« Tous les bouddhas, les honorés des êtres humains,
Sachant que les dharmas sont sans substance propre,
Les graines de bodhéité proviennent des liens causaux.
C’est pourquoi ils prêchent le Véhicule unique.
Ces dharmas, tributaires de leur position [parmi les autres dharmas],
Leur aspect temporel toujours leur correspond. » SL, Ch. II, Expédients salvifiques
« En outre, un bodhisattva-mahasattva devrait réfléchir à la vacuité de tous les phénomènes selon leur ainsité, leur aspect réel. Il voit qu’ils ne s’inversent pas et ne se déplacent ni vers l’avant ni vers l’arrière, qu’ils ne tournent pas mais sont semblables à l’espace qui n’a pas d’existence propre, qu’ils dépassent les limites des mots et des langages. Ils ne naissent pas, n’apparaissent pas ni ne surviennent. Leur nom et leur aspect n’ont aucune substance par eux-mêmes ; ils sont sans poids, sans limite, sans obstacle et sans empêchement ou obstruction. Ils n’existent qu’en raison de l’origine interdépendante, surgissant à cause des vues fausses. » SL, Ch. XIV, Pratiques paisibles
De nombreux bouddhistes nichiréniens se consacrent à la récitation de Daimoku ou Odaimoku, qui est leur pratique principale, et lisent, voire récitent régulièrement la première section en prose du chapitre II ainsi que la section versifiée du chapitre XVI du Sutra du Lotus. Ce faisant, ils répètent trois fois la dernière partie du passage suivant du chapitre II : « Cela signifie que pour tous les phénomènes ainsi est l’aspect, ainsi est la nature, ainsi est l’entièreté, ainsi est la potentialité, ainsi est l’énergie manifestée, ainsi est la cause latente, ainsi est la condition, ainsi est l’effet latent, ainsi est la rétribution, ainsi est la cohérence de l’origine à la fin. »
Ces dix éléments qui constituent l’ensemble des « ainsités » représentent les aspects de chaque phénomène. Ils sont lus trois fois de suite afin de garder à l’esprit l’enseignement de Zhiyi sur la Triple vérité, vérité selon laquelle tout phénomène est simultanément 1) exempt d’une nature propre, 2) existant provisoirement en accord avec des causes et des conditions et 3) manifestant la Voie du milieu, laquelle est l’aspect réel de tous les phénomènes. Zhiyi croyait que les profondes pensées du bouddhisme mahayana, et particulièrement celles du Sutra du Lotus, pouvaient exprimer cette Triple vérité. Nichiren défendait également cet enseignement, la Triple vérité formant la synthèse des deux vérités, la vérité conventionnelle et la vérité ultime, qu’enseignait Nagarjuna (environ 150-250 apr. J.-C.), l’un des principaux maîtres du bouddhisme indien mahayana.
Nous expliquerons d’abord comment se sont développées et ce que signifient ces deux vérités à partir des enseignements du Bouddha qui différenciait les enseignements ayant une signification provisoire, utilisant un discours conventionnel, de ceux qui, ayant une signification définitive, examinaient la vérité plus profonde selon laquelle les cinq agrégats sont vides d’une nature propre. Nous parcourrons ensuite le développement des deux vérités selon les enseignements abhidharmiques, puis examinerons une nouvelle fois ce que disent les sutras mahayana sur la vacuité des agrégats et des phénomènes.
Cet historique reconstitué, nous serons alors en mesure d’expliquer les deux vérités selon Nagarjuna et d’introduire enfin la Triple vérité selon Zhiyi. Procédant ainsi, les pratiquants du bouddhisme nichirénien pourront mieux apprécier la sagesse de la vacuité, de la vérité provisoire et de la Voie du milieu qu’ils découvrent en eux en pratiquant l’Odaimoku, et qu’ils commémorent en lisant à trois reprises le passage du Sutra du Lotus sur les dix ainsités.
