adopté par les bouddhistes chinois contemporains dont la Vénérable Yifa de Fo Guang Shan (réf.) et Maître Sheng-yen du Dharma Drum Mountain (réf.). Vénérable Yifa décrit les causes et les effets karmiques comme subtils et profonds, mystérieux et insondables ; Maître Sheng-yen estime que la force karmique est comme une ombre qui suit toujours une personne mais change de forme et d'intensité en fonction de la lumière et de la position. Parce que les gens peuvent à chaque instant effectuer de nouvelles actions modifiant la force karmique, ils peuvent réduire le karma précédent non vertueux et générer  un karma vertueux.

Karma organique

Certains bouddhistes chinois décrivent le karma comme organique, l'assimilant à la plantation de graines qui se concrétiseront plus tard, ou bien à une plante qui dépend de certaines causes et conditions pour fleurir. Ils se réfèrent souvent à la tradition Yogacara, pour qui le karma est emmagasiné dans la «conscience-réservoir» (alaya-vijnana). Ils parlent de «semences» (bija*) d’expériences antérieures stockées à ce niveau de conscience et se manifestant dans des expériences ultérieures lorsque les circonstances s’y prêtent. Cette métaphore du karma assimilé à des graines plantées dans la conscience-réservoir permet d'expliquer comment une action dans une vie antérieure peut se manifester dans une vie ultérieure. Comme le fait remarquer Dan Lustrous :

"De même que les plantes atteignant la maturité produisent de nouvelles graines qui retournent au sol pour germer et commencer à pousser en donnant une plante de la même espèce, les actions karmiques produisent aussi des fruits favorables ou défavorables qui deviennent des graines latentes pour des actions ou des pensée ultérieurs semblables." (réf.)

Karma rétribution

Par ailleurs, d’autres bouddhistes chinois voient dans le karma une rigoureuse causalité rétributive, avec une corrélation exacte entre actions passées et récompenses ou punitions futures. Cette vue mécaniste suppose que l'on peut enregistrer, examiner et équilibrer le karma comme on le ferait pour un compte-chèques.  Une catégorie particulière de textes appelés «livres de mérites et de démérites» (Gonguo ge) et «livres de morale» (Shanshu) a prétendu permettre aux gens de maîtriser leur destin en suivant des directives spécifiques pour le comportement. Ces textes étaient populaires parce qu'ils offraient un code moral clairement défini et ont promu l'idée que les gens pouvaient «créer leur propre destin» (zaoming) en améliorant leur statut moral par de bonnes actions. Invitant les lecteurs à établir un compte rendu de leurs mérites et des démérites chaque jour, l’enregistrement et l’examen des résultats chaque mois, et de calculer le bilan à la fin de l'année, ces registres incitaient à considérer la morale comme quantifiable, en particulier les actions concrètes. Dans son Zizhi lu (Examen de conscience), le moine Yunqi Zhuhong (1535-1615) est allé jusqu'à attribuer un poids spécifique à chaque action, avec des points de 1 à 100. Cette vue mécaniste du karma ne permet ni de faire ni de défaire ni inverser le karma, seulement d'essayer de dépasser le karma défavorable en s'engageant dans des activités vertueuses.

Karma éliminable

Cependant, d'autres bouddhistes chinois prônent la possibilité d'atténuer les effets du karma et même d'éliminer complètement le mauvais karma. Par exemple, le moine Ouyi Zhixu (1599-1655), gravement malade, souffrant de la mort d'êtres chers et d'obstacles dans sa pratique de méditation, suppose qu'il a un fardeau karmique important et craint de renaître en enfer. Il s'engage dans divers rites pour tenter d'atténuer son karma, et s’essaie même à la divination pour déchiffrer ses méfaits précédents, puis s’adonne au repentir pour éliminer ces transgressions. Pour lui, les rites ont la faculté de "stimuler la réponse" des bouddhas et des bodhisattvas tels que Dizang (Ksitigarbha, Jizo), qui ont juré de sauver les êtres relégués en enfer. Fait intéressant, Ouyi décrit le karma à la fois comme mécanique et comme organique. Dans ses textes de divination, il adopte un point de vue mécaniste selon lequel on peut déterminer les actions bonnes et mauvaises commises dans le passé, l’intensité de ces forces karmiques, et savoir si la rétribution s'est produite dans le passé ou se produira dans le présent ou dans le futur. Dans ses textes de repentance, il met en avant la vision organique selon laquelle les bouddhas et les bodhisattvas pourraient intervenir auprès d’êtres vivants et éliminer leur mauvais karma. La partie centrale de son rituel de repentance implique de reconnaître qu'il y a une cause et un effet karmique : pour que son karma soit éliminé, il faut avoir une croyance profonde dans l'inévitabilité de la rétribution karmique.

