L’exclusivisme de Nichiren dans une perspective historique


5 - “ Radicalisme Institutionnel ”
et la Controverse fuju fuse

Jacqueline I. STONE*


Nous venons de voir comment l’exclusivisme du Lotus pouvait prendre la forme d’une résistance à l’autorité du pouvoir. Nulle part il n’apparaît avec plus de clarté que dans le mouvement appelé ‘‘fuju fuse’’ de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. ‘‘Fuju fuse’’ (ni recevoir ni donner) fait référence au principe selon lequel les adeptes du Sutra du Lotus ne doivent ni accepter d’aumônes de la part de non-croyants (pas même du gouvernant) ni leur en offrir, qu’il s’agisse de dons matériels ou de services religieux. Bien que, comme mentionné plus haut, d’occasionnels compromis aient eu lieu dans les premiers jours de l’histoire de certaines communautés nichiréniennes, ce principe fut largement respecté au Moyen Age. Sous les Ashikaga, la Hokke Shu chercha - et généralement obtint - des exemptions pour participer à des événements religieux parrainés par le bakufu.(réf.) Les choses changèrent cependant vers 1595 quand Toyotomi Hideyoshi exigea qu’une centaine de moines de chacune des dix écoles principales participe à un programme de cérémonies mensuelles en mémoire de sa famille défunte, cérémonies qui auraient lieu face à une grande statue du Bouddha qu’il avait commandée au temple Hoko-ji de Higashiyama. Cette collaboration était nettement une violation de l’orthodoxie : participation à des cérémonies non-Hokke Shu, c'est-à-dire ‘‘faute de complicité’’ (yodozai), dans la « diffamation du Dharma », services religieux pour le non-croyant Hideyoshi et réception de ses offrandes sous la forme de repas de cérémonie. Mais la Hokke Shu était à cette époque en trop mauvais état pour refuser. Elle ne s’était jamais remise des troubles de 1536 faisant suite au Hokke ikki* et subissait alors la répression de la part d’Oda Nobunaga. (réf.) Un concile organisé à la hâte, réunissant les prélats dirigeants nichiréniens à Kyoto, reconnut que s’opposer à Hideyoshi était dangereux et décida d’y participer seulement une fois, par déférence à sa demande, pour aussitôt réaffirmer la doctrine de l’école. En réalité, la majorité des temples nichiréniens continua à participer pendant les vingt ans où persista la cérémonie shogunale. (réf.)

La seule voix discordante venait de Bussho-in Nichio (1565 - 1630), administrateur principal du temple Myokaku-ji. Isolé d’abord par son refus de participer, Nichio fut contraint à quitter son temple et à partir de Kyoto. Des années plus tard, en réponse à la critique selon laquelle Hideyoshi aurait détruit les temples Hokke Shu si l’école avait refusé de se plier, Nichio répliqua que l’essence de l’école ne reposait pas sur ses institutions, mais sur le principe de dévotion exclusive au Lotus :

« Le refus des offrandes provenant des diffamateurs du Dharma est le 1er principe de notre mouvement et sa règle la plus importante.»

et

« Par conséquent les saints des premiers jours refusèrent d’obtempérer aux ordres du gouvernement par fidélité à la règle, même au prix de leurs vies... Si nous manquons de nous opposer à l’exigence du gouvernement, comment pourrons-nous faire face à de grandes persécutions [pour la cause du Dharma] ? Si nous ne rencontrons pas de telles persécutions, le texte du Sutra ‘‘ne pas ménager sa vie temporelle’’ devient faux et dénué de sens… Si nos temples sont détruits parce que nous soutenons le principe du Dharma, cela est [en accord avec] le but et le sens de notre communauté. Qu’aurions-nous à regretter ? » (réf.)

Avec le temps, par son attitude Nichio gagna des soutiens et l’école Hokke Shu fut profondément divisée entre les partisans de fuju fuse et les partisans de ju fuse (recevoir mais non offrir),  une fraction conciliante soutenant qu’il était permis d’accepter des offrandes d’un gouvernant non converti encore au Sutra du Lotus.

La controverse eut lieu alors que le nouveau gouvernement Tokugawa déployait ses efforts pour consolider son hégémonie. Soit par crainte pour la survie de l’école, s’inquiétant de perdre des adeptes au profit du fuju fuse, soit par désir de gagner de l’influence pour eux-mêmes, la faction ju fuse en appelait fréquemment au bakufu pour supprimer le mouvement fuju fuse, ce qui coïncidait tout aussi bien aux intérêts des Tokugawa. Comme les opposants à Nichio cherchèrent à le faire punir, Tokugawa Ieyasu convoqua les deux partis pour débattre en sa présence, déclara Nichio perdant et, en 1600, l’exila à Tsushima. En 1609, porte-parole du fuju fuse, Jorakuin Nikkyo et cinq de ses disciples furent arrêtés, offerts en parade à travers les rues de Kyoto, eurent le nez et les oreilles coupés et furent envoyés en exil.