Les Cinq agrégats vides de tout « soi »
Le Bouddha Shakyamuni déclara qu’il avait donné des sermons ayant une signification définitive (sanscrit, nītārtha), ne nécessitant aucune interprétation ultérieure, et des sermons ayant une signification provisoire (sanscrit, neyārtha) qui, eux, nécessitaient d’être interprétés pour mettre en lumière leur sens implicite. Il conseilla à ses disciples de veiller à bien différencier ces deux types de sermons*. Plus tard, les bouddhistes comprirent que seuls les discours définitifs parlaient de la réalité ultime, alors que les discours provisoires faisaient des concessions à la pensée et au langage conventionnel. Par exemple, le Bouddha enseignait que le monde était vide, parce qu’il était dépourvu d’un soi et de tout élément ayant un soi propre. Il exhortait également ses disciples à étudier et à maitriser les sermons qui avaient une signification profonde et concernaient la vacuité. Cependant, quand un arhat ayant réalisé qu’il n’existe aucun soi substantiel demanda au Bouddha si les mots « Je » ou « Ils » étaient encore d’usage, le Bouddha répondit que ses disciples continueraient à employer ces termes d’une manière habile, sachant que ce ne sont là que des expressions communément utilisées. Par rapport à l’utilisation de mots tels que « soi, le soi », le Bouddha en une autre occasion déclara ceci : « … ce sont simplement des noms, des expressions, des tournures idiomatiques, des désignations communément employées à travers le monde qu’utilise le Tathagata sans se méprendre sur leur sens. »
Dans ses deux catégories de sermons, le Bouddha semble faire allusion à deux sortes de vérité, une vérité conventionnelle (S., saṃvṛti-satya) et une vérité ultime (S., paramārtha-satya). Les sermons sur la vérité provisoire relèvent d’un enseignement en accord avec une réalité empreinte d’un bon sens « terre-à-terre », ou vérité conventionnelle. En exhortant les hommes à éviter ce qui est malsain et nocif, à cultiver ce qui est sain et bienfaisant, à purifier leur esprit, le Bouddha et ses disciples utilisaient des expressions ordinaires, quotidiennes, et parlaient avec des mots promouvant ce qui est digne de mérite ou, au contraire, blâmable. Le Bouddha utilisait également des propos encourageant le développement et la responsabilité personnelle afin que ses disciples aient une idée bien fondée, saine d’eux-mêmes et agissent autant pour le bien des autres que leur propre bien-être. Ces enseignements emploient des mots tels que « je », « moi », « le mien », « toi, tu » et « eux, ils » et ce, même si le Bouddha enseignait qu’en dernière analyse il n’existe pas de soi propre, qu’il n’existe que cinq skandhas ou agrégats en perpétuel mouvement et se soutenant constamment les uns les autres : forme, sensation, perception, formations mentales, conscience.
Les sermons sur la vérité définitive relèvent d’un enseignement en accord avec ce que le Bouddha savait de ce qu’est la vérité ultime, de ce qui est au-delà de la compréhension ordinaire. Cette vérité ultime implique que les Cinq agrégats sont dépourvus de toute nature propre pouvant être identifiée à un soi. Aucune identité propre ne peut leur être trouvée, que ce soit en leur sein ou entre eux. Tous peuvent donc être caractérisés comme vides d’un « soi ».
Analysons maintenant plus en détail ce que sont ces cinq agrégats. On les définit comme comprenant tout ce qui constitue notre expérience de vie, tout ce qui peut être éventuellement identifié à un soi, que ce « soi » soit individuel ou collectif. Le premier, l’agrégat de la forme, fait référence au corps physique et aux objets que nous pouvons physiquement toucher*. Le deuxième, celui de la sensation, fait référence aux sensations de plaisir ou déplaisir, aux impressions mentales de satisfaction et d’insatisfaction, et à la sensation d’indifférence, que celle-ci soit mentale ou physique. Le troisième agrégat, la perception, fait référence à la capacité de reconnaitre et d’identifier un phénomène, physique ou mental, qui survient à l’esprit lorsque nous sommes pleinement conscients. Le quatrième agrégat, celui des formations mentales, fait référence à toute une série de fonctions cognitives et affectives à l’œuvre ou en réaction à un phénomène, mental ou physique, qui survient à l’esprit lorsque nous en devenons pleinement conscients. Le cinquième enfin, l’agrégat de la conscience, fait référence au fait d’être conscient qu’il s’est produit un phénomène, physique ou mental, qu’il nous est donné de ressentir, de percevoir et auquel il nous faut réagir ou pour lequel nous devons trouver l’action appropriée.
Le premier sermon que prononça le Bouddha dans le Parc des cerfs déclare que les nombreuses formes de souffrance viennent toutes des cinq agrégats auxquels nous nous accrochons. Ce premier sermon fut immédiatement suivi d’un autre disant que s’il existe « un soi » dans la forme, quiconque peut alors entièrement contrôler sa propre forme, ce qui éviterait toute forme de maux tels qu’éprouver de la peine ou de la souffrance. Après leur avoir demandé leur avis, les cinq ascètes admirent que la forme étant impermanente menait à la souffrance, raison pour laquelle il ne fallait pas la considérer comme suit : « Ceci est mien ; Ceci est moi ; Ceci est ce que je suis. »
Cela s’applique également aux agrégats de la sensation, de la perception, des formations mentales et de la conscience. Désillusionnés seront ceux qui admettent que pas un seul agrégat ne peut être considéré comme la source fiable d’un « soi » substantiel, dit aussi le Bouddha aux ascètes. Ayant perdu toute illusion concernant les cinq agrégats, de tels individus ne s’y accrocheront plus et parviendront à se libérer du cycle de la vie et de la mort. Ayant entendu et considéré ce sermon, les cinq ascètes parvinrent tous à la libération et devinrent les cinq premiers arhats disciples du bouddha Shakyamuni.
