Karma et renaissance


4.  Le karma – une loi de la nature

Ryuei Michael McCormick

 

Parmi les trois principes hérétiques dénoncés par le Bouddha le premier ne niait pas l’existence du karma. Mais l’affirmation que le karma passé déterminait toute chose dans la vie présente ne laissait aux êtres vivants aucun espace pour créer librement de nouvelles causes, puisque tout ce qu’ils pouvaient faire dans le présent était prédéterminé par les actions de la vie précédente. Un tel point de vue soulève beaucoup de questions dont celle de la "régression infinie". Si les causes présentes sont totalement déterminées par le passé et que les causes du passé sont totalement déterminées par celles créées encore avant, on peut se demander à quel moment quelque chose a été déterminé pour la première fois ?

Une autre grande question concerne la morale car une telle croyance abolit toute nécessité de se sentir responsable pour ses actes et les conséquences qui en découlent, tout étant prédéterminé. Cela implique également qu’il faut blâmer les victimes car tous les malheurs qui s’abattent sur elles résultent de mauvaises actions qu’elles ont commises dans la vie précédente. Ainsi, il n’y a aucune liberté de choix ni pour soi ni pour les autres et aucune prise sur les événements, qu’ils soient le fait de la nature ou des hommes. Malheureusement beaucoup de gens, y compris des bouddhistes, pensent que c’est là l’enseignement du Bouddha.  Pourtant Shakyamuni a réfuté un tel point de vue à de multiples occasions.  Ce fut le cas lorsque le bhisku Sivaka l’interrogea à ce sujet.
Il y a, ô Vénéré Gautama, des religieux et des brahmanes qui ont cette opinion et disent : ‘’Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres, éprouvées par tel ou tel individu, dépendent des actions qu'il a commises dans le passé. A ce sujet qu'avez-vous à dire, ô Vénéré Gautama ?’’
Le Bienheureux dit : ‘’O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause des désordres de la bile (pitta-samutthana abadha), que vous pouvez connaître par votre propre expérience. Le fait de l'existence des sensations qui ont la bile pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. […] A cause de cela, je dis que l'opinion de ces religieux et de ces brahmanes n'est pas correcte.
O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent
- à cause du flegme (semha-samutthana abadha),
- de l’air (vata-samutthana abadha),
- à cause de l’union des diverses humeurs (sannipataja abadha),
- à cause du changement de saisons (utuparir amaja abadha),
- à cause de raisons spasmodiques (opakkamikaabadha) et
- à cause d’un comportement mal équilibré (visamapariharaja abadha) ;
vous pouvez connaître tout cela par votre propre expérience. Le fait de l'existence des sensations qui ont cela pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. […] A cause de cela, je dis que l'opinion de ces religieux et de ces brahmanes n'est pas correcte.’’(réf.)  

Dans sa réponse à Sivaka, le Bouddha énumère quantité de causes et conditions autres que karmiques contribuant à ce qui est vécu dans le présent. Dans son ouvrage Exploring Karma & Rebirth, Nagapriya (réf.) analyse la suite de ce sutra, conformément à la tradition, et met en évidence qu’il faut situer le karma dans le contexte plus large d’un ensemble de différents types de causalité. Le schéma général du Sivaka Sutta étant un peu confus, la scholastique bouddhique (Abhidharma) a dégagé cinq modes de la production conditionnée appelés niyamas (contraintes) :
- 1. l’ordre physique de l’environnement, ordre inorganique (utu-niyama), tels que les phénomènes saisonniers : le vent, les pluies, les sécheresses,
- 2. l’ordre biologique (bija-niyama), tels que les particularités caractéristiques des grains, des fruits, des arbres etc., et aussi l’aspect biologique des êtres vivants, y compris des humains.
- 3. l’ordre  mental ou psychologique (mano-niyama ou citta-niyama) : opérations mentales non délibérées y compris la télépathie, la télesthésie, etc.
- 4. l’ordre éthique (kamma-niyama ou  karma-niyama) conséquences d’actions délibérées.  
- 5. l’ordre spirituel (dharma-niyama) (réf.)

L’examen de ces niyama peut nous aider à comprendre la portée et le fonctionnement  du karma dans la vie humaine.

