Question : Pourquoi la Soka Gakkai accorde-t-elle si peu d’importance au concept de Triple vérité ?
L’un des inconvénients majeurs qu’a rencontré le bouddhisme nichirénien, tel que l’enseignèrent divers groupes hors du Japon, est que cette transmission ne met pas l’accent sur l'importance de la Triple vérité - à savoir celle de la vacuité, de la nature temporaire et interdépendante d'entités provisoires, et celle de la Voie du Milieu. Pourtant, ce sont là les éléments de base qui forment le contexte nécessaire pour enseigner le principe d'Ichinen sanzen (Trois mille royaumes* en un seul instant-pensée).
Et il n’y a pas que cela : il me semble que l’on insiste beaucoup trop sur le modèle des Neuf consciences, que ce soit pour des raisons pseudo-psychologiques ou pour étancher la soif de ceux qui aspirent à des spéculations métaphysiques, voire à des rites magiques fondés sur système. Mais ce qui ne va pas dans ce type d’approche, c’est que le modèle des Neuf consciences n’est en fait qu’un autre moyen habile. Ce n’est qu’une version très marginale des enseignements de l’école Rien-que-Conscience, à peine mentionné par Tiantai ou Nichiren. De leur point de vue, les pseudo-sciences, la métaphysique et les formes déséquilibrées et naïves de la pensée saisie par la magie ne font que nous distraire de la vraie pratique.
Mais je devrais à ce propos faire attention à mon ressenti ainsi qu’à mes opinions et ce, pour plusieurs raisons que voici, données sans ordre d’importance particulier :
- L'enseignement et la pratique du bouddhisme de Nichiren s'adressent autant à des débutants qui ont besoin d'un enseignement et d'une pratique simples ainsi que d’une approche matérialiste à l’enseignement (approche détaillée plus bas), qu’à des pratiquants de longue date qui se rendent compte qu’une pratique simple est essentielle ; étant également capables d’introspection, ces pratiquants n’ont donc plus besoin d'assimiler la subtilité et la complexité des pensées d’autrui.
- Les débutants ont besoin de savoir qu’ils peuvent tirer de grands bienfaits de la pratique, mais que pour cela, ils doivent accumuler des mérites, éviter de planter de mauvaises causes et aborder la pratique avec enthousiasme, même s’ils lui prêtent au début un aspect magique empreint de mystère. C’est pour cette raison que le modèle des Neuf consciences est un moyen plus habile que la connaissance de la Triple vérité, lequel est encore plus subtil et plus difficile à comprendre.
- Les pratiquants avancés savent qu'ils n'ont pas besoin de s’attacher à un modèle particulier, y compris celui de la Triple vérité (et encore moins s’attacher au modèle plus grossier des Neuf consciences).
- Le Bouddha lui-même dit que les enseignements sur le concept de vacuité sont effrayants pour les bodhisattvas débutants !
- Compte tenu de ce qu’ils avaient compris des enseignements du Bouddha, Nagarjuna et Tiantai ont tous deux préconisé une transmission par étape. Nagarjuna a enseigné quatre objectifs selon lesquels il faut d'abord répondre aux hypothèses et aux préoccupations de ce monde, encourager ensuite les gens à prendre appui sur eux-mêmes en comptant sur leurs forces, puis à affronter et résoudre leurs points faibles en y travaillant. Une fois enfin prêts, il convient de les conduire directement à rencontrer la Vérité ultime.
- Les enseignements de Tiantai disent que l'on doit aborder la vacuité par l'analyse des causes et des conditions, puis se rendre compte que les choses telles qu'elles sont, sont vides d’une nature en soi. Il faut ensuite développer en soi des moyens habiles, ce qui implique de reconnaitre l'existence provisoire des phénomènes vides d’une nature en soi, et de réaliser ensuite que dans le contexte de la Voie du Milieu, les notions de vacuité et de provisoire ne se contredisent pas mais se complètent, l’un impliquant toujours l’existence de l’autre.
- Tant que les gens mettent la Neuvième conscience dans la perspective du modèle bouddhique de la psyché, cette conscience a en effet une certaine valeur. Après tout, ce n’est qu'un modèle de plus, puisqu’il en existe beaucoup d'autres pouvant nous être utiles, intérieurs et extérieurs au bouddhisme. Ce modèle est tel un outil, conçu pour un usage particulier : il ne faut ni prendre les principes qui en découlent au pied de la lettre, ni trop s’y accrocher. Les modèles sont à la base des analogies, et toutes les analogies finissent par s'effondrer lorsqu’on les pousse trop loin ou qu’on les applique à mauvais escient.
- Le bouddhisme n’est pas exempt de spéculations métaphysiques sur le karma et la renaissance, pour ne citer que ces deux concepts. Cependant, l'enseignement de la vacuité (y compris de la Triple vérité) est une pensée métaphysique d’un niveau supérieur, grâce à laquelle on parvient à déconstruire la métaphysique de manière à libérer les gens de toute forme de vues erronées et d'attachements - même de l'attachement à la « vue juste ». Les bons enseignants bouddhistes doivent savoir quand utiliser des modèles métaphysiques pour encourager les gens à « s'abstenir de tout mal, à faire le bien et purifier leur esprit », et savoir également quand commencer progressivement à déconstruire la déconstruction.
- La question de la magie en tant que telle et de la pensée magique est une question qui me préoccupe beaucoup. Les gens abordent des pratiques comme la nôtre parce qu'ils veulent la santé, la richesse, l'amour, la force, la joie, la paix, l'épanouissement et le bonheur perpétuel. Ce n'est pas entièrement illégitime et reste conforme à ce que Nagarjuna a appelé le premier objectif de l'enseignement et de la pratique en ce monde dont le point de rencontre se situe là où nous sommes, ces préoccupations pouvant être résolues avec des outils conçus à cet usage, pris dans la boîte à outils des moyens habiles – tel l’omamori, l’ofuda, les prières kito faites par les pratiquants de l’aragyo et, bien sûr, la pratique de l'Odaimoku. J'aimerais cependant voir les gens passer de la pensée magique (qui peut être définie comme une dépendance superstitieuse à des formes extérieures pour influencer les événements) à une pensée ‘magik’, la ‘magik’ étant « l'art et la science de provoquer un changement de conscience en fonction de sa volonté ». En d'autres mots, la pensée magique fait que nous sommes piégés par nos peurs et nos vœux pieux alors que la pensée ‘magik’ consiste à entraîner son attention et son intention afin d'organiser sa vie d'une manière délibérée, plus saine et holistique. J'aimerais voir les gens changer d’état d’esprit, passant d’une récitation de l’Odaimoku emplie de superstition et des pratiques connexes qui lui sont attachées à une récitation et une pratique conscientisées, intentionnées et libératrices.
Tout ceci pour dire que bien que j’en reconnaisse l’utilité, je me demande si pousser le modèle des Neuf consciences à l’extrême est une bonne chose. D'un autre côté, je pense que le bouddhisme de Nichiren en Occident doit tout d’abord se concentrer plus particulièrement sur la Triple vérité, tout en sachant que tout le monde n'y est pas prêt. Le bouddhisme de Nichiren se concentre en effet principalement sur les débutants et les pratiquants avancés, non sur les pratiquants intermédiaires qui sont pris dans l’engrenage de la métaphysique, et sont donc prêts à suivre des enseignements déconstruisant ceux du non-soi et de la vacuité.