INTRODUCTION

Le prêtre Hakuin du milieu de l’ère Tokugawa, est connu comme étant le fondateur du Zen Rinzai. Tous les maîtres Rinzai d'aujourd'hui font partie de sa lignée. Le système développé par Hakuin et ses disciples, leur approche du bouddhisme zen et des procédés pour le maîtriser, sont au coeur des monastères Rinzai d'aujourd'hui. Hakuin a basé son enseignement sur celui du maître Xutang Zhiyu, (Kido Chigu, Aka Sokko II85-1269), tel qu’il a été transmis au Japon, mettant l'accent sur l'étude des koans et sur la dévotion de toute une vie à la pratique du zen.

Afin de comprendre le rôle de Hakuin dans le renouveau de cette école du Zen, il est nécessaire de retracer brièvement l'histoire et le développement du Zen au Japon. Pour avancer plus vite nous allons ignorer quelques cas d'introduction d'enseignements zen pendant les ères Nara et Heian et porter notre attention sur le Zen de l’ère Kamakura (1185-1333).

La tradition zen parle de vingt-quatre écoles et de quarante-six transmissions du Zen au Japon. Cette estimation traditionnelle est relativement tardive et ne comprend certainement pas les noms de tous les moines qui ont voyagé entre la Chine et le Japon. Elle inclut aussi bien les moines japonais qui se sont rendus en Chine pour étudier que les moines chinois, en grande partie des réfugiés de l’invasion mongole. Tous ces enseignements et transmissions n’ont pas donné naissance à des écoles zen au Japon, certains de ces moines restant à l’écart, mais les autres ont joué un rôle important pendant des périodes plus ou moins longues.

Cette brève introduction ne peut entrer dans les détails de l’histoire complexe de ces diverses transmissions, mais une certaine réflexion à leur sujet est essentielle à notre compréhension du processus par lequel le Zen s'est développé, a grandi, a décliné et a été ravivé au Japon.

Les historiens japonais ont l'habitude d'attribuer l'introduction du Zen à Eisai (1141-1215) car il fut le premier à fonder un temple zen. Moine Tendai, Eisai s'est rendu pour la première fois en Chine en 1168 pour un bref voyage vers les lieux saints de son école de bouddhisme. En 1186, il est reparti pour un séjour plus long, revenant en 1191 avec l’agrément du Maître Rinzai Xuan Huai Chang (Kian Esho). En 1194, il tente de fonder un temple zen à Kyoto, mais se heurte au refus officiel dû à des pressions exercées par les écoles bouddhistes traditionnelles, notamment le centre tendai du Mont Hiei. Il réussit cependant à fonder un temple consacré au zen à Kyushu, et plus tard, sous le patronage du gouvernement militaire (bakufu) de Kamakura il établit des temples dans cette ville et à Kyoto.

Ce serait une erreur, cependant, de considérer Eisai uniquement comme le fondateur de temples zen. C’était avant tout un homme du Tendai, dont l'objectif était, semblait-il, de redonner à l'école Tendai sa vigueur religieuse et de rendre plus stricte l’adhésion aux préceptes bouddhistes.

Parmi ses nombreux écrits, un seul est consacré au Zen ; les autres concernent en grande partie le Tendai et ses aspects ésotériques. Le Yojo-ryu, l'école qu'il a créée, s'inscrivait exactement dans la tradition Tendai, même si l'enseignement dispensé dans les temples qu'il a fondés combinait les doctrines ésotériques Tendai et le Zen. Ses disciples, eux aussi, ont tous enseigné une combinaison d'ésotérisme Tendai et de Zen.