Le utu-niyama s’applique aux lois naturelles de la physique et de la chimie. Ainsi, pour expliquer un tremblement de terre il vaut mieux faire appel à la théorie des plaques tectoniques qu’à la théorie du karma.
Le bija-niyama est de l’ordre organique et comprend les lois biologiques. Si j’ai un rhume, il est plus sensé d’expliquer cela par la présence d’un virus que par des causes morales.
Le mano-niyama ou citta-niyama se réfère au fonctionnement du cerveau et en partie au psychisme. Un choc ou un stress post-traumatique est de cet ordre.
Le karma-niyama touche au domaine de la conduite délibérée au niveau du corps, de la parole et de la pensée. Au niveau de l’esprit il n’est pas toujours aisé de distinguer les actions délibérées des actions non délibérées.
Le dharma-niyama (ordre spirituel) recouvre un domaine mal définissable. La tradition bouddhique en parle par rapport aux événements supra-naturels dans la vie du Bouddha, mais le considère également comme le principe même de l’évolution spirituelle. De ce point de vue, le dharma-niyama explique le processus par lequel nous pouvons dépasser notre égoïsme, nos aversions et notre ignorance, et parvenir à la générosité,  à la compassion et à la compréhension. La Tradition s’y réfère pour expliquer comment nous pouvons nous libérer du déterminisme karmique et mettre un terme aux perpétuelles renaissances. Le dharma-niyama est à la base de tout dynamisme spirituel.

Une autre façon de considérer le dharma-niyama est d’y voir le cadeau  "immérité" de l’influence bienveillante que quelqu’un peut exercer dans notre vie. En d’autres termes, c’est l’impact sur le monde de l’homme juste. Celui-ci n’agit pas à l’égard des autres selon leur karma, mais partage sa compassion avec tous, sans tenir compte des mérites. (réf.)

La théorie bouddhique de la production conditionnée dit :

«Quand ceci est, cela est ;
Ceci apparaissant, cela apparaît.
Quand ceci n'est pas, cela n'est pas ;
Ceci cessant, cela cesse.» (réf.)

Ce qui signifie que toute chose qui advient est due à des causes et conditions et n’a aucune existence en elle-même ou par elle-même. Les causes et conditions opèrent conformément aux cinq niyamas (containtes) ou catégories de lois naturelles, dont le karma n’est qu’une des cinq composantes. Les cinq interagissent les unes avec les autres formant la vie telle que nous la connaissons. Nagapriva l’explique ainsi :

« L’analyse du vécu au moyen des cinq niyamas montre que le karma est juste une application du principe général de la coproduction conditionnée si bien que de nombreux événements sont dus à des conditions reliées au karma de façon seulement indirecte. Il convient, bien sûr, de ne pas considérer ces cinq ordres et types de causalité comme des unités discrètes. Dans la réalité, il n’existe pas de catégories distinctes. C’est seulement un schéma analytique. Tout vécu est tissé d’un vaste réseau de conditions. Notre comportement moral précédent a souvent une incidence sur notre vécu actuel, mais dans bien des situations, des facteurs autres que moraux exercent une influence plus décisive. La doctrine des cinq niyamas rend compte des événements de façon plus complexe et plus subtile que ne le fait la théorie du karma critiquée plus haut.  Il faut également se rappeler que, dans une situation donnée, l’action de l’autre peut prévaloir sur notre propre expression karmique ; c’est leurs bonnes ou mauvaises causes qui provoquent notre joie ou notre peine, plutôt que notre propre passé.» (réf.)  

Chaque situation à laquelle nous devons faire face est, bien évidemment, régie par de multiples forces, mais c’est à nous de déterminer la manière positive ou négative dont nous allons réagir en actes, en paroles et en pensée. Face aux événements, nous sommes libres de créer de bonnes ou de mauvaises causes. A chaque instant, notre réaction physique, verbale et mentale modifie le contexte, interagit avec lui, et nous fait vivre la situation pour l’améliorer ou la dégrader. Les causes que nous créons de façon délibérée vont avoir une répercussion également dans l’avenir, qu’elles viennent à maturation dès cette vie ou seulement dans la prochaine.

Pour conclure, on peut dire que le karma ne détermine pas tout et, au contraire, est un facteur décisif pour construire notre vie en pleine responsabilité.


SUITE : Actions délibérées et leurs conséquences

Début

Retour
haut de la page