Lors de l’installation de la nouvelle capitale du shogun à Edo*, la controverse se déplaça vers la région du Kanto*. En 1630, à l’instigation de la faction ju fuse, le bakufu organisa un débat entre les moines Hokke des temples du Mont Minobu, représentant la faction conciliante, et ceux d’Ikegami, représentant la position fuju fuse. Le bakufu prit fait et cause en faveur de Minobu, les dirigeants fuju fuse furent exilés et leurs temples confiés à leurs opposants.

De nombreuses lignées signèrent des accords en faveur de la position conciliante. (réf.) Le mouvement fuju fuse fut proscrit en même temps que le christianisme et, en 1665, un édit fut spécialement promulgué pour l’éliminer complètement. Les moines et les laïcs qui refusaient de se soumettre furent emprisonnés, exilés ou exécutés, tandis que d’autres se suicidèrent en protestation. (réf.) Les arrestations et les châtiments sporadiques se perpétuèrent aux XVIIIe et XIXe siècles, notamment à Kazusa et Shimosa, où le mouvement   fuju fuse avait été particulièrement actif. Quelques petites communautés   fuju fuse parvinrent néanmoins à survivre en marge, refaisant surface et regagnant une reconnaissance légale en 1876. Si l’exclusivisme du Lotus entraîna souvent des persécutions, on ne peut nier qu’il insuffla le courage de les endurer.

Jeffrey Hunter qualifia fort à propos fuju fuse de ‘‘radicalisme institutionnel’’ parce  qu’il :

« revendique de façon catégorique la primauté de la religion sur le gouvernement, celle de sa propre vérité sur tout autre enseignement bouddhiste ou non-bouddhiste, et celle de tout impératif religieux sur le séculier tant dans la vie des moines que dans celle des laïcs.» (réf.)

Pour les partisans du fuju fuse, comme pour Nichiren des siècles plus tôt, l’idée du Sutra du Lotus transcendant toute autre proclamation fournit face à l’autorité du gouvernant une base de résistance qui, à l’époque, était impossible par le biais de la politique. Le potentiel subversif de l’exclusivisme du Lotus transparait dans les virulentes polémiques anti-Nichiren entreprises par Shincho (1596 – 1659), moine qui fut un temps nichirénien mais se convertit à l’école Tendai. Il note :

« La déité sacrée révérée à l’époque était la grande manifestation de Toshogu (en fait la déification de Tokugawa Ieyasu), vénérée au Mont Minobu. Les disciples de Nichiren ripostent pourtant en disant : ‘‘Le Seigneur Ieyasu récompense l’école Jodo et punit l’école Nichiren. Son esprit est sûrement dans l’enfer avici. [Les autorités] ont dépensé en pure perte de l’or et de l’argent, causant des souffrances au peuple, pour ériger un sanctuaire somptuaire qui en réalité représente le déclin du pays et abrite un mauvais démon.’’ […]  Ne sont-ils pas de grands criminels et des traitres?» (réf.)

La proclamation du Sutra du Lotus comme source suprême de l’autorité créait ainsi un espace moral au-dessus de celui du gouvernement et de l’ordre établi, et dans lequel on pouvait critiquer cet ordre. Les shoguns Nobunaga, Hideyoshi, Ieyasu, et plus tard Tokugawa, qui cherchaient à soumettre à leur autorité le pays tout entier, ne tardèrent pas à percevoir la menace et adoptèrent divers châtiments pour briser l’autonomie de l’école Nichiren.

Cela ne signifie nullement que l’exclusivisme nichirénien soit intrinsèquement subversif envers l’autorité. Comme contre-exemple on peut citer les quatre années de la règle Hokke monto à Kyoto, quand la vérité exclusiviste fut utilisée pour imposer l’autorité du monto*. A la même époque, alors que les disciples de Nichiren se trouvaient aux marges des structures du pouvoir, l’exclusivisme du Lotus fournit souvent une base morale pour défier ces structures. Avec la suppression du mouvement fuju fuse, cette base morale fut totalement occultée. Les temples nichiréniens, comme ceux des autres écoles bouddhistes, furent soumis au contrôle du bakufu. Les débats entre écoles furent interdits et le shakubuku de confrontation lui-même fut marginalisé. Les séminaires nichiréniens mirent l’accent sur les enseignements tendai et seule la poignée d’étudiants atteignant le rang le plus élevé d’érudition fut autorisée à étudier certains écrits de Nichiren - probablement pour brider l’enthousiasme débordant des jeunes prêtres à suivre la passion de Nichiren pour shakubuku. (réf.)

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