L’exclusivisme de Nichiren dans une perspective historique


3 -Remontrances au gouvernement

Jacqueline I. STONE*


Afin de mieux comprendre la dynamique de la confrontation exclusiviste à l’intérieur de la tradition, portons notre attention sur la pratique des ‘‘admonestations au gouvernement’’ (kokka kangyo), activité modelée sur les remontrances de Nichiren adressées à Hojo Tokiyori dans son Rissho Ankoku ron. Durant toute l’époque médiévale, kokka kangyo ainsi que les sermons et les débats représentaient un moyen fort commode de pratiquer shakubuku à l’avantage de la Hokke Shu (école du Lotus, ainsi que l’on appelait alors le (bouddhisme de Nichiren). Kokka kangyo consistait généralement à soumettre des lettres de remontrances (moshijo) au gouvernant - l’empereur ou plus fréquemment le shogun - ou à ses représentants officiels régionaux. Moshijo était un moyen spécifique utilisé par les successeurs de Nichiren pour réactualiser le message du Rissho Ankoku ron en priant instamment le gouvernement de rejeter les enseignements provisoires et à n’avoir foi que dans le seul Sutra du Lotus, afin que le pays puisse vivre en paix. Parfois, ceux-ci réclamaient l’organisation de débats publics avec des moines d’autres écoles afin de démontrer la supériorité de la doctrine de Nichiren - occasion que Nichiren avait vainement cherchée toute sa vie. Souvent une copie du Rissho Ankoku ron était jointe à l’envoi ou, plus rarement, une œuvre de l’expéditeur délivrant un message similaire. Plus de quarante de ces lettres d’admonestation ont survécu, allant de l’année 1285 à 1596, la grande majorité datant des XIVe et XVe siècles. (réf.)

Monter à Kyoto pour admonester le gouvernement était considéré comme un passage obligé pour celui qui assumait la fonction de maître ‘‘kanju’’ ou ‘‘betto’’ du temple principal de la lignée Hokke dans le Kanto (réf.). Un respect particulier était voué à ceux qui avaient fourni des efforts exceptionnels pour de telles remontrances ou qui, à l’instar de Nichiren, encoururent la disgrâce officielle pour leur geste. Les exemples ne manquent pas, dont celui de Niidakyo Ajari Nichimoku de l’école Fuji, vétéran de nombreux débats et remontrances, qui mourut à 74 ans alors qu’il se rendait à Kyoto pour admonester l’empereur.(réf.)

Jogyoin Nichiyu (1298 – 1374), de la lignée Nakayama à Shimosa, séjourna également à Kyoto, en 1334, pour présenter une lettre d’admonestation à Go-Daigo tout juste revenu au pouvoir, demandant l’organisation d’un débat entre la Hokke Shu et les autres écoles. A la présentation de sa lettre il fut arrêté et emprisonné trois jours, s’accordant ainsi la grande satisfaction d’avoir souffert des persécutions, fussent-elles brèves, pour le salut du Dharma. (réf.)

Six ans plus tard, il refit la démarche pour admonester le shogun Ashikaga Takauji. Bien que ses propres écrits n’en fassent pas mention, la tradition voudrait que Nichiyu faillit être décapité lors d’une autre tentative de remontrance en 1356. Nichiyu était parmi les premiers dirigeants de l’école Hokke à n’avoir pas connu Nichiren personnellement. Nakao Takashi pense que ses voyages à Kyoto pour admonester l’empereur puis le shogun devaient le confirmer à ses propres yeux comme héritier de l’enseignement de Nichiren et aussi asseoir son autorité dans la lignée Nakayama.(réf.)

Les shoguns Ashikaga permettaient généralement à la Hokke Shu de prêcher et d’ouvrir des temples à Kyoto mais il leur arrivait de punir des remontrances répétées, ce qui provoquait parfois des conflits. Nichiren avait créé un précédent en adressant trois admonestations. Genmyo Ajari Nichiju (1314 – 1392), le fondateur de la Kempon Hokkeshu à Kyoto, admonesta le shogun, Yoshimitsu, deux fois en 1391 et reçut l’avertissement de ne pas recommencer. Lorsque ses disciples, Nichinin et Nichijitsu, firent de nouveau des remontrances à Yoshimitsu en 1398, ils furent arrêtés et torturés.(réf.)

