La parabole du fils pauvre et de l'homme riche

Béatrice, le 19 juillet 2015


Au XIXe siècle Goethe*, l'écrivain allemand, écrivait qu' "Il faut soumettre l'action à l'épreuve de la pensée et la pensée à l'épreuve de l'action". Le bouddhisme enseignant que "Rien n'est plus concluant que la preuve actuelle"*, celle-ci étant aussi importante que les preuves littérale et théorique*, il me semble tout d'abord approprié d'évoquer l'une de mes premières expériences de pratique à la lumière de cette parabole.

Lorsque mon grand-père paternel mourut à l'âge de 92 ans, j'en avais 10. Bien que j'eusse déjà vécu la mort d'un autre parent 4 ans plus tôt, son décès me bouleversa : disparaissait avec lui le monde de mon enfance ainsi que le regard attentionné et plein de poésie qu'il portait sur son environnement et sur sa petite-fille. Sa disparition suscita alors en moi le désir intense de retrouver cet homme que je n'arrivais pas à considérer comme mort, mais vivant quelque part, là-haut, au-dessus des nuages. Comment allais-je pouvoir être en contact avec lui sinon à l'aide de mes souvenirs ?

Bien que mes parents aient reçu une sérieuse éducation catholique et voulu que je sois baptisée, je n'avais pas reçu une telle instruction. Ce décès favorisa donc le début d'une fervente recherche spirituelle qui me conduisit d'abord chez les catholiques après avoir voulu faire ma Première communion, ensuite chez les protestants, puis les orthodoxes et même, sans le savoir, chez les moonistes. Chaque confession se référait cependant à un Dieu d'amour dont le peu d'égards vis-à-vis de "sa" création me choquait malgré les beaux sentiments qu'il était censé lui porter. Grâce à la mère d'une amie, je rencontrai ensuite le brahmanisme qui me séduisit par sa théorie de la réincarnation mais me parut cependant trop éloigné de moi. Au moment où deux ou trois ans plus tard je rencontrai le bouddhisme de Nichiren, j'étais plongée dans la lecture de la biographie d'un prêtre*dont la vie fit tellement corps avec sa croyance qu'il mourut martyr. Malgré cette fin tragique, l'identité entre sa foi et son mode de vie correspondait enfin à ce que devait être, à mes yeux, la foi véritable, mais sans pour autant me réconcilier avec le christianisme.

Lors de ma première rencontre avec le bouddhisme de Nichiren, l'on m'expliqua que le Gohonzon représentait la Loi de l'univers. En pratiquant devant lui, me dit-on, ta vie s'harmonisera peu à peu avec cet univers grandiose dont tu fais partie. En lui offrant tous les jours de l'eau, des fruits ou d'autres produits que tu aimes, des feuillages et de l'encens, la lumière d'une bougie, tu offres à ta vie tout ce dont elle a besoin pour s'épanouir et rétablir ainsi l'harmonie brisée à cause de tes erreurs de parcours, commises depuis des vies et des vies. La Loi de Cause et Effet me fut ainsi expliquée avec des mots simples qui résonnèrent en moi et guidèrent tout de suite ma pratique. Les bienfaits ne se firent guère attendre dont celui de "retrouver" mon grand-père.

Je travaillais à cette époque depuis quelques jours à la Bibliothèque Publique d'Information du centre Georges Pompidou, à Paris, qui venait juste d'être inauguré. Ce travail réservé aux étudiants consistait à ranger les livres que les lecteurs laissaient sur les tables. Bien que ce travail représentât l'un de mes premiers bienfaits, je m'y ennuyais et le temps me paraissait long jusqu'au jour où, en pratiquant, je pensais à mon grand-père, puis au concept bouddhique de l'éternité de la vie et au fait que je travaillais dans une bibliothèque, au milieu des livres. Ces pensées successives, dont je ne me rappelle pas exactement la chronologie, firent l'effet d'une catharsis : je sentis que mon grand-père me montrait le chemin, me réconciliait avec ce que je vivais, m'indiquant quel sens mon travail revêtait. Ce que j'avais à faire et le lieu dans lequel j'évoluais recouvraient en effet des sens multiples : mes parents avaient été tous deux libraires ; mon grand-père, illustrateur de métier, avait illustré des livres et moi, qui adorais les livres et la littérature, j'avais en outre nombre d'objets très concrets à restituer puisque "empruntés" à droite à gauche, au cours des années précédentes. Aussi ranger des livres prenait-il tout son sens, équivalant à remettre à sa place et en bon état tout ce qui ayant été déplacé, était resté en moi malade et perturbé. Les jours qui suivirent cette prise de conscience changèrent du tout au tout : aux pause-café, sans me souvenir d'avoir changé quoi que ce soit de particulier dans mon attitude*, mes collègues étudiants commencèrent à vouloir discuter avec moi ; au détour d'un rangement, je découvris aussi, comme un clin d'œil du Gohonzon, la célèbre traduction dont j'ignorais l'existence du Sutra du Lotus du sanscrit en français*, et ainsi où que j'aille, l'impression que mon grand-père vivait, que nous nous étions enfin retrouvés et que je n'étais plus une pauvre petite (-) fille.