Karma collectif

Certains bouddhistes chinois contemporains, comme la Vénérable Yifa et Maître Shengyen, adhèrent à l'idée du karma collectif, arguant que chaque personne souffre des conséquences de ses propres actions, mais que parfois elle paie simultanément pour un groupe, prenant en charge le karma d'un grand nombre de personnes. Ils considèrent que de tels cas de karma collectif - par exemple les catastrophes naturelles - sont des occasions de réagir et d'apporter des changements positifs. Yifa écrit :

"Le défi du bouddhisme est donc d'étendre la compassion aussi largement que possible et de reconnaître les interconnexions de cause à effet dans toute souffrance : la souffrance est partout notre souffrance, et notre souffrance est le monde." (réf.)

Elle pense que tout le monde est affecté par les calamitées : parce que nous sommes interdépendants, toutes nos actions ont des conséquences.

Karma inconjecturable

Tous les bouddhistes chinois s’accordent pour dire que les êtres humains n'ont pas la capacité de connaître leur karma (ni celui des autres). La tradition indique clairement que seuls les bouddhas et les bodhisattvas ont les six pouvoirs transcendantaux (roku jinzu, liu shentong ) et le triple savoir védique  ( sanming, trayī vidyā) permettant de percevoir le karma. Les six pouvoirs transcendantaux comprennent la connaissance de l’état d'esprit des autres, le souvenir des vies antérieures et la connaissance de la mort et de la renaissance des êtres ainsi que la façon dont les êtres sont heureux ou malheureux selon leurs actions. Le triple savoir consiste dans le pouvoir d'observer les êtres dans les six mondes du samsara, le pouvoir de connaître les vies antérieures vécues par eux-mêmes et tous les autres êtres et le pouvoir d'éteindre toutes les afflictions des trois mondes-états inférieurs. Cette connaissance des limites cognitives des êtres humains a une profonde implication sur la façon dont on utilise la notion de karma comme un verre grossissant pour interpréter son propre vécu ou les conditions de vie des autres.

Implications éthiques

Puisque les êtres humains ne peuvent pas connaître leur propre karma (ni celui des autres), cette notion pourrait néanmoins être pertinente par rapport à sa propre vie où elle a des chances d’être le mieux comprise. Si l'on subit des maladies, des catastrophes ou d'autres malheurs, on peut raisonnablement réfléchir sur son karma. Tout obstacle peut être considéré comme un châtiment possible pour une transgression antérieure : la maladie physique peut être considérée comme une "«rétribution directe" pour les méfaits précédents, et les situations sociales, politiques ou environnementales défavorables peuvent être interprétées comme des "sanctions circonstancielles". On peut, envisager les circonstances sous cet angle. Une telle vision du monde karmique n'entraînerait pas nécessairement un sentiment de fatalité, puisqu'elle pourrait aussi bien pousser quelqu'un à changer son destin. Comme le dit Peter Hershock :

"Le karma est aussi le point d’inflexion où les choses sont considérées telles qu’en elles-mêmes et le karma est toujours ‘‘une émission en direct’’ qui laisse une large part à l’improvisation". (réf.)

Le moment présent, permet aux obstacles karmiques de devenir des opportunités karmiques.

Bien qu'il soit permis de spéculer sur les causes karmiques de sa propre situation, il est impossible d’utiliser le karma comme une explication du mal ou de la souffrance des autres. Comme le note Eric Sean Nelson :

"Le karma bouddhiste se réfère avant tout au statut moral d'une action, il ne vise pas à excuser, justifier ou normaliser la souffrance comme un bien nécessaire." (réf.)