Le cas le plus connu fut, sans conteste, celui de Kuonjo-in Nisshin (1407 - 1488) de la lignée Nakayama qui prêcha abondamment, fonda trente temples pendant son séjour  à Kyoto et à Hizen, et admonesta à huit occasions des dignitaires officiels. (réf.) En 1439, Nisshin fit des remontrances à Ashikaga Yoshinori et reçut l’avertissement qu’une seconde tentative serait punie. Sa réaction immédiate fut de rédiger un mémoire intitulé Rissho jikoku ron (Etablissement de l’enseignement correct pour gouverner le pays) inspiré du traité de Nichiren sur le même thème. Il comptait le remettre lors du trente-troisième anniversaire de la mort de Yoshimitsu, le shogun précédent. Mais l’information filtra et, avant qu’il ait pu mettre le texte au propre, il fut arrêté et emprisonné jusqu’à l’assassinat de Yoshinori près de deux ans plus tard. D’après le témoignage de Nisshin lui-même, il avait été enfermé avec plusieurs autres prisonniers dans une sorte de cage trop basse pour que l’on puisse s’y tenir debout et plantée de piques qui descendaient d’en haut. (réf.) Par dévotion exaltée les hagiographes ont élaboré des détails macabres sur les tortures de Nisshin en prison. On l’appelle souvent Nabekamuri Shonin, (Vénérable portant le pot) d’après la tradition selon laquelle Yoshinori aurait fait mettre sur sa tête un pot de fer avec le vain espoir de l’obliger à arrêter la récitation de daimoku.(réf.) Les écrits de Nisshin mettent en évidence que, pour lui, réfuter les « offenses au Dharma » en se conformant à la stricte pratique du shakubuku était une façon d’assumer le mandat légué par Nichiren qui voulait que l’on défende la vérité unique du Sutra du Lotus « même au péril de sa vie ». (réf.)

Les shoguns Ashikaga essayaient généralement d’adopter une conduite de neutralité vis-à-vis des conflits religieux et n’étaient pas disposés à soutenir la Hokke Shu à l’exclusion des autres lignées, l’eussent-ils même désiré.(réf.) Il semble donc qu’ « admonester le gouvernement » était entrepris pour d’autres raisons que dans une naïve attente de voir aboutir ces démarches. Sous l’angle de la foi, admonester le gouvernement était considéré comme un acte de bodhisattva qui sème des graines karmiques pour un prochain Éveil personnel, celui du gouvernement et celui du peuple, tout en se libérant de la faute de complicité avec le diffamateur du Dharma. En certaines occasions cela pouvait exiger courage héroïque et conviction à toute épreuve. A un niveau plus pragmatique cependant, cela aurait servi de moyen pour prouver la foi de la personne ou l’authenticité de sa lignée comme étant la plus fidèle aux enseignements de Nichiren. Cela permettait également de se montrer plus critique face à d’autres courants nichiréniens moins rigoureux.

Des hommes comme Nisshin et autres virtuoses de shakubuku ne sont pas nécessairement tous représentatifs des dirigeants de l’école Hokke médiévale. En réalité, il existe des preuves que ces conflits avec les autorités n’étaient pas toujours appréciés par les temples Hokke bien établis et s’étant déjà assurés la protection de la noblesse dirigeante et des daimyos. Les admonestations de Nichinin et Nichijitsu auprès de Yoshimitsu et d’autres dignitaires étaient regardées avec inquiétude par les anciens temples Hokke tels que le Honkoku-ji et le Myohon-ji qui voyaient en elles une menace pour leur sécurité et leur bonne réputation.(réf.) En fait, avant de se rendre à Kyoto, Nisshin avait été exclu de la lignée de son propre temple, le Nakayama Hokekyo-ji, après qu’il eut sévèrement et de façon répétitive critiqué tout à la fois l’administrateur du temple et le principal protecteur laïc pour leur tolérance vis-à-vis des pratiques hétérodoxes à l’intérieur de la communauté.(réf.)

Toutefois, des hommes comme Nisshin gagnèrent de nombreuses conversions à l’école Hokke et furent célébrés comme martyrs exemplaires dans les annales de la tradition nichirénienne. En maintenant la stratégie du shakubuku polémique, ils gardèrent vivant le schéma parfait de la dévotion exclusive au Sutra du Lotus et freinèrent les accommodements concédés à l’autorité séculière par d’autres adeptes plus conciliants. A travers la pratique de l’« admonestation du gouvernement », l’école Hokke établit sa jeune tradition comme étant la seule à posséder la vérité susceptible d’apporter la paix au pays. Elle préservait ainsi la revendication de Nichiren : l’accès à l’unique source d’autorité morale qui transcendait même celle du gouvernement.

SUITE : L’exclusivisme du Lotus et la montée de machishu

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