La parabole à laquelle nous nous intéresserons maintenant n'évoque pas la vie d'une petite-fille, mais celle d'un fils, lui aussi pauvre. Je cite:

"Un homme qui, dès sa prime jeunesse, avait abandonné son père et s'était enfui pour demeurer longtemps dans une contrée étrangère, peut-être dix, vingt, jusqu'à cinquante ans."*

Ces premiers mots précisent que d'une part, ce fils a abandonné son père, autrement dit sa famille, alors que rares sont en général les enfants qui abandonnent leurs parents ; plus vraisemblablement alors, comme beaucoup d'adolescents ou héros de contes, il a quitté son foyer pour connaitre le monde. Partir s'avère en effet nécessaire : cet acte est source de changement et d'ouverture, de renouveau, comme fuir certaines situations peut s'avérer salutaire et ne pas traduire un manque de courage. D'autre part, ces premiers mots expliquent que le fils n'est plus quelqu'un de jeune puisqu'il a largement dépassé le mi-temps de sa vie. Le texte se poursuit d'ailleurs ainsi :

"Devenu adulte, sa misère n'avait fait que croître ; courant aux quatre orients en quête de vêtement et de nourriture, graduellement son errance l'amena par hasard vers son pays d'origine."*

En d'autres termes, sa fuite erratique au loin, au lieu de lui apporter satisfaction, n'a fait qu'empirer sa situation : ses besoins vitaux ne sont même pas couverts. En considérant ici le sens premier du verbe errer*, nous apprenons que le plus ancien, ayant aussi une valeur littéraire, signifie "s'écarter, s'éloigner de la vérité". Cette première signification confirme que le fils a quitté le chemin de la vérité - celle du Véhicule unique exposé au chapitre précédent ; ce faisant, faute d'objectif, il erre de-ci de-là, sans but précis.  Le second sens du verbe errer signifie justement "aller de côté et d'autre, au hasard, à l'aventure". D'après cette seconde signification, nous pouvons en déduire qu'en allant de-ci de-là, le fils continue de chercher quelque chose qu'il trouvera finalement "par hasard", dit le texte, même si nous savons que bouddhisme et hasard ne font pas bon ménage. Dans son cas, le hasard fait bien les choses puisque c'est lui qui le remet dans la Voie, face à lui-même, ses pas le conduisant de nouveau vers son pays natal. Voici comment se poursuit le texte :

"Un jour, le fils pauvre, qui errait de village en village, passait de contrée en contrée, finit par arriver dans la cité où son père avait fait halte*."

 Voilà donc le fils, qualifié pour la première fois de pauvre, qui retrouve sans le savoir pas seulement son pays mais sa famille. Pourquoi cependant un tel qualificatif ? Un vagabond n'a de fait que peu d'effets dans sa besace. Mais il est pauvre aussi sur un plan spirituel puisqu'en abandonnant sa famille, nous l'avons vu, il s'est détourné du droit chemin. Le moine bouddhiste et professeur en méditation Jack Kornfield pourrait dire à ce propos ceci : "Même quand nous recevons de bons conseils, il est si facile de les ignorer ou de les interpréter de travers."* Autrement dit, "n'en faire qu'à sa tête", ne pas savoir écouter ce qui mérite de l'être détournent souvent du droit chemin. Quoi qu'il en soit, en précisant que le fils arrive enfin "dans la cité où son père avait fait halte", le bouddhisme rappelle le principe selon lequel l'on se relève toujours là où l'on est tombé* ; un principe que l'on pourrait qualifier de lapalissade, mais en réalité un principe profond qui rappelle que tout a une "cohérence* de 1'origine jusqu'à la fin"* - "Nyo ze hon-matsu-ku kyo to", lit-on dans le chapitre Hoben. Autrement dit, nous ne pouvons échapper à notre karma que notre "devoir" est de changer puisque nous avons la chance telle la tortue borgne trouvant un morceau de santal parfaitement adapté à sa carapace* d'être face à ce karma que nous sommes alors, à ce moment-là, absolument en mesure de changer. Mais le fils est encore loin de s'en douter puisque le texte se poursuit en ces termes :

"Il s'arrêta près du portail et vit au loin son père assis sur un trône léonin (...) Le fils pauvre, voyant la grande autorité du père, en conçut de la frayeur et regretta d'être venu là ; il se dit en son for intérieur : Il s'agit d'un roi, ou de l'égal d'un roi, ce n'est pas un endroit où je pourrai me faire embaucher et gagner quelque chose. Il vaut mieux pour moi aller dans un village misérable, où il y aura une terre pour dépenser ma force et où vêtements et nourriture seront faciles à gagner."*