Au même moment où Eisai propageait les enseignements du Zen intégrés dans ceux du Tendai, un autre moine originaire du Hiei-zan œuvrait à la promotion du Zen. Cet homme, Dainichi Nonin, était un maître zen autodidacte. Pour défendre son enseignement contre les accusations d'illégitimité, il a envoyé deux disciples en Chine avec une présentation écrite de sa compréhension du zen. Cette démarche a été reconnue par l’éminent maître Sung (Sung Wu-yang ou Sung Yang) du Rinzai, qui envoya en retour des portraits, des vers et une déclaration à la louange de Nonin. Les pressions qui ont conduit à l'interdiction du zen d'Eisai en 1194 ont également affecté les enseignements de Nonin mais il est probable que son école ait eu à un moment donné une certaine influence.

En effet, lorsque Nichiren, dans son Kaimokusho, se plaint que les doctrines de la Terre pure et du Zen inondent le pays, il condamne spécifiquement les enseignements de la Terre Pure de Honen et l'école de Nonin, appelée Nihon Darumashu, propagée par le disciple de Nonin, Kakuan dans un monastère à Tonomine, (actuelle préfecture de Nara). Le temple-école n'a pas duré longtemps, ses bâtiments ayant été incendiés deux fois par des moines des temples de Nara. Il est intéressant de noter qu’un grand nombre de disciples de cette école ont formé plus tard un groupe qui s'est développé pour devenir l'école Soto du Zen au Japon. Parmi eux se trouvait Koun Ejo (1198-1280) qui deviendra plus tard le deuxième patriarche du Zen Soto japonais.

Le premier à enseigner une école zen représentative de l’ère Song (960-1279) fut le célèbre Dogen (1200-1253). Associé à l'origine au Tendai, il reçut une formation en Chine et est rentré au Japon en 1227. Il avait étudié auprès d'un maître Zen Soto. A cette époque, les nombreux maîtres zen actifs en Chine différaient par leurs méthodes d'enseignement, l'importance qu'ils accordaient aux sutras et leur implication dans les activités littéraires et politiques, mais la distinction si clairement marquée aujourd'hui au Japon entre le Rinzai et le Soto en tant qu'écoles distinctes n'était guère évidente. Dogen était très critique à l'égard du Zen qu'il rencontra en Chine, et n’y adhéra que lorsqu'il rencontra un maitre strict, Ju-ching (Tendo Nyojo, 1163-1228) engagé dans un style traditionnel du Zen. Les détails précis des quatre années passées par Dogen sous la direction de Ju-ching ne sont pas connus, mais on peut présumer qu'ils ont comporté une grande partie qui a marqué le Zen de l’ère Song. Dogen lui-même compila plus tard une collection de trois cents koans, et il est probable qu'il les utilisait dans une certaine mesure dans son enseignement.

Pour diverses raisons essentiellement liées aux conflits doctrinaux internes de l’école Soto, l'œuvre majeure de Dogen, le Shabo genzo, n'a connu qu'une diffusion restreinte au cours des siècles. Elle était gardée comme un trésor secret et n'a été diffusée que sous une forme manuscrite très limitée ; il en existe plusieurs variantes. Les autorités de l'école Soto ont tout fait pour protéger l’oeuvre de la vue du public si bien que toute impression fut interdite de 1722 à 1796. C’est seulement en 1796, que commença la publication de 95 chapitres qui ne s'est achevée qu'en 1811. Bien que plusieurs érudits Soto de la période Tokugawa aient étudié les enseignements et fait l'éloge du fondateur de l'école, l'appréciation de la position de Dogen dans l'histoire de la pensée japonaise a dû attendre les érudits du vingtième siècle.

Lorsque Dogen revint de Chine en 1227, il chercha immédiatement à établir un temple consacré uniquement à la propagation du bouddhisme selon la méthode zen à laquelle il venait d’être formé, sans toutefois chercher à fonder une école Soto; ce fut l'œuvre de ses descendants.

Trouvant que l'atmosphère de Kyoto n'était pas propice à ses objectifs, Dogen transféra ses activités dans la région éloignée de Fukui, où il établit un monastère-école Soto en 1243. Il se consacra à la formation de disciples mais a cause de sa mort prématurée, le groupe a perdu son orientation et des conflits internes ont conduit à une scission.