Dans l’un de ses discours ultérieurs, le Bouddha compara chaque agrégat à quelque chose qui était de toute évidence éphémère, non-existant, ou simplement illusoire. Il compara la forme à de l’écume flottant sur le Gange ; la sensation, à l’émergence d’une bulle à la surface d’un point d’eau quand il pleut ; la perception - à un mirage, à ce que l’on croit voir en plein midi par saison chaude ; les formations mentales, au tronc d’un bananier qui n’est fait que de feuilles, sans bois intérieur, cependant que la conscience n’est que l’illusion qu’invente un magicien. Le Bouddha dit qu’après un examen poussé de chaque agrégat, tous s’avèreront vides, creux et sans substance quelconque. Ainsi ces vers résument-ils cet enseignement :
La forme est pareille à l’écume,
La sensation telle une bulle d’eau ;
La perception, tel un mirage,
Les formations mentales, telles le tronc du bananier,
Et la conscience, une illusion.
Ainsi l’expliqua un proche du Soleil.
On a beau y réfléchir,
L’analyser avec attention,
Tout semble creux et vide
Quand on y regarde de près.
Le Bouddha démontra dans d’autres discours que croire qu’une personne réelle puisse exister, à savoir que celle-ci soit dotée d’un soi substantiel, signifiait qu’on portait un regard erroné sur cette personne. Cette façon de voir provient des idées fausses que l’on se fait, si l’on pense qu’un des agrégats puisse contenir ce « soi » ou que ce « soi » fait partie de chaque agrégat, ou encore que les agrégats font, tous autant qu’ils sont, partie intégrante d’un « soi ». L’idée que les contemporains du Bouddha se faisaient d’une personne réelle ou du « soi » correspondait à quelque chose de substantiel, d’indépendant et d’immuable, un quelque chose qui n’obéissait à rien d’autre qu’à une volonté personnelle. Le Bouddha avait démontré que les Cinq agrégats, étant chacun impermanent, ne pouvaient jamais être tout à fait contrôlables, ni par conséquent capables de procurer un bonheur durable. Aucun d’eux ne pouvait donc correspondre au « soi » qu’on imaginait exister. Ce « soi » n’avait pas plus d’existence distincte à l’extérieur des agrégats puisqu’un tel « soi » serait alors sans forme, sans sensation, incapable d’être perçu, sans une quelconque activité ou conscience. En bref, ce « soi » ne serait rien du tout. Si le « soi » ne peut être mis en évidence ou identifié en dehors des agrégats, il n’existe donc aucun « soi » qui les inclut ou qui peut les inclure. Le « soi » s’avère donc seulement une abstraction utilisée pour désigner les Cinq agrégats quand ils se manifestent en même temps et agissent selon leur nature.
Certains se demandaient si une personne étant parvenue à la libération continuerait ou non d’exister après sa mort. Cette question était souvent posée sous le tétra-lemme, ou dilemme à quatre issues, suivant : un bouddha existe-t-il encore après être mort ? Ou un bouddha n’existe-t-il plus après sa mort ? Existe-t-il ou n’existe-t-il plus ? Ou ni l’un ni l’autre ? Cette question insinuait que les personnes ayant atteint l’illumination seraient dépositaires d’un certain « soi » qui continuerait d’exister après leur trépas, ou dont le « soi » cesserait d’exister une fois qu’elles auraient atteint « le nirvana final », autrement dit au moment de leur décès.
Le Bouddha Shakyamuni n’accepta aucune de ces quatre issues parce que chacune représentait une vision spéculative, présumant qu’il était possible d’identifier un soi substantiel qui, lui, pouvait se perpétuer ou bien être nié. En une certaine occasion, le Bouddha demanda au moine Anuradha si l’on pouvait identifier le Bouddha comme étant une forme ou une sensation, une perception ou des formations mentales, une conscience ou comme étant les cinq agrégats tout à la fois ; ou si l’on pouvait l’identifier comme étant extérieur à ces agrégats ou capable d’exister sans aucun d’eux. Dans chaque cas, Anuradha admit ne pas pouvoir ainsi identifier le Bouddha. Ce dernier déclara alors au moine que s’il ne pouvait même pas identifier le Bouddha comme étant une personne réelle ayant une vie active, comment pouvait-il lui, en tant que Bouddha, nier ou affirmer son existence et, de plus, avoir recours à des arguments métaphysiques spéculant l’existence ou la non-existence du Bouddha après sa mort ?