 Ainsi est donc la réaction du fils: la magnificence de cet homme, qu'il ne soupçonne pas être son père, l'effraie à tel point qu'il a envie de fuir de nouveau pour trouver ce dont il a toujours besoin, vêtements et nourriture, mais qu'il espère cependant obtenir sans trop de difficultés. Qui n'aurait en effet envie que de bons mets lui tombent tout cuits dans la bouche ? Travailler suppose un dur labeur qui provoquera la fatigue et son cortège de désagréments, que l'on travaille avec ses mains ou sa tête. La misère physique et morale dans laquelle le fils se trouve l'empêche également d'imaginer travailler dans un environnement aussi luxueux. Que représente en effet la misère? L'indigence, la faim, le froid, bref tout ce qui empêche de vivre et de réfléchir correctement, et d'éprouver envers soi estime et confiance. S'ils engendrent la frustration et avec elle la colère, la révolte voire la guerre* , de telles sensations nuisent à une vision saine de l'avenir. Le fils continue d'ailleurs de réfléchir dans ce sens:

" Si je reste trop longtemps ici, je serai sans doute astreint et forcé et l'on m'obligera à travailler. S'étant fait cette réflexion, il partit rapidement en courant."*

Le fils comprend alors que s'il s'attarde sur place, il risque d'être remarqué et arrêté : sa peur de l'inconnu, de l'autre, de la vie est donc si grande qu'il ne peut rester davantage sur place. Croire que l'on peut changer sa vie exige en effet deux conditions sine qua non : croire que c'est effectivement possible et disposer d'un moyen opportun, d'un "hoben", pour y parvenir. Le texte dit ensuite :

"À ce moment, le maître de maison (...) aperçut son fils et le reconnut aussitôt.* (...) Il dépêcha (...) des assistants (...) pour le ramener ; (...) L'enfant pauvre fut étonné et effrayé ; estimant avoir affaire à des ennemis, il s'écria : "Je n'ai rien fait d'illégal, pourquoi m'arrêter ? " Les envoyés ne firent que resserrer leur poigne et le tirèrent pour le ramener. Le fils pauvre pensa alors par devers soi : "Me voici prisonnier sans avoir commis de crime; c'est à coup sûr la mort pour moi." Sa terreur ne fit qu'augmenter ; il perdit connaissance et s'écroula sur le sol."*

Quoique la peur soit une réaction naturelle protectrice permettant d'identifier le danger, elle provoque néanmoins la confusion de l'esprit, aveuglant celui qui ne sait la maîtriser ; pire, elle peut culpabiliser par manque de clarté face à une situation : "Je n'ai rien fait d'illégal, pourquoi m'arrêter ?", se demande légitimement le fils. Le texte indique ensuite que son père envoie des personnes qui l'aspergent d'eau, et le passage s'achève en précisant que, je cite :

"Le fils pauvre conçut alors une joie inouïe; il se releva de terre et se dirigea vers un village misérable, en quête de vêtement et de nourriture."*

Le fils ainsi libéré de sa peur et du poids de l'angoisse ressent une grande joie, laquelle, au lieu de le diriger vers de nouveaux lieux, le dirige vers ce qu'il estime être ce qu'il lui convient le mieux : un misérable village.

Pour conclure, je dirais qu'une telle épilogue, certes provisoire, interroge la façon dont nous, à travers le fils qui bien entendu nous représente, percevons les événements : ceux-ci nous convient-ils à changer de perspective, à nous interroger sur notre façon de penser, d'agir ou, au contraire, nous incitent-ils à penser que ce sont les autres qui se trompent, voire que ce sont eux qui nous veulent du mal ? Pour remettre également en perspective mon expérience familiale, j'ajouterais que notre perception des événements met en évidence le fait que si nous pratiquons avec la shinjin du cœur-esprit dont parle Nichiren, c'est-à-dire en mettant toute notre confiance dans le Gohonzon et en recherchant assidûment le sens des événements, nous nous libérons de notre peur primordiale paralysante en assainissant progressivement notre système sensoriel et ainsi notre karma de paroles-pensées-actions. Par notre psalmodie répétée de daimoku et par notre regard dirigé vers les quatre Grands Rois du Ciel postés aux quatre coins-cardinaux du Gohonzon qui incarnent, précisément, ces différentes consciences,* notre conception de la vie se purifie, phénomène grâce auquel les bienfaits visibles et invisibles prennent corps. Le titre du chapitre "Croire et comprendre" dans lequel s'inscrit cette parabole nous incite ainsi, par le désir d'en faire l'expérience et l'expérience que nous en faisons, à croire en ses enseignements et, en les comprenant mieux, à les faire nôtres.

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