Les disciples de Dogen ont rapidement introduit dans l'enseignement des éléments ésotériques tels que les prières et les incantations. À l'époque du quatrième patriarche, Keizan Jokin (1268-1325), le Zen Soto a dépassé les limites de Fukui et commencé à se répandre dans tout le pays. Au fil des années, Soto est devenu l'une des grandes écoles prosélytes à l’égal des écoles Shingon et Nichiren. Elle a poursuivi ses nombreux emprunts au bouddhisme ésotérique et a orienté ses efforts vers la fondation de temples et la conversion de fermiers et de la population en général.

Les XIIIe et XIV siècles ont vu le développement continu du Zen Rinzai à Kamakura et Kyoto. Un grand nombre de moines japonais qui se rendirent en Chine venaient du Tendai ou du Shingon et, à leur retour, prônaient un Zen contenant des éléments ésotériques. D'autres ont ramené avec eux un Zen Song strictement basé sur les koans. Beaucoup de moines chinois qui sont arrivés au Japon ont fait preuve d'une propension à la littérature qui deveanait importante dans certaines écoles Song. En raison de la difficulté de communication entre les Chinois et les Japonais, la plupart des cours étaient dispensés par écrit, ce qui contribuait à l'augmentation de la littérature dans ces écoles. Tout le Zen qui arriva à cette époque était Rinzai, à l'exception de celui apporté par deux moines Soto.

Cependant, ces moines ne firent aucun effort pour fonder leurs propres écoles, et s'associèrent plutôt avec les temples Rinzai de Kyoto. Les moines zen gagnèrent rapidement le patronage de la cour impériale et du shogunat à Kamakura, puis à Kyoto, ce qui leur a permis d'échapper aux pressions exercées par les écoles bouddhistes établies. Les moines se déplaçaient fréquemment entre Kamakura et Kyoto et pourtant, dans cette période précoce du Zen japonais, une certaine différence était déjà perceptible entre le Zen des deux villes. Celui de Kyoto était plus apte à être mélangé à des doctrines ésotériques susceptibles de plaire aux courtisans instruits.

Parmi les moines les plus éminents de Kyoto, on trouve Enni Bennen (Shoitsu Kokushi, 1202-1280) et un autre moine célèbre, Shinchi Kakushin (Hotto Kokushi, 1207-1298) qui a fondé un temple à Wakayama mais qui avait de fréquents contacts avec la cour de Kyoto. Ces deux hommes combinaient le Zen avec des doctrines ésotériques, Shinchi Kakushin y ajoutant également des éléments de la Terre pure.

La situation à Kamakura était quelque peu différente ; un grand nombre des moines qui s'y sont rendus étaient des réfugiés de Chine. En raison de la barrière de la langue, et parce que leurs convertis se trouvaient en grande partie parmi les guerriers les moins instruits, les moines chinois ont dû ajuster leur enseignement du koan à une forme plus adaptée à leurs nouveaux croyants japonais. Parmi ces moines chinois il y avait Rankei Doryu (1213-1278) et (Mugaku Sogen, 1226-1286).

Cependant, le plus important pour l'histoire du Zen Rinzai au Japon est l'école fondée par Nampa. Nampo Jomyo* (Daio Kokushi, 1235-1309). C'est à cette école que Hakuin fait remonter sa lignée et c’est cette école qu'Hakuin fera revivre quelque cinq cents ans après son introduction au Japon.