Alors que le Bouddha Shakyamuni était en vie, la nonne Vajira était hantée par des questions concernant la nature de son « soi » ou de son être : qui l’avait créée ? Où s’était-elle initialement manifestée ? Où cessera-t-elle d’être ? Vajira comprit un jour que les doutes qui la tourmentaient provenaient de la voix de Mara cherchant à perturber sa pratique méditative. Ayant saisi l’enseignement du Bouddha sur le non-soi, elle bannit alors Mara en formulant la réponse suivante à son questionnement sur un soi-disant « être » ou « soi » :
Pourquoi penses-tu prendre possession d’une existence ?
Est-ce là ta vue spéculative, Mara ?
Ceci n’est qu’un tas de formations spéculatives :
Tu n’y trouveras aucune existence.
De même que l’assemblage de ses parties
Donne vie au mot « char »,
Ainsi en est-il des agrégats
Qu’on appelle, par convention, « un être ».
Seule advient la souffrance,
La souffrance qui demeure et s’en va.
Rien n’advient que la souffrance,
Rien ne cesse que la souffrance.
Plus tard, au IIe siècle avant J.-C., le moine Nagasena utilisa une parabole semblable à celle du char en conversant avec le roi Ménandre (dont le nom pali est Milinda), dialogue relaté dans Les Questions de Milinda. Lors de leur première rencontre, le roi Milinda demanda au moine comment il s’appelait. Nagasena lui répondit : « Ô Roi, l’on me connait sous le nom de Nagasena, mais ce nom n’est qu’une désignation pour l’usage commun ; aucun individu permanent n’existe [en vérité] sous ce nom. » (*13) Le Roi lui demanda alors à quoi le nom Nagasena faisait référence : ce nom Nagasena a-t-il une forme ou des sensations, des perceptions ou des formations mentales, une conscience ou sont-ce tous ces aspects à la fois, ou est-ce quelque chose qui n’en fait pas partie ? Nagasena dit que son nom ne faisait référence à aucun de ces aspects.
Le nom de Nagasena ne pouvant être nulle part identifié ou relaté, le Roi confirma que le nom n’était en effet qu’un son vide. Nagasena demanda ensuite au Roi de parler du char avec lequel il lui rendait visite. Après lui avoir posé cette question, le Roi admit qu’aucune des parties du char – axe, roues ou châssis – ne pouvait être identifiée à un char du fait qu’un char n’est pas plus la somme de toutes ses pièces détachées avant leur mise en place, qu’il n’est quelque chose en dehors des pièces le composant.
Citant les vers de la nonne Vajira, Nagasena déclara ceci : de même que le mot « char » ne se réfère pas à un simple objet ou à une nature substantielle, mais désigne un terme utilisé pour une collection d’objets qui, assemblés d’une certaine façon, en assureront le fonctionnement - ici le transport ; de même les Cinq agrégats se manifestent-ils tous ensemble de façon telle qu’on peut les désigner comme un être, voire leur donner un nom tel celui de « Nagasena ».
Le Bouddha n’était cependant pas en train d’insister sur une doctrine du « non-soi ». Il ne cherchait pas à faire croire à quelque vision métaphysique ou à un point de vue sur l’existence substantielle ou la non-existence d’un soi, de sorte qu’une telle vision puisse devenir un objet importun d’attachement et d’adhésion qui mènerait à l’égoïsme, la discorde et inévitablement à la souffrance. Il s’employait en réalité à aider ses prochains à surmonter leur égoïsme, leur narcissisme et l’habitude qu’ils ont d’identifier un phénomène comme fini, conditionné et transitoire. Il se trouva même qu’un jour le Bouddha refusa de répondre à la question de savoir si le « soi » existait ou n’existait pas, car dans les deux cas, sa réponse aurait été fallacieuse. S’il répondait par l’affirmative, cela porterait à croire qu’il était en accord avec cette notion démesurée d’une existence éternelle, issue d’un soi substantiel, indépendant, éternel et que l’on retrouve dans tout phénomène. S’il niait l’existence du « soi », on croirait qu’il était en accord avec une autre notion excessive, celle de l’annihilationnisme qui a tendance à refuser toute idée qu’un « soi » puisse exister, même le soi provisoire et interdépendant que l’on perçoit comme la continuité de la mémoire, de l’introspection et du sens de la responsabilité.