2. Monde profane et monde spirituel Ryuei Michael McCormick |
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La vue juste |
La perception directe de la façon dont fonctionnent le karma et la renaissance a une importance capitale dans l’Éveil bouddhique. Ces notions ont également un rôle prépondérant dans l’explication de ce qu’est une conception erronée ou correcte, la vue juste (samma ditthi) étant le premier pas dans l’Octuple noble chemin. Cependant, une vue peut être considérée comme juste de deux points de vue totalement différents mais dont un seul tient compte du karma et de la renaissance. Il y a, en effet, le point de vue profane (appelé également point de vue mondain) et le point de vue dépassant les contingences et en relation avec le karma et les renaissances. Ce dernier naît de l’Éveil à la conditionnalité de toute chose.
La description des vues erronées et des deux sortes de vues justes n’est pas très évidente. Essayons d’y voir plus clair en examinant les différents éléments des vues erronées et justes au sens profane (asvara). Il y a six points qui sont niés dans les vues erronées et au contraire affirmés comme étant justes au sens profane. 1er point : « Il y a ce qui est donné, ce qui est offert, ce qui est sacrifié » se réfère à la conviction qu’il est méritoire d’être généreux, surtout dans tout ce qui touche au bien-être général, le soutien de personnes vertueuses ou si on se met au service d’une saine spiritualité. « Rien n'est donné, rien n'est offert, rien n'est sacrifié » nie le bien-fondé de la générosité, de l’offrande et du sacrifice et que cela puisse générer des conséquences karmiques qui tôt ou tard viendront à maturation. 2ème point : « Il y a des fruits et des résultats des bonnes et des mauvaises actions » se réfère à la conviction que toutes les actions ont des conséquences qui peuvent avoir des répercussions bien au-delà de la vie présente. Reconnaître cela c’est comprendre que nous sommes responsables de nos actes. C’est l’affirmation très concise de l’existence du karma et de la loi de causalité en ce qui concerne la morale. « Il n'y a pas de fruit ou de résultat des bonnes ou des mauvaises actions » nie l’existence du karma, nie le fait qu’il y aura obligatoirement des conséquences en fonction de l’intentionnalité morale de nos actions. 3ème point : « Il y a ce monde et l’autre monde » se réfère à la conviction qu’il existe une après-mort, qu’il existe aussi d’autres "mondes" nommés Ciel ou enfer et où l’on peut se trouver après le décès terrestre. « Il n'y a pas ce monde, pas d’autre monde » est une négation nihiliste de la réalité et de l’importance de cette vie et de l’après-mort. 4ème point : « Il y a mère et père » implique que nous reconnaissons nos parents, avec respect et gratitude, comme nous ayant donné la vie, comme constituant une part importante de notre formation et de notre développement. Si, pour quelque raison, nous ne pouvons pas ressentir de la gratitude, nous pouvons tout au moins reconnaître les liens causaux* qui nous renvoient constamment à nos parents jusqu’à ce que les problèmes soient résolus. « Pas de mère, pas de père » c’est nier que les parents doivent être pris en considération et qu’ils doivent faire partie de nos préoccupations. 5ème point : « Il y a des êtres d'eux-mêmes nés » se réfère à la conviction qu’il y a des formes d’existence qui ne ressortissent pas du processus physique naissance-enfance-adolescence, en particulier les existences dans les myriades de Ciels et enfers de la cosmologie védique. « Il n’y a pas d’êtres d'eux-mêmes nés » conteste cette notion de tatha (ainsi). 6ème point : « Il y a des ermites vertueux et des brahmanes qui se sont réalisés eux-mêmes par une connaissance directe et qui proclament ce monde-ci et l’autre » se réfère à la conviction qu’il existe des personnes sages et vertueuses qui ont observé directement le fonctionnement du karma et de la renaissance, en se remémorant leurs vies passées et grâce à l’œil céleste permettant de voir les vies passées des autres. « Il n’y a pas d’ermites vertueux ni de brahmanes qui se soient réalisés eux-mêmes par une connaissance directe et qui proclament ce monde-ci et l’autre» est la négation de l’existence de telles personnes et de la possibilité d’une connaissance directe du karma. Il faut noter que les personnes vertueuses et les brahmanes ne sont ni des bouddhas ni des arhats, mais seulement ceux qui ont acquis les deux premières des trois vrais connaissances, ce qui est suffisant pour comprendre le processus des renaissances mais ne mène pas encore ni au véritable Éveil ni à la pleine délivrance que seule apporte la troisième connaissance. C’est cette dernière qui correspond aux vues justes sans infection, les vues au-delà du profane. Rien de tout cela ne peut être prouvé en dehors d’une connaissance directe provenant de la méditation et on peut même considérer ces points comme une illusion tout à fait subjective. Cependant ce furent des convictions qui servirent de base à la morale et à l’éthique de la société où vivait Shakyamuni. La loi du karma et sa caractéristique d’opérer à travers une succession de vies était, comme nous l’avons vu, particulièrement importante, car c’est elle qui cautionnait toutes les autres croyances. Le Bouddha et tous ceux de ses contemporains qui partageaient la croyance au karma et aux cycles de renaissance, insistaient sur le fait que nous étions vraiment responsables de nos actes dans le bien autant que dans le mal et que la morale faisait partie intégrante de la vie n'étant pas juste une invention humaine. On peut noter que même si les vues justes profanes sont plus positives que les vues erronées et conduisent à l’accumulation de mérites aboutissant à de meilleures circonstances de renaissance, elles n’en sont pas moins limités par l’intérêt personnel et par l’attachement à l’idée d’un ego permanent. Seules les vues justes au-delà du profane, parce qu’elles s’ouvrent sur une possibilité d’un non-conditionné dépassant la causalité, sont en mesure de conduire à une délivrance du karma et des renaissances. Se conformer aux vues justes profanes est une étape nécessaire mais provisoire sur le chemin qu’enseigne le Bouddha. |