Nampo a commencé ses études sous la direction de Lanxi Daolong à Kamakura. Puis il est allé en Chine en 1259, où il a étudié sous Xutang Zhiyu. A son retour en 1267, il passa plusieurs années à Kamakura et une trentaine d'années à Kyushu. Il résida ensuite longtemps à Kyoto et termina ses jours à Kamakura. Les enseignements de Nampo semblent avoir suivi assez fidèlement ceux de son maître chinois. Il mettait l'accent sur les koans et n'ajoutait pas d’éléments dérivés d'autres bouddhismes comme c'était souvent le cas chez ses contemporains. Parmi les nombreux disciples de Nampo, le plus connu est son successeur Shuho Myocho (Daito Kokushi, 1282-1338). Celui-ci n'a jamais tenté de se rendre en Chine ; il se consacra à l'étude auprès de son Maître au Japon, s'efforçant de suivre les traditions des célèbres maîtres Tang. Après avoir terminé sa formation, il vécut de nombreuses années en retrait avant de devenir maitre zen d’une discipline très stricte. Il a probablement été le premier à organiser un programme systématique d'étude des koans. Il a fondé à Kyoto le temple Daitoku-ji.

Son successeur Kanzan Egen (Muso Daishi, 1277-1360), le fondateur du temple Myoshu-ji, a poursuivi fidèlement sa sa tradition. Cette école fut connue sous le nom de 0-To-Kan* et se maintint malgré les vicissitudes les siècles suivants. Ses enseignements sont préservés aujourd'hui dans le Zen de Hakuin.

A Kamakura, le Zen avait reçu un fort soutien de la famille Hojo et bien que le clan Hojo perdit le pouvoir en 1333, le Zen a continué à gagner en popularité auprès de la cour de Kyoto et des shoguns Ashikaga.

Le plus célèbre des trois maîtres zen du début de l’ère Muromachi fut Muso Soscki (Shokaku Kokushi, 1275-1351). Muso, qui avait également une formation du bouddhisme ésotérique, a étudié sous la direction d'un certain nombre de maîtres zen à Kyoto et Kamakura. Comme Shuho Myocho, il vécut retiré pendant ses premières années, mais est devenu par la suite l'un des maîtres zen les plus actifs. On lui attribue le mérite d'avoir converti au Zen sept empereurs, étendant ainsi son influence de la religion aux questions gouvernementales et encouragea activement les shoguns Ashikaga dans leurs relations commerciales avec le continent. Dans son enseignement, Muso cherchait à combiner le zen avec les doctrines ésotériques.

L'école fondée par Muso et ses disciples fut fortement impliquée dans ce qui est connu comme le mouvement Gozan bungaku ou "Littérature des Cinq Montagnes". Les régents Hojo avaient, à l'imitation du système des temples Song, mis en place cinq temples de tête ou "montagnes", avec dix temples annexes, à la fois à Kamakura et à Kyoto. Il s'agissait d'un procédé compliqué pour assigner un rang et une pérogative aux nombreux temples zen des deux villes. Ce système, avec de nombreux changements internes a été poursuivi par les shoguns Ashikaga. Toutes les écoles zen s'impliquèrent, à un degré plus ou moins important, dans ce mouvement littéraire.

L'énorme littérature zen, tant en Chine qu'au Japon, est presque exclusivement une littérature conçue pour expliquer l'enseignement du zen en particulier et du bouddhisme dans son ensemble. La littérature des Cinq Montagnes, cependant, s'écarte de ce modèle. Muso était lui-même tout à fait conscient des dangers que représentait ce courant littéraire pour le Zen. Dans un écrit connu sous le nom de Sanne-in yuikai, il met en garde :

« J'ai classé les disciples en trois catégories : ceux qui rejettent les myriades de circonstances et n'examinent que leur propre personne sont du grade le plus élevé ; ceux dont la pratique n'est pas pure et qui sont friands de toutes sortes d'études sont du grade moyen ; ceux qui d'eux-mêmes obscurcissent la luminescence de leur propre esprit et ne se délectent que de l'étude de leur propre personne, de la bave des bouddhas et des patriarches, sont du grade le plus bas. Ceux qui embrouillent leur esprit dans des œuvres non bouddhiques et qui consacrent leurs efforts aux travaux littéraires ne sont que des profanes au crâne rasé et ne sont pas dignes d'être classés même avec ceux du grade le plus bas »

Source : http://colleduc.ee/~trand/storage/book/hakuin-selected_writings.pdf