Ni théodicée* ni autorisation pour juger les actions des autres, la notion de karma offre un moyen de remettre en cause sa propre vie et ses conceptions de la morale, alors que la position la plus honnête envers la souffrance des autres est celle de l'humilité extrême. Parce que les humains n’ont pas la capacité de conclure de façon décisive que les circonstances malheureuses sont le résultat du karma, nous ne pouvons pas expliquer la pauvreté, les catastrophes naturelles ou d'autres calamitées par la rétribution karmique. Nous pouvons agir "comme si" le karma était fixe ou déterminé, éviter le mal et cultiver le bien, en comprenant que la rétribution karmique est rigoureusement corrélée à des actions vertueuses ou néfastes, nous pouvons regretter nos transgressions et effectuer des rituels de repentance dans l'espoir que les bouddhas et bodhisattvas y répondront avec compassion. Mais nous devons reconnaître l’inconjecturabilité du karma lorsque nous essayons de comprendre le sort des autres et y apporter une réponse.

En d'autres termes, une vision mécaniste du karma peut bien fonctionner comme un guide moral pour son propre comportement, mais la meilleure façon d'aborder la situation des autres est de considérer leur karma comme un mystère. La rétribution karmique peut servir de cadre moral efficace : la punition et la récompense karmiques peuvent motiver une personne à faire le bien et à éviter le mal, encourageant ainsi cette personne à progresser spirituellement. On peut bien croire que les bouddhas et les bodhisattvas ont la capacité d'éliminer le mauvais karma mais une telle approche peut conduire à l’idée fallacieuse d’une licence pour s'engager dans l'activité immorale. L'idéal n'est pas de "pécher fortement" (comme l'a vivement dénoncé Martin Luther à propos de ceux qui croient en la grâce de Dieu), avec l'espoir que les bouddhas et les bodhisattvas élimineront le karma, mais plutôt d'essayer de vivre une vie vertueuse. Une vue mécaniste de la rétribution karmique peut fournir des paramètres moraux utiles à cet égard, tandis qu'une approche du karma comme quelque chose de mystérieux peut inciter à une plus grande humilité dans les jugements cognitifs et dans la gratitude pour la compassion des bouddhas et des bodhisattvas.

Finalement, ce que le bouddhisme chinois pourrait apporter à notre compréhension du karma est sa vision d’un bodhisattva idéal. Comme nous sommes tous interconnectés et interdépendants, tout malheur nous offre à tous une occasion pour étendre la compassion à ceux qui souffrent : à nous d'agir comme des bodhisattvas qui ont fait le vœu de libérer tous les êtres sensibles. Ouyi Zhixu en donne un bon exemple : il s'imagine être un futur bodhisattva et jure soit d'éliminer le mauvais karma des êtres sensibles, soit, au cas où ils ne seraient pas capables d’échapper à leur karma, de se substituer à eux dans l'enfer ou dans d’autres mondes-états du samsara. Nous aussi pourrions incarner la compassion, nous considérer comme des bodhisattvas en train de voir tous les obstacles karmiques comme des opportunités karmiques et d’agir en conséquence.

Cela contraste fortement avec ce que nous rencontrons habituellement dans la culture populaire occidentale, où la vision rétributive du karma prédomine et devient souvent un prétexte pour juger les autres et de légitimer leur malheur. Ainsi voit-on dans les médias sociaux, des interprétations du karma impliquant que les autres reçoivent ce qu’ils méritent. Telle l’image que John Lennon donne du karma avec les mots de la chanson INSTANT KARMA :

Instant Karma's gonna get you
Le Karma instantané finira par t'avoir
Gonna knock you right on the head
Il te frappera droit sur la tête

You better get yourself together
Tu ferais mieux de te ressaisir
Pretty soon you're gonna be dead
Tu vas pas tarder à mourrir
What in the world you thinking of
Mais à quoi penses tu
Laughing in the face of love
T moquant ouvertement de l'amour
What on earth you tryin' to do
Mais qu'est-ce que tu tentes de faire
It's up to you, yeah you
C'est entre tes mains, ouais les tiennes

La chanson de Lennon souligne le rôle potentiel de la rétribution karmique - comme guide pour se sentir unis - mais aussi ses limites si elle conduit à se moquer des autres et de leur sort. Au lieu de "se moquer ouvertement de l'amour", il encourage les gens à incarner la compassion, et il reconnaît que le changement positif repose sur chacun et en chacun de nous.


 

Retour

haut de la page